Voici le texte réécrit de ce que j’ai dit lors de la rencontre sur l’angoisse que j’avais organisée, le jeudi 11 novembre 2004, sous l’égide de Citéphilo et à l’occasion de la parution du Séminaire X de Lacan.

Les développements assez conséquents que j’ai ensuite été amené à présenter pour répondre aux questions du public (” y a-t-il de l’angoisse chez les animaux ? ” et ” avons-nous une expérience de la mort ? ” – la réponse étant oui dans les deux cas) n’y figurent pas.

L’angoisse et ses distinctions (psychanalyse)

Dans l’Introduction à la psychanalyse (p. 370), Freud considère que l’énigme de l’angoisse devrait ” projeter des flots de lumière sur toute notre vie psychique “. Son intelligence serait comme une clé générale, non seulement de la réalité de notre vie mais encore, si c’est par la sublimation que l’humain arrive à sa propre dignité, de ce qu’il y a de plus valable en elle : ” Sans angoisse il n’y aurait pas de création. Et je dirais même, il n’y aurait pas d’homme ” dit Romain Gary, dans Pseudo (p. 201).

L’angoisse n’est pas une émotion comme la peur qui est un rapport immédiat à l’objet (par exemple à une voiture qui fonce vers nous) mais un sentiment, c’est-à-dire un rapport à soi-même en tant qu’affecté par un objet (l’amoureux par exemple s’éprouve lui-même comme attaché à un autre). Il faut donc non seulement la distinguer avec précision des émotions que sont l’horreur, l’épouvante, la panique ou la terreur mais aussi des autres sentiments que sont l’inquiétude, l’anxiété ou l’effroi. Ces distinctions ont leur principe dans l’objet de l’angoisse, qui se distingue de tout autre : contrairement à celui de la peur qu’on peut facilement nommer, on n’arrive pas à le dire dans le moment même où on reconnaît qu’il devient patent. L’angoisse est très précisément le sentiment de l’imminence de ce qui échappe à la représentation, mais qu’on n’est pourtant pas sans reconnaître. De quelle reconnaissance elle-même imminente voulons-nous donc nous dispenser en fuyant l’angoisse ?

L’angoisse, sentiment de l’imminence

Dans le séminaire X qu’il a consacré à cette notion, Lacan s’appuie sur un conte d’Hoffman, L’homme au sable. On peut citer un texte littéraire plus connu et plus explicite : Le désert des tartares de Dino Buzzati, où un jeune lieutenant se trouve envoyé aux avant-postes du monde, affecté à « un bout de frontière morte » que nul envahisseur ne franchira peut-être jamais et qui, de donner sur un énigmatique « Royaume du Nord », pourrait malgré tout être le lieu d’une attaque. De celle-ci, nul ne prendrait le risque de dire qu’elle n’est pas imminente ; et nul n’a la capacité de la comprendre ou même de l’imaginer : qu’est-ce que des « tartares » pourraient bien nous vouloir ? Le roman raconte l’attente de cette attaque, étendue sur les décennies d’une carrière militaire ; il fait voir la désolation du monde ravagé non par un événement mais, paradoxalement, par sa seule imminence. L’angoisse est d’abord le sentiment de l’imminence – sans qu’on puisse dire de quelle réalité.

En quoi, contre Freud, elle n’est pas un signal d’alarme – lequel a au contraire pour fonction d’identifier le danger : l’alarme d’une voiture qui se déclenche indique une tentative d’effraction et par là les intentions très claires d’un voleur. Or l’angoisse renvoie à un Autre (ici les « tartares ») dont les intentions restent énigmatiques et à quelque chose dont, corrélativement, on n’arrive pas à se représenter la nature.

La représentation frappée d’impossibilité

Dans la chanson qu’il a tirée du roman (« Zangra »), Jacques Brel parle du fort qui domine la plaine « d’où l’ennemi viendra » – et non pas, comme on aurait attendu, « d’où l’ennemi attaquera », ce qui renverrait à toute une série de représentations militaires d’héroïsme, de tactique, de logistique, etc., que le simple verbe « venir » suffit à effacer. En quoi, avec Freud cette fois-ci, l’angoisse est bien le signe dans le moi de ce qui n’a pas de représentation : on y pressent un au-delà de nos capacités d’indiquer, de réfléchir ou de figurer. Par la représentation, nous sommes protégés de l’angoisse, et la substitution opérée par Brel de « venir » à   « attaquer » souligne a contrario que là où il y a représentation il n’y a pas d’angoisse.

Est donc angoissant ce qui vient contredire, par son imminence, la protection offerte par la représentation : préparer le fort en vue de l’attaque, ou même simplement la penser comme telle, c’est déjà l’avoir mise à distance, remplacée dans notre esprit par des mots, des images, des idées. La représentation est un éloignement de la chose quand l’angoisse est la reconnaissance de son imminence.

Etre soi-même frappé d’impossibilité

Dès lors qu’elle est représentée, même d’une manière obsédante, la chose manque, puisque sa représentation remplace son existence. Là où il n’y a pas de mots pour dire, d’images pour figurer, ou d’aménagements des latences, possibilités ou éventualités, Lacan est donc fondé à repérer le « manque du manque ».   Or le manque de l’objet qui en nécessite la représentation, c’est forcément le sujet des pensées conscientes et inconscientes. Si le manque manque, c’est donc le sujet qui se trouve frappé d’impossibilité : l’angoisse est l’épreuve qu’il fera de ne plus être possible. Le manque caractéristique de la représentation définissant la pensée et donc le sujet, tout « manque du manque », et donc toute imminence de l’irreprésentable, sera vécu comme une abolition de soi. Nous comprenons de quel danger radical l’angoisse est à la fois la reconnaissance et la crainte.

C’est très concret. Chaque fois qu’on reconnaît la présence quelque chose qui a pour nature d’être représenté c’est-à-dire rendu absent, il y a angoisse. Ainsi une femme enceinte peut être violemment angoissée d’apercevoir un poupon en plastique dans un berceau : le vide du berceau qui représentait son enfant à venir se trouve brusquement « positivé » et elle-même, femme « attendant un enfant », abolie comme sujet. Chaque fois qu’un Autre nous prenant énigmatiquement pour objet se donne à reconnaître, nous sommes angoissés. Par exemple : quand on reçoit une convocation auprès d’une autorité sans qu’on puisse deviner de quoi il s’agit. Un inconnu qui nous regarde fixement dans la rue ne peut pas ne pas susciter d’angoisse en nous. De la même manière : quand on ne sait pas ce qu’il en sera de nous parce qu’on ne voit pas de place où exister, comme dans l’exemple de la mère qui obsède son enfant par son souci qu’il ne manque de rien. « Lâche-moi les baskets » disent les adolescents : parole d’angoisse.

Les réalités qui sont irreprésentables en elles-mêmes (c’est-à-dire impossibles à mettre à distance par des mots ou des images) sont angoissantes : un regard dans l’encadrement de la fenêtre et, à la limite, le regard vide et fixe d’un mort que les cérémonies et les paroles du deuil remplaceront par l’idée de la personne. Les lieux de mort le sont donc éminemment, qui la présentifient, frappant d’inanité la production de représentation en quoi consiste la majeure partie de notre vie. Le savoir total, qui ne laisse aucune place à une question ou à une parole éventuellement bête ou naïve qui serait la nôtre, angoissera donc aussi fortement : tout étant définitivement dit (alors que pour chacun tout reste à dire), on n’a plus de place pour être le sujet d’une parole. Une figure fantasmatique particulièrement significative fut ainsi « le SS qui rend fou » apparaissant dans un rêve d’angoisse, et dont l’analyse a révélé que ce porteur d’abolition et de mort, défini par des initiales, était un « Sujet-Savoir » (une personne très savante ayant réponse à tout) précédemment rencontré. Les lieux saturés, au sens où ils sont totalement ce que le savoir dit qu’ils doivent être (centres commerciaux, complexes d’habitations livrés clé en main, etc.) seront donc angoissants.

Quand on a affaire, ou qu’on voit que les autres ont affaire, à quelque chose dont on n’a pas la représentation, on est angoissé. C’est spécialement évident pour la séduction, qu’on en soit l’objet ou le sujet (qu’est-ce qu’elle me trouve, pour être si attachée à moi ? que détient-elle de moi, pour que je sois dans un tel état de manque par rapport à elle ?). La sexualité aussi est angoissante, en tant qu’elle nous confronte à l’irreprésentable différence des sexes, laquelle n’est pas un fait comme dans la nature où l’instinct décide une fois pour toutes de son objet, mais un problème auquel la psychanalyse nous apprend que nous ne cessons de revenir : car quel objet est-on pour l’autre, et quel objet est-il pour nous ? Et qu’est-ce qu’aimer, pour qu’en aimant ce soit de ce mystérieux objet qu’il s’agisse à chaque fois ?

Là où les mots manquent

L’angoisse « ne trompe pas », on le comprend donc, en ce qu’elle atteste de quelque chose qu’on n’arrive pas à dire : quelque chose qui excède la signification et récuse par là même notre existence de sujet. Et si l’angoisse est elle-même angoissante, c’est, d’une certaine manière, qu’il est déjà trop tard pour exister subjectivement : on est trop loin. Ce n’est pas  que l’expression qui nous permettrait d’y parer manque de nuance ou de subtilité, car avec l’angoisse on est là où les mots manquent.

Les mots ? Quels mots ? Ceux qui permettraient enfin de tout dire, et donc, pour soi, de se dire. Hélas, les mots ne cessent pas de manquer : voulons-nous clore un discours et mettre un point final qu’un commentaire s’ébauche déjà, ou des remarques, ou des regrets, ou des félicitations, et ainsi de suite à l’infini : un mot en appelle toujours un autre et il n’y a pas de dernier mot – celui qui permettrait enfin qu’on soit avéré comme sujet dans la collusion d’exister et de savoir. Car être sujet, c’est avoir à l’être. On peut donc se dire, mais pas totalement : toute parole produit un reste d’indicible où le sujet, malgré lui, n’est jamais sans savoir qu’il se trouve, dès lors indiciblement. En cette restriction apparaît un manque de représentation correspondant, comme à la limite extérieure de ce qui peut être dit, à l’être indicible du sujet, et donc à son impossibilité de sujet parlant : lieu de l’angoisse. L’angoissant, c’est donc ce que dirait le dernier mot, s’il ne manquait pas : cela qui compléterait enfin tout ce qu’on peut dire du monde sans nous et de nous sans le monde, le point exact, extérieur à l’un aussi bien qu’à l’autre, de notre unité avec l’ensemble des choses. C’est de lui, à chaque fois, que l’angoisse est le pressentiment.

Imminence de l’indicible

Ne faire mythiquement qu’un avec l’ensemble des choses, selon un idéal dont certaines sagesses orientales donnent l’indication, cela s’appelle tout simplement jouir. C’est par conséquent le même d’être soi et d’être fait de la perte de ce point d’unité jouissante mythique, dont paradoxalement tout discours semblera être la promesse mais dont le corps, laissé en arrière quand nous parlons, est en même temps le lieu réel. Car nous sommes nés et avons été corporellement amenés à la communication humaine par les soins qu’on nous a prodigués et par les marques que ces soins ont forcément laissées sur nous comme autant de zones de fusion perdue, de sorte que nous retrouvons au fond de notre existence une perte de jouissance première, celle-là même dont témoigne la géographie « érogène » de nos sensibilités et qui nous fait désirer toutes sortes d’objets comme autant de substituts promettant la retrouvaille. C’est cette jouissance clairement faite de sa propre perte (exemple : un malade dit qu’avant, il jouissait d’une bonne santé) qu’on ne peut pas dire en ne pouvant pas tout dire, et dont le lieu dans le langage est par conséquent l’impossibilité qu’on n’arrive jamais au dernier mot.  Ce mot toujours manquant et qui fait qu’on ne cesse pas de parler, il permettrait enfin de se dire en ayant dit tout ce qu’on avait à dire : il dirait le monde plus cette jouissance perdue – mais alors ce ne serait plus le monde, qui n’est précisément tel que d’être axé fantasmatiquement sur l’éventualité de la retrouvaille. Le lieu impossible et toujours à venir du dernier mot (et certes il n’y en a pas, puisqu’on peut toujours compléter, reprendre critiquer, etc.) est donc celui d’une jouissance qui serait enfin notre être. On la définira comme la coïncidence de notre existence perdue (on n’a jamais qu’une représentation de soi) et de ce que l’Autre, qui s’adressait à nous (sur le mode du désir ou du rejet, de l’admiration ou du mépris, etc.) faisait par là même que nous devions être. Cette jouissance est bien faite d’impossibilité, puisqu’il n’y aura jamais de dernier mot et que l’Autre n’existe pas, nos parents et tous ceux qui nous ont façonnés n’étant comme nous que des gens ignorants d’eux-mêmes et du sens que pouvait avoir qu’ils faisaient. Précisément parce qu’elle est impossible, cette jouissance donnera lieu à une perception négative : elle est ce qu’on n’aperçoit pas en nos semblables, mais que toute rencontre fait pressentir. Aussi toute rencontre est-elle angoissante.

L’angoisse est le pressentiment de la retrouvaille avec la jouissance qui manque là où le dernier mot se trouverait s’il pouvait être dit, avec ce que nous serions réellement pour l’Autre (par exemple le complément de son regard, de sa voix, de sa demande ou de son offre…) s’il existait. L’angoisse est le pressentiment de ce qu’il y a de plus intime. Et le plus intime, c’est cette jouissance que les premiers soins qui ont humanisé notre corps ont localisée, en exclusion de quoi nous pensons et nous désirons. On pourrait dire en somme que l’angoisse rend indistincte l’épreuve de l’impossibilité d’être (notre être est toujours déjà perdu) et celle de l’imminence d’être (l’objet angoissant fait pressentir cette jouissance qu’on a pour être).

L’objet de l’angoisse est donc énigmatique : autre, devant nous mais causant le désir dont nous sommes mus en l’orientant à notre insu vers une jouissance particulière. Il est donc assez lointain pour qu’on le reconnaisse, et en même temps tellement proche qu’on devrait déjà le voir. La situation angoissante est celle où la distance avec lui commence à céder (il a pour nature d’être perdu or il semble qu’il soit sur le point d’apparaître).

Cet objet, on peut le penser comme un paquet de libido – puisqu’on nomme ainsi en psychanalyse que nous soyons manquants et que notre manque soit orienté par une quête de jouissance axée sur les marques de notre humanisation corporelle, autrement dit que notre réalité soit pulsionnelle. Ainsi une communication spécialement scopique (la mère plonge son regard dans les yeux de l’enfant et, se détournant, laisse ces yeux grand ouverts, désormais vides de son regard à elle) donnera-t-elle lieu à une angoisse particulièrement axée sur le visible (les regards fixes seront spécialement inquiétants pour ce sujet, ou les images mal équilibrées). Et ainsi de suite : il y aura autant de types d’objets qu’il y a de manières elles-mêmes forcément pulsionnelles d’accueillir un corps dans le monde humain et d’en faire un sujet. Dès lors tout sujet est sexuel, puisque c’est dans les traces de cet accueil pulsionnel (qu’on objectivera sous le nom de « zones érogènes ») que nous  parlons.

 

Conclusion

Concluons sur le paradoxe de la chose angoissante, qu’on présentera comme la combinaison de ses deux traits – qui ne sont qu’une seule réalité : d’être imminente et d’être sexuelle. On peut dire ainsi que l’angoisse est l’épreuve qu’on fait du caractère imminent du sexuel, ou l’épreuve qu’on fait du caractère sexuel de l’imminence.

———–

Ce que l’angoisse n’est pas :

L’inquiétude

Elle appréhende l’objet dans son effet, qui est la mise en cause les identifications du sujet : c’est le sujet, tel qu’il se légitime dans sa reconnaissance de lui-même (et donc tel qu’il s’autoriser à se « reposer » dans sa certitude de soi), que l’inquiétant inquiète. Sera donc inquiétante toute réalité avérant que vacille, moins dans son contenu que dans son principe, le savoir qui permettait de la comprendre ou de la poser, et ainsi de s’identifier subjectivement. Des résultats inquiétants (à ces épreuves scolaires, à des analyses biologiques…) attestent ainsi que les anciennes identifications (être un étudiant, avoir la vie devant soi…) sont en train de perdre leur légitimité. L’inquiétude est donc l’épreuve de la délégitimation, par un objet méconnaissable (et non pas inconnu ni impensable), de la reconnaissance qu’on avait de soi, ce qui revient à dire qu’elle est l’épreuve du devenir méconnaissable de son propre être (avoir à quitter les études alors qu’étudier allait de soi, que la mort se soit brusquement rapprochée alors que continuer à vivre allait de soi…). Quand l’objet de l’angoisse s’entend de ce que la représentation en manque, celui de l’inquiétude s’entend de ce que la représentation, encore là, soit en train de cesser de valoir. Causée par l’objet méconnaissable, l’inquiétude ouvre donc sur l’angoisse, imminence de l’objet impensable, en même temps qu’elle laisse soupçonner l’horreur qu’il y aurait à reconnaître la parenté de sa propre intimité avec la réalité innommable de l’objet. Elle est en quelque sorte l’imminence de l’imminence.

L’anxiété

Les anxieux ne sont pas des angoissés, puisqu’on l’est pour des raisons qui sont de scénario, de représentation, et qui par là protègent de l’irreprésentable. Par exemple, quand ma femme est sur la route, je suis anxieux : éventualités de pannes, d’accidents. Par ces représentations, je pare au gouffre inimaginable où me plongerait sa perte.

La peur 

Elle a un objet mondain, contrairement à l’angoisse dont l’objet est innommable, hors de toute possibilité d’être représenté. Cet objet me donne spécifiquement à comprendre que j’ai à mourir. Une voiture qui déboule à toute vitesse figure concrètement ma mort, laquelle a donc statut de signifié. Si on redoute les accidents, si on craint d’être blessé, on a peur d’être tué. Et cette mort dont la peur en donne l’éventualité, se fera par contact. Le sens de la peur est qu’on ait à toucher l’impossible : la voiture me percutera, l’assassin me frappera. La peur conjoint l’idée de signifier et de toucher l’impossible : elle en fait une réalité.

L’effroi 

C’est la reconnaissance d’un vide radical, d’une désolation, contre quoi aucun recours n’est possible : toute défense viendrait trop tard et c’est de le reconnaître qu’on est dans l’effroi. Étymologiquement, l’effroi contient l’idée d’être arraché à la paix et donc au monde habituel qui est l’horizon du sens. Est donc effroyable ce qui fait apparaître l’irrécusable du non sens. Le 11 septembre est effroyable d’abord parce que les criminels ne demandaient rien. Quand on la regarde, dit Pascal, la condition humaine est effroyable (notre misère : perdus entre l’infiniment grand et l’infiniment petit). Heidegger souligne que le monde moderne, où toute chose est sommée d’être à disposition, est proprement effroyable d’inconscience, d’arrogance, d’indifférence au vrai. L’extrême effroi d’exister et de mourir est donc neutre, au-delà de l’angoisse qui en était le dernier leurre, y parant comme l’anxiété le faisait pour elle.

L’horreur  

Elle porte sur la même réalité que l’effroi, sauf qu’on a reconnu que ce contre quoi il n’y a pas de recours est finalement de même nature que le plus intime de notre intimité – selon l’identité libidinale que l’angoisse révèle entre l’objet imminent qui nous abolirait et ce qu’on ne peut jamais dire de soi parce qu’on n’a jamais le mot qui dirait tout.

L’épouvante 

C’est l’impossible reconnaissance (une reconnaissance qui ne peut se supporter elle-même, qui se rend folle elle-même) que cette intimité extrême qui nous apparente à l’horreur, la libido, était littéralement en train de nous submerger, de nous noyer.

La panique 

Elle ne consiste surtout pas à fuir une chose dangereuse (elle est tout sauf le comportement raisonnable que cette situation exigerait) mais à se fuir soi-même, à la manière de quelqu’un qui voudrait courir tellement vite qu’il parviendrait à distancer son ombre, en tant qu’on est originellement de même nature que ce qui fait horreur.

La terreur 

Elle ne renvoie pas à la communauté ” libidinale ” avec l’innommable, mais cette notion partage avec les précédentes l’idée de l’impossible réalisé : on entend marcher dans la pièce du dessus, or il est impossible que quelqu’un s’y trouve. Plus cet impossible se rapproche (c’est maintenant dans le couloir qu’on entend marcher), plus on est terrorisé. Politiquement, le  terrorisme  promeut la représentation et il lui appartient essentiellement d’être spectaculaire, mais c’est de la représentation de l’irreprésentable qu’il s’agit. Autrement dit c’est d’exhiber l’impossible qu’on terrorise. Comment peut-on décapiter lentement un être humain avec un couteau de cuisine et montrer ensuite le film au monde entier et donc à sa famille ? On ne peut pas : c’est humainement impossible. Or il y a des gens qui, en faisant voir qu’ils le font, montrent que cet impossible, qui est celui de la mort et de la nature implacables, caractérise manifestement l’agir dont ils sont les sujets. Par là même ils s’éprouvent eux-mêmes et apparaissent aux autres comme déjà morts. Le sentiment de toute puissance et d’invulnérabilité qui habite les terroristes vient de là : on ne peut rien leur faire ni leur promettre (d’où notamment l’absurdité de vouloir négocier avec eux), puisqu’ils sont dans l’inéluctable et le définitif. Subjectivement le terrorisme est donc moins la disposition à tuer que celle d’entraîner dans la mort dont on est soi-même fait ; objectivement le terrorisme a pour être un apparaître : celui   de la mort même.

Auteur : Jean-Pierre Lalloz, Docteur en philosophie, Professeur en Lettres Supérieures à Lille, Conférencier, responsable de philosophie-en-ligne.com