Cours du 7 mars 2003

 

Apprendre à vivre (6) : Le savoir-passe et le trésor (suite)

 

Les ” leçons de vie ” enseignent d’abord l’exclusivité de la vie et de la vérité, telle qu’elle apparaît dans la nécessité éthique de laisser le service des biens (y compris de la vérité qu’on serait ” philosophe ” – en réalité métaphysicien – de ” chercher “) à ceux qui rassemblent. Ceux qui distinguent, au contraire, produisent sur nous un effet qui, justement d’être de distinction, se réfléchit dans le terme de ” leçon “. Celui qui donne les leçons, forcément sans le savoir, ne peut être identifié au maître exclusivement défini par sa place : il s’autorise de soi, c’est-à-dire de sa propre impossibilité, et c’est justement d’effectuer celle-ci et non pas un quelconque savoir sur la vie obtenu à force d’on ne sait quelles expériences, que nous en recevons une leçon. Celui-là, celui qui parle, qui agit et même qui existe en première personne, je l’appelle un vrai. Il y a des personnes qui sont vraies, et nous sommes définitivement marqués de les avoir rencontrées ; et puis il y a tout le monde à commencer par nous-mêmes (car chacun est dans sa réflexion celui que n’importe qui aurait été à sa place) : ceux qui importent plus ou moins mais qui ne comptent pas. Et que nous-mêmes ne comptions pas, c’est ce que montre irrécusablement la possibilité dans laquelle nous sommes toujours de nous sacrifier. Cette opposition, que je cantonnerai aujourd’hui à la question des personnes après avoir reconnu qu’il y avait du vrai dans la nature (des choses qui nous parlent, dont la vérité tient à l’impossibilité que la nature est pour elle-même), il me semble nécessaire de la traduire en disant qu’il y a les gens qui viennent de loin et auxquels nous sommes redevables de leçons de vie dont ils seraient bien surpris d’apprendre qu’il nous les ont données, et tous les autres – les proches, ceux qui relèvent du même monde que nous parce qu’il n’y en a pas d’autres.

 

Le trésor de la rencontre : ceux qui ” viennent de loin “

Il y a tout ce que nous pouvons rencontrer et par ailleurs l’indéfinie multiplicité des réalités dont nous faisons à chaque instant l’expérience, et qui par là même importent mais ne comptent pas. Car c’est bien sûr d’en sortir éprouvé ou enrichi que se fait la distinction : rien de ce qui nous a enrichis ne compte jamais, puisqu’en notre richesse c’est toujours encore et toujours nous qui comptons. Toute rencontre au contraire est une épreuve. Et l’épreuve est toujours celle, pour un sujet, de ne pas compter.

Corrélativement j’opposerai les gens qui sont indéfiniment renouvelés dans le monde commun, nos semblables transcendantalement originés dans la communauté qui est le trait essentiel du monde, à d’autres qui récusent cette nécessité pourtant transcendantale et qu’il peut nous arriver de rencontrer. Que nos semblables ne comptent pas, cela signifie que nous sommes dans l’impossibilité de reconnaître la distinction d’une personne quand nous nous reconnaissons en elle : d’elle à nous, elle est forcément commune. Je dis que la rencontre de ceux qui récusent la proximité qui définit la semblance (être le semblable de ses semblable et par là se reconnaître en eux comme originés du même monde) fait partie de notre trésor et qu’on peut la réfléchir en termes de savoir passe : il y a des gens dont la simple aperception est déjà comme une ” leçon de vie ” – et puis d’autres, l’indéfinie multiplicité de nos semblables, dont l’existence est pour ainsi dire ” normale “, si le propre de la semblance est de se penser à partir de la catégorie générale du monde commun et par conséquent de la vie, et si le propre de la vie est d’être toujours déjà institutrice de normes. Les autres, au contraire, n’ont pas pour vérité d’appartenir à la vie, c’est-à-dire de sembler, ou encore de relever d’une existence normale : exister est une grâce. Il faut entendre ce terme au sens objectif : les raisons qui rendraient compte de leur existence sont réelles mais elles ne comptent pas ; mais il faut aussi l’entendre au sens subjectif : quand nous les avons rencontres, nous leur rendons grâce d’une donation qui a été, pas seulement pour nous mais pour l’être en général, celle de leur existence. Bref, je propose de faire une distinction entre les personnes qui ne comptent pas etqui sont nos semblables, celles en qui nous nous reconnaissons – autrement dit celles que nous ne reconnaissons pas puisque nous reconnaissons en elles celui que nous sommes par ailleurs (et certes, si nous avions occupé leur situation, eh bien nous serions ces personnes) – et les autres, dont l’existence est le contraire même de la normalité et que par là même nous ne nous remettrons jamais d’avoir rencontrées. Et pourtant il peut s’agir des personnes les plus banales : l’Auvergnat de Georges Brassens, par exemple, et d’autres encore dont je parlerai.

Ce contraire qui renvoie à la grâce, je le signifierai aussi par l’idée de miracle en insistant sur la définition du miracle qui réside dans son impossibilité radicale.

Le miraculeux n’est pas l’extrêmement improbable – par exemple gagner à la loterie – mais ce qui est absolument impossible, eu égard aux lois de la réalité. Si l’on prend le miracle au sens habituel des récits fantastiques que les croyants des religions disent tenir pour exacts, cette réalité est la nature. Il est par exemple évident que la nature exclut qu’on marche sur l’eau, qu’on nourrisse une foule de quelques pains et poissons, qu’on soit vivant après avoir été mis à mort. Je propose au contraire d’entendre la réalité d’une tout autre manière pour penser le trésor, et donc aussi les leçons de vie, que constitue pour chacun de nous certaines des rencontres qu’il a faites : j’opposerai, en ne méconnaissant pas le caractère paradoxal de mes formules, ce que j’appellerai l’origine mondaine et l’origine non mondaine. Est miraculeux ce dont l’origine n’est pas mondaine, sachant bien sûr que le monde est l’horizon de tout. Je crois qu’on ne peut penser le trésor des rencontre qu’à partir de l’idée d’une origine non mondaine – qu’il ne me semble pas falloir trop hâtivement ranger dans la catégorie des pléonasmes.

 

a) Ceux qui ne viennent pas de loin : nos semblables

Ceux qui suivent mon enseignement ne m’accuseront certes pas d’ignorer la contradiction que présente l’idée d’une ” origine mondaine “. Il va de soi que l’origine n’est rien d’autre que sa propre perte, et que c’est justement de cette impossibilité d’être jamais réelle ni idéale (l’origine n’est pas plus le commencement qu’elle n’est le fondement) qui autorise la distinction de la réalité, hors de quoi il n’y a rien (même pas la vérité, qui serait alors une nouvelle figure – idéale, métaphysique, transcendantale ou tout ce qu’on voudra – de la réalité), et de la vérité. (En quoi je rappelle une fois de plus la distinction de la distinction et de la différence.) Eh bien justement : nommons ” origine mondaine ” qu’une vie soit axée sur la confusionde la vérité et de la réalité ! Bien entendu, cette confusion est une décision, car c’est une ” éthique “, l’effectuation d’une décision originelle quant à la nature de l’existence et de la vérité, que d’être pharmacien ou notaire – ou artiste. Ainsi reconnaissons-nous obligatoirement le rapport à la vérité qui se trouve par là même toujours déjà distinguée dans le moment même où on la confond, qui va faire que la vie, de trivialité dans les deux premiers exemples, soit encore et toujours légitimée.

Car enfin, celui qui a décidé que tout se ramenait au service des biens et que les ” choses élevées ” étaient seulement à des ” abstractions “, le fait encore au nom de la vérité que par là même il a bien distinguée, puisqu’en effet il en est ainsi (rien n’est consistant que le service des biens et les ” choses élevées ” ne sont assurément que des productions langagières) et qu’il le sait. Autrement dit on ne peut confondre la vérité avec l’exactitude que depuis leur distinction, précisément parce que cette confusion n’est pas une simple ignorance auquel un cours de philosophie pourrait remédier mais un acte originel, un refus – celui que la trivialité (le service des biens que nul n’aurait l’idée de limiter aux satisfactions immédiates et matérielles) ne soit pas l’alpha et l’oméga de l’humain. En quoi nul n’est vraiment ce sujet qui ne compte pas, dont je pose si commodément la notion pour donner à comprendre qu’on ne rencontre pas tous les jours bien que notre vie soit presque uniquement faite de rapports sociaux. Je le dis encore autrement : nul n’est sans avoir reconnu le ” savoir-passe “, même parmi les notaires et les pharmaciens que nous ne pouvons pas nous représenter autrement que comme des humains enfermés dans la petitesse et le sordide de préoccupations exclusivement asservies à l’intérêt. Cette idiosyncrasie, en admettant qu’elle soit autre chose qu’un cliché littéraire, n’est pas un état d’on ne sait quelle infériorité congénitale mais, je viens de le dire, une décision : il faut que la trivialité la vérité de toute choses, à commencer par celles qui se prétendent grandes. Dire qu’il y a des gens qui ont ainsi décidé que l’origine était mondaine (par exemple un acte de bravoure est ou bien l’inconscience d’un fou, ou bien le pari d’un habile), c’est simplement dire qu’il y a des gens pour qui la distinction du savoir et de la vérité était, scandaleuse, intolérable. Donc reconnue. Par là même ils s’originent mondainement alors même que la décision de le faire est, par définition, éthique c’est-à-dire exclusive à toute dimension de mondanéité. En parlant d’origine mondaine, j’avère une décision que par ailleurs je reconnais comme telle dans son essentielle impossibilité… et, hors de tout ce que je puis me représenter, dans l’impossibilité pour moi de ne pas la supposer vraie. Car c’est toujours en première personne qu’on décide qu’il est pour soi-même intolérable de n’être pas la troisième personne, qu’il est intolérable de n’être pas comme tout le monde, occupé à réaliser les idéaux communs. C’est ce que je disais en parlant des gens que nous ne reconnaissons pas : ces gens qui ne comptent pas, nos semblables, puisque être comme tout le monde et être pris dans les idéaux commun, c’est la condition dont nous sommes ” par ailleurs ” – là où ça ne compte pas – les tenants. Et certes, à nous reconnaître en eux, il est impossible que nous les reconnaissions, eux, comme les auteurs de la décision de sembler. C’est depuis cette impossibilité que je pose qu’il y a des gens, ceux qu’on pourrait nommer généralement les triviaux (non pas des gens occupés aux choses simples de la vie, au contraire, mais des gens sans âme, sans autre rêve que celui d’être encore plus ordinaire), qui ne viennent pas de loin. D’eux, précisément dans l’impossibilité où nous sommes d’aller jusqu’à l’impensable de la décision d’être ordinairement ordinaire (car on pourrait imaginer quelque sainteté consistant à l’être sublimement), aucune leçon de vie n’est à attendre.

Je parlerai ainsi de l’impossibilité dans laquelle je suis de simplement apercevoir le lointain essentiel de la proximité : le notaire ou le pharmacien, identifiant leur vie à la semblance et donc à l’horizon des biens qui est pour tout le monde la réalité commune de la vie, je ne peux pas les voir comme venant de loin ; et c’est seulement par une réflexion de second degré, celle qui sauve peut-être du pléonasme mon expression d’” origine mondaine “, que j’admettrai comme sa proximité même l’éloignement radical du proche.

J’insiste sur le fait que les gens qui ne comptent pas sont nos semblables et que c’est pour cela qu’ils ne comptent pas – et non pas, viens-je clairement d’indiquer, par quelque infériorité dont nous, qui la reconnaîtrions, serions par là même exempts.

Car enfin, la possibilité constante du sacrifice montre paradoxalement qu’il n’y a pas de différence entre être soi et ne pas compter : personne d’entre nous n’est le semblable de Platon ou de Hegel (notamment pas les individus qui répondaient à ces noms) et, de même qu’on peut dire, selon moi, que chacun est un petit Eichmann pour la seule et suffisante raison que chacun est n’importe qui (car la vérité de cet homme a précisément été d’être n’importe qui, autrement dit quelqu’un qui ne compte pasjusqu’au bout), de même chacun d’entre nous est-il un Homais ou un Bournisien – prototypes de gens qui ne comptent pas (et qui dès lors sont tout entiers occupés d’être plus ou moins importants). Serait-on le plus illustre des penseurs ou des artistes qu’on ne pourrait pour soi-même différer de ces gens puisqu’on ne pense que sans soi et qu’il n’y a dès lors pas de différence entre le pour soi et l’a priori éthique de la trivialité ! On a tort de voir dans la bêtise un trait contingent : c’est une nécessité transcendantale, qu’on ne peut penser qu’à préalablement reconnaître que la notion du vrai s’épuise, puisque c’est une notion réflexive, de récuser le transcendantal en général.

Telle me semble être l’essentielle proximité de nos semblables dont ce statut suffit pour qu’ils ne comptent pas, bien qu’une réflexion seconde, celle que Kant met en œuvre en reconnaissant l’impossibilité pour le sujet qu’il se saisisse originellement lui-même, m’enseigne que la question de la vérité ne laisse jamais de se poser, et qu’il n’est par conséquent pas vraiment possible de dire qu’il y a des gens qui ne comptent pas – puisque c’est forcément d’un inouï de la vérité qu’il faut s’autoriser pour être notaire ou pharmacien, alors que sa simple notion me paraît impliquer qu’on soit artiste ou du moins philosophe. Pour la même raison qui fait que nous arrivons toujours trop tard s’agissant de nous et qu’on peut désigner kantiennement par l’antériorité du libre arbitre sur la volonté, il nous est impossible de mépriser ceux auxquels nous ne voudrions ressembler pour rien au monde. Écarter, oui, mépriser, non. La proximité à soi dont il convient d’écarter de nous les tenants (bien que par ailleurs nous soyons le premier d’entre eux !) est un lointain, comme la bêtise dont il est finalement impossible de la distinguer.

Il y a donc les gens qui ne comptent pas pour la seule raison qu’ils sont nos semblables, mais une réflexion de second degré nous apprend qu’ils comptent quand même parce que la proximité est uniquement cette forme de l’éloignement dont le paradoxe est d’impliquer la méconnaissance. Distinguer ceux dont je vais parler n’implique en rien de mépriser ceux que je viens de décrire, dont il est transcendantalement impossible que je ne sois pas.

 

b) ceux qui viennent de loin : le respect et le trésor

Aux gens qui ne viennent pas de loin, et qui ne comptent donc pas, j’opposerai ceux qui viennent de loin – qui ne sont pas nos semblables : ce sont toujours des gens en qui il nous est impossible de nous reconnaître : on ne s’y reconnaît que là où, s’agissant d’eux, cela ne compte absolument pas. De sorte qu’envers eux nous sommes en quelque sorte contraints de produire la distance dont la proximité était indistinctement le déni et la trahison. Car la bêtise est bien l’indistinction de ce déni et de cette trahison de la distance : la bêtise, dirais-je pour proposer une formule, c’est que tout soit proche. Eh bien c’est à l’encontre de notre proximité aux autres (nos semblables) et à nous-mêmes (notre être pour soi) que peut seulement s’entendre, à propos de certaines personnes dont la rencontre pourra se voir réfléchie dans les termes du savoir-passe, qu’elles viennent ” de loin ” et que nous recevions d’elles des leçons de vie.

Nous savons comment il convient de nommer la production de la distance originelle – celle là même qui ne peut pas être ajoutée par nous mais dont on appellera bêtise la méconnaissance : tout simplement le respect.

L’idée d’une production de la distance, surtout originelle, pourra choquer s’agissant du respect qui est une émotion : le propre de l’émotion n’est-il pas qu’elle soit subie (c’est une ” passion “, au sens cartésien) ? Certes, personne aujourd’hui ne soutiendrait que par émotion il faut entendre une passivité : chacun sait désormais que c’est une conduite. Mais au-delà de la référence phénoménologique, je voudrais pointer le caractère très particulier de sa visée, qui est de porter sur la distinction même qui interdit de confondre le savoir avec la vérité et par là sur la vérité elle-même, qui est cette distinction quand elle s’entend en première personne.

Car non seulement il n’y a d’émotion que là où le savoir manque (le mécanicien compétent et outillé ne dira jamais que sa voiture ” refuse ” de démarrer) mais encore cette conduite est expressément une conduite de distinction et même, dirais-je, de production distinctive : quand je suis pressé et que la voiture ne démarre pas, ou alors quand je travaille et que l’ordinateur ” plante “, il m’est désormais impossible de voir en ces objets traîtres et malveillants les choses inertes et neutres que leurs semblables restent pourtant par ailleurs ! Cette ” impossibilité “, qui est une ” conduite “, consiste donc à produire une distinction entre cette voiture ou cet ordinateur qui sont promus au rang de ” vrais ” de ce que manque le savoir les concernant (je ne sais pas réparer, je ne sais pas comment récupérer le paragraphe que je viens d’écrire), et les autres voitures ou ordinateurs qui leur sont parfaitement semblables et dont je sais qu’ils relèvent d’un savoir exactement satisfaisant. Or ce non-savoir de la distinction, qu’est-il donc sinon ma propre existence, mon exposition à la contingence et par conséquent la marque en moi de cette contingence ? Or une telle marque, ici mon émotion, je le dis : c’est une capacité de vérité (certes pas d’efficacité !).

Les gens qui nous inspirent un respect particulier récusent donc tout savoir les concernant parce que ce sentiment pose que ce savoir ne s’appliquerait jamais qu’à d’autres personnes qui leur seraient par ailleurs semblables. Autrement dit : ils relèvent bien d’un savoir, mais cela (le fait de relever d’un savoir et pas seulement ledit savoir) ne compte pas. Ce dont le savoir ne compte pas, quand on le rencontre, marque. On respecte toujours et seulement ce qui marque. Les gens qui viennent de loin, c’est au lieu de notre marque, c’est-à-dire de notre impossibilité à nous-mêmes, que nous les reconnaissons : ce sont des impossibles. La proximité est l’ordre même du possible.

Ainsi se trouve levée l’aporie de la reconnaissance de ceux qui ne sont pas nos semblables. Comment en effet pourrions-nous reconnaître les gens qui comptent, quand toute reconnaissance l’est d’une importance ? Eh bien en ceci que la reconnaissance se fait précisément au lieu de notre impossibilité à nous-même – à la marque – lequel lieu est notre capacité de vérité. L’acception morale du respect, qui n’est pas celle que je reprends ici, vérifie néanmoins cette vérité générale : c’est d’être marqué par la présence de la loi morale en nous (analogiquement à celle du ciel étoilé au dessus de nous), et précisément là où nous sommes marqués, que nous sommes capables d’éprouver du respect, enseigne le philosophe de la réflexion. Ce que nous reconnaissons là où nous sommes capables de vérité, il faut le dire vrai. Le respect, d’avoir lieu exactement là où le champ du possible cesse de gouverner les occurrences, nous avons appris depuis longtemps qu’il fallait l’entendre comme le réel subjectif de la reconnaissance du vrai. Réel subjectif, cela veut forcément dire émoi. Si donc il y a de l’impossible, c’est-à-dire une réalité par quoi le savoir ne compte pas (et pas simplement une existence qui, comme telle c’est-à-dire dans l’irréductible de sa position, rend le savoir contingent), alors la marque qu’il laissera sera un lieu de vérité, dont on nommera émoi la conscience réflexive.

Les gens qui viennent de loin, ce sont les vrais : ceux que nous reconnaissons au point d’impossibilité très particulier de la reconnaissance en tant qu’elle est toujours celle du semblable. Ceux-là, donc, ils ne semblent pas. Et c’est pourquoi je les dis vrais. L’effet qu’à chaque fois ils ont produit sur nous, voilà l’élémental du trésor : à chaque fois la conjonction d’un émoi et d’une capacité de vérité. Pour reprendre l’exemple familier de tout à l’heure, il et bien évident que l’écriture de la chanson s’est faite, pour Brassens, en ce lieu très particulier : à la marque laissée en lui par l’Auvergnat, qui était aussi don du génie – puisqu’il faut appeler ainsi l’acte (ici composer cette chanson) en première personne.

Je crois que les vrais, quand nous les rencontrons, nous touchent au lieu même de l’impossibilité radicale qui est le lieu de la pensée puisqu’on ne pense que là où il nous est impossible d’être. Nous avons depuis longtemps appelé effet de vérité ce qui reste impossiblement de la rencontre.

Or qu’est-ce que l’impossible, qui se donne à entendre comme criblé d’effets de vérité, sinon l’âme ?

La question de la rencontre de ceux qui viennent de loin, c’est par conséquent la question de l’âme – dont le soin doit toujours s’entendre à l’encontre du souci inhérent à la vie. La suite de nos réflexion développera cette distinction d’une manière ou d’une autre.

Je vous remercie de votre attention.