Cours du 14 mars 03

 

Apprendre à vivre (7) : les sujets du trésor et le crime des crimes

 

Il y a d’une part les gens qui viennent de loin, ceux qui nous inspirent ce respect particulier dont j’ai déjà parlé, et d’autre part ceux qui ne viennent pas de loin, nos semblables, ceux que nous respectons parce qu’il faut respecter n’importe qui et que l’humanité est présente en chacun de ses représentants. La question concrète de la morale, parce qu’elle est la question du respect (par opposition à la question abstraite, qui est celle de la loi c’est-à-dire de la pure formalité représentative), est par là même déjà une question distinctive. Distinguer, c’est déjà respecter et inversement il n’y a pas de différence entre reconnaître la distinction d’une et reconnaître qu’on est déjà en train d’éprouver à son égard un respect particulier. Ce respect particulier fournit la matière d’une éthique originelle, d’une éthique de la pure antériorité que je voudrais aujourd’hui présenter en poursuivant la théorie du trésor.

 

Les sujets du trésor

En termes personnels je traduirai cette distinction, dont il faut aussi bien nommer ” respect ” l’opération propre, en disant qu’il y a des personnes dont l’existence est normale puisque nous les apercevons à partir de la communauté qui définit transcendantalement le monde, et des personnes dont l’existence est au contraire miraculeuse. La singularité, contrairement à la particularité, a le miracle pour essence ; car c’est de son absolue impossibilité que celui-ci se définit, et que le singulier se reconnaît à l’exclusion absolue qu’il ait jamais été possible. Telle personne ou telle œuvre que j’ai rencontrée n’était pas possible, ni pour moi ni en soi, avant que je la rencontre ou qu’elle advienne à l’existence. Si la distinction s’entend également d’opposer la singularité à la particularité, on dira qu’il y a des gens dont nous sommes sidérés qu’ils aient en quelque sorte bien voulu exister. Et c’est toujours dans un a priori de gratitude que nous pouvons reconnaître en une certaine réalité vraie et par là, dans la réflexion méditative que nous sommes toujours déjà amenés à en faire, donatrice d’une certaine ” leçon de vie “. Je viens de citer la personne ou l’œuvre, mais on pourrait aussi parler d’un certain paysage, d’un arbre, ou d’un rocher qu’on doit par exemple aller saluer avant d’accomplir tout devoir social ; on pourrait aussi parler d’une maison qu’il ne suffit pas d’avoir achetée pour avoir le droit d’y habiter et qu’il faut en quelque sorte apprivoiser à force de déférence, de prévenance et d’égards. J’ai déjà dit que je désignais ces sujets comme les vrais, le propre de la vérité étant, comme chacun sait, qu’elle se conditionne véritativement elle-même : il n’y a de vérité qu’en vérité, et pas en réalité. Impossible par conséquent de ne pas considérer les marques laissées par l’épreuve de leur rencontre selon cette antériorité pure (ou véritative) qui définit la vérité à l’encontre de la réalité – dont il serait pourtant absurde de dire qu’elle diffère (le vrai, c’est le réel marqué – or la marque trouve son essence dans son inconsistance). En distinguant dans le respect qu’ils nous inspirent les sujets (pas forcément humains) dont nous avons par là même déjà reçu une ” leçon de vie “, on a toujours déjà reconnu en eux l’antériorité véritative, comme s’il y avait un avant de l’existence qui soit le moment par principe impossible d’une donation personnelle. Le ” respect ” en serait non pas tant la reconnaissance (car c’est toujours de reconnaître le vrai qu’il s’agit dans ce sentiment) que le pointage. Venir de loin, c’est venir de cet avant. C’est évident pour beaucoup de personnes qui, si peu importantes qu’elles soient dans l’ordre social (mais cela peut également valoir pour d’autres qui sont par ailleurs d’importants personnages), nous auront marqués, comme ce l’est pour ces autres réalités subjectives dont je viens de parler : une demeure dont il faut savoir se faire accepter, il est bien évident que ce ne peut pas être une maison, si belle soit-elle, qu’on vient de faire construire ! Et c’est de son immémoriale antiquité qu’un certain rocher impose sa préséance, y compris contre les traditions sociales les plus anciennement établies. Voilà ce que c’est, exemplairement, ” venir de loin ” : tout le contraire de la semblance, qui renvoie à la familiarité, au fait de ne pas faire de manières, de ne pas se gêner – bref à la barbarie et à l’imposture d’être soi.

Je dis que la notion de ” leçon de vie ” est la réflexion de cette antériorité dont l’étrangeté au savoir (précisément : il s’agit d’une leçon, et pas d’un endoctrinement ni même d’un enseignement) oblige à dire qu’elle est la leçon de la contingence.

C’est par hasard que celui qui compte s’est trouvé là pour – si l’on revient à l’évidence d’un sujet humain – donner les ” quatre bouts de bois / Quand dans ma vie il faisait froid ” : en étrangeté définitive à tous les ” bien intentionnés “. Pas de différence entre sa contingence et la marque qu’il aura définitivement laissée, entre sa contingence et macapacité de vérité – radicalement étrangère à moi-même qui suis par ailleurs aussi ” bien intentionné ” que tous les autres, c’est-à-dire finalement aussi abject.

En somme, il n’y a de respect que du contingent et c’est de cette épreuve que les ” leçons de vie ” sont à chaque fois la méditation.

 

Le trésor et le crime des crimes

Les leçons de vie sont expressément liées à la contingence, dont notre question est par conséquent de reconnaître la portée éthique. La notion de marque en est évidemment le moyen : le contingent, de n’avoir pas dû être et d’être quand même, il marque. Et la marque est le reste du réel (c’est un en plus, qui ne consiste en rien), objet du savoir dont on peut nommer ” vérité ” le reste. Le marqué, par là même distingué du réel, est donc le vrai – de sorte que toute leçon de vie s’entend comme portant non pas sur la vie bonne, idéal des maîtres de toutes engeances, mais au contraire sur la vraie vie.

Ceux qui comptent et que nous ne nous remettrons jamais d’avoir rencontrés, nous ouvrent à la vraie vie, non pas surtout au sens où ils produiraient l’injonction de se conformer à leur idéal – aristocratique au lieu d’être commun, une vie distinguée par opposition à la vie de n’importe qui – mais au contraire en ce qu’ils nous laissent ne pas être conformes. A cause de son inconsistance, la marque est tout le contraire d’une injonction ; et il faut la penser à partir du don puisque c’est par la marque qu’ils ont laissée en nous que les vrais nous ont donné d’être nous-mêmes. Car enfin, je ne suis moi que là où je ne suis pas n’importe qui, moi qui suis réellement n’importe qui (celui qu’un autre aurait été à ma place).

Ce qui peut se traduire plus simplement en disant que je ne suis vraiment moi que là où je suis capable de respect – partout ailleurs je suis moi c’est-à-dire le quidam que j’ai expressément conscience d’être, et même que je m’assume être, puisque quand je veux expliquer une de mes actions à quelqu’un j’essaie de lui montrer qu’à ma place il aurait fait exactement la même chose (c’est cette assomption qui est l’abjection).

Le trésor, parce que son mode de constitution est le respect, est fait de distinctions en quelque sorte pures : si les distinctions étaient des choses et non des actes, elles seraient les éléments du trésor, ses seuls éléments.

Je veux dire qu’il n’y a rien dans le trésor que des marques c’est-à-dire des capacités de vérité qui font que ma vie, mon âme, mon corps sont vraiment miens, et ces marques sont à chaque fois ce qui reste de rencontres c’est-à-dire à chaque fois de contingence éprouvée.

On peut nommer marque l’épreuve même de la contingence, en n’oubliant pas que le propre de l’épreuve est qu’on n’en soit jamais revenu : de la contingence on ne revient pas et c’est ainsi qu’on est vraiment soi.

Si c’est dès lors à partir de son trésor que chacun est apte à la ” vraie vie “, alors la trahison majoritaire de s’en tenir à la ” vie bonne ” se fait toujours par le crime de désinvolture à l’égard du trésor.

Je parle là du crime des crimes. Disant cela, je ne me réfère évidemment pas à un crime qui serait plus criminel que les autres comme s’il y avait besoin d’imaginer des meurtres ou des tortures pires encore que ceux qui existent, mais de ce qui rend éthiquement possible le mal comme tel, de ce qu’il faut rapporter à l’antériorité dont la morale doit déjà relever pour être valable comme libre rapport au mal. Car la morale, de s’imposer tautologiquement à la conscience réflexive, suppose un avant, qui ne soit dès lors ni moral ni immoral mais que la morale réfléchit nécessairement comme mauvais (car le mal, c’est d’abord que la morale ne compte pas). Eh bien cette possibilité où se donne à lire l’infinité essentielle du mal (car la réalité du mal est déjà un mal et pas simplement un malheur, même métaphysique), je dis que c’est la désinvolture à l’égard du trésor.

Les ” nombreux “, c’est-à-dire nos semblables, ne sont pas sans trésor : aucun sujet n’échappe à la nécessité de l’épreuve et par conséquent à la marque, puisqu’il est impossible que la condition de survivant ne soit pas la condition originelle de chacun. De fait, il y a au moins l’épreuve du langage, dont nul n’est jamais revenu ; car ce n’est pas de mon corps concret et présent que j’existence, désormais : c’est d’un mot à l’autre, un peu comme le vide qu’il faut déplacer dans le jeu de pousse-pousse pour que des mots apparaissent sur les lignes et sur les colonnes et même qu’ils puissent se (re)produire dans leurs intersections comme on le fait dans les mots croisés. Eh bien la désinvolture que j’appelle crime des crimes, elle consiste à faire comme si la condition de survivant n’était pas originelle et par là cause de toute vérité humaine – en somme à faire comme s’il était normal de vivre, alors que nous pouvons seulement, et depuis toujours, survivre. Et certes, le quidam que je suis (celui que n’importe qui aurait été à ma place, quelle que soit cette place) est installé dans la normalité originelle de la vie – ma capacité de vérité n’advenant que, ne serait-ce que de parler, là où il n’est pas normal que je vive, là où en somme je ne vis pas. Et qu’est-ce qu’une marque, dans son essentielle inconsistance, sinon un morceau de mort – à entendre comme l’impossibilité locale que je sois revenu de l’épreuve à partir de quoi, désormais, il me faut vivre ?

J’appelle crime des crimes la désinvolture à l’égard du trésor, parce que c’est la désinvolture originelle à l’égard de la vérité, entendue comme ce qui fait, pour chacun, que sa vie (par principe originellement anonyme – le ” on ” primordial) soit vraiment la sienne.

Rien n’est en ce sens originellement criminel comme le conformisme, lequel consiste, quand on veut l’entendre concrètement, comme le saccage de son propre trésor.

On peut saccager son trésor, et je crois qu’en cela réside la principale activité de ceux qui ont décidé de faire comme s’ils étaient des vivants et non pas des survivants.

Cette décision originelle, dont nous savons qu’il faut la nommer trahison de soi, a pour principe cette détermination qu’on peut dire d’antériorité : on ne peut se trahir soi-même en s’identifiant à sa propre semblance, c’est-à-dire en étant ” normal ” (par quoi on entend d’être ce que n’importe qui serait à notre place), qu’à la condition de s’être déjà trahi, de s’être trahi à l’origine même de toute trahison possible, qui est le saccage de la distinction du vivant et du survivant. Comme cette distinction est inséparable de chacune des épreuves dont il est à chaque fois exclu qu’on soit revenu (sinon il ne s’agirait pas d’une épreuve mais d’une expérience), et si l’on m’a accordé de nommer trésor l’ordre des marques – qu’on peut aussi nommer le crible car c’est d’elles que notre corps et notre âme sont littéralement criblés – alors on m’accordera en effet que le crime des crimes est le saccage, pour chacun de son trésor.

Je vous remercie de votre attention.