Cours du 22 février 2002

 

L’auteur est celui qui ne cède pas sur la vraie place

 

Nous avons considérablement progressé la semaine dernière. En décalant la définition lacanienne de la sublimation au nom de notre questionnement sur le vrai, j’ai avancé que l’autorité consistait à élever le sujet à la dignité de la personne, le sujet étant le matériau et la personne étant l’œuvre, dont j’ai dit ensuite que les notions subjectives et réflexives de ” sujet ” et de ” personne ” étaient les métaphores. Ce rapport est décisif, et permet de nous engager à nouveaux frais sur la pensée de la ” métaphore personnelle “, à savoir l’inouï correspondant à l’impossibilité d’être soi, où la notion du génie trouve son correspondant en quelque sorte objectif puisqu’on indique ainsi ce qui fait qu’on est vraiment soi. Autrement dit nous avons progressivement compris qu’être vraiment soi consistait à n’avoir pas cédé sur l’impossibilité d’être soi. Or je voudrais montrer, aujourd’hui et la prochaine fois, la nécessité pour toute autorité (c’est-à-dire pour l’auteur) d’être préalablement autorisée. Et forcément, elle ne peut l’être que du vrai comme tel. Que l’autorité qui cause le vrai en le distinguant du réel ne le fasse qu’autorisée d’un vrai préalable, c’est ce qui justifie un certain rapport métaphorique dont l’idée de tradition est bien sûr l’indication. Car dire qu’on n’est auteur que par une autorisation dont un vrai préalable soit le sujet, c’est dire qu’on n’est jamais auteur que dans et selon une tradition. Toute autorité est traditionnelle, en ce sens en quelque sorte transcendantal : elle relève d’un préalable où nous avons déjà à reconnaître le devenir (” werden “) de quelque chose (” es “) que, sous le nom de matériau devenu vrai, j’avais nommé sujet. Le matériau comme sujet d’une vérité qui en est le devenir, et qui n’est reconnue comme telle qu’à avoir donné lieu à un inouï dont nous faisons le propre d’un sujet, voilà qui pose par conséquent la question du redoublement d’une notion, celle de sujet, dont je vais essayer de vous montrer qu’elle n’est pas totalement arbitraire.

 

Antériorité du sujet réel et tradition

La question de l’auteur est prise entre un aspect en quelque sorte objectif sur lequel nous mettons l’accent en disant que le vrai seul peut, par principe, être sujet de la vérité, et un aspect subjectif sur lequel nous mettons l’accent en nommant ” auteur ” celui qui s’autorise de lui-même ou, si l’on préfère, celui qui est capable non pas d’inscrire son nom comme n’importe qui le fait presque à propos de n’importe quoi (remplir un formulaire, faire un chèque, etc. ) mais le marquer. Or la marque désigne l’impossibilité (locale) d’être soi, autrement dit le lieu de la pensée qui en soit aussi bien la nécessité.

Etre vraiment sujet pour un humain, c’est signer au sens où la signature suffit à produire l’œuvre, et par là même à constituer en vérité ce qui n’aurait existé qu’en réalité. Le sujet humain se reconnaît en vérité comme le sujet de ce passage, puisqu’il suffit qu’il soit vraiment lui-même, autrement dit qu’il n’ait pas cédé sur sa propre impossibilité, pour l’avoir opéré. Et l’impossibilité du sujet humain, c’est tout simplement le statut de sujet du matériau : soit dans la peinture il s’agit de la couleur (je simplifie, bien sûr) qui a donc son lieu là où le peintre est marqué (là où il est pour lui-même absolument impossible), soit il s’agit de la volonté et de la maîtrise du peintre, là où pour lui-même il est nécessaire. Pas de différence, par conséquent entre dire que l’auteur travaille là où l’on est marqué, c’est-à-dire au lieu de sa propre impossibilité, et dire que le matériau seul est sujet de ce qui aura été fait – celle solitude du matériau étant son devenir (” werden “) autrement dit la vérité. Et la vérité, il faut bien qu’elle s’entende juridiquement c’est-à-dire à partir de l’autorisation qui a été donnée au matériau d’être le sujet, lui qui jusqu’ici avait été serf de toutes sortes de perceptions et de mises en forme. C’est pourquoi encore il appartient originellement au matériau, précisément parce qu’il a à devenir, de requérir la signature. Il n’y a d’autorisation que signée. En quoi on aperçoit clairement ce que c’est que signer : marquer et non pas inscrire son nom, puisqu’on n’autorise que là où l’on n’est pas, c’est-à-dire qu’au lieu de sa propre impossibilité : partout ailleurs on n’autorise pas, on soumet à son emprise.

C’est la formule freudienne qui décrit le rapport au matériau et de l’œuvre, bien qu’elle ait évidemment concerné le sujet humain. Et certes, tout sujet l’est d’un tel devenir. Et le ” devenir ” du sujet, on peut l’entendre comme distinction (le tableau, c’est de la couleur distinguée, exactement comme l’ ” autorité ” est de l’humanité distinguée) et que la distinction est précisément ce qui oppose le vrai (le sujet ” devenu “) au non pas au non-vrai mais au préalable du vrai dès lors déjà vrai, le matériau comme sujet, ou encore l’être humain.

Voilà donc le paradoxe : depuis l’œuvre, il est impossible de ne pas reconnaître que le matériau n’était pas déjà vrai, exactement comme il est impossible depuis l’auteur de ne pas reconnaître que l’humain, pourtant aussi médiocre qu’on voudra, était déjà vrai ! Les plus attentifs d’entre vous savent que cette nécessité est le principe de la ” psychanalyse de droit “.

Quand je dis que le matériau est sujet (par exemple du tableau dans le cas de la couleur), je dis qu’il y avait déjà de la vérité dans le matériau lui-même et que l’autorité(être peintre, ici) consiste à l’avoir reconnue. Bref, on peut ramener le travail au respect : en peinture, l’auteur (par opposition disons à l’artisan décorateur) est celui qui a respecté la couleur et la forme. Or on ne respecte jamais que ce dont on reconnaît la vérité. De sorte que l’identification du travail au respect, dans ce contexte, est bien le fait de l’auteur : on ne respecte que là où l’on n’est pas – puisque là où l’on est, on exerce son emprise. C’est ce que j’avais exprimé plus simplement en disant qu’on respecte ce qui compte. Donc pas de différence entre définir le travail de l’auteur par le respect et reconnaître au matériau le statut de sujet : ce qu’on respecte, il compte en ce sens que c’est de lui et non pas de nous qu’il s’agit dans la reconnaissance que nous en avons. Là où il s’agit vraiment de la couleur elle-même (et non pas du talent de l’artisan) est la pensée puisque ce ” là ” est la marque du penseur. Comment pourrait-on ne pas lier la reconnaissance de la couleur comme sujet à la pensée dont il est exclut qu’un autre qu’elle soit sujet. Et quand c’est ce qui est en cause qui est sujet de la pensée, il faut évidemment parler de vérité. Sujet plus vérité égale personne. Cette personne, dans le cas du matériau dont la vérité est l’œuvre, convenons ici de la dire ” réelle ” et de reconnaître son essentielle antériorité à une autre personne qu’on dira humaine, qui n’en sera vraiment une qu’à être un auteur c’est-à-dire qu’à avoir respecté et donc qu’à avoir laissé être le sujet toujours antérieur dont, dès lors, elle s’autorisera.

On distinguera donc la personne humaine telle que nous avons nécessairement raison de la reconnaître (personne et pas simplement sujet) si médiocre voire abjecte qu’elle soit (c’est pourquoi la psychanalyse de droit identifie la vérité et le mal, celui-ci s’entendant comme l’impossibilité radicale de la représentation), de la personne telle que la figure de l’auteur permet à la réflexion de la constituer à l’encontre de l’éventualité commune d’être n’importe qui, c’est-à-dire de n’être pas concerné par la formule freudienne. Il s’agit de deux niveaux de problématiques bien différents et leur confusion entraînerait forcément des absurdités.

On peut réfléchir sur la personne et sur sa reconnaissance comme je l’ai fait en proposant les principes d’une ” psychanalyse de droit ” mais notre propos actuel est de comprendre ce que c’est qu’être un auteur, autrement dit ce que c’est qu’être vraiment soi. En bref, mon idée est d’interroger le ” de ” qu’on trouve dans la formule ” s’autoriser de soi “, et d’y reconnaître un procès bien particulier de métaphore, celui du vrai par l’auteur qui sera à son tour, au lieu de sa propre impossibilité (là exactement où il est miraculeux qu’il soit lui), susceptible de faire advenir (” werden “) le vrai. Les plus habitués d’entre vous reconnaissent la problématique de la tradition qu’on peut aussi nommer métaphore temporelle puisque chaque moment métaphorise le précédent (il l’accomplit et d’autre part il est absolument original par rapport à lui), telle qu’elle est impliquée dans cette nécessité qu’on ne soit jamais auteur que traditionnellement : on ne l’est qu’à avoir été marqué par des œuvres antérieures qui deviennent dès lors les sujets du fait qu’on soit, pour les œuvres à venir, destiné à les signer.

Toute notre question se rapporte à comprendre comme le même ce qui apparaît dans un premier temps comme double : d’une part on appelle auteur celui qui s’autorise de soi, et d’autre part l’autorité qu’on définit ainsi n’est jamais possible que traditionnellement. La question de la métaphore, bien sûr, résout cette difficulté et mon actuel travail est de montrer comment. Une indication précieuse apparaît dans la définition, à partir du vrai dont par ailleurs il faudra penser qu’il ait marqué l’auteur à venir, du matériau comme sujet.

Si l’autorité est toujours celle de celui qui s’autorise de soi, et si on ne peut penser cela qu’à partir d’un vrai préalable dont celui qui s’autorise devra avoir été marqué, cela signifie qu’en toute autorité il s’agit d’une perte originelle d’un sujet (le matériau), laquelle perte n’est jamais reconnaissable que dans son ultime accomplissement métaphorisé par la production d’une œuvre actuelle ! Car si l’on n’est jamais auteur que ” traditionnellement ” autrement dit qu’autorisé (marqué) d’œuvres préalables (donc elles-mêmes toujours déjà perdues), alors le matériau dont ces œuvres était l’être-devenu-vrai n’est précisément sujet que comme perdu depuis toujours. On ne s’autorise de soi qu’à partir d’un sujet matériel depuis toujours perdu, et justement selon cette perte. On peut même parler d’un redoublement de la perte, puisque l’œuvre dont le matériau était le sujet n’existe comme telle qu’à avoir autorisé un dépassement qui en sera forcément la métaphore. Par exemple le cartésianisme autorise le spinozisme : c’est comme marqué par Descartes que Spinoza travaille, de sorte que le matériau cartésien (disons pour aller vite l’être-représentation) peut être dit sujet perdu pour la doctrine spinoziste. Si donc on veut penser plus concrètement la corrélation de la marque et de la tradition (toute tradition est une métaphore, et on ne métaphorise que là où l’on est marqué), on peut donc remplacer l’œuvre antérieure qui aura marqué (celle qui sera métaphorisée par l’œuvre à venir, par exemple le cartésianisme par le spinozisme) par le matériau dont elle est l’être devenu. Cette perte absolument originelle est alors ce qui cause la marque, morceau de mort fiché dans le corps et dans l’âme d’un sujet dont elle est localement la perte.

En fait, je pense que c’est ce mécanisme de la perte originelle causant localement la mort d’un sujet et par là faisant advenir l’œuvre à venir, qui est le mécanisme de la tradition… Et pour revenir à la stricte problématique de l’auteur, je crois que la signature, où le sujet se pointe en quelque sorte comme tel, renvoie à ce matériau sujet absolument originel c’est-à-dire absolument perdu : celui dont une première vérité, celle dont se sera autorisé, était déjà la perte. Ce point est capital, à mon avis.

Revenons à l’acception ” subjective ” de notre idée de sujet, dont je voudrais vous montrer au cours de mon exposé d’aujourd’hui qu’il n’est pas vraiment un autre, selon qu’on le considère comme le matériau de l’œuvre ou comme l’être humain qui la signera (un autre bien sûr, mais quand même : pas vraiment). Le vrai sujet, c’est le sujet traditionnel, c’est-à-dire marqué, en tant qu’il marque. Les gens qui ne seraient pas marqués, si cela pouvait exister (or chacun l’est au moins de n’être pas revenu de son apprentissage du langage, de n’être plus que sa propre représentation), seraient absolument inintéressants et ne seraient jamais susceptibles d’être reconnus. Un auteur, au contraire, c’est quelqu’un qui est vraiment sujet c’est-à-dire qui marque ; et il ne peut l’être qu’à ce que le lieu où il l’est ait été véritativement institué comme tel, en un lieu qui a été en lui celui de la reconnaissance du vrai – exclusif comme tel de l’habituelle emprise vitale (la ” compréhension “). Bref, c’est dans des morceaux de morts fichés en soi qu’on est auteur, quand on l’est – et nullement dans une vie qui se poursuit par ailleurs à toujours plus ou moins ” comprendre ” l’être. Je reprends volontairement la formulation de Heidegger, pour bien montrer que la pensé est absolument étrangère à toute ” compréhension de l’être “. Car précisément, la pensée est l’affaire de l’auteur et on n’est auteur que là où l’on ne comprend pas. La marque est le lieu d’une telle impossibilité (pourquoi j’en figure la notion à travers l’idée de morceaux de mort). Pointer l’exclusivité de la vie qui est compréhension de l’être et de la vérité qui est impossibilité originelle de la vie, c’est tout simplement dire qu’on marque à la condition de parler depuis sa propre marque uniquement, ou c’est encore répéter ce truisme qu’on n’est dans la vérité que là où l’on est capable de vérité, c’est-à-dire incapable de compréhension. En quoi la notion de tradition apparaît en tout premier lieu appuyée sur l’exclusivité tautologique de la vie et de la vérité.

En décrivant la tradition comme un retournement de la marque, je mets l’accent sur une nécessité qui reste éthique de part en part : il ne faudrait pas imaginer la marque comme une sorte de traumatisme mais bien comme une épreuve qui, à reconnaître une vérité dont a posteriori on admet le sujet (le matériau), est toujours celle du respect – et le respect de ce sujet, précisément. Telle est la reconnaissance : la vérité dont on fait l’épreuve, elle était l’affaire du vrai (je dis étais, car maintenant il s’agit de l’impossibilité avec laquelle nous allons désormais devoir vivre), le vrai s’entendait par conséquent comme personne (en fait comme une personne seconde puisqu’elle marque : la troisième, qu’on se représente, ne marque jamais), dont le matériau apparaît, dans sa perte en quelque sorte originellement originelle, avoir été le sujet. Disant cela, je continue d’expliciter le ” war ” de la citation.

La marque vient forcément de l’épreuve, et l’épreuve est celle de la reconnaissance du vrai – de ce vrai dont on ne constate pas qu’il l’est mais dont il faut l’avoir décidé. Car bien sûr, telle est l’épreuve, comme moment décisif de la vérité… Si l’on constatait que le vrai est vrai, ce ne serait pas une épreuve mais une expérience. Et si c’était une expérience, il ne pourrait s’agir du vrai, puisqu’on appelle expérience, comme je l’ai souvent dit, une mobilisation de savoir devant donner lieu à un surcroît de savoir, dans le plus parfait mépris du sujet de la dite expérience – au double sens du mot sujet, puisque le propre d’une expérience est d’être faite par n’importe qui et que d’autre part ce dont on a extrait le surcroît de savoir, une fois qu’on est satisfait, on le met à la poubelle. Et le critère de cette distinction, c’est celui dont j’ai essayé de montrer à quel point il était crucial : qu’on décide de la vérité du vrai et non pas qu’on la constate. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle dans ce que je reconnais comme vrai il s’agit vraiment de moi, alors que dans ce que je reconnais comme réel il s’agit de n’importe qui (même si je suis momentanément tout seul à avoir vu ce que j’ai vu).

Soyons plus concret et partons d’un exemple simplifié : celui qui doitêtre peintre, au sens où c’est bien dans la peinture qu’il a reconnu le point dont il est définitivement impossible qu’il se laisse déloger, il ne le sera qu’à s’inscrire dans la tradition de cette discipline, c’est-à-dire qu’à produire quelque chose qui soit la métaphore de ce qui l’aura marqué (par exemple l’œuvre de tel peintre du siècle dernier). Or cette métaphore, qui est son acte de sujet, elle renvoie bien à une autorité, celle de cette œuvre antérieure, puisque c’est le métaphorisé qui gouverne la métaphore ! Car bien sûr, quant à ce qu’elle soit légitime, c’est le représenté qui commande la représentation.

 

Voilà de quoi il s’agit dans l’autorité, en premier lieu : de ce gouvernement. On voit bien que l’acte propre du sujet est absolument inouï (il est donc vraiment sujet) et en même temps pris dans une continuité historique, dans une transmission, bref dans une histoire – ceci étant la condition de cela. Telle est la tradition.

L’autorité n’est donc telle que depuis une autorité plus originelle, celle d’un vrai préalablement reconnu, qui aura marqué et par là autorisé. Et il l’aura fait depuis une perte de son sujet (la couleur pour le tableau, la pierre pour la statue, etc.) qui aura été éprouvé. Car là aussi il faut reprendre ce que je vous ai appris de l’épreuve : le propre de celle-ci, c’est qu’on n’en revienne pas (contrairement à l’expérience dont le sujet sort encore renforcé). Eh bien : est-ce que la peinture n’est pas, par exemple, l’épreuve dont la couleur ne reviendra pas ? Est-ce que la sculpture n’est pas l’épreuve dont la pierre ne reviendra pas ? Mais vous savez aussi que l’épreuve produit un effet qui n’est pas, comme l’expérience, un effet d’enrichissement, mais un effet de distinction : la peinture, c’est la couleur en vérité, exactement comme la sculpture est la pierre en vérité. Dire que la couleur ou la pierre sont sujet pouvant autoriser c’est par conséquent dire qu’elles le sont depuis leur épreuve. Voilà concrètement comment je comprends le mécanisme de la marque – du marquage que le sujet perdu qu’elles sont désormais apposera sur celui qui, parfois des siècles plus tard, aura décidé de les reconnaître, c’est-à-dire aura décidé que la vérité et l’expérience sont parfaitement exclusives l’une de l’autre.

Les œuvres ne s’adressent pas à n’importe qui mais uniquement à ceux qui ont pris cette dernière décision. Ceux qui veulent que la vérité et l’expérience soient liées, qu’ils passent leur chemin, on ne parle pas pour eux (et moi, si je puis me permettre, je ne philosophe pas pour eux).

Quelqu’un de marqué (certes pas n’importe qui !) a décidé qu’une perte originelle était le devenir-vrai, et par cette décision il devient un auteur. Cette décision est une position (au sens verbal) de soi là où il est désormais impossible qu’il soit. Voilà ce que c’est que ” s’autoriser de soi ” – mais j’y reviendrai encore de diverses manières.

Retenons pour le moment que c’est toujours à métaphoriser qu’on est autorisé, et que cette autorisation, subjectivement parlant, on la tient de la reconnaissance qu’on a décisivement opérée d’un vrai préalable.

La question de l’auteur est bien celle de la métaphore, qui est un acte inouï et que personne ne pouvait produire à sa place, mais cet acte inouï ,et forcément aberrant puisqu’il a lieu à la marque qui est une impossibilité de compréhension, il est en même temps une reprise marquante de ce qui a produit la marque. Chaque moment de la tradition métaphorise le précédent d’une manière absolument aberrante mais qui n’est surtout pas arbitraire. En effet le représenté gouverne la représentation, et donc le métaphorisé la métaphore. C’est sur cette idée de gouvernement que nous nous appuyons pour dire par exemple que Spinoza appartient à la tradition cartésienne, c’est-à-dire que Spinoza pensait, qu’il était vraiment lui-même. Or que l’être représentation soit représenté par le deus sive natura c’est ce qu’un cartésien de stricte obédience, c’est-à-dire de stricte médiocrité, ne peut admettre. Pour que Spinoza soit un penseur, il faut donc qu’il ait été marqué disons par Descartes et qu’il se soit installé là où, par cette marque, il est désormais un autre que celui qu’il reste par ailleurs . On pourrait dire que tout lecteur de Descartes a été marqué par lui, mais presque tous se situent ailleurs qu’à la marque laissée par lui en eux, dans ce qu’on pourrait donc nommer la stricte obédience. Cette extériorité doit être nommée médiocrité ou compréhension, comme on préfèrera (quand on a bien compris Descartes, on est cartésien jusqu’à la fin de sa vie, voilà tout et on n’aura jamais pensé). Il n’y a de génie que traditionnel et le génie est en exclusivité de toute compréhension, non pas par manque d’intelligence mais parce que la question du génie n’est pas celle de produire un savoir mais celle se tenir en un lieu de vérité – la marque, précisément, qu’on peut présenter plus concrètement en disant que les penseurs de la tradition cartésienne sont ceux pour qui cette lecture, qui par ailleurs était une expérience et un apprentissage, est resté une épreuve. Et qu’est-ce qu’un génie, justement, sinon un sujet qui ne laisse pas ce qu’il comprend le déloger de ce qui l’a marqué c’est-à-dire assigné ?

En quoi je répète qu’il n’y a jamais d’autre autorité que traditionnelle et de pensée qu’en étrangeté à soi. En somme on appelle ” tradition ” l’impossibilité que l’originalité soit jamais identifiable à l’arbitraire. Eh bien cette impossibilité, je dis qu’il faut l’appeler antériorité de ce qui aura marqué sur ce qui adviendra au lieu de la marque.

 

Le matériau comme sujet assigne le créateur à sa ” vraie ” place

Cette antériorité étant celle d’une œuvre, j’ai dit qu’elle était par là même identique à une perte dès lors originelle du matériau de ladite œuvre. C’est le matériau perdu qui compte, dans l’idée de tradition : le sujet dont à chaque fois l’œuvre est le ” devenir ” personnel. Or le rapport à ce qui compte, cela s’appelle respect. Revenons à l’exemple de la peinture en disant que c’est le respect de la couleur qui, de l’avoir reconnue dans sa vérité et de l’avoir délaissée dans sa réalité (on l’a reconnue respectueusement dans le tableau et pas dans la décoration où il s’agissait de notre agrément), est le moteur éthique de la traditiondans ce domaine. Car le respect est le sentiment de la distance, non pas tant de la distance du sujet à son objet que de la distance propre à ” l’objet ” entre sa réalité et sa vérité (par exemple la personne humaine n’est en rien diminuée quand sa réalité l’est – comme dans le cas des malades, des handicapés, voire à la limite des morts).

Eh bien cette distance constitutive du respectable est-ce que ce n’est pas elle qui définit la création, opération qui consiste simplement à ne pas céder sur cette distance, et par là à la produire ? Car celui qui ne cède pas sur le caractère respectable de la pierre, par exemple, ne deviendra jamais fabricant d’escaliers : il sera sculpteur. Le fabricant d’escalier, lui, il a toujours déjà cédé sur la question de ce que c’est vraiment que la pierre !

Ce qui revient à dire qu’il faut non seulement avoir reconnu ce qui imposait le respect (l’œuvre antérieure dont on s’autorisera pour autoriser) mais encore avoir reconnu ce respect lui-même et comme tel c’est-à-dire, justement, comme distinction de la vérité et de la réalité : la peinture antérieure qui nous a marqués, elle était déjà faite de la couleur respectable, si je puis m’exprimer ainsi à propos de cet exempl, et non pas de la couleur réelle. Il a fallu que l’écart de la réalité et de la vérité soit à la fois reconnu et, précisément comme écart, respecté.

La marque est respect du respect en quelque sorte : si la pensée n’est rien d’autre que l’activité où la vérité est distinguée de la réalité (ce qu’on réfléchira en disant qu’il s’agit à chaque fois de creuser leur écart), alors en effet chaque reconnaissance d’un vrai fait de nous quelqu’un d’autre (c’est toujours cette altérité qui est notre pensée c’est-à-dire notre distinction), un autre qui aura été originellement marqué par l’écart dont il ne s’est jamais remis de la reconnaissance (quand j’ai parlé du respect, je vous ai expliqué que c’était le distingué comme tel qui l’imposait). Or cet écart ou plus exactement cette distinction, il est plus simple de dire qu’elle est le respect du ” sujet ” (du matériau) puisque respecter consiste précisément à distinguer ce qu’on respecte comme n’étant sa réalité que ” par ailleurs “.

On aperçoit que l’autorité doit s’entendre à partir de la nécessité que le sujet matériel (le matériau, donc) soit ce qui compte dans la tradition, dès lors que vous m’aurez accordé que toute autorité est nécessairement traditionnelle. Ainsi pourrait-on dire par exemple que l’ordre de la sculpture, c’est simplement la nécessité éthique que la pierre compte alors que partout ailleurs elle importe.

Reconnaître au matériau cette distinction, cela s’appelle tout simplement sculpter, si ce matériau est la pierre ou peindre s’il est la couleur – puisque la sculpture ou la peinture n’est pas un processus actif, une imposition de volonté, mais bien au contraire l’acte de laisser enfin la pierre ou la couleur ” advenir ” à elle-même (c’est toujours du même ” werden ” qu’il s’agit). Dire que la couleur est le sujet du tableau ou que la pierre l’est de la sculpture, cela signifie donc que le propre de l’œuvre reconnue est qu’elle soit la distinction véritative de du sujet matériel (elle ouvre l’écart de sa vérité et de sa réalité), mais elle ne peut l’être qu’à ce que cette distinction ait déjà été celle dudit matériau. Voilà pourquoi je l’appelle ” sujet “.

Or tout sujet l’est de quelque chose, à savoir d’une vérité (dans cette exemple : un tableau, une statue), non pas au sens métaphysique du terme sujet (le sujet l’est par définition de la totalité de ses expressions) mais au sens éthique où il s’agit, quant on est sujet, de l’être vraiment (ce que dit l’ensemble de la formule freudienne). L’identité de la vérité et de la perte absolument originelle est ce qui marquera, et par là instituera quelqu’un au lieu du matériau qui, en comptant, désignera par là même la ” vraie ” place, celle dont on ne se laissera pas déloger, quoi qu’il arrive.

Voici l’essentiel, en effet – et la dernière chose que j’avancerai aujourd’hui : la corrélation entre la nécessité pour toute autorité d’être traditionnelle, la nécessité pour toute tradition d’être celle d’un sujet matériel, et l’impossibilité, quand on est un auteur, de jamais céder sur la vraie place.

Rien là que de très simple à comprendre. Je viens de dire qu’on n’était, par exemple, peintre qu’à s’inscrire dans la tradition de la peinture c’est-à-dire qu’à métaphoriser les œuvres qui nous ont marqués. Et quelles sont celles qui ont marqué, sinon justement celles qui faisaient littéralement la distinction de la vérité et de la réalité dont, rétrospectivement, on doit donc dire que la couleur procédait déjà ? Etre peintre, c’est donc s’inscrire dans cette tradition qu’on peut ramener à la simplicité en disant que c’est la couleur qui compte. Or quand je la définis ainsi comme le sujet, j’en fais aussi le lieu de la vérité propre de l’auteur ! C’est au lieu de la couleur qu’un peintre est lui-même : ailleurs il est n’importe qui.

Je termine donc cette nouvelle présentation de l’autorité en rapportant le sujet que la réflexion désignera comme l’objet (elle dira que la couleur est l’objet du peintre, puisqu’elle méconnaît que peindre consiste à laisser parler la couleur) à la place qui, sous le nom de ” marque ” a été désigné comme la place de la vérité.

L’auteur est celui qui se tient à cette place et qui n’en bougera pas, quoi qu’il arrive. Par cette indication, je mentionne l’éthique à l’encontre de toute volonté, c’est-à-dire à l’encontre du service des biens – y compris les plus grands et les plus urgents (la vie elle-même, à la limite).

Quoi qu’il arrive, cela ne renvoie à aucun héroïsme, mais seulement à la marque : c’est là qu’on est vraiment soi-même et donc, en langage subjectif, c’est là que, vraiment, on est. L’auteur est celui qui ne cède pas sur cette contingence, alors que le médiocre est celui qui se trouve là où la situation exige qu’il soit (en quoi il est bien quelqu’un qui ne compte pas : ce n’est pas lui qui compte, mais sa situation – comme ne cessent de le proclamer ceux qui commencent leurs discours par ” moi, en tant que… “).

 

Nul n’est moins souverain que celui qui s’autorise de lui-même, lui dont la liberté consiste, précisément comme distinction de la vérité relativement à la réalité accessible à n’importe qui, à ” laisser parler ” le matériau, autrement dit à lui rendre justice en tant que sujet puisqu’il le respecte et que le respect est l’effacement local de celui qui respecte. L’auteur est son propre génie, autrement dit la vérité elle-même dont le matériau est le sujet. Par exemple le peintre est l’advenir du tableau dont la couleur seule est sujet.

On a donc une corrélation entre ce qui définit l’autorité, à savoir la reconnaissance du matériau comme sujet (c’est lui et non pas l’individu humain qui ” doit ” ” devenir “) telle que la tradition (les œuvres antérieures qui seront métaphorisées dans l’œuvre à venir)en est la distinction (qu’il y ait par exemple une tradition de la peinture, voilà concrètement la distinction de la couleur), et l’éthique dont la plus simple des expressions suffit à définir l’auteur. Cette expression la plus simple, la notion de distinction nous l’indique : la réalité ne compte pas, quelle qu’elle puisse être. Traduisons cette indication en disant que l’auteur est celui qui ne cèdera pas parce que c’est au lieu du sujet qu’il se tient, le sujet étant le matériau. Là où est vraiment le peintre, est la couleur. Il n’est jamais auprès d’un but (par exemple la décoration, la représentation historique, etc.) où la couleur serait de quelque importance. On peut donc lui proposer un pont d’or ou au contraire le menacer de mort, rien n’y fera : l’auteur ne cèdera pas sur la place, dès lors qu’il l’a reconnue comme la place de la vérité. L’éthique et l’institution de soi comme auteur, c’est donc la même chose. Et il faut comprendre que la place de la vérité, ce n’est pas la place du vivant qu’on est par ailleurs puisqu’alors on est n’importe qui et que le propre de n’importe qui est de pouvoir être n’importe où, mais bien la place du matériau lui-même, du vrai sujet.

Je conclus en répondant à la remarque indiquée au début, à propos du cercle où il aurait pu sembler que je risquais de m’enfermer. Quel est concrètement le rapport de l’être humain (habituellement ” sujet “) et du matériau que ma réflexion sur la tradition m’oblige à désigner comme le ” sujet réel ou matériel ” ?

Simple : l’identification, pourvu que cet être humain soit un auteur c’est-à-dire qu’il soit vraiment lui-même. Pour les gens ordinaires, cette idée n’aurait aucun sens.

Car de quoi s’agit-il dans l’éthique dont la réflexion énonce ainsi l’injonction, sinon d’être soi là où en vérité on a à l’être ? Et ce ” là “, est-ce que nous ne venons pas d’en forger le concept au moyen de la ” subjectivation ” du matériau – opération qui consiste simplement, je le rappelle, à expliciter l’idée de tradition ? S’il y a une tradition de peinture ou de sculpture, cela signifie que la couleur ou que la pierre est sujet. Qu’on le nie, et il faudra nier que toute autorité soit traditionnelle, autrement dit il faudra nier la notion même d’autorité (il y aura des gens qui ” s’exprimeront ” mais il n’y aura plus d’auteurs). Mais si l’on refuse cette négation, on doit bien admettre que la place du sujet humain qui est un auteur est la place même du matériau qui est sujet de la tradition ! Sujet et sujet sont à la même place.

Voilà en quel sens très précis je parle d’identification. En répondant à la question du génie, à travers l’idée d’une place pour la vérité, j’espère avoir répondu à la question du rapport des sujets qui était restée en suspens. Identité métaphorique, par conséquent, qu’on peut encore expliciter en disant qu’un auteur est celui qui, de s’être identifié à l’objet, ne cède pas sur la place où il se tient parce qu’elle est celle de la vérité.

C’est simple : un auteur se fait tuer sur place – au sens où il mourrait de ne pas pouvoir travailler, comme le dit notamment Rilke dans ses lettres à un jeune poète. En quoi il ne s’agit nullement d’héroïsme – puisque le héros fait ce que n’importe qui aurait raison de faire mais que personne d’autre que lui n’ose faire (par exemple se jeter dans un brasier pour sauver quelqu’un). Pour l’auteur, c’est tout différent : quand je dis qu’il se fait tuer sur place, c’est pour indiquer qu’il ne s’agit surtout pas d’un idéal, comme dans le cas du héros, mais bien de sa place, sa vraie place – celle où le sujet (ou l’objet, comme on voudra) auquel il s’identifie, par exemple la couleur s’il est peintre, etc., ” devient ” vraiment lui, donc aussi l’auteur en personne. Beethoven pouvait encore composer en étant sourd, puisque sa musique pouvait d’abord s’inscrire sur le papier ; mais on peut affirmer que Picasso n’aurait pas vécu si quelque maladie l’avait rendu définitivement aveugle, sa santé et tous ses autres intérêts étant par ailleurs préservés. Le service des biens à quoi tout le monde a raison de ramener toute la vie ne compte pas, la seule chose qui compte est ce ” sujet ” qui a à ” devenir “. C’est de cela que je parle, et non pas de quelque héroïsme (emprise de l’idéal or tout idéal est anonyme), en disant que l’auteur se fait tuer sur place. Dans sa vie il est sûr qu’il s’autorise de le savoir…

 

Je vous remercie de votre attention.