Cours du 07 novembre 03

 

Indication de la démarche

 

En ouvrant cette nouvelle année d’enseignement, voudrais commencer par préciser dans quel esprit je vais travailler et quelle conception de la philosophie se trouvera engagée dans ce que nous allons examiner.

L’idée est simple : il s’agit de mettre en œuvre une définition pratique de la philosophie comme exploration de la vie spirituelle, si l’on appelle ainsi notre vie en tant qu’elle est affectée par le vrai, et donc aussi notre réflexion en tant qu’elle l’est par la question de la vérité. Du réel au vrai il n’y a pas de différence mais seulement une distinction, et c’est l’effet de cette distinction sur notre vie qu’il faut, d’une manière générale, comprendre sous le terme de spiritualité.

Non pas que l’exploration de la vie spirituelle soit une option que, par on ne sait quel déterminisme psychologique ou social, nous aurions été amenés à prendre, mais en ceci qu’elle explicite la plus classique et la plus évidente des définitions de la philosophie. On n’a jamais pensé la philosophie autrement qu’à travers la question du vrai, celle de sa possibilité (comment peut-il en général y avoir du vrai ?) et / ou celle de son effet (qu’en est-il de nous, qui reconnaissons le vrai ?). La définition pratique de la philosophie comme ” exploration de la vie spirituelle ” que je vous propose est pour ainsi dire tautologique, une fois admise l’impossibilité proprement constitutive de l’humain que l’on sépare jamais la question de l’esprit de celle de la vérité.

L’axiome de notre travail est en effet celui-ci, énonçable en quatre propositions : il y a le vrai ; le vrai a un effet ; cet effet ne peut pas être autre chose qu’un effet de vérité ; la question que l’humain est pour lui-même est une réflexion de cette dernière nécessité. Les années précédentes ont été consacrées à l’examen de ces propositions, à leur critique et – j’espère – à leur validation. Elles ouvrent le champ de l’interrogation, et c’est en ce sens que j’appelle ” axiome de la philosophie ” l’unité de leur corrélation.

Unité problématique, bien entendu, mais correspondant par là même au caractère réflexif d’une démarche dont il revient au même de dire qu’elle est philosophique et de dire qu’elle est en impossibilité d’elle-même. Car si la philosophie était possible, elle serait la sagesse ; et si elle était la sagesse, elle serait l’imposture des maîtres alors qu’elle est l’affaire des auteurs – comme chacun le sait, depuis le plus ignorant des élèves qui veut se faire croire que ” tout cela est subjectif ” jusqu’au plus savant des professeurs qui aura consacré sa vie à rédiger de lourdes monographies sur ” la notion de truc chez Machin “. Et comme il impossible d’être soi-même un auteur – précisément : l’auteur est celui qui s’impose de son autorité, celui dont on reste marqué de l’avoir reconnu – il faut dire que la philosophie, d’être sa propre impossibilité, est par là même identifiable à la production (elle-même ” impossible “) d’un savoir qui soit celui de l’impossibilité que la pensée est originellement pour soi.

L’axiome que je viens d’indiquer configure la réflexion pour qu’elle ait comme raison  cette impossibilité originelle : c’est là où nous sommes marqués par une rencontre qui a été, d’une manière ou d’une autre, celle du vrai que nous sommes capables d’une vérité qui n’en soit une qu’en étrangeté radicale à tout ce que nous pourrions reconnaître comme nous étant propre, puisque la vérité est l’affaire du vrai et aucunement celle du sujet qu’on serait soi-même.

L’emprise qui définit le sujet concevant qu’on est toujours par ailleurs dit suffisamment cette exclusivité : dans tous les objets que je puis penser, c’est toujours la même chose qui compte, à savoir qu’ils soient pensés (et donc comptés) par moi, qui ne suis donc réellement moi qu’à la condition d’être sans égards envers eux (car c’est moi qui compte et non pas eux). Inversement, la reconnaissance du vrai est identique à une destitution originelle de moi qui se serait toujours déjà opérée en moi, et dont la notion d’autorité constitue l’intelligibilité : l’autorité impose le respect, lequel se définit d’être le sentiment de ne pas compter en face de ce qu’on rencontre. Si l’on rapporte tautologiquement l’autorité à la vérité, au sens où le vrai est l’étant qui fait autorité, alors il faut dire que dans le savoir, c’est moi (le sujet dès lors transcendantal) qui compte ; mais que dans la vérité, c’est par définition le vrai – qui dès lors me compte c’est-à-dire me marque.

On n’est vraiment soi que sans soi, on n’a vraiment raison qu’à ne pas y être, on ne fait autorité qu’en son absence, à condition bien sûr de pointer le caractère local et partiel de cette absence, dont la notion de marque est l’indication.

Et qui ne sait qu’un discours philosophique, à l’instar de cet ” ouvrage ” dont Descartes envisage qu’il ne diffère pas de la ” marque ” de ” l’ouvrier “, ne soit la marque de son auteur – son absence (il ne s’y exprime certes pas !) toujours locale (car par ailleurs il est un sujet ordinaire, assujetti à tous les ordres sociaux et psychologiques dont n’importe qui aurait, comme lui, été le résultat) ?

Exclusivité de la marque selon l’hypothèse cartésienne, en effet, exclusivité radicale puisque rien ne peut être philosophique qu’il ne soit originellement et finalement épuisé de ce statut. Car les philosophes s’opposent aux savants de dire la vérité des objets qu’ils se sont donnés quand ceux-ci n’en disent au mieux que la réalité. Par exemple la réalité de la morale est d’être une nécessité dont les sciences humaines épuisent par principe la réalité, mais sa vérité, c’est qu’elle soit kantienne. Or ” kantienne “, qu’est-ce que cela veut dire ? Rien, absolument rien, et cela ne constitue notamment pas un surplus de connaissance qu’il faudrait ajouter à celles dont les sciences humaines sont la production. Alors, qu’est-ce que l’œuvre morale de Kant, sinon cet établissement aveugle d’une vérité dont nous seuls, ses lecteurs, pouvons assurer la récollection en interrompant un exposé de sa pensée par un ” enfin bref, la morale est kantienne ” ? La marque et l’ouvrage ne diffèrent pas, puisque c’est au seul lieu de la coupure du savoir par la vérité (” enfin bref… “) que le texte est philosophique, et que ce lieu est partout (on peut faire cette interruption à n’importe quel moment)…

L’étrangeté radicale de la philosophie à la volonté de philosopher, telle qu’on l’énonce en reconnaissant d’une part qu’elle est l’affaire exclusive des auteurs et que d’autre part on ne saurait être un auteur soi-même, il faut donc l’entendre à partir de l’impossibilité de jamais confondre le savoir et la vérité – le premier étant l’affaire des savants quand la seconde est celle des auteurs (chacun d’entre nous n’ayant jamais que la possibilité, sur une question donnée, d’être savant), chaque auteur s’entendant par ailleurs de produire un savoir (le travail quotidien du philosophe est une production de doctrine).

Cette impossibilité de la philosophie à elle-même qu’on indique en identifiant chacun des points du texte philosophique à la coupure du savoir par la vérité, on peut dire subjectivement qu’elle est l’aberration locale d’être vraiment soi. C’est dans son œuvre et non pas dans sa vie que se trouve la vérité de Kant, par exemple, cette œuvre n’en étant précisément une qu’à ce qu’il en méconnaisse absolument le statut de vérité. De fait, il s’imaginait travailler pour nous communiquer des connaissances, sans apercevoir ce que nous reconnaissons comme la seule chose qui compte, à savoir que ces ” connaissances ” étaient identiques à leur coupure par la vérité parce qu’elles disaient la nature ” kantienne ” d’un objet (par exemple la morale) dont on ne peut par là même déjà plus dire qu’il en était un.

La distinction du savoir et de la vérité (de ce qui importe et de ce qui compte), elle tient dans son actualité de coupure qui est en même temps son effet : pas plus qu’il ne s’est remis d’avoir rencontré la question morale, nous ne nous remettons pas d’avoir lu Kant. Je dis que cette corrélation des deux faces de la marque (le marqué est marquant) est proprement la vie spirituelle : une vie d’étrangeté radicale dont on peut seulement dire à chaque fois, et sans en savoir plus, qu’elle est donnée par des choses dont on ne se remettra pas de les avoir éprouvées – des choses qui, de nous avoir marqués, nous aurons par là même donné d’être vraiment nous, d’avoir un corps, un esprit et surtout un âme qui soient les nôtres. Dette radicale envers la vérité dont nous sommes par conséquent institués…

Je dis que cette indistinction de la donation et de la dette de vérité est la spiritualité même, dont il faut nommer ” philosophie ” la reprise réflexive. Ainsi appellera-t-on ” philosophie ” le savoir dont on ne se remet pas parce qu’il est la reprise, en extériorité à soi (les idées naissent sous la plume et ne sont pas préalables à l’écriture, par exemple), de choses dont il est impossible de se remettre, de choses qui nous ont définitivement distingués de nous-mêmes – de choses dont l’impensable effet de coupure d’un savoir nécessaire par une vérité impossible nous aura malgré nous donnés à nous-mêmes et, peut-être, donneront d’autres à eux-mêmes sans que nous ayons à le savoir.

Ces choses, j’ai souvent indiqué le statut de leur reconnaissance qui est en même temps l’épreuve de la distinction qu’on leur doit : par opposition à toutes les réalités qui donnent à réfléchir, elles, celles qui comptent et dont il y aura par conséquent philosophie au sens de la marque exclusive que je viens d’indiquer, donnent à méditer.

Comme chaque année, mon travail sera par conséquent de réfléchir sur des choses que j’aurai méditativement rencontrées, et par là de vous donner à méditer.

Je vous remercie de votre attention.