Cours du 13 juin 03

 

Conclusion sur apprendre à vivre

 

Pour apporter quelques éléments de conclusion provisoire à un parcours qui se poursuivra encore longtemps, je voudrais souligner l’opposition entre la vie bonne et la vie valable, la première qui inspire l’envie et à quoi les héros du films de Kubrick ont décidé de se tenir, et la seconde qui inspire le respect. Certes, on ne peut pas apprendre à vivre au sens où il y aurait un savoir de la vie qu’un maître pourrait nous transmettre, mais nous ne sommes pas pour autant démunis devant la nécessité de vivre, si on l’oppose au simple fait d’être pris dans la vie, puisqu’il y a des leçons de vérité envers lesquelles nous pouvons nous conduire de manière désinvolte ou au contraire de manière responsable.

 

L’alternative était autre

Au cours de ces mois, nous avons appris que l’alternative qui semblait être celle de l’ignorance et du savoir, ou alors celle de la folie et de la sagesse, était en réalité celle de la désinvolture et de la responsabilité.

Il y a des gens qui trouvent normal d’exister et qui n’auront jamais d’autre horizon que le constant renouvellement des nécessités mondaines, des gens qui croient que le monde tient debout, et qui dans le meilleur des cas progressent dans cette accumulation d’expérience qu’ils n’ont d’ailleurs pas totalement tort d’appeler une sagesse (il est sûr qu’on fait moins de bêtises quand on s’appuie sur une longue expérience des choses naturelles et humaines). Ceux-là, si vertueux ou méritants qu’ils soient parfois, nous pouvons dire qu’ils n’ont rien compris à rien. Non pas parce qu’ils manqueraient d’un savoir ou d’une sagesse que la soumission à un maître ou un supplément d’expériences auraient pu leur permettre d’acquérir mais parce qu’ils sont originellement désinvoltes envers l’impossibilité positive de l’existence (l’existence est l’aberration absolue) et l’impossibilité négative d’être soi (on n’est soi que sans soi), et qu’ils le sont jusque dans leur souci de mener une vie qu’ils espèrent ” authentique ” c’est-à-dire préférable à toute autre.

Au contraire, avoir reconnu l’imposture des idéaux, à commencer par celui de la sagesse, fait voir indistinctement que la vraie vie n’est pas le service des biens et que le discours du maître ne fait pas autorité : il atteste seulement de sa place et / ou de son savoir, lesquels s’entendent de pouvoir être occupée ou mobilisé par n’importe qui, terme qui désigne un sujet quelconque, c’est-à-dire un sujet sans autorité. La vie ” authentique ” est en ce sens celle que n’importe qui aurait raison de choisir (qui le nierait ?), celle qui est le plus évidemment ou le plus intelligemment inscrite dans le service des biens. Or justement, à la vie bonne s’oppose la vraie vie, laquelle est celle que n’importe qui n’aurait pas pu choisir pour la raison de principe qu’elle est étrangère à toute possibilité d’être choisie : la vie propre au sujet qui est celle de sa propre impossibilité puisque c’est forcément malgré soi, sans l’avoir voulu et à la limite sans le savoir, qu’on est vraiment soi.

Alors que la réflexion lie responsabilité et présence à soi, désinvolture et absence à soi, on s’aperçoit que la distinction de la vie bonne et de la vraie vie force à revenir sur cette évidence – exactement comme une méditation sur le vrai nous fait reconnaître la fausseté, en un sens moins théorique que pratique, de la conception qui voudrait l’approprier au savoir (le vrai serait ce dont on a le savoir, ou ce qui correspondrait au savoir). Ce que nous reconnaissons désormais, c’est que la volonté et la désinvolture sont inséparables – si l’on n’est vraiment soi que sans soi. Et certes, cette désinvolture est criminelle, puisque personne n’ignore que tous les moments de notre vie qui ont compté ont précisément des moments involontaires, des moments où la réflexion a été subvertie, des moments où nous avons été sans recours. Et qui est moins dénué de recours que l’homme volontaire, c’est-à-dire accompagné de lui-même comme devant toujours avoir le dernier mot ? Jamais il ne connaîtra l’extrême, qui est le lieu même du manque de ce mot : il pourra bien accumuler l’expérience et cultiver sa force, il aura toujours manqué l’instant de la décision où les meilleures raisons ne servent à rien, ce moment où tout bascule et à partir duquel, marqué, on sera désormais un autre. Désinvolture absolue envers le vrai de celui en face de qui il n’y aura jamais que des objets, et par conséquent désinvolture envers soi (trahison de soi) si c’est d’être marquée, et par là rendue ponctuellement étrangère à elle-même, que notre vie peut être la nôtre et non pas la vie en général.

A l’inverse la responsabilité consiste d’abord à prendre acte qu’on n’est sujet de ceci précisément qu’on n’aura pas plus le dernier mot qu’on n’aura eu originellement le premier, puisqu’être sujet consiste à l’être déjà et à avoir encore et toujours à l’être. Pas de vérité subjective hors de cette double extériorité au savoir, qu’on entend premièrement en disant que nous avons commencé par une réponse qui était forcément l’envers d’un discours précédent et méconnu puisque là depuis toujours, et deuxièmement en disant que nous ne serons jamais rien d’autre que le manque d’un dernier terme qui apporterait enfin la réponse à la question que nous restons définitivement pour nous-mêmes. Etre du côté du savoir, comme l’est l’homme volontaire qui entend avoir le dernier mot, et comme l’est aussi l’ignorant convaincu que tout se ramène toujours à des évidences, c’est par conséquent avoir toujours déjà manqué l’existence comme impossibilité, c’est-à-dire comme ce miracle dont il aura depuis toujours été impossible de se remettre et que de nouvelles impossibilités (les épreuves, à commencer par celle du langage) viendront encore grever d’aberration.

Aberrant à l’aberration même (d’où l’impossibilité, par exemple, d’adhérer aux ” philosophies de l’absurde “), aussi étranger à lui-même que la vérité étrange l’est par ailleurs à elle-même, le sujet responsable n’ignore pas que sa vérité lui sera toujours étrangère et que l’idée d’un ” accomplissement ” ou d’une ” réussite ” de la vie procèdent simplement de la confusion du savoir et de la vérité, bref de la névrose puisqu’on peut nommer ainsi l’attitude originelle consistant à demander du savoir pour occulter le lieu extrême de la vérité.

Apprendre à vivre, ce n’est par conséquent jamais acquérir le savoir ou la sagesse qui permettraient qu’on ” réussisse ” sa vie, mais c’est tout au contraire avoir reconnu la fausseté éthique d’un tel idéal, qui consiste à avoir cédé sur la distinction de la vérité et du savoir.

S’il est évidemment possible de manquer sa vie en ayant été constamment celui qu’un autre aurait été à notre place, autrement dit en ayant toujours cédé sur la distinction de l’existence et du savoir, il est par contre absurde de vouloir la réussir puisque cela revient exactement au même : devenir celui que, d’après le savoir dont on supposait au moins la possibilité, n’importe qui aurait raison d’être (un ” authentique “). L’authenticité n’est qu’une figure seconde de la médiocrité, et la réussite de la vie la méconnaissance de son échec : l’impossibilité que la vérité est à elle-même (c’est en vérité et non pas en réalité qu’il y a le vrai) c’est l’impossibilité pour le sujet qu’il s’approprie jamais sa vérité, qu’il s’y reconnaisse jamais, qu’il s’y accomplisse jamais.

Je parle pour la première personne qui est la personne de l’éthique, parce qu’il y a évidemment l’immense majorité des autres qui donnent le sentiment non seulement de n’avoir rien compris à rien mais encore d’avoir manqué la vérité dont ils étaient originellement la promesse, par opposition à quelques-uns qui nous donnent au contraire le sentiment qu’ils ont ” réussi leur vie “, d’avoir été vraiment ceux qu’ils avaient à être depuis toujours. En somme la désinvolture peut s’entendre à partir de la trivialité la plus commune, celle du conformisme habituel des moi produisant des semblants de sujets c’est-à-dire des sujets dont la vie est d’autant plus accomplie qu’elle est plus semblable à celle de leurs semblables (personne n’ignore que le secret du bonheur, c’est d’être comme tout le monde !) et elle s’oppose à la responsabilité dont c’est seulement à propos des autres qu’on peut dire qu’elle aura été assumée. Car pour soi, quoi qu’on ait fait, tout reste toujours à faire. Exister comme sujet est la responsabilité même, puisque la définition du sujet est qu’il soit d’abord responsable d’avoir été sujet jusque là et d’avoir encore et toujours à l’être : s’il est avéré que certains autres ont assumé cette responsabilité, la responsabilité consiste seulement pour soi à vivre dans la crainte d’une désinvolture dont il est éthiquement et factuellement impossible de se dire indemne. En somme, et pour revenir à l’impossibilité d’avoir jamais ” réussi ” sa propre vie et donc à la fausseté d’en avoir le projet, c’est le même d’avoir dénoncé l’illusion qu’on puisse apprendre à vivre et de récuser la position névrotique non pas comme illusoire mais comme mensongère.

Pour les autres, l’alternative est donc celle de la désinvolture et de la responsabilité, pour soi elle est celle de la désinvolture et de la crainte.

Je qualifie donc de suprêmement désinvolte l’attitude métaphysique traditionnelle, qui renvoie à l’appropriation, à la reconnaissance de soi, à l’accomplissement – bref au bénéfice qu’on serait supposé tirer de la rencontre du vrai comme si la rencontre était une expérience alors qu’on est une épreuve, comme si on pouvait en être plus soi-même alors qu’on en est désormais un autre. La trahison de soi ne diffère pas de la trahison de la notion de vérité.

Reprenant cette exclusivité en termes subjectifs, on opposera la réflexion qui procède de l’idéologie métaphysique, à la méditation. Manquer sa vie se fait dans l’unité de l’alternative réflexion / irréflexion : l’intellectuel toujours occupé de cette question est logé à la même enseigne de mensonge que le philistin ignoblement satisfait de lui-même, puisque la question de la vérité, subjectivement, est celle de la méditation – laquelle s’entend aussi bien à l’encontre de la vie stupidement immédiate qu’à l’encontre de la réflexion, attitude d’extraction du savoir (” tirer les leçons “) de choses dont on aura dès lors la désinvolture de méconnaître le caractère événementiel. Dans la méditation, c’est l’inverse : c’est toujours aussi sur la donation de ce qui a été donné qu’on médite.

L’impossibilité du sujet qui en conditionne la vérité suppose que son rapport à la donation du vrai s’entende comme méditation et non pas comme réflexion. En quoi nous retrouvons la récusation des idéaux, qui sont forcément des entités réflexives. Tout ce qui nous fait méditer, par opposition aux choses éventuellement très importantes qui nous font réfléchir, compte ; et la méditation elle-même assume l’effet de vérité comme une leçon, au sens où la leçon s’entend en distinction du cours. Dans la méditation, nous prenons acte de la leçon de vérité qui nous a été donnée. Elle l’a forcément été par quelque chose qui a récusé le savoir.

 

On ne peut pas apprendre à vivre parce qu’il n’y a pas de savoir de la vie, mais on peut prendre acte des leçons de vérité qui nous ont été données. Conclure notre travail de cette année, c’est penser cette distinction.

 

Le contingent et son effet de vérité,

La vérité s’entend en exclusivité au savoir. Disant cela, on reprend réflexivement la distinction du vrai et du réel, de ce qui donne à méditer et de ce qui donne à réfléchir. Si donc il appartient à la vérité qu’elle exclue le savoir, il appartient à ce qui aura suscité la méditation qu’il exclue ce sur quoi portera le savoir et qui est, par définition, la nécessité. Reconnu dans la récusation du savoir auquel il serait par ailleurs légitime qu’il donne lieu, le vrai est donc le contingent comme tel : non pas une chose dont on ne verrait pas les raisons, une chose dont le pendant subjectif serait l’ignorance, mais une chose dont l’effet réflexif est l’impossibilité que compte le savoir des nécessités dont par ailleurs elle relève forcément. Je ne parle pas d’une contingence ontologique propre à une chose qui serait tombée du ciel (ce qui serait de toute façon encore une nécessité) mais de la contingence propre au donné comme tel : dans sa réalité, il est aussi nécessaire qu’on le voudra, mais sa donation est sa contingence absolu, parce qu’il n’y a de don qu’en exclusivité à toute raison de donner.

Ne commettons pas l’erreur d’hypostasier la contingence, ce qui pourrait aussi bien consister à en faire une notion métaphysique qu’à en faire une notion critique : dans la question de la vérité, il ne s’agit pas plus d’une thèse sur l’existence en général des choses (de fait, il se trouve qu’il y a quelque chose et non pas rien) ou de certaines choses qui de toute façon ne seraient pas contingentes mais aléatoires, qu’il ne s’agit d’une thèse sur les limites ou les paradoxes de la connaissance : il s’agit de ce que la réflexion fait de la distinction du vrai et du réel. Cette réflexion, toujours déjà engagée puisque la notion même de vérité déjà une réflexion, impose la notion de don comme la limite qui protège le vrai de la nécessité d’être ramené au régime commun des réalités donnant lieu au savoir. C’est la réalité même de la réflexion qu’elle nie qu’il y ait du vrai en soi (d’où la confusion du savoir qu’on produit et de la vérité qu’on pourrait dès lors posséder ou ” rechercher “) – et c’est par conséquent aussi sa réalité qu’elle implique, s’agissant du vrai lui-même, une donation dont elle se retourne elle-même d’être la reconnaissance. Car bien sûr, ce n’est pas la donation elle-même qui est donnée, mais sa reconnaissance, et forcément d’une manière réflexive : reconnaître le vrai c’est déjà être engagé sur la voie de la méditation (on ne peut pas vouloir méditer). Voilà dans quel cadre il faut penser la notion de contingence quand on fait de la vérité l’effet du contingent comme tel – autrement dit quand on la rapporte à la méditation et non pas à la réflexion.

Dire qu’il y a des leçons de vérité – terme assurément en forme de pléonasme, puisque leçon s’oppose à cours comme vérité s’oppose à savoir – c’est dire qu’une reprise subjective a lieu d’un effet qui est expressément celui du contingent. Le nécessaire donne à réfléchir, mais le contingent donne à méditer et c’est dans cette distinction subjective que nous posons pour nous-mêmes la question de la vérité comme celle d’une reprise. Méditer et non pas réfléchir : dans l’effet de vérité qui est indistinctement mon lieu et l’objet de ma reconnaissance, apparaît l’impossibilité que je puisse jamais profiter de ce qui m’a été donné. Nous le savons depuis longtemps : il n’y a pas d’expérience du vrai mais seulement une épreuve. D’où ce paradoxe de l’effet de vérité qu’il ne serve à rien – notamment pas à apprendre à vivre. Bref, c’est le même d’avoir éprouvé le vrai et d’avoir compris que la sagesse était une imposture, non moins ignoble que celle du bonheur pourtant expressément destinée au grand nombre.

Si c’est dans la production de son effet que le contingent se donne comme vrai, et si c’est par conséquent sa donation qui le distingue du commun de l’étant, on rapporte cette dernière à l’autorité qui y a présidé. Car cela qui a été amené sans que les raisons comptent (bien qu’elles soient par ailleurs toujours identifiables), il faut évidemment le dire donné. Mais la donation elle-même n’est pensable que par un encore de la légitimité des raisons habituelles. Et par définition, cet encontre de la légitimité courante s’appelle ” autorité “. Disons-le autrement : ou bien les choses adviennent à titre d’accomplissement des raisons objectives et subjectives qui président à leur existence, ou bien elles adviennent de ce que ces raisons soient en quelque sorte interdites de séjour. L’interdiction, c’est l’autorité en tant qu’elle s’oppose à des justifications par ailleurs incontestables.

Pas de différence, par conséquent, entre reconnaître le contingent dans son effet, lui attribuer la donation comme condition originelle, et le dire autorisé. Et par définition, cela qui est de manière autorisée, ce qui donne lieu à reconnaissance par opposition à ce qui donne lieu à constatation, on dit que c’est le vrai.

La substitution de la méditation à la réflexion ne renvoie pas simplement à celle d’un objet à un autre (le contingent au nécessaire) ni d’une disposition phénoménologique originelle à une autre (l’épreuve à l’expérience), ni d’une notion réflexive à une autre (la vérité au savoir) ; elle le fait bien sûr, mais seulement à la condition d’une légitimité dont on oublie généralement de se poser la question, comme si la question de la vérité n’était pas celle de la légitimité de la position ou de la reconnaissance autrement dit comme si elle n’était pas celle de l’autorité. Car comment nommer autrement ce qui opère la distinction du vrai, dès lors que la distinction n’est pas une différence, qu’elle n’est pas affaire de savoir ?

Les ” leçons de vérité ” renvoient donc forcément à ceci qu’il s’agit d’être autorisé ou de faire autorité, et elles le font toujours dans l’idée que l’autorisation n’est en rien une production : c’est bien le contingent comme tel qu’on aura l’autorité de poser ou qu’on sera autorisé à reconnaître.

Le contingent, de ce qu’il soit donné et non pas produit, sa reconnaissance prend forcément la forme de la gratitude. D’ailleurs le double sens du terme de ” reconnaissance ” est par lui-même assez clair, qui met toute reconnaissance de fait sous le régime originel de la reconnaissance du contingent autrement dit de la gratitude.

Si l’on revient sur les ” leçons de vérité ” qui nous sont parfois données et dont nous méditons alors la dimension d’autorité, on comprend qu’elles induisent une ” reconnaissance ” dont la double signification apparente dit en réalité une seule obligation, puisque c’est le propre de l’autorité qu’elle oblige : celle de la gratitude.

Je propose de définir la méditation la ” reconnaissance ” de l’autorité, au double sens de ce génitif : y reconnaître une autorité, et avoir l’autorité de la distinguer. Elle est en somme une gratitude réfléchie.

 

Avoir appris à vivre ?

On ne peut pas apprendre à vivre parce qu’il n’y a pas de savoir de la vie, mais la majorité des personnes que nous rencontrons donnent malgré tout le sentiment de n’avoir rien compris – rien compris à rien, si savantes et instruites qu’elle puissent être par ailleurs. Inversement des personnes modestes qui suscitent en nous un grand respect donnent le sentiment qu’elles ont reconnu ce qu’il fallait reconnaître, bien que par ailleurs elles puissent être fort ignorantes et ne pas comprendre grand’chose aux réalités de toutes sortes qui suscitent notre réflexion.

Une distinction se fait donc spontanément en nous entre comprendreet reconnaître : là où il n’y a pas de vérité, nous pensons en termes de compréhension, là où il y en a nous pensons en termes de reconnaissance.

Il n’y a de reconnaissance que de l’autorité. Reconnaître, en effet, n’est pas constater : la constatation renvoie au fait alors que la reconnaissance renvoie au droit. Et si je reconnais ce que par ailleurs je constate, c’est que je me suis en réalité rapporté à une autorité qui ne peut en fin de compte être que celle de la donation. Les personnes qui nous donnent le sentiment d’avoir reconnu ce qui devait l’être auraient donc reconnu une autorité, celles de certaines choses que par là même on dira vraies, et elles ont reconnu ces choses non pas comme étant stupidement là mais au contraire comme étant données. Le sentiment suscité en nous par ces personnes est celui d’une responsabilité liée à cette reconnaissance, par opposition à la désinvolture habituelle. C’est le paradoxe de la marque, dont je vous ai plusieurs fois entretenus : les gens marqués, ils marquent. Cela signifie qu’ils nous interpellent quant à la responsabilité que nous avons d’être sujets. En somme, et sans que quiconque le sache, ils nous rappellent sourdement à la promesse que chacun de nous était originellement. Il y a des gens qui, de faire de nous désormais un autre, nous rendent par là même à nous-mêmes – à cette vérité dont le premier trait, réflexivement parlant, est l’étrangeté radicale.

En somme, nous pensons que les leçons de vérité sont des leçons de responsabilité et que ce qui correspondrait à l’ignorance ou à la folie si les idéaux, notamment celui de la sagesse, ne constituaient pas autant d’impostures, doit s’entendre comme gratitude. Les gens qui n’ont jamais appris à vivre ne sont donc pas des ignorants ou des fous, mais des ingrats – des ingrats envers la donation dont la notion est déjà celle de l’autorité puisqu’elle est celle de l’interdiction adressée aux raisons qu’elle fassent valoir leur droit.

Par là on dira que ce sont des gens incapables de vérité, après avoir rappelé que la ” capacité ” de vérité n’était rien d’autre que la marque pour quelqu’un de n’être pas vraiment ce sujet indifférent qu’il est réellement par ailleurs (chacun est celui que n’importe qui aurait été à sa place). L’incapacité de vérité c’est donc la non distinction entre être soi et être vraiment soi. Et comme il s’agit d’éthique et non de métaphysique, on peut réfléchir cette négation (de la même manière qu’on peut réfléchir une décision pour en faire un choix) en parlant de refus d’être vraiment soi.

Ceux qui sont en vérité ce qu’ils sont en réalité n’ont rien compris de cette distinction qu’on indique en opposant deux notions qui ne se distinguent que par l’autorité. Ceux qu’on se représente par conséquent comme n’ayant jamais rien accepté de comprendre. Car bien sûr, ce n’est pas de l’innocence du malheur qu’il s’agit là : celui qui n’a rien compris à rien n’est pas semblable au petit enfant ou au jeune animal, ce n’est pas d’innocence qu’il s’agit là mais au contraire du comble de l’ignominie – celle qui consiste à ne pas reconnaître l’autorité du vrai et par conséquent la sienne propre comme sujet reconnaissant le vrai. J’ai expliqué longuement que cette ignominie radicale s’appelait ” désinvolture “.

Dès lors on n’opposera plus le désinvolte au responsable, puisque la désinvolture est le refus de la distinction. Distinction au double sens, puisque distinguer distingue (les gens marqués sont marquants) autrement dit que distinguer consiste à faire autorité, dans quelque domaine que ce soit. Qu’elle ne reconnaisse pas le vrai, c’est ce qu’on indiquera par conséquent en disant d’une personne qu’elle est commune : elle ou n’importe qui, c’est pareil – ou plus exactement elle n’est qu’un représentant de sa catégorie (laquelle peut bien par ailleurs ne comprendre qu’un seul élément sans que cela change rien à cette ” communauté ” – au sens d’être commun par opposition à être distingué – de principe).

Comme c’est le vrai qui distingue et que c’est le rapport au vrai qui définit l’humain (ce vivant pour qui la réalité importe mais ne compte pas), c’est le même d’être une personne ” commune ” et d’être faussement humain (ce qui ne signifie surtout pas moins humains qu’une autre).

Refuser de confondre méditer et réfléchir, autrement dit refuser de ramener la vérité au savoir, c’est par conséquent avoir toujours déjà opéré une distinction entre les ” communs ” et ceux qui font autorité, les marqués qui sont par là même (et non pas en vertu d’on ne sait quelle supériorité naturelle ou acquise) marquants. Il y a des gens qu’on est honoré d’avoir simplement aperçus, et puis il y a la foule indéfiniment renouvelée de nos semblables. Les premiers, qui nous auront marqués et dont nous aurons reconnu la distinction (c’est la même chose), sont en quelque sorte les donateurs de ces leçons de vérité qui sont pour nous autant de rappels de la promesse que nous sommes depuis toujours.

Ainsi, pour reprendre une célèbre distinction sartrienne : qu’on rencontre un individu ayant eu depuis sa naissance jusqu’à sa mort une existence de petit-bourgeois (ou d’autre chose) et l’on aura le sentiment qu’il n’a rien compris à rien ; qu’on rencontre Valéry et l’on méditera sur une singularité qui, pourtant sans différence (aucune erreur possible : rien de ce qu’il a dit n’aurait pu constituer l’opinion d’un prolétaire ou d’un aristocrate), aura été celle d’une reconnaissance de vérité : dans l’irrécusable de la semblance commune, il n’a pas cédé sur la marque qui le distinguait. Et cette marque, justement d’imposer la distinction là où il n’y a pas de différence, fait autorité. Ses semblables ont été à chaque fois n’importe qui – et c’est ce que nous pointons en pensant qu’ils n’ont rien compris à rien – tandis que lui aura fait autorité : il impose le silence aux explications immédiatement sociologiques (et par ailleurs valables !) de sa pensée. Eh bien ma thèse est de dire que cette autorité (imposer silence) n’est rien d’autre que l’envers d’une gratitude. Car c’est bien le même de n’avoir pas été désinvolte envers sa propre marque et de n’avoir pas été ingrat envers ce qui nous a marqués, en tant qu’il nous a marqués – c’est-à-dire en tant qu’il a compté.

En somme ceux qui n’ont rien compris à rien n’ont jamais opposé ce qui compte et qui ouvre au silence des raisons, à ce qui importe et qui ouvre à leur discours.

Or qu’est-ce que cette distinction, sinon la gratitude envers ce qui compte et donc, subjectivement, la gratitude d’avoir été compté quand tous les autres ont été ignorés ? Et certes, aucune raison ne saurait justifier une telle différence de traitement…

Je propose alors le concept : toute la question se ramène à celle de l’élection. Il y a les élus, et il y a tous les autres. Choquant à dire et à entendre, mais universellement reconnu, par exemple en philosophie (il y a une cinquantaine d’élus depuis que l’univers existe, ceux qu’on appelle ” les auteurs “, et par ailleurs la foule innombrable de tous les autres plus ou moins méritants, savants ou talentueux). C’est que la notion d’élection s’entend expressément à l’encontre de celle du choix : elle signifie que les raisons de préférer celui-ci à celui-là, en fin de compte, n’ont pas compté et que tout s’est décidé ailleurs– là où ” il n’y a pas de pourquoi “. Or cette étrangeté, le propre de l’élection est d’attester qu’elle est depuis toujours appropriée à l’élu, lequel n’est donc pas l’objet passif du caprice des autres ! Je le dis autrement : le propre de l’élu est qu’il n’ait pas mérité de l’être, mais la méditation qu’il suscite en nous (précisément : la réflexion est récusée d’avance) aboutit toujours à la reconnaissance du caractère juste de ce qui s’est passé : juste, au sens de la justesse expressément opposée à la justice. Ceux qui n’ont rien compris à rien parce qu’ils ont originellement décidé d’être désinvoltes envers la maque qui les a rendus humains c’est-à-dire qui a fait de la vérité leur affaire, ont notamment refusé de distinguer ces notions.

Inversement, les gens qui nous donnent le sentiment de n’être pas sans avoir appris à vivre, le font parce que nous percevons quelque chose comme une justesse dans leur existence et leur attitude : une justesse qui renvoie à la distinction alors qu’une justice ne pourrait renvoyer qu’à des différences (de valeurs). La justice fait réfléchir (on prend conscience des mérites et des fautes) alors que la justesse fait méditer (” oui, c’est bien cela, il n’y a rien à dire “). Il y a les justes en ce sens, et puis tous les autres – la petite poignée des élus et la multitude des semblables.

Or comment nommer l’attitude juste, une fois le vrai reconnu dans la corrélation stricte de la donation et de l’autorité, sinon gratitude ? Il y a d’un côté les justes, et de l’autre les ingrats. Tout se ramène à cette alternative par laquelle nous répondons à la question primitivement posée, mais dont on est soi-même exclu, le refus de la désinvolture, pour soi, n’étant pas la vérité mais seulement la crainte d’être ingrat (l’idée de faire autorité à ses propres yeux est absurde : quand on n’a pas tout fait, on n’a rien fait ; or il est structurellement exclu qu’on ait tout fait).

La méditation est la gratitude pour soi ; la justesse est la gratitude en soi. Dans les deux cas, une seule patrie : là où ” il n’y a pas de pourquoi “, autrement dit l’extrême.

On peut donc terminer le travail de cette année en proposant une nouvelle définition de la marque, cette notion que j’ai empruntée aux si bien nommées Méditations (et certes, il n’y a jamais de méditation que de la marque et de son incidence) : l’ombilic de l’extrême. Pointage de la responsabilité – dont on découvre in extremis qu’elle s’appelle pour soi la crainte et pour les autres l’autorité.

Je vous donne à méditer ces corrélations, et je vous souhaite de bonnes vacances.