La dissertation que vous devez me rendre la semaine prochaine embarrasse quelques-uns d’entre vous. Nous allons donc consacrer cette séance à quelques remarques dont vous pourrez profiter, étant entendu que la question elle-même (” les philosophes se contredisent entre eux ; et alors ? “) ne sera abordée frontalement que dans le corrigé que nous élaborerons ensemble.

J’avais indiqué qu’il fallait partir d’une conception de la vérité qui est impliquée dans l’étonnement que suscite la question. Si nous pouvons trouver scandaleux, avant de réfléchir sur ce sentiment, le fait que les philosophes se contredisent entre eux, c’est parce que nous nous faisons à propos de la philosophie une idée de la vérité qui correspond à celle que nous nous faisons à propos de la science. La science en effet a comme trait essentiel de produire un discours idéalement commun, et c’est pour cette raison qu’elle est dans nos sociétés l’instance de légitimation suprême quand il s’agit des questions de fait. Bien entendu les savants ne sont pas toujours d’accord entre eux, il y a même des oppositions violentes, mais enfin ils sont tous d’accord pour dire qu’ils seront un jour départagés. Ils sont d’accord pour dire que ceux auxquels la réalité, du moins telle qu’elle apparaît dans des expériences dites décisives, aura donné tort, eh bien ceux-là s’inclineront. La notion d’expérience décisive en science est ainsi identique à la communauté idéale de la vérité, qui sera le discours irrécusablement légitimé ; de sorte qu’on peut dire en droit que tous les savants sont principiellement d’accord et que c’est sur cette communauté idéale que réside la possibilité même de la science comme discours.

Si la science est constituante de la réalité même de notre société, c’est en tant qu’elle produit un discours selon des instances de légitimations qui vont le rendre valable pour n’importe qui. La corrélation de la vérité et de l’anonymat est donc au principe de la science, aspect essentiel de la société moderne, qu’on qualifie à juste raison de techno-scientifique. Je vous ai donné un texte de Nietzsche sur cette corrélation, et nous l’étudierons bientôt. En tout cas, il faut retenir que la science est pour nous l’instance de validation commune : dès que les références scientifiques sont données, l’argument vaut pour tous parce qu’il vaut pour n’importe qui. Donc si l’on pose la question de la vérité dans la science, il faut d’abord le faire à l’encontre de toute possibilité que son discours soit jamais singulier : tenu par des savants singuliers et donc radicalement distincts les uns des autres, il a pour vérité de revenir sur cette singularité pour que la vérité n’ait plus qu’un seul sujet, celui que Bachelard appelle ” la cité scientifique “. Nous le voyons très bien dans la réalité la plus quotidienne : l’argument ” la science a établi que ” a statut définitif, quand il s’agit des questions de fait.

Question : mais les énoncés scientifiques sont vrais, puisque justement ils correspondent à des réalités prouvées.

Il ne faut pas confondre vrai et prouvé, dès lors que la preuve est une instance de légitimation et non pas de vérité. Autrement dit, et telle que la question de la vérité est engagée ici (en philosophie c’est tout autre chose), la preuve est une nécessité du discours et non pas de la réalité. De sorte qu’on ne peut pas dire, à strictement parler, qu’un énoncé est vrai mais seulement qu’il est légitime, voire qu’il est le seul à pouvoir l’être dans certaines situations, comme les expériences décisives dont je parlais tout à l’heure. Cela dit, je vous accorde que pour nous cela revient au même parce que, comme sujets modernes, nous sommes littéralement constitués par un discours qui met en œuvre les a priori réflexifs, ceux qui concernent la réalité comme ensemble d’objets constructibles dans des démarches représentatives, de sorte que ce qui est représentativement avéré, nous sommes en quelque sorte conditionnés à le dire vrai. Mais encore une fois ce qui est représentativement avéré (” prouvé “, ” expérimenté “) ne l’est qu’au sein d’un type de pensée, la pensée objective, pour laquelle il s’agit d’abord que les réalités dont on parle ait été réduites à l’état d’objets pour la représentation. Donc, à cause de ce ” conditionnement ” (en fait ce terme est impropre, puisqu’il s’agit de notre réalité même de sujets pensants, de notre constitution subjective, et non pas de circonstances qui nous forceraient à penser ainsi plutôt qu’autrement), nous disons que ce qui est scientifiquement établi, c’est-à-dire ce qui répond à un certain nombre de règles de validation qui sont d’abord sociales avant même d’être rhétoriques, eh bien c’est vrai. Mais ne vous laissez pas abuser par la pétition de principe que vous mettez à l’œuvre sans vous en rendre compte : vous ne pouvez dire que c’est vrai quand c’est scientifiquement établi qu’à la condition d’être un sujet moderne. Vous voyez très bien que dans une société où la maladie est un mal qui est lié à un manque de piété envers les ancêtres qui vous guettent à chaque instant et qui doivent approuver tous vos faits et gestes pour que vous puissiez simplement vivre, eh bien dans une telle société, ce qu’un chercheur aura établi en faisant calculer des molécules par son ordinateur, cela n’aura tout simplement aucun sens, ni ne pourra être vrai. Je le dis autrement. Pour nous il est certain que nos procédures d’objectivation des phénomènes sont infiniment supérieures à celles des sociétés magiques, c’est-à-dire qui voient des entités de nature spirituelles au principe de tout ce qui se passe. Mais pour elles, vous voyez bien que non. Ou alors s’ils reconnaissent l’efficacité de nos médicaments, par exemple, c’est parce qu’ils pensent que les ” Blancs ” sont de grands sorciers. Là vous voyez bien que si physiquement notre supériorité est indéniable, métaphysiquement vous ne pouvez absolument pas le dire. Car pour dire que la science qui objective est supérieure à la magie qui subjective, il faut avoir derrière soi un critère non pas de la vérité, mais au sujet de la vérité. Or ce critère, par définition, il ne peut pas être réfléchi (ou s’il l’est, comme dans ce que Foucault appelle ” l’archéologie “, sa réflexion elle-même ne peut pas l’être quant à sa légitimité, de sorte qu’on aura seulement repoussé d’un cran l’aporie). En appelant méta-physique une telle éventualité (parce qu’elle devrait relever d’un métalangage), vous voyez donc qu’on ne peut pas dire que nos a priori modernes sont métaphysiquement supérieurs (ni d’ailleurs inférieurs) à ceux des sociétés traditionnelles.

Alors pour la philosophie, on n’a rien de tout cela. La question d’une vérité commune ne semble pas être celle de sa réalité, même si l’on admet qu’elle se trouve dans la volonté subjective des philosophes – puisque c’est toujours pour convaincre qu’on argumente et qu’un discours philosophique est un ensemble d’arguments. On se voit donc immédiatement forcé de faire une distinction entre ce que croit faire un philosophe et qui serait d’établir des vérités qui valent universellement, et ce qu’il fait, à savoir une œuvre qui est conceptuelle comme d’autres sont musicales ou picturales. Je vous rappelle que pour ce premier cours, ainsi que pour le texte qui en reprendra les principaux arguments et que je vous distribuerai à la fin de cette première série, nous avons décidé de considérer la philosophie de l’extérieur. Donc, de l’extérieur, précisément, les philosophes se contredisent entre eux. Car de l’intérieur, si l’on peut dire, la question n’a pas de sens : chacun est certain non seulement de donner les arguments définitifs ou plus exactement radicaux, mais surtout d’établir par cela même le critère de vérité de ce qu’on peut trouver chez les autres auteurs. Prenez Montaigne, simplement. Regardez comme il cite les anciens. Il ne le fait pas au nom de l’argument d’autorité (en quoi nous aurions bien besoins de Montaignes, dans nos classes qui se prétendent de philosophie…) mais il le fait en quelque sorte sur un pied d’égalité en essayant de savoir sur quel point ils ont raison et sur quel point ce qu’ils disent doit être rejeté : sa pensée vaut comme critère, comme crible, permettant de retenir certaines choses et impliquant que l’on en rejette d’autres. Bon, mais nous qui lisons à la fois Cicéron et Montaigne, par exemple, nous voyons bien que c’est la pensée de Montaigne et non pas la vérité absolue et définitive qui a opéré ce filtrage, et que nous, nous ne pouvons absolument pas le reprendre à notre compte. Quand nous lisons les auteurs du canon, il faut faire comme Montaigne a fait, en quelque sorte donner des bons et des mauvais points (toute révérence gardée bien entendu), de sorte que si un jour quelqu’un lit notre lecture, il découvrira notre pensée et non pas la vérité pure et définitive, là où nous ne voyons que transparence et évidence. Vous avez donc une différence irréductible avec la science : le point de vue extérieur n’est pas du tout le même, puisque l’extériorité de la science, qui est faite concrètement par des personnes singulières, est celle d’un discours idéalement commun (les lois de Newton appartiennent à la physique et non plus à Isaac Newton), alors que l’extérieur de la philosophie est faite d’un ensemble d’œuvres, comme la musique ou la peinture, quand chaque auteur était persuadé d’avoir enfin résolu les difficultés sur lesquelles butaient ses devanciers ou qu’ils avaient si mal résolues. Donc, toujours en considérant la différence de l’intérieur et de l’extérieur, on a un chiasme, un croisement logique, entre science et philosophie : la première est singulière et se retourne en discours universel, alors que la seconde est universelle et se retourne en œuvre singulière.

Question : comment reconnaître le philosophique du scientifique, alors, puisque la question de la vérité les occupe pareillement et que la différence que vous venez d’établir suppose que vous les ayez préalablement distingués ?

Très juste. Je dois dire que cette question est bien plus vaste que vous ne le soupçonnez. Je ne vais pas y répondre sur le fond (sauf si vous insistez, bien sûr !) parce que cela nous engagerait dans les parages de quelque chose que je pourrais vous présenter, afin d’éviter de me référer à mes cours des années antérieures, en parlant de ” phénoménologie de la vérité “. Ceux d’entre vous qui ont assisté à ces enseignements savent que je ne me situe absolument pas du côté de la phénoménologie, pour diverses raisons qui sont décisives pour moi. Mais enfin je trouve qu’une présentation phénoménologique de la question, si elle ne démontre rien conformément à la vocation de cet aspect de la philosophie, peut montrer beaucoup de choses. Bref, il faudrait que vous considériez comment se présente une évidence scientifique et une évidence philosophique. Là, en distinguant soigneusement les différences, vous feriez une ” phénoménologie de la vérité “, vous permettant d’apercevoir non seulement que la notion même de vérité n’a pas du tout le même sens dans l’un et l’autre cas mais encore que la conscience que vous en avez est forcément différente. Ainsi je dirai qu’une évidence scientifique renvoie forcément à l’achèvement de la construction d’un objet. Reprenez l’exemple des soucoupes volantes que je vous donnais l’autre jour : voilà typiquement des évidences (on voit des soucoupes volantes et, pour la plupart, les photos ne sont pas truquées), et pourtant personne, sauf ceux qui veulent croire de toute façon et qui sont pour cette raison des personnes qui ne comptent pas, n’est convaincu. Eh bien c’est parce que la construction de l’objet n’est pas achevée. Je vous parlais l’autre jour des médiations qui sont proprement constitutives d’un document ayant valeur scientifique (ou policière, et d’un certain point de vue c’est pareil, bien que d’un autre ce soit évidemment très différent). Eh bien la conscience que vous avez d’une évidence scientifique, je dirai que c’est la conscience du caractère avéré de ces médiations. Pour la philosophie, c’est tout différent. Soit il s’agit de propositions apparentées à des tautologies (par exemple : ” toute conscience est conscience de quelque chose “) et qui tiennent leur évidence de cette parenté – et dans ce cas, je dirai que leur évidence est logiquement négative, puisqu’on ne va pas nier une tautologie (mais on pourra le faire ultérieurement en montrant éventuellement que leur nécessité tautologique est apparente parce qu’elle exprime seulement l’impensé du discours qui la posait). Soit il s’agit de propositions que j’appellerai décisives ou cruciales. Par exemple chez Descartes, l’opposition de la substance pensant et de la substance étendue. Moi, si quelqu’un me dit cela sans être Descartes, j’arrête d’écouter. Vous voyez bien que la simple notion de sensibilité suffit à réfuter cette opposition, sans parler de tout ce qui va avec – en quoi vous comprenez que je fais allusion à la problématique de la marque. Donc je ne vais pas perdre mon temps à écouter cela. Sauf, encore une fois, si cela est signifié par Descartes et non pas par n’importe qui. Je vais m’expliquer mais avant, je voudrais vous faire remarquer combien est passionnante cette idée que je vous propose que des notions suffisent à réfuter des idées ou des principes. Je vous donne juste un autre exemple et ensuite je reviens à ce que je disais : ceux qui, par ” political correctness ” et mauvaise conscience (en admettant qu’il y ait une différence), dénient que le visage dise la vérité de la personne, eh bien ces gens là il n’y a pas à perdre son temps à les écouter : ils sont réfutés d’avance non pas par des faits, non pas par des idées, mais par une simple notion : celle du portrait. Réfléchissez-y et essayez de trouver d’autres exemples d’une telle réfutation.

Mais je reviens à ce que je disais au sujet des propositions décisives ou cruciales : elles sont philosophiques, parce que c’est là qu’on se sépare (moi, je n’accepte pas la séparation de la pensée et de l’étendue, par exemple), autrement dit parce qu’elles excluent que celui qui les tient soit n’importe qui, alors qu’il faut admettre que le destinataire aussi bien que destinateur soit n’importe qui, dans le consensus (il y a seulement une antériorité de fait de l’un sur l’autre, mais pas de droit). Précisément : c’est Descartes qui dit cela. Donc on a une contradiction dont la résolution actuelle est à mon avis au principe de l’évidence philosophique, et qui tient à la singularité nécessaire de ce type d’énoncé. Si n’importe qui le disait, je le refuserais parce que n’importe qui c’est aussi bien moi (un livre s’adresse à n’importe quel lecteur donc je suis n’importe qui quand je le lis), et que ce que je me représente, moi qui suis ainsi n’importe qui, n’a aucun intérêt pour personne, notamment pas pour moi. Vous voyez que c’est le contraire de ce qui se passe en science : une proposition scientifique, je l’accepte quand je reconnais que ce qu’elle dit, n’importe qui a le devoir de le poser. N’importe qui, donc moi, c’est-à-dire un représentant de l’humanité. En philosophie, c’est le contraire : ce que n’importe qui a raison de dire, je le refuse parce que ce n’est pas philosophique c’est-à-dire parce que cela ne fait pas penser (je vais développer ce point), mais d’un autre côté quand c’est d’une parole singulière que cela procède, je le prends parce que c’est philosophique (cela m’engage déjà sur le chemin d’une pensée qui me surprendra). De sorte que l’impossibilité d’accepter un énoncé vaut pour la nécessité d’accepter l’énonciation ! Moi je lis Descartes, alors même que je ne suis d’accord avec lui sur rien (sauf en ce qui concerne un certain passage de la troisième méditation, où il est question de la marque, évidemment), et j’ai bien raison de le lire, justement parce que chaque lettre du texte atteste de la pensée de Descartes. Je vois que vous vous étonnez. Eh bien je vais le dire plus simplement : une fois admis le premier type d’évidence que j’ai appelé logiquement négative, j’en reconnais un autre : celui de la singularité. Et là où Descartes est vraiment Descartes, quand je l’aurai lu, j’aurai pensé : tout de suite les arguments me viennent contre lui. Alors que quand je lis quelque chose qui est produit par n’importe quel rédacteur d’une revue scientifique, je ne pense pas, je constate. C’est la bêtise. L’évidence singulière, c’est ce qui produit la pensée, alors que l’évidence scientifique (voire celle du premier type que j’ai indiqué) c’est ce qui la ferme, la suture, la comble. Mais bien sûr, c’est seulement une figure idéale. Car en science, n’importe quelle découverte a pour effet de produire de nouveaux problèmes, de sorte que la pensée est relancée, en fait.

Mais il faut aller plus loin que cette distinction simplement subjective entre la bêtise que produit en moi un énoncé objectif (les énoncés effectivement bêtes ne produisent pas de la bêtise mais de la révolte et de la rage contre moi-même qui ai accepté de lire cela ou contre ma misère qui me contraint à supporter cela), et la pensée que produit en moi un énoncé singulier. Car de cette constatation, il faut rendre compte. Et c’est là qu’apparaît à mon avis le fond de la réponse que je vous dois, c’est-à-dire finalement la question de la décision.

Je pose d’un bloc mon idée. Moi je dis qu’un énoncé est philosophique, même si je le trouve sous la plume d’un écrivain comme Proust, voire dans la bouche d’un personnage de roman comme le capitaine Achab ou comme beaucoup de personnages de Tomas Mann (ne me posez pas de question sur cet auteur, parce qu’alors vous ne pourrez plus m’arrêter !) quand j’y découvre impliquée une question qui a pour nature d’être double et qui est pourtant une seule question – celle de la philosophie, précisément : la question de l’existence et celle de la vérité. Je commence par essayer de justifier ce que je dis, et ensuite je vous en montrerai la difficulté.

Sur le premier point, c’est de l’extériorité au savoir qu’il s’agit. Je prends tout de suite cette direction, parce que la philosophie est acte de pensée, et qu’on ne pense jamais que sans le savoir, au double sens du mot que je vous ai déjà indiqué. Donc l’extériorité au savoir qui est le lieu de la pensée ne peut pas renvoyer au trait philosophique comme savoir, forcément. Or ce qui est extérieur au savoir, c’est forcément l’existence. Là encore c’est Kant qui nous l’apprend : entre 100 thalers dont j’ai le savoir et 100 thalers dont j’ai la richesse, il n’y a pas de différence sinon que les seconds existent. Le savoir que j’ai d’une chose ne me la donne que comme possible. Mais ce qui est possible n’est pas forcément réel, évidemment ; de sorte qu’il faut en plus que la chose dont je possède le savoir existe. En fait cette formulation kantienne ne me satisfait pas à cause de la corrélation qu’elle introduit entre la nécessité (qui relève du savoir) et l’existence, pour passer du possible au réel. Mais passons. Ici, il suffit de pointer cet ” en plus ” comme l’irréductibilité de l’existence au savoir ou, si vous préférez, son extériorité. Donc ou bien vous considérez que la philosophie est un savoir (mais lequel, sinon celui de ceux qui, eux, ont pensé ?), et alors la question de l’existence n’a aucun sens, ou bien vous considérez comme je vous y engage que la philosophie est de la pensée, et alors vous posez pour cette seule raison que ce qui est toujours en jeu en elle, c’est la question de l’existence. L’existence c’est ce sur quoi on bute, c’est ce qui fait penser, à cause de son caractère énigmatique. Car d’une part la réflexion nous enseigne qu’elle relève du savoir (de n’importe quelle existence, je puis toujours rendre compte, dès lors qu’on la détermine comme existence de ceci ou de cela), et d’autre part que l’existence de la moindre chose est incommensurable au savoir qu’on a sur elle.

Question : pas la ” question de l’être ” ?

A mon avis, non. Je vois bien à quoi vous faites allusion, mais cela ne fait rien, je reste sur ma position, motivée finalement par tout une problématique de l’énigme que j’ai développée il y a quelques années ici même. Pour faire court, je dirai qu’on ne pense, comme Œdipe, qu’à partir de l’énigme. Quelle énigme, me direz-vous ? Je pourrais répondre celle qu’on est pour soi-même et je crois que la réponse ne serait pas mauvaise ; mais elle serait incomplète car on n’est pour soi-même l’énigme de la vérité et de l’existence – le travail sur cette énigme, c’est toute l’écriture philosophique, en fait – qu’à la condition d’avoir rencontré l’existence et la vérité comme énigme. Voilà l’essentiel de mon argument. Et cela, c’est à l’occasion d’une rencontre, précisément, que cela se fait. Or la rencontre concerne bien l’existence et non pas l’être, qui lui ne renvoie à aucune occurrence je dirai brutale. Je le dis autrement : la première personne est celle qu’on est soi-même, et elle rencontre la seconde, celle contre laquelle on bute (notamment à cause de sa ” mauvaise ” volonté), et dont pour cette raison on parlera en termes d’existence. Donc je ne suis pas d’accord avec Heidegger parce que lui ne pose pas la question de l’être du point de vue de son origine (tenez, voilà un exemple d’opposition décisive : que moi je ne comprenne pas qu’on parte de la question de l’être alors que la question de l’existence prime sur elle), mais il la prend comme identique à la question de la vérité, dans ce qu’il appelle l’apérité du Dasein, l’ouverture que chacun de nous est à la réalité des choses et plus originellement à l’horizon de vérité à partir duquel elles apparaissent. Moi je trouve que c’est une position magique : la question de l’être tombe du ciel (d’ailleurs il y a un certain texte sur l’œuvre d’art qui ferait bien prendre à la lettre cette dernière expression), et je ne vois pas comment on peut justifier, autrement que par une affirmation phénoménologique autoritaire (vous commencez à comprendre pourquoi je refuse cette méthode), qu’on mettre en corrélation la question de l’être et celle de la vérité. Par contre celle de l’existence s’impose en effet comme identique à celle de la vérité, si vous m’accordez que celle de l’existence est celle de la rencontre, que toute rencontre est finalement rencontre de la seconde personne dans son irréductibilité à la fois à celle qu’on se représente (la troisième) et à celle qu’on est (la première), irréductibilité à partir de laquelle est seulement pensable l’extériorité au savoir dont je vous parle depuis le début et qui est la pensée. Et cette extériorité au savoir, comme on le voit notamment dans la première méditation de Descartes, c’est la question même de la vérité. De sorte que par extériorité au savoir, vous entendez aussi bien vérité qu’existence – bref pensée, si penser est un acte et non pas une action, une décision et non pas un choix. Donc je maintiens : question de l’existence et non pas question de l’être, celle-ci découlant comme certains lecteurs le savent, de celle-là, et non l’inverse.

Mais pour en revenir à la spécificité philosophique, je voulais pointer d’une part cette nécessité des points décisifs dont la reconnaissance permet de s’installer dans le domaine de la pensée, et d’autre part la corrélation des questions de l’existence et de la vérité dont j’ai commencé à vous parler.

Donc je disais que la lecture philosophique présente cette particularité de nous amener à ces points. Vous allez voir où je veux en venir. Quand je lis un texte, disons de Heidegger puisque vous venez d’y faire allusion, je suis n’importe qui : la logique du texte me convainc et je finirais par être heideggerien si je restais n’importe qui jusqu’au bout, c’est-à-dire si je ne butais sur aucun point décisif qui sont les marques (nous y voilà !) de ma rencontre avec le texte. Les textes qu’on lit, on ne les rencontre pas, la plupart du temps, parce qu’on les lit bêtement. Il y a deux manières d’être bêtes : selon l’être ou selon la représentation. Je m’explique : ou bien c’est de soi-même qu’il s’agit dans la lecture (par exemple je deviens disciple de Heidegger), ou bien je le lis pour savoir ce que contient son texte et éventuellement faire dessus un cours d’histoire de la philosophie. Vous voyez bien que ces éventualités ont en commun que je ne pense pas : dans la première, j’ai trouvé un maître qui va penser pour moi, et dans la seconde, la question de la pensée ne se pose même pas, mais seulement celle de savoir. Mais il y a une autre manière d’envisager les textes : il arrive qu’on bute sur leur mauvaise volonté, dirais-je pour métaphoriser la rencontre à l’encontre de l’être du lecteur qu’on est soi-même et de la représentation qu’on se fera ensuite de ce qu’on aura lu. Eh bien, je dirai que la mauvaise volonté d’un texte est toujours locale. Elle n’est jamais totale, sinon il vous reste opaque et inaccessible et on ne peut même pas en parler, elle est donc toujours partielle. Or qu’est-ce que cette partialité, sinon précisément la vérité du texte, si vous m’accordez momentanément de rapporter la vérité à la singularité ? Si je suis d’accord avec tout ce que dit le texte, comme je le suis forcément avec un article de journal, il n’y a pas de pensée. Si je ne suis d’accord avec rien, il n’y a pas de pensée non plus. Il y a de la pensée quand, alors que j’étais n’importe qui en étant d’accord avec lui, advient un point duquel, en tant que lecteur, je ne me remets pas. Je reprends mon exemple, qui est évidemment simplifié et caricatural (en fait cela se situe plutôt à l’intérieur des phrases, dans la ponctuation surtout). Je suis d’accord avec tout ce que dit Heidegger puisque son texte est compréhensible. Et tout d’un coup, il parle de la question de l’être. Alors, là, non, pas question ! Je ne suis pas. De ” suivre “, et de ” être “. Car moi, la question de l’être, je la trouve seconde et je la dérive éthiquement de la question de l’existence (inutile que j’explique ici, les plus anciens me comprennent et pour les autres cela n’a pas d’importance). Eh bien, ce refus de suivre et d’être (heideggerien), est-ce que ce n’est pas un point où mon statut de lecteur (n’importe qui) se trouve ponctuellement barré ? Je suis lecteur de Heidegger, partout, sauf là où je rencontre non pas l’obscurité (au contraire je comprends) mais la mauvaise volonté de son texte. Cela dit ” par ailleurs “, je le lis très bien. Bon. Vous avez compris que ce que j’appelle point décisif dans le texte, je l’appelle marque dans ma vie de lecteur. C’est pour ce qui est de la question de l’être que Heidegger m’a marqué. Par ailleurs, il m’a instruit, mais il ne m’a pas marqué. Ceci pour le premier point.

Maintenant pour bien penser la spécificité du texte philosophique, il faut reconnaître cette marque (ce en quoi la lecture de Heidegger m’a marqué) comme spécifiquement philosophique. Cela signifie que le point de ” mauvaise volonté ” qui m’empêche d’être et de suivre est un point où la question de l’existence est traitée d’une manière telle que moi, je ne m’y retrouverai jamais. Je ne m’y retrouverai jamais, cela signifie que la partie de moi lecteur, si je puis dire, qui se trouve confrontée à tel passage ou aspect du texte, y reste. Eh bien moi, je ne me retrouverai jamais dans la manière dont Heidegger présente la question de l’être. Or est-ce que cette présentation n’est pas identique, ici, au refus du texte que je lis (car il s’agit bien de ma lecture) de dériver cette question de celle de l’existence, et plus généralement de penser toute la question de la vérité à partir de celle de la rencontre ? Heidegger, lui, il commence par faire une doctrine de l’authenticité impliquant forcément que certains hommes soient inauthentiquement humains (en quoi, au moins sur cette histoire d’authenticité, il est bien un penseur nazi !), puis par faire la théorie d’une sorte d’initiative de l’être en général à quoi certains hommes éminents (les poètes, les penseurs) seraient de toujours voués à répondre (je simplifie, mais c’est à peu près ça). Vous voyez bien que le point d’achoppement de ma lecture, là où ça ne passe pas, c’est encore et toujours la question de la vérité.

Pour qu’un énoncé soit philosophique, il faut que la question de la vérité soit impliquée en lui. Par exemple si je dis que les êtres étudiés par les mathématiciens existent réellement, c’est un énoncé éventuellement sot ou naïf mais en tout cas à prétention philosophique : car cette proposition pose indistinctement la question de l’existence (personne n’imagine qu’un triangle ou une fonction existent à la façon de cette table ; alors comment ?) et la question de la vérité (qu’est-ce qu’avoir raison en mathématiques, si rien de ce dont on parle n’existe ? ou comment faut-il que les réalités dont on parle existent, pour qu’il soit possible d’avoir raison ?). Eh bien c’est selon ce critère que le texte d’un penseur résiste : là exactement où se joue le nœud qu’existence et vérité forment ensemble. Par exemple chez Heidegger avec la notion de Dasein, puis plus tard avec la notion d’Ereignis, qui sont pour cette raison des notions marquantes.

Donc je résume. Pour qu’on puisse parler de philosophie il faut que le texte soit singulier (cette succession de notions, de Dasein à Ereignis, c’est Heidegger et non pas n’importe qui), et pour nous il ne peut l’être que comme texte marquant, c’est-à-dire que comme texte produisant des épreuves de lecture dont, comme lecteur, on ne se remettra jamais – ou si l’on préfère : comme produisant des vides dont on ne reviendra jamais. Cela c’est le propre de la pensée, par opposition à la réflexion dont n’importe qui est capable. Et plus particulièrement quand on parle de philosophie (car la marque vaut pour toute pensée, donc aussi bien pour la peinture, le cinéma, la musique, etc.), il faut que ce qui est marquant implique la question une de l’existence et de la vérité.

Je reviens maintenant à notre remarque, celle qui a motivé l’énoncé de dissertation que je vous ai proposé. Si vous m’avez accordé qu’on qualifiera de philosophique tout énoncé dans lequel la question de l’existence et de la vérité se trouve uniment impliquée (je laisse de côté la question de la singularité, car pour être franc elle impliquerait une tautologie consistant à dire qu’est seulement philosophique le discours tenu par un philosophe – tautologie bien intéressante par ailleurs, puisqu’elle pose la question du discours marquant), alors vous pourriez être tenté d’appliquer le modèle qui vaut pour la science (et donc qui récuse idéalement la notion de singularité). Cela reviendrait à vous demander s’il y a quelque chose comme une vraie théorie de la vérité, qui permettrait de départager les philosophes et qui soit irréductible à la pensée en première personne. Vous voyez bien qu’il suffit de formuler la question pour que son absurdité apparaisse : une vraie théorie de la vérité consisterait à réfléchir la notion en passant du premier au second degré ou du second au troisième, et ainsi de suite, sans que vous puissiez jamais vous dispenser de garder derrière la tête et indemne de tout examen une certaine théorie de la vérité, précisément celle-là qui se traduit par la position de votre question. Je le dis autrement : à la vérité il appartient de se précéder elle-même, puisqu’il n’y a de vérité qu’en vérité, ou que vraiment. D’ailleurs si vous donnez à ce que je dis une forme réflexive, vous parlez de la philosophie : il n’y a de philosophie qu’en antériorité à soi, puisque la parole philosophique relève forcément elle-même d’une décision qui reste impensée (si elle est pensée, c’est la décision dont elle relève à son tour qui ne le sera pas) et qui est évidemment de nature philosophique (la question de savoir s’il faut ou non philosopher est une question expressément philosophique). Bon, je résume cela par une célèbre formule : ” il n’y a pas de métalangage “, et tout est toujours déjà commencé, y compris la philosophie. De sorte que c’est l’idée d’un critère de la philosophie comme telle qui tombe. On ne peut que réfléchir celui que l’on a toujours mis en œuvre, celui qu’on mettait en œuvre, et c’est ce que je viens de faire en vous indiquant la nécessité de retrouver la question une de la vérité et de l’existence.

Le critère des philosophies, en tant qu’il devrait déjà être philosophique pour s’exercer, est impossible. Cela, c’est une formulation. On peut en présenter une autre : le critère des philosophies est forcément lui-même une philosophie (je l’ai dit plus haut à propos de Montaigne). De sorte qu’on peut dire aussi bien que la philosophie n’a pas d’extériorité : pour être appréciée comme telle, elle doit l’être par un philosophe (en quoi nous retrouvons la tautologie bien intéressante de tout à l’heure : la philosophie, c’est le dit du philosophe) et que si les gens extérieurs trouvent que les philosophes se contredisent entre eux, eh bien cela montre simplement qu’ils sont à l’extérieur.

Mais la formulation qui me paraît la meilleure et la plus féconde, c’est celle qui, prenant acte de la nécessité d’être déjà philosophe sans le savoir pour le devenir en le sachant (puisque la nécessité de la philosophie est elle-même forcément déjà philosophique), renvoie bien à la pensée comme extériorité au savoir, à la rencontre comme épreuve de l’existence donc de l’extériorité au savoir, à la marque comme reste de cette épreuve.

Je le dis : un philosophe, c’est quelqu’un qui est marqué par l’existence, alors que tout le monde est habituellement marqué par la représentation et que les fous sont marqués par l’être. Voilà une idée à laquelle je tiens beaucoup, et qui est décisive pour moi. J’y reviendrai, bien que vous puissiez déjà comprendre pourquoi les gens ” normaux ” (et la bêtise n’est rien d’autre que la satisfaction d’être ” normal “) n’ont pour vérité que la représentation, eux qui nomment précisément ” vérité ” ce qui convient à n’importe qui…

Mais pour revenir à notre question de la formulation, eh bien l’antériorité que la philosophie est forcément pour soi se traduit par une statut très particulier, que je nommerai celui du ” point aveugle “. En effet, si on ne philosophe qu’à avoir déjà décidé philosophiquement (ou en tant que philosophe) de le faire, la philosophie qu’on produira en le sachant répondra à la nécessité de la philosophie non sue, celle qui la précède et lui donne son cadre par définition impensé. La pensée se précède elle-même, de sorte qu’on peut aussi bien dire que penser consiste pour la pensée à border le manque qu’elle est pour elle-même, à travailler le manque qu’elle est de la pensée. Pour la philosophie qui en est un cas particulier, c’est pareil : on ne philosophe qu’à travailler la question de la philosophie qui nous taraude, sinon on n’aurait même pas l’idée de le faire. La philosophie n’est donc aucunement recherche d’on ne sait quel vrai dont elle serait alors la science, mais seulement la recherche d’elle-même. La pensée est identique à son propre point aveugle, puisque ce point est la pensée comme nécessité de la pensée, et que la définition même de la pensée est qu’elle ne tienne pas sa nécessité d’autre chose qu’elle-même. Si donc penser et devoir penser sont le même, alors cela signifie en effet qu’on ne pense qu’à ne pas encore être en train de penser, et que n’être pas encore en train de penser, c’est produire une direction qui va faire de la pensée impensée dont on venait non pas surtout une pensée consciente comme dans les doctrines idéalistes, mais au contraire une épreuve, celle de n’être pas soi-même, celle d’être sa propre perte, et donc de poser en ce lieu singulier la question, maintenant, de son être. On ne philosophe qu’à être philosophiquement nécessité à le faire, et tout le travail est non pas de rendre consciente cette nécessité qui est parfaitement étrangère au savoir, mais de produire une chose, l’œuvre philosophique, qui soit en même temps et la question de la philosophie, et la réponse à la question de la philosophie.

Et d’ailleurs vous le voyez bien : lire n’importe quel philosophe, c’est avant tout entreprendre d’établir une réponse à la question de la philosophie. Qu’est-ce par exemple que la philosophie si c’est penser l’universelle nécessité ? Eh bien si vous répondez à cette question, telle que la lecture attentive de Spinoza permet de la poser, alors vous produisez entre cette œuvre et cette réponse un espace dont vous pourrez dire qu’il est marquant – parce que de cet espace vous ne reviendrez jamais.

Bon. Je disais qu’un cours de philosophie qui n’est pas un événement est tout bonnement une imposture (si on n’est pas marqué par une parole philosophique, c’est qu’elle n’était pas philosophique). C’est pareil, ici. Et je terminerai notre séance en posant la nécessité de considérer la pensée comme un espace (précisément : celui dont on ne revient pas).

Vous comprendrez facilement ce que je veux dire quand je vous rappellerai l’antériorité philosophique à soi qui définit la philosophie (on ne philosophe qu’à devoir philosophiquement le faire). Cette antériorité est bien l’institution d’un espace qu’on peut dire être celui de la pensée, c’est-à-dire simplement du travail du penseur. Or cette antériorité est exactement celle qui impose la reconnaissance de l’œuvre en général, qu’il s’agisse de celle d’un artiste ou de celle d’un philosophe. Qu’est-ce que vous faites, par exemple, devant un tableau de Matisse ? Si vous dites que c’est joli et que ça ferait bien dans votre salon, le tableau n’est pas pour vous. Il vous concerne si tout d’un coup vous êtes intimidé par lui : il vous regarde, et vous savez que de toute façon vous ne serez pas à la hauteur de son regard. Mais s’il vous regarde (le tableau est une réalité scopique, et la réalité du scopique c’est le regard – exactement comme une philosophie nous pense), c’est forcément qu’il est ce même espace littéralement impossible que vous visez constamment quand vous regardez quelqu’un dans les yeux. Quand vous vous parlez les uns aux autres, personne ne pratique un examen du fond de l’œil de son voisin ! Et pourtant chacun regarde chacun dans les yeux, là où il n’y a rien à voir – dans un trou, la pupille, qui n’est d’ailleurs même pas aperçu comme tel (si vous regardez la pupille de quelqu’un, vous ne regardez pas cette personne). Je parlerai alors d’un espace pur. Eh bien cet espace, c’est celui que l’œuvre est pour elle-même, et dont on peut mentionner approximativement la réalité en disant qu’une œuvre, c’est une chose qui existe à la manière dont quelqu’un, et non pas quelque chose, existe. Comment le penser ? Facile : si Matisse produit tel tableau, en vertu de la précession de la pensée à elle-même que je viens de vous exposer, c’est qu’il devait picturalement le produire. Et ce tableau n’est est un qu’à la condition expresse que sa nécessité soit bien picturale et non pas psychologique (ce sont les médiocres qui s’expriment : la question du peintre n’est pas celle de l’expression, c’est celle de la peinture – en quoi précisément il est un penseur au sens que j’ai défini). De sorte que parler de pensée ou parler de peinture picturalement nécessaire, c’est tout un – si l’on peut s’exprimer ainsi à propos d’un redoublement qui ouvre l’espace que l’œuvre est alors pour elle-même et pour nous, qui ne pouvons dès lors plus la regarder comme une chose. Plus simplement, on peut dire que le tableau est la réponse à la question de la peinture, laquelle est celle du peintre en tant que tel. De sorte qu’à se constituer comme réponse à la question qu’elle est par ailleurs, l’œuvre picturale (le tableau) n’est plus rien d’autre que l’espace de sa picturalité, si l’on peut dire. Bon, eh bien pour la philosophie c’est pareil, puisque c’est de la pensée en général que je parle là. L’œuvre philosophique est l’espace de la philosophie, tout simplement. De sorte que c’est comme espace de l’œuvre que se trouve à chaque fois définie la philosophie. Voilà ce que c’est que penser : la production de l’espace.

Je suis content de cette formule. Car il nous faudra la mettre en rapport avec ce que nous dit Kant dans l’esthétique transcendantale, là où il oppose, à propos des formes a priori de la sensibilité, l’espace et le temps. Celui-ci, nous dit-il est la forme du sens interne. Et à la fin de sa vie il complétera en disant que le temps est la forme de l’autoaffectation du sujet. Comme l’esthétique transcendantale concerne la sensibilité, moi j’en déduis que l’espace et le temps sont un, comme la vérité et l’existence dans la philosophie. Il nous faudra donc nous interroger sur un double rapport, dont une théorie de la sensibilité comme lieu propre de la vérité – tout cela définit la marque – est l’enjeu, entre d’une part la vérité et la spatialité dont nous savons désormais qu’elle est produite (et bien entendu il s’agira de montrer qu’on parle bien de la même spatialité et qu’on ne se laisse pas enfermer dans une métaphore), et d’autre part l’existence et le temps. Cette dernière est facile à penser. Par contre, l’autre, est difficile et nous n’aurons pas trop d’une année entière pour l’aborder, sinon pour l’accomplir.

Je vous remercie de votre attention.