la folie de la doctrine est lestée par la réalité de l’œuvre

Rappel de l’opposition savoir / vérité

Si l’on appelle pensée l’acte subjectif qui se situe au niveau de la marque, par opposition à la réflexion qui se situe au niveau du savoir, on fait de la marque le lieu même de la vérité. Là où nous sommes marqués, ce que nous disons, ce que nous faisons, voire ce que nous ne faisons pas, est vrai. Car là où nous sommes marqués, le ” n’importe qui ” que nous sommes ” par ailleurs ” n’a pas lieu d’être. N’importe qui, cela signifie sujet du savoir, mais aussi sujet de la vie en tant que cette vie est commune. Vrai, cela signifie donc extérieurement à la vie et extérieurement au savoir, en même temps. Car là où je suis marqué, la vie s’arrête, de sorte que les choses qui seront impliquées dans mon activité ne le seront plus dans la ” falsification ” que la compréhension dans mon monde et dans celui de l’humanité en général impose aux choses. La marque est une levée partielle de cette nécessité, puisqu’elle est le reste de l’épreuve, laquelle est une sorte de mort. Comme mort locale, la marque est par conséquent un lieu de vérité : le vrai, c’est littéralement ce que je ne comprends pas. Pour la même raison, elle est un lieu de non savoir, puisque le propre du savoir est de produire une subjectivité anonyme qui comprend l’objet dudit savoir

La plupart du temps nous disons ce que n’importe qui dirait à notre place, et nous faisons fonctionner le savoir qui est inhérent à la situation. En ce sens on ne peut pas parler de vérité, puisque c’est le savoir qui gouverne et qui constitue un sujet parfaitement indifférent. Ainsi il ne peut pas y avoir de vérité dans un cours qui transmet un savoir : on sait, ou on ne sait pas ; et quand on sait, notre parole n’est rien d’autre que le savoir anonyme, sans pensée. Si donc on oppose le savoir et la vérité, on doit dire que partout où je sais je ne suis pas dans la vérité. On ne peut pas pour autant parler de mensonge ou d’erreur, mais jamais de vérité. On ne pense que sans savoir, et c’est pourquoi nous avons pu distinguer en philosophie la réflexion (réfléchir c’est savoir qu’on réfléchit) et la pensée, production de l’œuvre, dont le philosophe ne peut en tant que tel avoir le projet.

Opposer savoir et vérité, c’est dire que nous ne sommes susceptibles de vérité que là où nous ne savons pas. J’appelle cela ” la marque “, pour désigner le reste de l’épreuve qu’a été pour nous la rencontre d’une réalité irréductible à son concept.

Une réalité irréductible au concept, c’est-à-dire une réalité éprouvante, nous ne pouvons la nommer parce que celui qui l’a traversée n’est plus là pour le faire. D’une épreuve il est par conséquent impossible de poser le concept. On ne peut conceptualiser qu’à la condition de réfléchir l’épreuve et donc de la convertir en expérience, mais alors c’est la méconnaître comme épreuve – et c’est aussi se méconnaître soi-même comme localement mort. Dès lors qu’on n’est plus là pour avoir traversé l’épreuve, le discours de la marque ne s’entendra qu’en impossibilité au concept. Cette impossibilité, c’est la métaphore : non pas une sorte de super concept, mais au contraire une impossibilité du concept dont on peut assurer la transmission (une métaphore, on ne peut pas, puisqu’elle est ce que personne ne peut faire). La marque est par conséquent le lieu de la métaphore, de la production de la métaphore. Là où il n’y a pas de métaphore, il n’y a que médiocrité c’est-à-dire production de la subjectivité par le savoir.

la métaphore est le lieu de la pensée

Le propre d’une métaphore est d’être extérieure au savoir, puisqu’on ne peut pas apprendre à faire des métaphores. Si on pouvait apprendre elle serait une application du savoir. Il y a des choses que nous rencontrons dont nous ne pouvons pas parler autrement que d’une manière métaphorique. Ce sont les choses qui sont éprouvantes : celle qu’on ne se remet jamais d’avoir rencontrées.

Les choses qui nous marquent font de nous des créateurs, parce qu’elles ont aboli le sujet conceptuel que nous aurions continué d’être si elles avaient constitué pour nous une expérience, et non pas une épreuve. Si l’on a été ” marqué ” par un événement, on ne peut pas en parler ” normalement ” c’est-à-dire comme n’importe qui en parlerait : par concept. Il y a également des gens dont il est impossible de donner le concept, des gens dont on ne peut parler autrement que par métaphore. Ce sont les seules personnes intéressantes. Par exemple le chevalier Bayard étant quelqu’un de ” marquant ” en ceci qu’il était impossible, quand on l’avait rencontré, d’en parler normalement : il fallait nécessairement poétiser : ceux qui l’ont vu combattre n’ont pas pu dire que c’était un homme très fort et très courageux, ils se sont entendus dire que c’était un lion. C’était un homme qui rendait les autres incapables de parler comme tout le monde. Les gens qui l’ont vu combattre n’en sont littéralement pas revenus, et la métaphore est précisément la parole de celui qui n’est pas là pour dire de quoi il s’agit. Pas de sujet transcendantal pour conceptualiser. Comme il n’y avait personne pour dire, il n’y avait pas de concept.

Quand on parle de la métaphore, on imagine habituellement que c’est une forme de savoir, puisqu’on veut en faire une sorte de comparaison et que la comparaison est le principe du savoir. Or rien n’est plus faux, puisque le terme intermédiaire disparaît. Si c’était une comparaison, non seulement il apparaîtrait mais encore il se serait accentué. Par exemple ” courage ” serait l’intermédiaire entre Bayard et lion, et on le mentionnerait à chaque fois : si je faisais une comparaison, je dirais donc que cet homme était courageux comme les lions sont courageux. Ainsi je ne dirais pas que cet homme était un lion. Dans la comparaison on garde le terme intermédiaire et par là on refuse radicalement l’identification, puisqu’on ne peut comparer que des différents. Dans la métaphore, vous voyez bien que c’est le contraire : ce chevalier, ceux qui l’ont vu combattre ont dit que c’était un lion.

Ainsi la production des métaphores ne peut pas relever du savoir. C’est la comparaison qui relève du savoir (il me faut un savoir des actions humaines, et un savoir de la psychologie animale, par exemple, et je ferais une intersection entre ceux deux savoirs). Dès lors une comparaison, c’est ce que n’importe qui peut faire, puisque c’est l’actualisation d’un savoir. Une métaphore, c’est ce que personne ne peut faire, puisqu’il n’y a littéralement personne à l’endroit d’une telle possibilité. La métaphore est sans subjectivité et c’est pour cela qu’elle est la pensée elle-même.

La métaphore est une folie sans la croyance

Mais si la métaphore n’est pas une comparaison, elle n’est pas non plus une identification simple. Imaginons quelqu’un qui croirait que le chevalier Bayard était un lion. Vous en diriez comme moi qu’il est fou ! Ainsi comprend-on que la métaphore est exclusive de l’adhésion subjective, au double sens. Premièrement ce n’est pas un savoir c’est-à-dire une comparaison, deuxièmement ce n’est pas une folie c’est-à-dire une croyance. Voilà exactement la pensée : ni pour les médiocres, ni pour les fous. Et cet entre deux, c’est la marque : là où nous sommes marqués, nous cessons d’être médiocres et nous ne sommes pas fous pour autant. Je peux le dire autrement : pour qu’une métaphore soit possible, il faut qu’on soit dans la même position que les fous, sauf qu’on n’est pas fou précisément parce qu’on produit la métaphore. L’acte de la métaphore n’est pas une chose que rendrait possible le fait de ne pas être fou, mais c’est l’acte même de ne pas être fou. J’insiste sur ce paradoxe : ne pas être fou, c’est tout simplement être médiocre (c’est-à-dire normal, car la folie est une autre sorte de médiocrité) si vous considérez cela comme un état, disons un état de santé mentale. Non : ne pas être fou, dans certains cas qui sont précisément ceux qui nous intéressent, ce n’est pas un état mais c’est un acte. L’acte de la pensée. Ou, si vous préférez, l’acte de la métaphore.

Quelle est la position des fous ? Celle-ci : ils sont exclus de leur propre de discours, puisque le délire fonctionne tout seul et qu’ils ne veulent pas produire ces idées qui s’imposent à eux (et auxquelles ils croient, en quoi précisément ils sont fous). Dans le délire, le langage parle tout seul. Dans une métaphore, ce n’est pas quelqu’un qui a voulu la faire qui parle. Donc une métaphore c’est ce que personne ne peut dire parce que pour dire cela il faut être fou. Mais l’acte même de la métaphore, subjectivement et par opposition au délire paranoïaque, c’est qu’on n’y croie pas. Personne ne croit que Bayard soit un félin africain, et c’est précisément cette impossibilité de croire ce qu’on dit qui fait la métaphore, c’est-à-dire la pensée. Le travail de la métaphore est donc de dire quelque chose sans y croire (ce qui n’est pas non plus mentir, car le menteur croit en la manipulation). Cela signifie que nous sommes absents de notre propre parole quand nous métaphorisons. Ce sont des paroles de fous, à ceci près qu’elles ne sont pas tenues par des fous dans l’acte même de leur tenue, et précisément parce que la métaphore est un acte. Un fou est incapable d’actes : comme tout le monde, il vit dans le domaine des actions (sauf que les siennes sont déraisonnables).

Les concepts des philosophes sont des métaphores de concepts

A partir de cette différence de la métaphore et du concept, on devrait pouvoir comprendre comment les philosophes, quand ils utilisent des concepts, les traitent.

D’abord je rappelle que les concepts sont forcément marqués par le philosophe qui les emploie : vous ne pouvez pas dire ” monade ” sans qu’il s’agisse implicitement de Leibniz, ou ” cogito ” sans qu’il s’agisse de Descartes, et ainsi de suite. Un concept qui n’est pas ” marqué “, c’est un moment du savoir, mais ce n’est absolument pas de la philosophie, puisqu’il ne participe pas à la pensée (pour savoir, il suffit d’étudier ; pour penser, il faut être mort). Mais bien sûr ces concepts sont hérités de la vie courante parfois ou le plus souvent de l’histoire de la philosophie. Eh bien, cet héritage, c’est un travail de métaphore. Et c’est la réalité même de l’héritage d’être une métaphore.

Par exemple si je prends le terme substance chez Spinoza, je constate deux choses : d’une part c’est un terme qui vient immédiatement de Descartes (et plus lointainement d’Aristote, on pourrait en suivre la trace historique), donc c’est un terme familier ; mais d’autre part je constate que la manière dont Spinoza emploie ce concept est aussi absurde, pour rendre compte de ce que Descartes entend par ” substance “, que serait absurde l’idée selon laquelle Bayard était un félin africain, avec lequel il est cependant possible de lui trouver une ressemblance. En réalité personne ne dit cela : je viens de vous expliquer que cette métaphore tenait à l’impossibilité, caractéristique de cet homme, d’accepter la médiocrité autour de lui : quand on était à ses côtés, il devenait impossible d’être un médiocre, c’est-à-dire de parler comme tout le monde. Eh bien pour Descartes, c’est exactement la même chose : comme tous les gens marquants il exclut la médiocrité quand il est question de lui. Et à propos de Descartes, n’être pas médiocre, c’est notamment s’appeler Spinoza ou Malebranche. Pour les concepts, c’est pareil : si le concept de substance est marquant chez Descartes, alors il sera pensé et non pas sottement répété. Penser la Substance cartésienne, ce n’est pas le comprendre (ce qu’essaie de faire celui qui veut trouver son maître en Descartes), ce n’est pas en faire l’historique ou même la déconstruction (ça, c’est réfléchir le concept) : c’est écrire l’Ethique... Où il n’y a pas plus d’identité relativement au concept cartésien qu’en un lion du désert il n’y a d’identité avec le chevalier Bayard.

Donc, en généralisant, on peut dire que Spinoza, comme héritier de Descartes, est philosophiquement la métaphore de Descartes. Spinoza n’est pas sans être Descartes, et pourtant il n’a rien à voir avec Descartes – exactement comme le chevalier Bayard n’est pas sans être un lion, bien qu’il n’ait rien à voir avec un lion.

Reprenant la différence que je faisais plus haut entre le concept et la métaphore, je dirai par conséquent que Descartes a marqué Spinoza, et que c’est au lieu même de sa marque, dans l’impossibilité du concept du cartésianisme par conséquent, que Spinoza pense. Le spinozisme, ce n’est rien d’autre qu’une certaine impossibilité de conceptualiser le cartésianisme, et quand je dis ” impossibilité ” c’est pour dire que cette doctrine est marquante. Mais comme c’est une impossibilité, une absence, un vide, eh bien c’est une pensée : l’acte de Spinoza au lieu de la marque qu’il a reçue du cartésianisme, c’est sa pensée. Spinoza, lui, il n’établit pas une comparaison entre ce que Descartes dit de la substance et ce que lui-même a à dire de Dieu. Il écrit l’Ethique ! Et ce livre, justement c’est la théorie de la substance. La pensée de Spinoza, c’est une œuvre, quelque chose qui reste, une existence (et la pensée, ne l’oubliez jamais, c’est la réalité de l’œuvre : là où il n’y a pas d’œuvres, il ne peut pas y avoir de pensée). Pareillement, vous pouvez dire que Marx est la métaphore matérialiste de Hegel, et ainsi de suite, dans tous les domaines où une tradition de pensée est envisageable (par exemple en musique, en peinture…).

Une philosophie est forcément une folie

J’ai indiqué que la métaphore était une folie (il faut être fou pour identifier un chevalier à un lion), à ceci près qu’elle est l’acte même de ne pas être fou. Eh bien considérez cette idée de la folie à propos de n’importe lequel des auteurs du canon. Je peux vous résumer en deux phrases l’essentiel de leur doctrine, et vous, si vous ne les avez pas lus, vous allez nécessairement penser que ces gens là étaient des fous. Si j vous dis par exemple que la réalité est un tout qui est fait de sa propre nécessité et que ce tout n’est autre que Dieu, vous reconnaissez typiquement un délire paranoïaque. Et pourtant c’est la doctrine de Spinoza ! Et je peux vraiment le faire pour tous les auteurs dont vous connaissez au moins les noms, absolument tous ! Vous me direz que Spinoza c’est très loin de nous. Prenons Sartre, alors. Considérez la thèse originelle de l’Etre et le Néant, qu’il formule à peu près ainsi : le néant est la seule aventure qui pouvait arriver à l’être, et nous sommes littéralement faits de cet événement métaphysique… Ce n’est pas une parole de fou, cela ? Qu’est-ce qu’il vous faut ! Et ainsi de suite : il n’y a pas d’exception.

Eh bien cette ” folie ” est précisément le critère qui permet de distinguer les philosophes d’autres personnes, en général des professeurs, qui sont fort estimables mais qui me paraissent usurper le titre de philosophes. Si vous prenez des auteurs qu’on présente habituellement comme des philosophes parce qu’ils ne passent pas leur temps à étudier la pensée des autres (et certes, c’est une condition nécessaire), eh bien, vous aurez beau faire, vous ne pourrez jamais dire que ces gens sont des fous : si vous essayez de résumer leur travail en trois phrases, vous obtenez non pas un délire paranoïaque comme chez les philosophes, mais une trivialité c’est-à-dire une bêtise. J’accorde immédiatement qu’une telle réduction serait aussi absurde que dans le cas des philosophes, et je ne veux surtout pas que vous croyiez que ces gens n’ont dit que des banalités : de même que vous ne comprenez rien aux philosophes si vous réduisez leur pensée à la parole d’un fou, de même vous ne profitez pas des livres de ces professeurs si vous réduisez leur travail à des trivialités, c’est-à-dire à des choses avec lesquelles une personne raisonnable ne peut pas être en désaccord. Je veux seulement vous indiquer une méthode, un test purement opératoire, qui permet de reconnaître un philosophe : alors qu’un professeur sera réduit par ce test à une personne raisonnable, un philosophe le sera à un fou. L’alternative est sans ambiguïté et le test est infaillible.

l’œuvre est la différence du génie et de la folie

En disant que le test était purement opératoire, je dis par là même que les philosophes ne sont pas des fous – et que tous les professeurs n’en restent pas à des trivialités. Pourquoi ? Pour les seconds, la différence est évidente : le test serait absurde si on le prenait en lui-même, parce qu’il gommerait le travail du professeur qui est fait d’acquisition du savoir et de traitement de ce savoir. Mais pour les philosophes ? La réponse, après tout ce que nous avons dit de la philosophie, vous êtes en mesure de la trouver vous-mêmes : c’est l’œuvre. Les philosophes ne sont pas des fous, parce que leur doctrine n’est pas un délire mais une œuvre. C’est la différence (qu’on peut aussi présenter comme une identité) entre la folie et le génie. Cela dit, si leur doctrine n’était pas une œuvre et donc si les philosophes n’étaient pas des penseurs, avec ce qu’ils professent, ce serait des fous.

Rappelez vous les arguments que je vous ai donnés, quand nous avons corrigé la dissertation consacrée au problème posé par la contradiction des philosophes entre eux. On a vu qu’il fallait distinguer ce qui importe et qui la réflexion, de la seule chose qui compte en philosophie et qui est la pensée. Une philosophie, ce n’est pas le travail d’un théoricien, c’est l’œuvre d’un philosophe. Et dans une œuvre, vous savez, il n’y a qu’une seule chose qui compte : qu’elle existe. Le reste ne compte pas, même s’il peut être par ailleurs très important. Or, quand vous résumez en deux lignes la doctrine d’un penseur, qu’est-ce que vous résumez ? Pas l’existence, évidemment, mais seulement ce ” reste “, qui ne compte pas et à propos de quoi se posait la question de la contradiction des auteurs entre eux. Eh bien vous comprenez la définition du génie à laquelle on peut arriver, par conséquent, et que je vous propose : ” le génie, c’est la folie en tant qu’elle ne compte pas. ” La pensée a nécessairement l’allure de la folie, mais le fou ne pense pas. Ne pense pas, cela signifie : ne produit pas d’œuvre, puisque vous savez qu’il n’y a pas de différence entre penser et produire une œuvre. Je vous rappelle la définition que Foucault donnait : ” la folie, c’est l’absence d’œuvre “.

La tradition philosophique

Ainsi apercevez-nous le paradoxe de la pensée conceptuelle, par opposition à la réflexion proprement dite (qui ne compte pas) : en philosophie, et là seulement, la pensée est le statut métaphorique de la réflexion elle-même ! Pensée vaut pour réfléchir. Et on peut bien parler d’une métaphore parce que c’est une transposition (vous savez que le terme métaphore signifie littéralement transporter) de la présence subjective à l’absence. Car le concept de substance chez Descartes, n’importe quel universitaire vous en expose le sens : il le comprend, c’est-à-dire qu’il est présent à son exposition. Spinoza, c’est pareil, dans un premier temps, puisque c’est un lecteur de Descartes. Mais ce concept qu’il a donc compris, en tant que lui il pense quand les autres se contentent de réfléchir et de comprendre, c’est-à-dire en tant qu’il n’est que sa propre mort quand les autres sont leur vie et leur savoir, ce concept, disais-je, il devient tout autre chose : Dieu comme nécessité ! Voilà la pensée : ce que personne (notamment pas Spinoza entendu comme un sujet vivant) ne pouvait faire. Un concept, c’est quelque chose qui appartient à la réflexion, qui effectue un savoir, et qui est pour cette raison propre à n’importe qui ; et ce même concept, dès lors qu’il n’y a localement plus personne pour l’avoir compris, eh bien en tant que concept, il devient métaphore.

Voilà ce que c’est qu’un concept philosophique, à mon avis : quelque chose qu’on ne peut pas distinguer de la question de la tradition c’est-à-dire de la filiation, en tant paradoxalement qu’il n’y a pas de filiation philosophique. Car bien sûr, c’est de ce point qu’il s’agit depuis le début : la philosophie est une tradition c’est-à-dire un type particulier de filiation, et la notion même de la pensée implique l’impossibilité de la filiation (si la filiation était possible, elle donnerait lieu à des disciples et à des épigones, non à d’autres penseurs). L’impossibilité de la filiation est donc l’absence même de l’héritier, et c’est précisément comme absent qu’il hérite. Voilà le génie en philosophie, dont vous comprenez qu’il ne peut jamais être naïf ou ignorant : le savoir qu’on aurait recueilli si on existait, il devient non-savoir, c’est-à-dire pensée (ou vérité, si vous préférez), précisément parce que cette conversion qui est la métaphore est l’acte de ne pas être le disciple, c’est-à-dire l’héritier au sens trivial.

Voilà pourquoi les concepts philosophiques sont toujours la métaphore d’autres concepts : parce que la philosophie est une tradition donc une filiation, et parce qu’il appartient au penseur d’être unique et absolument seul. Dans le corrigé que je vous ai donné, j’ai indiqué que le lieu de la pensée était la solitude la plus haute. C’est le paradoxe que cette nécessité soit en même temps une tradition que j’ai essayé de résoudre aujourd’hui par cette question de la métaphore, c’est-à-dire par cette description de la philosophie comme folie (pas de filiation) en tant qu’elle ne compte pas (puisque ce qui compte c’est l’œuvre, laquelle est faite de concepts hérités).

J’ai mis la charrue avant les bœufs, puisque je vous avais promis d’arriver à la philosophie, depuis la question de la pensée, par un travail sur la notion d’aventure. Vous verrez donc pourquoi, quand on se demande ce que c’est qu’une aventure et qu’on reconnaît l’épreuve de penser, on aboutit aux conclusions que j’ai posées aujourd’hui.

Je vous remercie de votre attention.