Cours du 14 janvier 05

Douleur et souffrance : une réciprocité réflexive

De même qu’on ne peut se poser la question de la vérité qu’à commencer par écarter son habituelle confusion avec le savoir, de même qu’on ne peut se poser la question du mal qu’à écarter son habituelle confusion avec celle d’un malheur (à commencer par le malheur que constitue sa propre méchanceté) on ne peut penser la souffrance qu’à la condition de ne pas la confondre avec la douleur. Ces rapprochements ne sont pas arbitraires pour nous, puisque toute notre problématique de cette année y tient : proposer un enseignement intitulé « souffrance et vérité » comme je le fais ici, c’est parler du mal – et certes la souffrance fait partie des maux – dans sa corrélation à la vérité, telle que cette corrélation est expressément éprouvée.Impossible en somme de faire l’économie de ces distinctions dont le nouage est proprement notre objet et qu’il faudra donc reprendre selon ce nouveau point de vue.

La confusion de la douleur et de la souffrance est fréquente. Mais l’étonnant est surtout qu’elle soit la plus flagrante là même où le souci de distinguer est expressément mis en avant : quand on imagine par exemple que la souffrance serait morale et la douleur physique, comme s’il n’y avait pas de souffrances physiques (souffrir du dos n’est pas la même chose qu’avoir mal au dos) ou de douleurs morales (un deuil, une humiliation…), ou quand on veut croire que la douleur serait locale quand la souffrance serait globale, comme s’il n’y avait pas de douleurs globales, physiques ou psychiques (maladies du squelette, pathologies du moi), ni de souffrances locales (on peut on peut souffrir d’une seule dent sur laquelle le dentiste est obligé de réintervenir souvent, on peut souffrir en tant que parent de tel de ses enfants quand par ailleurs tout va très bien dans la famille). On pourrait multiplier les exemples et se donner la facilité de dresser le bêtisier d’une multitude de soi-disant distinctions entre souffrir et avoir mal qui sont en réalité des accentuations de la confusion, mais il est bien plus utile de s’interroger sur cet état de fait. Certes, la simple bêtise n’est pas absente (tel article d’une encyclopédie majeure s’intitule « souffrance » et porte sur l’anesthésie chirurgicale), ni la mauvaise foi (un philosophe ouvre un recueil consacré à la souffrance en expliquant que parler de souffrance physique et de douleur psychique est juste une erreur de langage), mais la confusion est trop générale pour qu’elle n’ait pas une raison de structure.

La réciprocité réflexive de la souffrance et de la douleur

Toute souffrance est demande de savoir : c’est le même de souffrir et de ne pas savoir pourquoi on souffre. Pour la douleur, non : qu’on sache ou qu’on ne sache pas, cela ne change rien. La douleur correspond au savoir, en ce sens qu’elle avère qu’il soit satisfaisant : celui à qui on a bien expliqué pourquoi il avait mal trouve l’explication satisfaisante, et il souffrirait toujours si elle n’était que partielle – or il n’est plus dans la souffrance mais dans la douleur. Celle-ci conforte donc le savoir en prenant acte de sa clôture, ou du moins de sa possibilité – comme on le voit de ce qu’une clôture non réalisée soit marquée par une insistance qui n’est pas de douleur mais de souffrance. Ainsi la douleur est-elle identique à elle-même, au sens où elle se tient dans sa propre réalité, par opposition à la souffrance que sa justification (« vous souffrez ? c’est normal, après une opération ») suffit à supprimer.

La douleur est sa propre réalité alors que la souffrance est son propre sens, le paradoxe étant qu’il est impossible au sens d’être sa propre réalité, tout sens étant renvoi, extériorité à soi, rappel ou anticipation d’autre chose. Alors que la douleur pourrait idéalement être bloquée en elle-même, circonscrite en son lieu particulier et par là ramenée à l’existence, la souffrance est sa propre extériorité et par là déjà rapportée à la vie. Son extériorité n’est  pas l’extériorité d’une chose relativement à une autre mais celle du sens relativement à lui-même. Pour cette raison on ne saurait de ramener la souffrance à son propre fait (en la justifiant, le savoir l’avère), sauf à la supprimer.

A propos de la douleur on peut inversement produire un excès, qui en sera la réflexion : au premier niveau, on a mal ; mais au second niveau, celui d’un rajout réflexif, on souffre d’avoir mal. Et l’essentiel ici est qu’on peut continuer. Car il est bien évident qu’un niveau supplémentaire de réflexion objectivera le précédent, le réduisant à son propre fait. Ainsi puis-je poser sans risque d’erreur que si je souffre d’avoir mal (car la douleur est une souffrance : une mise en cause du sujet comme tel)il devient par ailleurs vrai que j’ai mal de souffrir (car la souffrance doit être éprouvée pour être telle). Ce statut est un fait, positif et donné, du simple fait que je l’ai constitué dans ma réflexion à laquelle il appartient de s’échapper.

Les  niveaux réflexifs de la douleur et de la souffrance peuvent donc fonctionner en tourniquet, et chacune être convertie en l’autre : quand la réflexion ouvre à son propre infini, on passe de la douleur à la souffrance, et quand elle avère son propre fait, on passe de la souffrance à la douleur. Ce ne sont donc pas deux réalités différentes, mais chacune s’entend de sa distinction réflexive avec l’autre..

La souffrance souffre ainsi de ne pas être la souffrance, parce qu’alors elle serait la douleur et non pas la souffrance. La souffrance est en ce sens identique à  propre impossibilité et souffrir consiste à s’installer dans l’impossibilité d’une réalité de la souffrance. On pourrait pousser le paradoxe de la formulation en disant que la souffrance souffre, et que c’est de cela que nous souffrons, quand nous souffrons. En effet : qu’elle soit une bonne fois ce qu’elle est, et nous ne souffririons plus : nous aurions mal. La souffrance est en impossibilité à elle-même et c’est comme douleur qu’elle résorbe cette impossibilité : c’est précisément d’excéder le fait qu’elle peut par ailleurs constituer, et qui est la douleur, que la souffrance est la souffrance. Rien de tel pour la douleur qui est au contraire sa propre réalité. Il serait absurde de dire que la douleur a mal, aussi absurde que de dire à propos de la blancheur qu’elle est blanche.

La position de la souffrance, c’est la douleur, et la réflexion de la douleur, dès lors qu’il appartient constitutivement à la réflexion qu’elle soit son propre échappement, c’est la souffrance. Insistons sur cette unique impossibilité, qui définit la réflexion comme l’impossibilité que le sujet soit pleinement le sujet qu’il est par ailleurs. Je ne puis réfléchir c’est-à-dire me poser moi-même qu’à ne pas posséder souverainement que je le fasse ! ma dépossession originelle et la condition expresse de ma position et donc de ma possession cogitative. C’est de cette condition qu’il s’agit dans l’opposition de la souffrance à la douleur, en tant que la douleur est à la fois posée par la réflexion dans une tautologie de simple existence – et certes, la douleur est cette tautologie : insistance de soi en soi – en même temps qu’elle se trouve par là même ouverte à l’infini de la non souveraineté de sa position. Car la tautologie de la douleur est éprouvée, puis cette épreuve éprouvée, dans l’impossibilité qu’on puisse jamais y reconnaître un dernier fait : l’épreuve de la tautologie n’est pas elle-même tautologique mais elle est son propre échappement. C’est pourquoi la réflexion de la douleur est une souffrance : on a mal, et avoir mal n’est plus simplement avoir mal d’avoir mal, mais déjà souffrir d’avoir mal. On est ainsi dans une souffrance plus lointaine que la douleur primitive (en fait aussi lointaine qu’on voudra), qu’elle réfléchit. Et cette souffrance n’est rien de plus que la douleur elle-même, sinon sa réflexion. L’opposition réelle de la douleur et de la souffrance est parfaitement absurde : parce qu’elle est éprouvée c’est-à-dire déjà réfléchie – et certes, on peut s’installer plus ou moins dans la réflexion : parfois quasiment pas, parfois s’y complaire longuement – toute douleur est déjà une souffrance (celle d’avoir mal) et toute souffrance déjà une douleur (celle de souffrir).

Ainsi produit-on, dans la réciprocité en spirale de la douleur et de la souffrance, une opposition qui permet de les distinguer : la souffrance est sa propre impossibilité alors que la douleur est sa propre réalité. Et ces différences qu’on pourrait imaginer radicales ne sont en fait que les moments du réflexif et du réfléchi dont l’acte de réflexion est la distinction.

C’est très concret. Est-ce en effet qu’on ne souffre pas de souffrir, ce qui est donc une douleur puisque cette souffrance est alors sa propre tautologie ? De la même manière, est-ce qu’on n’a pas mal d’avoir mal, ce qui est donc une souffrance, puisque cette douleur est sa propre ouverture à l’infini du non savoir de sa position ? Le tourniquet de la douleur et de la souffrance a son effectivité propre : chacune est l’autre pour elle-même, et revient sur soi d’être le moment supérieur (ou inférieur) de son autre ! Ainsi la souffrance est-elle une douleur pour soi, et d’autant plus souffrance qu’elle souffre ainsi de ne même pas être une souffrance – puisqu’elle est alors une douleur (la douleur de souffrir).

On indiquera la différence des niveaux réflexifs en parlant de vivre (souffrir de souffrir) et d’exister (avoir mal d’avoir mal), dont il va de soi qu’ils sont déjà engagés dans une nouvelle spire de la réflexion, c’est-à-dire dans un nouveau décalage réflexif : vivre c’est alors avoir mal, et exister c’est alors souffrir. Idéalement, on peut concevoir une réflexion supplémentaire qui, à un niveau encore supérieur, revienne à l’opposition primitive quand on prend comme principe la traversée du savoir de la souffrance de vivre (en-deçà) et de la douleur d’exister (au-delà).

On pourrait dire que la spirale réflexive se poursuit indéfiniment, en droit, mais cela n’aurait aucun intérêt : ce qui compte, c’est de comprendre que cette question de la réflexion est celle du savoir et du manque du savoir. Car rien d’autre n’est en cause, ici : c’est le savoir qui avère de sorte que sans le savoir toute chose est en souffrance, et inversement de n’être pas avérée toute chose est par là même avérée être en souffrance, ce qui est sa douleur.

Le nier reviendrait à nier le caractère réflexif de la notion d’épreuve. Or la douleur et la souffrance ne sont pensables que comme des épreuves de la sensibilité dans le premier cas, de l’existence dans le second, celle-ci s’entendant comme sensibilité quand celle-là s’entend comme existence selon la réciprocité de la douleur et de la souffrance. Il n’y a de sensibilité que d’un sujet pour l’existence, et d’existence que d’un sujet sensible. Non pas comme deux nécessités existentiales mais au contraire comme une seule : celle d’être en question pour soi : que le savoir manque. La réflexion elle-même n’est pas une nécessité de structure surgie d’on ne sait où, mais seulement ce manque, dans son insistance.

Bref, on a compris qu’en tout cela il s’agissait toujours de l’impossibilité pour le savoir qu’il égale jamais la vérité, autrement dit de l’indistinction de la question de la vérité et de la question du sujet – cette indistinction étant sa souffrance, ou sa douleur.

Je vous remercie de votre attention.