Cours du 12 mars 04

Enigme et mystère (5)

Le mystère, on l’approche ; l’énigme, on en donne le mot. L’un et l’autre relèvent de la vérité et par conséquent du sujet, si l’on s’accorde à définir le sujet comme ce vivant qui a été touché par la vérité, qui en reste marqué, qui ne se remettra jamais de l’épreuve qu’elle sera toujours pour lui. L’opposition du mystère et de l’énigme ouvre donc à une double interrogation : d’une part, il s’agit de penser comment la vérité est engagée dans l’un et l’autre cas, et d’autre part il s’agit d’en penser corrélativement le sujet – car celui qui approche le mystère n’est pas le même que celui qui affronte l’énigme et, de s’en trouver à chaque fois constitué comme sujet, il détermine différemment sa nécessité d’être sujet, ce qu’on peut nommer son éthique. Autrement dit : s’il n’y a pas de différence entre être sujet et avoir à être sujet, le rapport de responsabilité qu’on entretient avec son propre statut de sujet diffère selon qu’on le tient du mystère ou qu’on le tient de l’énigme. Dans le premier cas on est voué à une vérité qu’on dira à la fois réelle et commune, celle de notre nature originelle vers quoi nous sommes depuis toujours convertis sans le savoir, et dans le second on est voué à une vérité qu’on dira à la fois personnelle et singulière, celle de la réponse qui aura été donné par nous et donc sans nous (c’est l’impossibilité à soi qui fait l’autorité) à la question que chacun est depuis toujours singulièrement pour lui-même.

La reconnaissance du mystère renvoie constitue donc son sujet à partir d’une nature commune qu’il faut paradoxalement entendre comme vérité (il ne s’agit pas d’une vérité sur cette nature, mais que cette nature soit la vérité commune de tous), alors que celle de l’énigme constitue son sujet dans une distinction qui l’oppose non seulement aux autres et à lui-même : celle que signifie, avec tous les paradoxes attachés à sa notion, l’idée de l’élu.

 

Le mystère, ses prêtres et ce qu’ils font de la vérité

Ceux qui sont apparentés au mystère, quelle qu’en soit par ailleurs la détermination, on peut les nommer paradigmatiquement les prêtres : étant d’abord nos semblables, ils se sont en quelque sorte appatriés au sacré, lequel est depuis toujours notre vraie nature, notre origine habituellement méconnue, celle qui reste ” à part ” précisément parce qu’elle est l’origine à laquelle il appartient d’être inaccessible (figurons-le en disant elle précède le commencement avant quoi il n’y a par définition rien), et dont il faudra finalement faire à la fois notre existence et notre vérité. Pas de mystère sans prêtrise, au moins potentielle. Par exemple le mystère de la pensée, dans chaque lycée, a ses prêtres qui sont les professeurs de philosophie et dont l’approche personnelle fait toucher au mystère insondable de la Pensée ; un agent de change peut être vu comme le grand prêtre de la mystérieuse Finance, ou le chimiste en blouse blanche comme un prêtre de la Science. Leur approche est aussi l’approche du mystère, et même participation à celui-ci : à se reconnaître en eux, on profite en quelque sorte d’un surcroît qui doit se dire en termes de vérité, puisque ces semblables viennent par ailleurs de l’origine impossible qui est la nôtre depuis toujours.

On rend ainsi compte d’un aspect important des transferts que nous observons ou que nous vivons quotidiennement : nous ne sommes pas sans savoir que nous approchons souvent des mystères, parfois de la manière la moins authentique ou la plus superficielle, et qu’en cette approche une sorte de conversion se fait, puisqu’à chaque mystère on peut réflexivement poser une vérité qui apparaisse comme notre vraie nature jusque là méconnue. Le transfert sur le ” prêtre ” renvoie le sujet à la vérité dont, peut-être jusque là sans le savoir, il procède originellement pour être ce qu’il est, et par conséquent il faut déjà l’entendre comme une conversion – mais une conversion méconnue, le sujet ne voyant pas que le prêtre le figure lui, sujet, non pas dans sa vérité singulière mais dans une réalité qui est indistinctement sa vérité commune. Celui qui a été initié est spéculairement porteur, pour chacun, de sa vérité propre – propre et surtout pas singulière (pour le mystère, par exemple du mal, la singularité ne comptait pas : Hitler, Staline ou tout autre tyran ne sont que des illustrations inessentielles) parce qu’elle est celle de n’importe qui et que le sujet du mystère est toujours particulier (par exemple l’homme concerné par la tentation). Si l’on nomme transfert non seulement la supposition du savoir mais encore l’amour attaché à cette supposition dont un certain sujet fait celle de sa vérité, on dira que les notions de mystère, de prêtre et de transfert sont inséparables, l’inflexion venant ici de ce que le prêtre soit pour le sujet l’image de sa propre vérité en tant que méconnue. Dès qu’il y a du mystère, il y a prêtrise et on peut imaginer ainsi qu’une bibliothèque soit un temple du savoir avec ses servants comme la Bourse est le temple de la finance. Dans le même ordre d’idées un psychanalyste hystérique peut se donner des allures de grand prêtre de l’inconscient ! C’est qu’à chaque fois est reconnue une certaine nature dont il est impossible que le savoir ne fasse pas la vérité réelle du sujet, par opposition à une singulière vérité ” personnelle ” qui ne comptera donc pas, puisqu’il n’y a pas de différence entre procéder de cette mystérieuse vérité et être un sujet quelconque. Pas d’amour des prêtres sans renoncement à la vérité personnelle – comme chacun le sait et comme Nietzsche l’a expressément signifié – au profit d’une vérité qui, d’être celle de l’origine commune, est par là même une vérité de nature commune.

La corrélation du mystère et de la prêtrise fait donc entendre un concept commun de la vérité, par opposition à celle de l’énigme et de l’élection qui en fait entendre un concept distingué.

Alors que l’énigme récuse la semblance, le mystère l’accentue (par exemple nous sommes semblablement soumis à la tentation) : il pose des degrés de vérité dans la semblance, en ceci que les ” prêtres ” sont plus nos semblables que nous ne le sommes nous-mêmes – étant en quelque sorte faits d’une ” nature ” qui est vraiment la nôtre depuis toujours, mais dont leur initiation a fait qu’elle était, pour l’instant, plus la leur qu’elle n’est la nôtre (par exemple on peut imaginer que le brave chrétien estime avoir assez donné au christianisme en allant à la messe le dimanche, par opposition au curé de sa paroisse qui, lui, aura donné toute sa vie à la religion qui dit la vraie nature de péché et de rédemption qui définit l’humanité en général). A les approcher c’est donc de nous que nous approchons, de nous tels que nous nous méconnaissons nous-mêmes de ne pas avoir vraiment compris quelle était notre vraie nature. Il faut donc penser le transfert ici en disant que les initiés savent, et qu’approcher le savoir, c’est déjà revenir à sa vraie nature et donc être déjà converti en sa propre origine. L’identité de la vérité et de la réalité qui est la vérité dont le mystère ajourne la révélation mais dont il nous fait toujours plus approcher est plus la réalité des prêtres qu’elle n’est celle du commun des sujets. Ainsi les étudiants et les collègues des professeurs de philosophie les considèrent-ils comme des gens qui pensent, la pensée étant dans cet exemple la vraie nature de l’homme en général dont ces prêtres apparaissent alors comme plus faits que les autres. On peut dire la même chose du psychanalyste pour le mystère de la division subjective, de l’agent de change pour le mystère de la finance, à la limite du criminel pour le mystère du mal.

Tel est le paradoxe de cette notion que dans le mystère, il y a des gens, les initiés, qui sont vraiment des semblables quand les autres ne le sont que réellement. Les prêtres, ce sont les initiés en tant qu’on les considère dans l’actuel transitif de la conversion qui est retour, à partir du monde, à la vérité originelle et donc finale de chacun. Mettre l’accent sur la transitivité d’une vérité dont l’initié ne se contente pas d’être porteur mais qu’il promeut effectivement parce que cette vérité est sa nature effective, c’est en faire un prêtre – la vérité ne pouvant bien sûr être actuelle subjectivement que comme le service de la vérité.

Je soulignais le paradoxe des épreuves qui caractérisent l’initiation, et dont la notion implique habituellement la distinction c’est-à-dire l’interpellation énigmatique de soi par soi. Une vérité assurément problématique, puisque là où il y a épreuve, il y a distinction et là où il y a distinction, la semblance est désormais impossible. Je formule autrement la difficulté : il appartient à l’épreuve d’approprier le sujet à l’énigme or c’est précisément les épreuves qui caractérisent l’initiation au mystère. Eh bien le paradoxe est résolu quand nous apercevons le mystère retourner cette nécessité en produisant, sous le nom paradigmatique de prêtrise et sous la nécessité corrélative pour la vérité qu’elle soit de nature commune, l’idée d’être vraiment semblable – une semblance accentuée et distinguée comme telle ! Dans le mystère il s’agit donc de la vérité réelle et commune (par opposition à la vérité personnelle et singulière qu’on met en avant quand on corrèle tautologiquement les notions de vérité et de pensée), mais précisément comme vérité, elle impliquait l’épreuve, telle qu’elle apparaît dans la distinction du prêtre et de ses ouailles. Il y a les semblables, et il y a d’autre part les vraiment semblables – distingués des premiers d’une manière énigmatique (l’idée de ” vocation ” renvoie bien à celle de la singularité du sujet personnellement interpellé) mais dont le champ du mystère a toujours déjà récusé cette même singularité, puisque la vérité (singulière) et la réalité (commune) y sont expressément identifiées. La cléricature n’est pas composée de gens séparés de l’ensemble des humains, de gens qui auraient été distingués et qu’il faudrait donc nommer des élus, mais bien au contraire, elle est composée de ceux qui ont déjà opéré cette conversion vers l’origine dont la nécessité est la vocation propre de chacun humain, et qui sont donc nos vrais semblables, vraiment semblables à nous-mêmes quand nous ne le sommes que réellement.

On aperçoit maintenant la résolution du paradoxe : les épreuves de l’initiation produisent ce véritable semblable qu’on appelle le prêtre : celui qui est plus mon semblable que je ne le suis moi-même, moi qui méconnais la vérité qui fait de moi un semblable (par exemple : c’est comme pécheur ayant à être rédimé que, chrétiennement parlant, je suis semblable à n’importe quel autre homme). Les prêtres ne sont vrais qu’à sembler pour l’humain qui est certes pour lui-même et pour les autres son semblable, mais seulement en réalité. La conversion à la fois de soi-même et des autres qui définit le prêtre pose que la vérité d’un être est la vérité de ses semblables, et cette vérité commune a pour nature de s’entendre comme retour vers l’origine.

La ” vocation ” des prêtres est donc très différente d’une élection : certes, il n’y a pas de raison que le mystère s’adresse à celui-ci plutôt qu’à celui-là et en ce sens il faut parler d’élection, mais c’est une élection à une vérité dont il s’agit expressément de nier la distinction d’avec la vérité ! Des élus, oui, mais pas des vrais. Or l’élu, c’est le vrai. D’où cette nécessité de désigner les prêtres comme ceux qui sont nos ” vrais ” semblables. On pourrait risquer une formule en disant alors que la prêtrise est plébéiennement aristocratique : les prêtres se distinguent en somme d’être vraiment communs, quand le tout venant des humains ne l’est que réellement.

L’initié, et donc le prêtre, est ainsi l’oxymore d’être le vrai sujet quelconque. Par exemple le prêtre chrétien incarne la vérité chrétienne qui, du point de vue chrétien, est la vérité de tout homme – qu’il le sache ou non. Son initiation, et par conséquent sa distinction du commun, c’est que cette vérité surgisse du non savoir en sa personne qui est donc paradoxalement seule à être vraiment commune !

 

” Commune ” la vérité des prêtres identifie la question du vrai à celle du bien

” Commune “, concrètement, chacun sait que cela signifie ” intéressé “. Par opposition à ceux que la vérité a marqués, les gens du ” commun ” ont seulement en vue leur intérêt et ne font rien gratuitement : ils entendent se placer, faire des bénéfices de tous ordres (un homme modeste et altruiste n’est pas ” commun ” si humble que soit par ailleurs sa condition). Comme il appartient d’autre part au commun de renvoyer à l’origine et par conséquent au mystère, on peut dire qu’il est toujours déjà pris dans la définition sacerdotale de la vérité qui est donc en même temps visée d’un bien qui soit commun. Le bien commun pensé selon la conversion, c’est la vraie nature à venir. Et la vraie nature à venir, cela porte un nom : c’est le salut. La vérité, quand elle est de nature commune, est donc en même temps exigence de semblance et promesse de salut. Je le dis autrement : on est commun d’avoir toujours déjà décidé de confondre ce qui est vrai avec ce qui est avantageux. Et comme il faut penser cela en fonction de l’origine, on nommera salut, l’identification actuelle de la réponse à la question du vrai à la solution au problème du bien.

Mais qu’est-ce que le salut, alors, sinon l’accomplissement de la conversion : qu’on se retrouve enfin soi-même dans la jouissance de l’origine, autrement dit dans notre vraie nature commune. La figure du prêtre qui est déjà celle de la retrouvaille, puisqu’il est notre semblable et qu’à le rencontrer c’est déjà nous en vérité que nous rencontrons, est par conséquent promesse transcendantale de salut.

Dans la figure du prêtre, nous avons déjà aperçu notre vrai moi, et nous comprenons par là même que sa promesse ne s’entend pas à l’encontre de toute réalité. En quoi apparaît encore le caractère ” commun ” de la prêtrise, puisque la promesse de salut n’est admise comme telle qu’à être déjà tenue dans le semblable (le vrai chrétien est déjà sauvé, par exemple, de même que le vrai communiste est déjà l’homme de la fin de l’Histoire), alors que la notion même de la promesse s’entend de sa distinction : promettre consiste à poser une parole contre toute réalité (y compris, avons-nous vu en son temps, la meilleure des excuses qui est la mort propre).

Les notions de mystère, de prêtrise, et de salut sont donc strictement corrélatives, et c’est en quoi le champ du mystère s’oppose radicalement à celui de l’énigme, qui renvoie au contraire à la singularité du sujet dans l’irréductible étrangeté qu’il reste pour lui-même.

C’est toujours de soi qu’on approche avec le mystère ; c’est toujours de soi qu’on se sépare en affrontant l’énigme. On se rend d’autant plus étranger à soi qu’on l’affronte : pour le sujet de l’énigme, la question de sa vérité n’est pas du tout la question de son bien.

A s’approcher du mystère, on a à gagner son salut. A affronter l’énigme, rien.

Je ne voudrais pas terminer la séance d’aujourd’hui sans, d’une certaine manière, rassurer à propos du mystère. Car si sa question est finalement celle de la réflexion, telle qu’elle apparaît dans la figure du prêtre qui est notre véritable semblable, il n’en reste pas moins que la réflexion est par définition la notion d’une secondarité… Disons-le autrement : pour que je réfléchisse et donc que je m’en tienne à l’acception commune de la vérité, il faut bien que d’une certaine manière j’aie été originellement donné à moi-même dans une impossibilité originelle et définitive de la reprise réflexive.

Et cela, c’est un mystère – dont nous reparlerons, notamment en nous interrogeant sur ce mystère attaché au sujet de l’élection, qu’on appelle son charisme.

Je vous remercie de votre attention.