Cours du 2 avril 04

 

Enigme et mystère (8) : leur nouage dans le charisme de l’élu (3)

La question de l’énigme est celle d’une distinction par rapport à celle du mystère : alors que celle-là ne concerne qu’un seul, celui qui l’aura affrontée, celui-ci est commun et ouvre à tout le monde un avenir de vraie réalité où il s’agira d’être enfin démis de soi dans la jouissance d’un Autre désormais total, jouissance qu’on peut entendre comme le vécu de la semblance au nom de cet Autre, bref comme fraternité. L’énigme est distinguée et renvoie à l’étrangeté du singulier par rapport à lui-même, alors que le mystère est commun et renvoie au contraire à la suppression de toute division subjective, de toute distinction d’avec le sujet commun qu’on est forcément par ailleurs. Il n’y a par exemple pas de différence entre dire que l’étrangeté du sujet à lui-même constitue une énigme, dire que Freud l’a affrontée, et dire que l’inconscient est finalement de nature freudienne ; et d’autre part il n’y a pas de différence entre parler des mystères de la foi chrétienne et dire que nous sommes tous, étant semblablement pêcheurs, rachetés par le sacrifice de Jésus et destinés à la vie éternelle, ce qui nous ” fraternalise ” (pour le chrétien, en Jésus-Christ, nous sommes tous frères).

 

Le charisme et la révélation de l’origine

Si ” penser ” consiste bien à affronter l’énigme depuis sa propre impossibilité subjective, on peut dire que toute pensée est aristocratique ; et si l’on reconnaît une dimension religieuse à tout mystère, on peut dire que toute religion est plébéienne. Qui a jamais ignoré cela ? On ne peut pourtant pas se contenter de définir le mystère comme l’énigme du pauvre, puisqu’il appartient à l’énigme de relever elle-même d’une donation mystérieuse, et qu’il n’appartenait au mystère de se révéler d’une manière singulière et par là même énigmatique (exemple : le chemin de Damas). La donation mystérieuse de l’énigme, c’est l’élection. Pourquoi Freud et non pas un quelconque psychologue de son époque ? D’un autre côté, pourquoi Dieu s’est-il révélé personnellement à Moïse et non pas à la foule des Hébreux ou même (parce que dire cela c’est encore rappeler qu’ils sont le peuple élu) à l’ensemble des hommes de la terre ?

On le voit, le lien de l’énigme et du mystère est la question de l’élection.

Ne pas se dérober à l’interpellation singulière et absurde (” pourquoi moi ? “), justement parce qu’elle exclut qu’un savoir vienne jamais la justifier, c’est s’installer dans sa propre étrangeté : le sujet advient à lui-même dans sa propre extériorité en reconnaissant que l’énigme est son affaire. Mais en quoi consiste cette affaire, il n’en sait rien. Nous non plus, de l’extérieur, n’en savons rien, puisque le nom propre n’a pas de signification. ” Freudien “, par exemple, ça ne veut rien dire – sinon la tautologie réciproque de la psychanalyse et de son fondateur. Il en va de même dans d’autres domaines. Que par exemple la France comme telle ait à être gaullienne (je n’ai certes pas dit gaulliste !), qu’est-ce que cela signifie ? rien : seulement que la France est la France. Tautologie, non savoir, et pourtant vérité renvoyant comme elle à la décision d’un seul – bref, énigme. Mais que la France soit la France, c’est bien la réalité originelle des français, et la reconnaissance de l’élu (de Gaulle, dans cet exemple) est alors leur participation à leur propre mystère.

Si l’élu est l’homme de l’énigme, au sens où celle-ci est son affaire à lui et à nul autre, le mot qu’il en donne fait vérité et c’est ce qu’on appelle son ” charisme “. En effet cette notion dit d’une part que celui qui en est porteur a été élu sans qu’il y ait à comprendre pourquoi, mais elle dit d’autre part que les ” grâces ” dont il est porteur valent pour les autres, pour les gens du commun qu’il faut justement désigner comme tels de ce que pour eux compte la question de leur bien et donc finalement de leur salut, bien qu’ils soient des sujets c’est-à-dire des êtres marqués par la vérité et voués à la promesse d’être vraiment soi. Certes la promesse en question est toujours déjà trahie pour ce plat de lentilles qu’est le service des biens et le vouloir des places, mais elle reste insistante, notamment dans la reconnaissance du charisme qui en est le rappel. En ce sens, on peut dire que la reconnaissance du charisme fait symptôme chez les gens du commun – si l’on entend par ce terme un retour de vérité comme il y a des retours de flamme. Aux gens du commun il appartient d’attendre le salut, et par salut c’est la réalisation de la promesse de l’origine qu’on entend. L’élu, lui, ignore cette notion : le salut, c’est bon pour les autres, les semblables, ceux qui ont avec la vérité un rapport de croyance et de demande, et surtout d’identification : leur ” vérité ” est qu’ils soient voués depuis une certaine origine à en être les figures anonymes, puisque c’est de la même vérité qu’il s’entendent les uns les autres et que chacun d’entre eux s’entend lui-même. La division de l’élu (il est l’unique mais toujours sans le savoir, même quand il le sait) se trouve donc réfléchie dans une unité qui n’est finale pour les autres qu’à être originelle, et par là institutrice de leur semblance.

 

L’élu fait advenir le mystère pour les autres qui ne perdent jamais de vue l’horizon de leur propre réconciliation, alors qu’en prenant à sa charge l’énigme dont il fait son affaire il reste définitivement étranger à lui-même.

L’élu, pour lui-même et à cause de cette étrangeté, ne l’est pas : il s’étonnera toujours, lui qui est n’importe qui c’est-à-dire qui ne présente aucune raison pouvant le justifier, d’avoir été choisi. (D’où aussi le sentiment de malédiction qui s’attache à cette situation : ” que ne puis-je vivre une vie insignifiante, bien tranquillement conforme à celle de n’importe qui, faite des soucis et des peines du tout venant des hommes ! ” D’où aussi ces plaisanteries juives, pour se référer alors à un sujet collectif : ” Seigneur, merci de nous avoir élus. Mais est-ce que tu ne pourrais pas élire un autre peuple, maintenant ? “) Aussi n’a-t-il pas été choisi, bien au contraire, puisque choisir consiste à se démettre de la décision au profit de l’automatisme du savoir : l’élection est une décision, par opposition à cet automatisme, et par conséquent il appartient à l’élu qu’il soit sans différence avec les autres (s’il avait été choisi, il serait préférable aux autres d’une manière ou d’une autre). L’élection est donc par principe incompréhensible, suscitant la jalousie chez les autres (et qui ignore que l’antisémitisme est d’abord une jalousie envers les vrais, lesquels sont donc admis comme ceux qui comptent dans l’humanité par opposition à tous les autres qui importent plus ou moins ?) et l’étonnement chez celui qu’elle concerne. Et certes, la position réflexive qu’on est forcé de prendre en s’interrogeant fait toujours de nous le sujet indifférent de la représentation en général, de sorte qu’il est impossible que nous ne reprenions pas notre propre situation en termes de choix, qu’on l’entende au sens subjectif ou au sens objectif. Pour les autres, un seul, pourtant semblable à n’importe quel autre, fait exception, lui qui est le vrai ; et cette exception doit s’entendre comme donation parce qu’il appartient au vrai de produire un effet – de vérité.

La profusion de vérité

C’est vrai aussi bien pour l’énigme que pour le mystère : Freud nous adonné le savoir de l’inconscient exactement comme Moïse (on sait que l’analogie est de Freud lui-même) a donné aux Hébreux l’accès à la Terre promise – et les Tables de la Loi. Et qui niera que ces donations ne soient désormais constitutives ?

La question du charisme est toujours celle de la donation : il est impossible que le charisme ne soit pas le signe d’une profusion dont tout le monde bénéficiera, outre l’aura d’un sujet qui fait incompréhensiblement exception, attestant dès lors que la question du légitime reste étrangère à la question du compréhensible. Profusion de quoi ? La réponse est simple, bien qu’elle doive être distinguée par l’alternative dont nous étudions le nouage : profusion de vérité.

Pas de différence en effet entre reconnaître en l’élu qu’il est un vrai et reconnaître que ce qui vient de lui, par là même, procède du vrai. Vrai savoir dans un cas (qu’on ne confondra pas avec un savoir vrai comme celui que nous identifions à la science), autrement dit savoir autorisé – savoir d’auteur en somme, et d’autre part vraie destinée, puisque la vie commune que le mystère promet est celle où tout le monde sera enfin en réalité ce qu’il était seulement en vérité. Alors que le sujet de l’énigme donne un savoir dont l’énonciation soit la garantie de l’énoncé (c’est parce qu’elles sont de Freud que les propositions freudiennes doivent être conservées et qu’on doit constamment y faire ” retour “), le sujet du mystère donne une destinée qui soit la vraie d’être depuis toujours celle de l’origine de tout le monde. Le nouage qu’en opère le charisme renvoie donc à la vérité toujours déjà reçue de l’élu où il est dès lors impossible de ne pas apercevoir une figure de l’origine.

La distinction que je viens de faire est capitale : selon qu’on entend la vérité comme le fait d’un auteur (et certes est par définition ” vrai ” le discours autorisé en tant que tel), ou qu’on l’entend comme le fait d’une réalité objective et donc instituant son sujet comme indifférent, on aura une réception aristocratique ou plébéienne – à réifier réflexivement les notions de distinction et de communauté.

Le premier cas sera cet effet d’autorité qu’on nomme autorisation à autoriser : être marqué par un auteur, c’est avoir à devenir un auteur soi-même. Par exemple Lacan est lecteur de Freud. La singularité de son génie (pardon pour le pléonasme) ne fait qu’un avec la marque qu’il a reçue de Freud, avec le refus d’avoir été désinvolte quant à en avoir été marqué. Le charisme des écrits freudiens est par conséquent, dans ce cas, donation de vérité – au sens où cette notion et celle de pensée sont en corrélation réciproque.

Mais le charisme de celui qui transmet la révélation, quand il produit un effet de foule, autrement dit quand il s’adresse à des sujets qui sont pour eux-mêmes des ” en tant que ” (les semblables les uns des autres), est aussi une donation de vérité, mais au sens où cette notion signifie expressément soumission. Et certes, on ne voit pas comment on pourrait ne pas se soumettre au vrai, dès lors qu’on l’a reconnu, lui qui s’entend pour n’importe qui (et par opposition au vrai de la pensée qui ne s’entend, lui, que de valoir singulièrement – comme Freud pour Lacan ) de valoir pour n’importe qui.

Au mystère qu’on a reconnu, il n’y a qu’à se soumettre – ce qui revient à partager non pas surtout le destin, dont la notion est au contraire appropriée au sujet de l’énigme, mais la destinée de tous les autres. Là où on reconnaît un mystère, par exemple la nature comme donation originelle de tout et surtout d’elle-même (car le fait qu’il y ait la nature est lui-même un fait naturel), s’impose une destinée commune (par exemple l’entropie généralisée comme horizon ultime de tout, ou une vocation urgent et militante pour la ” deep ecology “) dont il est impossible de ne pas, pour chacun, faire la démission de la promesse qu’il est depuis toujours de lui-même. Et certes, il n’y a d’adhésion à la destinée commune qu’en trahison du destin de chacun (ce qu’il faudrait particulièrement méditer quand on s’interroge notamment sur la politique). D’où ce paradoxe que la reconnaissance du mystère soit toujours celle d’une responsabilité (un excellent exemple serait la conception arendtienne de la politique comme ” responsabilité pour le monde “). D’où aussi qu’il appartienne à l’assomption de cette responsabilité de supposer une désinvolture originelle : il faut s’imaginer être quitte envers la promesse qu’on était pour soi-même depuis toujours pour s’autoriser à assumer celle qui s’impose à tout le monde depuis une origine dont on reconnaît la communauté. Vérité dans les deux cas. Mais comme il appartient à la vérité d’être sa propre antériorité (il n’y a de vérité qu’en vérité), il lui appartient aussi, comme responsabilité, d’être l’alternative même de la responsabilité ou de la désinvolture.

La profusion de vérité en quoi consiste le charisme, il faut la penser à partir de la marque. Les élus, c’est sûr, ils marquent ; et on ne se remet jamais de les avoir rencontrés. Mais la désinvolture fera de la marque un trait d’identification, alors que la responsabilité en fera au contraire une distinction – un estrangement d’avec soi-même dont il faut nommer ” œuvre ” le réel. Par exemple il est impossible de ne pas avoir été marqué par la lecture (et pour certains par la rencontre) de Lacan, et dans beaucoup de cas cette marque fait de celui qu’elle concerne un ” lacanien ” (comme il y a des nietzschéens, des heideggeriens, etc.). Au contraire de ce réel d’une autorité à quoi on se définira désormais d’être soumis, le marque installe dans sa propre autorité celui qui ne la réfléchit pas à travers sa semblance pour en faire un trait d’identification, et le réel de cette autorité, alors, c’est son œuvre. Lacan ne s’est jamais remis d’avoir lu Freud, et dès lors, au lieu exact où il en a été marqué, il a pensé.

 

Le charisme et la valeur morale

Je termine en rappelant l’impossibilité de principe qu’on ramène jamais la question du vrai à la question du bien – impossibilité dont j’ai essayé de montrer qu’elle était la clé de la question du mal. Car le mal n’est le mal qu’à ce qu’il ne soit pas le malheur qui est moralement neutre même s’il est subjectivement regrettable, c’est-à-dire qu’à ce qu’on l’entende depuis une nécessité qui soit proprement de droit – faute de quoi, à le ramener à une nécessité de fait (agressivité naturelle, ignorance du bien, aliénations de toutes sortes…), on le neutralise dans le simple malheur. Il n’y a de mal qu’à ce que la vérité en soit en quelque sorte le principe en tant qu’il lui appartient originellement d’exclure la représentation – le mal étant précisément ce dont la représentation, comme principe subjectif, est impossible.

Quel rapport avec la question du charisme ? Très simple : un grand nombre de leaders sont charismatiques et doivent, en ce sens, être reconnus comme ” vrais “. Hitler aussi était charismatique, hélas ; s’il ne l’avait pas été, rien ne serait arrivé, en tout cas rien de tel. Cela signifie très clairement qu’en lui, et dans la possibilité de soumission qu’il a offerte à des millions d’individus avides d’obéir et de se conformer – la question était bien celle de la vérité. C’est en quoi il est bien une figure du mal absolu et non pas cette conjonction malheureuse (donc neutre) qu’on désigne parfois en parlant de la mise en phase tragique d’une folie individuelle, d’une dépression économique et d’une crise politique. Donation de vérité, sans aucune doute, et qui était expressément reconnue comme telle par les foules qui l’adulaient. La question du mal est dans ce paradoxe, qui seul permet de ne pas nier le problème en rabattant le mal qui est déjà un mal sur le malheur qui n’est qu’un fait. Car à refuser de faire la question du mal un aspect de la question de la vérité à laquelle il appartient de se précéder elle-même, on s’interdit en même temps et de penser le mal et de penser la vérité – qui n’est telle que depuis sa propre impossibilité, à l’encontre du savoir qui lui, est notre possibilité (celle de la réflexion à partir de nos aperceptions).

D’autre part, que la question du vrai ne soit jamais celle du bien n’interdit pas qu’elles puissent aller de conserve : les exemples de saints ou de héros moralement positifs qui étaient par ailleurs charismatiques ne manquent pas. Mais là encore la question du bien ne compte pas : ce n’est pas de ce qu’on se représentait nécessairement comme légitimes les valeurs qu’ils promouvaient qu’ils emportaient l’adhésion, mais de leur charisme ! Autrement dit : ce n’était pas d’être bons, c’était d’être vrais. Que par hasard la contradiction des deux termes ait été réduite certaines fois, tant mieux pour tout le monde, mais on pourrait presque dire que là, et non pas dans des cas comme celui qu’on vient de mentionner, se trouve l’aberration. Car la contradiction du vrai à la fois impossible et étrange et du bien à la fois nécessaire et familier est dans son régime normal dans la position d’une légitimité (celle du vrai : le mal fait autorité) dont il est principiellement impossible de se représenter la nécessité, alors qu’elle est dans le régime d’une aberration singulière quand la nécessité du vrai se trouve correspondre avec la nécessité de la représentation. (De toute façon elle n’y correspond jamais exactement, et il est très facile de montrer à chaque fois que, sous une apparence positive, elle n’y correspond en réalité pas du tout : le vrai n’apparaît jamais, de contrevenir à sa propre représentation, que comme plus ou moins mauvais et inquiétant.)

Ce paradoxe du mal, j’espère avoir montré qu’il n’était pensable que depuis une problématique de la vérité dont le principe soit le nouage de l’énigme et du mystère et dont, par conséquent, le lieu soit le charisme de l’élu.

Je vous remercie de votre attention.