Cours du 7 janvier 05

En présentant à ceux qui me lisent tous mes vœux de bonne et heureuse année, de travail aussi c’est-à-dire de pensée et d’existence singulières, je reprends ma réflexion sur les rapports de la souffrance et de la vérité.

La cause du sujet et la question de l’être

Notre thème d’aujourd’hui est le repérage, dans le sujet, de sa constitution comme tel par l’insistance du vrai. C’est toujours d’une étrangeté qu’il s’agit : celle de soi à soi, autrement dit celle l’autorité à l’expression, et aussi celle de l’être à l’étant, puisque par ce terme c’est aussi bien le sujet de l’être qu’on entend (« cela qui est, en tant qu’il est »). Par le vrai, le sujet est un être et non plus un étant. Le mentionner à travers la différence ontologique, c’est le désigner comme fait de sa propre souffrance.

La question de la vérité est la question du sujet

La souffrance et la douleur ont en commun d’être des récusations de la vie, et les premiers cours que j’ai consacrés à cette question ont indiqué que dans la douleur la vie l’était par le réel, alors qu’elle l’était par la vérité dans la souffrance. La souffrance est l’insistance de la vérité dans la vie et il est en ce sens impossible de séparer la question de la vérité de celle de la souffrance : elle ne concernerait aucun vivant, ni donc aucun sujet. C’est que la question de la vérité est en propre la question du sujet : à la fois celle de ce qui le cause comme sujet par opposition au simple vivant social qu’il reste par ailleurs, et celle de ce qui le voue, dès lors dans une fidélité non sue à l’origine, à cette vérité personnelle qu’on indique en refusant de faire équivaloir « être soi » à « être vraiment soi ». C’est dire que le sujet existe dans sa souffrance et non dans sa vie : là où insiste la vérité, à la fois comme origine et comme vocation. Car si tout se joue dans la distinction entre « être soi » et « être vraiment soi », et si le sujet est pour lui-même sa propre question, alors la question de la vérité, en tant qu’elle a pour lieu propre la souffrance, est identique à la question du sujet.

Je le dis autrement : c’est le même pour le sujet d’être soi et de souffrir de sa vocation à la vérité, laquelle souffrance est le lieu de sa vérité dont on sait d’avance que, précisément comme vérité et non pas comme savoir dont on pourrait toujours concevoir la réappropriation, elle lui sera toujours étrangère. Si l’on accorde que tout sujet est pour lui-même sa propre question, alors on reconnaîtra que cette question est identique à ce qu’on pourrait nommer une réponse en souffrance – laquelle souffrance est la subjectivité elle-même – une réponse qui dirait enfin ce qu’il en est vraiment du sujet, mais sans lui, forcément : dans un réel qui, d’être vrai pour cela seul qu’il aura été distingué par lui, avèrera le sujet comme cette autorité à quoi il appartient à ce même sujet de rester indifférent. Car s’il est évident qu’on ne fait jamais autorité à ses propres yeux, on n’a jamais raison que là où l’on fait autorité c’est-à-dire que là où, par un sujet qu’on est littéralement mais auquel on reste définitivement étranger, du réel sera sans le savoir advenu comme vrai. Je l’ai déjà dit : la vérité ne sauve pas, justement de ce que la question du vrai qui est toujours singulière ne soit jamais superposable à la question du bien qui est toujours commune.

Or la distinction des deux questions, celle du vrai et celle du bien, c’est justement celle que le sujet est pour lui-même : comme sujet, sa question est celle de son bien ; comme ayant à être vraiment ce sujet qu’il est par ailleurs déjà, sa question est celle du vrai. Mais comme fait de la distinction de n’avoir pas sa vérité dans sa réalité mais hors de soi, en étrangeté à soi, la question du sujet est celle de distinguer le bien du vrai. Qu’il opère cette distinction, et il aura pour existence cette pure différence de principe entre le bien qui importe et le vrai qui compte, entre sa réalité qui est sa trahison (se vouer à son propre bien, c’est se trahir en bafouant la distinction subjective dont on est fait depuis toujours) et sa vérité qui est son indifférence (la vérité du sujet n’est en aucune manière son bien et ne lui importe donc pas). La frontière des deux, là où le sujet est pour lui-même sa propre question, c’est la souffrance – dont on peut commencer à réfléchir le sens comme exclusivité du vrai et du bien.

Le savoir résout la souffrance. Pour cette raison, on peut identifier l’appel au savoir au fait de céder sur la distinction du vrai et du bien, de sorte qu’il n’y a finalement pas de différence entre exister dans l’impossibilité que le savoir compte – exister là où le savoir dont on est fait par ailleurs avère de son manque – et refuser d’être jamais justifié par cela même à quoi on se constitue subjectivement d’être voué. Exister est un acte, qui consiste donc à refuser de faire de la souffrance un moment inessentiel, par avance dépassé dans une réconciliation dont le savoir serait à la fois l’agent et la fin : on n’existe jamais que sans le savoir et la simple notion d’être justifié est une imposture. Ici encore la souffrance se donne à interpréter : dans le repérage de cette imposture.

Le savoir ne s’entend concrètement que d’impossibilité qu’il égale la vérité, autrement dit que de sa propre souffrance – en quoi l’on peut reconnaître l’insistance de la vérité dont on nommera « question du sujet » la reprise réflexive. Chacun peut en effet se dire que sa question est cette insistance même. La question de chacun n’est pas une interrogation abstraite qu’un supplément de savoir pourrait satisfaire mais précisément cette insistance de la singularité de l’effet subjectif dans l’universalité anonyme de la vie qui est par ailleurs sa réalité. Car tout sujet, qui est reprise de soi à l’encontre du savoir commun et d’un « on primordial » dont il ne cessera jamais d’être fait, est toujours déjà en train d’advenir à lui-même non pas dans la réalité de sa propre question mais dans son insistance : le sujet existe dans l’impossibilité qu’il s’égale lui-même à la réponse qu’il a pour existence d’être voué à apporter. C’est ce que j’ai souvent indiqué en disant que la vérité ne sauve pas : son manque est irréductible quand bien même il serait avéré aux yeux des autres que le sujet a fait autorité c’est-à-dire a institué le vrai. Raison de plus, quand on a reconnu qu’on n’a jamais eu la question de son bien pour question propre, pour ne pas céder sur sa nécessité : chacun est en vérité le manque du vrai, et c’est bien d’être marqué de ce manque, irréductible au niveau du sujet, que le vrai est vrai (c’est toute la question de la signature). Bref, on ne saurait « être » un auteur – puisque c’est ainsi qu’il faut désigner le fait d’être vraiment le sujet qu’on est, et que c’est toujours et seulement de cela qu’il s’agit dans la marque du vrai dont on est, contre soi-même et la question de son bien, distingué : l’autorité n’est pas l’expression.

Le principe de la souffrance est ce paradoxe que les œuvres ne justifient rien ni personne, parce que l’étrangeté du sujet à lui-même, le voue comme à sa vérité à cela qui ne s’entend que de ne pas être son expression. La souffrance est inhérente au sujet comme tel, parce qu’il n’y a de sujet que voué à être vraiment le sujet qu’il est, et qu’il ne peut l’être qu’à être sujet de ce qui a relativement à lui statut d’indifférence radicale. Et certes, on ne voit pas comment une chose pourrait être valable en étant la manifestation d’une autre…

Que le sujet soit sa propre division suffit déjà à récuser les idéaux de réconciliation (sagesse, bonheur, savoir absolu, société sans classe, maîtrise de soi…) mais qu’il soit par là même voué à sa propre vérité et en même temps à rester étranger à cette vérité, c’est ce qu’on ne peut pas penser autrement qu’à identifier sa réalité à sa souffrance : l’insistance d’une étrangeté radicale dont il tienne d’être soi. En d’autres termes, il est impossible de penser la souffrance hors du cadre constitué par le paradoxe d’une vocation constitutive du sujet à une étrangeté radicale où se dise qu’être vraiment soi n’importe en rien au sujet – sinon négativement, en diminuant par la production de ne pas être soi la culpabilité d’être soi.

Le négatif qui se trouve importé dans la vie du sujet sous le nom de souffrance l’est non pas par le réel, qui importe la douleur, mais bien par le vrai, justement dans son irréductibilité au réel c’est-à-dire dans sa distinction, bref dans sa seule insistance. Qu’on méconnaisse cette distinction du vrai et du réel, et donc aussi celle de l’insistance et de la causalité, et l’on méconnaît par là même la distinction de la souffrance et de la douleur ; on méconnaîtra donc aussi, pour le sujet originé dans l’impossibilité que le savoir égale jamais la vérité, sa vocation constitutive au vrai – à l’étrange qui répondra de lui (le manque du savoir, cela s’appelle une question et une question est bien une exigence de réponse) sans que cela lui importe donc en rien. Tel est le noyau de souffrance qu’on retrouvera sous des formes parfois très éloignées : que ce qui répond de nous ne nous importe pas – autre manière de dire que la question du vrai n’est pas la question du bien, ou encore de dire que rien ne justifie, n’assure de salut, quand même on s’y serait voué corps et âme – comme la distinction d’être et d’être vraiment soi en est l’obligation non pas de représentation mais bien de structure.

Souffrance : les êtres et la vérité

En identifiant la question du sujet à celle de l’exclusivité du vrai et du bien, ou encore en désignant comme son lieu propre l’impossibilité que le savoir égale jamais la vérité, il est évident qu’on parle du sujet humain. Il n’y a pourtant pas que les humains qui souffrent – ni même, à la limite, les êtres sensibles, puisqu’on peut affirmer que les matériaux ou la nature souffrent, sans que ce soit forcément métaphorique. Cela revient à dire que la question de la vérité ne se pose pas seulement dans le cas de l’existence humaine, et qu’on peut en reconnaître l’insistance là où on aurait imaginé qu’il n’y a que du fait, justiciable d’une approche purement objective. A propos du sublime, je me souviens avoir fait remarquer qu’il y avait du vrai dans la nature, et qu’il est dès lors impossible d’en cantonner la notion à la seule humanité. Plus particulièrement,  je rappelle que la nature est sujet de soi, étant sa propre antériorité – puisqu’il est naturel (ou surnaturel ce qui revient exactement au même) qu’il y ait la nature. Et certes, on peut nommer sujet, d’une manière non anthropomorphique, qu’un être décide de soi. Or le fait qu’il y ait la nature en général, on ne peut nier qu’il relève encore ou déjà de la nature – qui dès lors est bien sujet, et donc concernée par la nécessité du vrai telle qu’on peut l’indiquer en opposant « être » et « être vraiment ». Il y a certes un réel naturel mais aussi, dans l’inconsistance d’une certaine insistance qui pourrait bien renvoyer à la souffrance d’êtres naturels en tant que naturels – un vrai naturel. S’il y a par exemple des tragédies dans la nature… Auquel cas, on serait fondé à désigner la nature en général comme un être, en distinction de la légalité de l’étant à quoi la pensée réflexive pourrait vouloir la réduire.

Si la vie n’était que la vie, il y aurait la douleur, mais pas la souffrance. Cela dit, il est impossible que la vie ne soit que la vie, puisqu’elle est toujours vie d’un être vivant et non pas vie en général, de sorte qu’une douleur est toujours en même temps une souffrance. C’est seulement la décision d’identifier le vrai au semblant (n’aura droit à la considération que ce en quoi j’apercevrai ma propre semblance !), comme on le voit dans les exemples successifs du racisme, du sexisme et du spécisme (et aussi du jeunisme voire d’un certain « adultisme », comme dans l’exemple cité de la chirurgie néonatale!), qu’on peut disjoindre la douleur de la souffrance. Hors de ces mensonges, elles vont ensemble. Dans un langage dont je développerai peut-être les implications, il faut dire qu’il s’agit à chaque fois d’un être et pas simplement d’un étant – ainsi que nous le signifions en refusant de jamais confondre quelqu’un avec quelque chose (terme équivalent ici à étant : est quelque chose tout ce qui n’est pas rien ). Tout être qui souffre n’est donc pas simplement quelque chose (précisément : il s’agit d’un être et pas d’un étant) mais d’une manière ou d’une autre quelqu’un : non pas un esprit, une pensée, ou une affectivité mais un être à propos de qui c’est de la vérité qu’il soit question. La différence philosophique des deux, de quelqu’un et de quelque chose, c’est la vérité. Parler d’un être par opposition à un étant, c’est toujours se référer à un certain impact du vrai comme tel, c’est-à-dire dans sa distinction d’avec le réel – une distinction et non pas une différence.

On m’accordera probablement de mettre en corrélation souffrance et vérité, et d’opposer ce couple à un autre que constitueraient la douleur et le savoir. Mais on me fera remarquer qu’à reconnaître que tout être (et non pas bien sûr tout étant – sauf à y reconnaître un être) souffre, je devrais reconnaître qu’en tout être il va de la vérité. En effet, je l’affirme, contre les mensonges de la semblance dont, comme le mot l’indique d’ailleurs, notre « réflexion » est déjà faite (j’ai souvent indiqué que la question de la vérité avait pour première conséquence la nécessité de déconstruire les évidences réflexives).  C’est qu’en tout « être » il va de la « différence ontologique » et que celle-ci ne peut s’entendre que depuis une opération qui ne soit précisément pas de différence mais de distinction. Car l’être n’est pas autre chose que l’étant : par définition il n’y a rien que l’étant ; de sorte qu’à les opposer explicitement comme on le fait depuis Heidegger, il faut bien avoir fait intervenir implicitement un facteur d’impossibilité pour cette différence. Il n’y a de différence entre l’être et l’étant qu’à ce qu’il n’y ait rien d’autre que l’étant – et notamment pas l’être, qui « serait » alors autre chose et donc encore un étant, aussi paradoxalement qu’on veuille en imaginer les propriétés. Je le dis autrement : il appartient à la « différence ontologique » qu’elle ne corresponde à rien et que toute personne voulant la récuser ait raison d’avance. Or cette différence, dont on admettra le caractère radical en même temps que l’impossibilité, il faut bien qu’elle ait été produite et on ne voit pas comment elle aurait pu l’être, sinon par quelque chose qui ait précisément l’impossibilité de la différence pour nature – en quoi j’ai nommé le vrai.

C’est simple : là où il n’y a pas d’effet de vérité, il n’y a pas de différence ontologique. Mais cette vérité, que les tenants de la semblance s’empresseront d’approuver puisqu’elle peut se lire dans une optique heideggerienne, vaut aussi bien dans l’autre sens : s’il y a différence ontologique, alors il y a effet de vérité. De sorte qu’à mentionner des êtres dans leur irréductibilité aux étants – et cette irréductibilité, je dis que c’est la souffrance – on les mentionne par là même causés du vrai ! En somme je maintiens ma définition philosophique de la souffrance comme insistance de la vérité – c’est-à-dire de la pure distinction, considérée dans la nécessité de son effet qui soit lui-même de distinction. Car il est bien évident qu’on ne saurait parler de vérité en soi : il n’y a de vérité que dans son effet propre, dès lors instituteur d’un être et pas seulement d’un étant.

Parler de souffrance, c’est récuser au nom de la reconnaissance d’un être dont on n’admet pas de faire un étant, fût-ce le premier et le plus réel,l’autisme du grouillement vital ou de l’extase théologique. La vie ne serait pas souffrance si elle n’était que vie, c’est-à-dire si elle n’était que sa propre stupidité telle qu’on peut la figurer d’une part à travers l’idée d’un être qui ne serait que biologique et d’autre part à travers l’idée d’un être dont l’existence, dès lors divine, ne diffèrerait pas du savoir qu’il aurait de lui-même. La souffrance atteste de ce manque de soi qu’on indique en refusant de jamais confondre la question de l’être vivant avec celle d’un étant qui aurait la vie, biologique ou divine, pour propriété essentielle.

On indique cette nécessité en disant que l’être (vivant) est un enjeu pour lui-même, dès lors distingué de soi. Reprenant une formule heideggerienne, on peut dire qu’en l’être du vivant, il va de son être et que c’est précisément cela, qu’il vive : quand dans son être il n’ira plus de son être, il sera mort, tout simplement. De sorte que la pure distinction que nomme la notion de « différence ontologique », concrètement, s’entend comme la nécessité pour l’être d’être d’une part un enjeu, d’autre part une responsabilité – l’être proprement dit étant la tension des deux et non pas un troisième terme. Or cette tension, qu’est-elle, concrètement ?

Réponse : un savoir en insuffisance de lui-même, autrement dit en souffrance. Quel savoir ? un savoir métaphysique, situé dans la tête du philosophe ou, ce qui revient au même, dans l’entendement divin ? Certes non ! je parle d’un savoir très réel, puisqu’il est la réalité même de la vie en tant qu’elle est compréhension des étants quant à ce qu’ils soient. Par exemple manger, c’est bien une façon de comprendre qu’une chose, dont on sait ou présume qu’elle est comestible, existe. Et aussi compréhension de cette compréhension même quant à ce qu’elle ait lieu. Car la vie n’est tel qu’à s’être toujours déjà finalisée sur soi : vivre, c’est faire ce qu’il faut pour vivre (par exemple respirer, digérer…). Et cela, c’est forcément la mise en œuvre d’un savoir dont la vie relève et dont elle ne soit dès lors pas elle-même l’origine. Ce savoir, je l’ai nommé l’autre jour en disant qu’on ne vivait jamais qu’à ce que vivre soit valable et pas simplement réel. Reprenant la formule du « vouloir-vivre » j’avais précisé qu’on ne veut jamais sans raisons de vouloir – de sorte qu’on peut dire aujourd’hui que les raisons de vivre sont toujours déjà impliquées dans la vie, dans l’impossibilité absolue qu’elles soient jamais données puisque cette donation hypothétique renverrait seulement à sa propre impossibilité (qu’on nous donne la « Vérité » métaphysique totale et absolue, et nous ne saurions pas quoi en faire). Quand il n’y a plus de raisons de vivre impliquées (par opposition à l’effectivité d’un savoir métaphysique finalement inerte et stupide), on abdique la responsabilité qu’elle est proprement pour soi ou, si l’on préfère, on devient indifférent à l’enjeu qu’elle constitue. On cesse alors d’être sujet et l’on meurt, même si en fait l’inertie des processus biologiques et psychologiques, voire culturels et sociaux dans le cas des humains, peut encore se poursuivre.

Car il ne suffit pas de vivre pour vivre, justement, ni d’être (un étant) pour être (un être). C’est expressément de cette insuffisance, et donc aussi de la différence ontologique dont elle est l’implication, qu’il s’agit dans la souffrance – sinon on ne parlerait que de douleur, à quoi nul être ne serait sujet.

Je vous remercie de votre attention.