Cours du 16 mai 03

 

La notion de désinvolture (4) : son éthique

 

Ethique de la désinvolture

Une vie non-vraie, celle dont les ” leçons de vie ” sont à chaque fois l’occasion de renvoyer à l’inanité, celle qu’il faut dire réelle ou bonne mais pas valable ou vraie, c’est d’abord une vie de désinvolture – désinvolture envers le vrai qui ne compte pas, et par conséquent envers soi qui n’est pas compté par le vrai. La désinvolture est cette décision d’écarter ce vrai qui compte en tant qu’il compte, et par là de s’être interdit d’être compté dans l’ordre où la vérité fait sens – c’est-à-dire dans l’ordre où la vérité produit un sujet à le diviser. ” Crime des crimes ” la désinvolture est l’auto-interdiction d’être vraiment soi – d’être soi à la façon du vrai, lequel n’est pas le bien qui commande et rassemble mais au contraire ce qui marque et par là même divise. Si l’on peut apprendre à vivre, ce ne peut donc pas être dans la soumission au bien ni donc à l’unité de soi ou du monde (la même, réflexivement) parce que toutes les ” leçons de vie ” que nous avons reçues malgré nous des choses et des êtres qui nous ont inspiré du respect étaient déjà comme telles des épreuves d’étrangeté et de division. Il faut donc interroger la désinvolture pour comprendre de quelle sorte de division s’entend la ” vérité ” quand on parle, par opposition à la vie ” bonne ” qui convient aux autres (car chacun a le devoir d’agir pour que les autres soient heureux et d’espérer qu’ils se rendront plus sages), de la vraie vie – celle qui ne vaut dès lors que pour soi et qu’il serait absurde, pour ne pas dire criminel, de vouloir universaliser.

 

L’envers de la désinvolture : vérité et division

Alors que l’estime unit, le respect divise. Rien n’est estimable que dans l’horizon d’un bien dont nous étions déjà convaincus, mais rien n’est respectable qu’à nous subvertir dans cette conviction même. L’estime et le respect sont en ce sens exclusifs l’un de l’autre, non pas quant à leur objet mais quant à l’unité de celui-ci : on peut respecter quelqu’un que par ailleurs on a des raisons d’estimer et d’autre part on ne respecte qu’à ne pas compter, alors qu’on n’estime une personne qu’à être le juge de sa valeur, éventuellement très grande, c’est-à-dire qu’à être celui qui compte.

Si donc la question de la vraie vie est exactement contradictoire avec la question de la vie bonne, en ce que la première est celle d’admettre une division dont la seconde est expressément le déni – autrement dit si la question de la vérité personnelle est parfaitement exclusive de tout idéal d’être sage – alors l’éventualité d’apprendre à vivre ne peut se traduire que dans le refus d’imposer contre la division l’imposture de l’un, contre la vérité l’imposture du bien. Et certes, l’un et le bien concernent les autres – l’un pouvant d’ailleurs concerner la division d’un autre qu’on aura simplement réfléchie, sa division une (par exemple on peut parler du génie de Picasso).

Or cette double imposition est exactement la désinvolture, quand on l’entend en première personne, dans l’impossibilité que chacun est originellement pour soi.

Si donc il est possible d’” apprendre à vivre “, ce ne sera jamais à travers la reconnaissance d’une sagesse ou d’une harmonie qui renvoient seulement à l’imposture de se prendre pour soi, mais tout au contraire dans l’épreuve que nous ferons de la fausseté éthique de la désinvolture qui est toujours désinvolture envers ce sujet de la vérité que, tautologiquement, on doit désigner comme le vrai et dont l’impossibilité qu’on est pour soi est l’effet propre – puisqu’il appartient à la vérité de diviser, alors qu’il appartient au savoir de rassembler. Cette épreuve de n’être pas le sujet de la vérité mais au contraire d’être institué comme sujet par le préalable de la vérité, par son effet de division, définit en propre les ” leçons de vie ” – celles que nous recevons donc toujours malgré nous.

On n’est désinvolture qu’à prendre la responsabilité d’être irresponsable et par là qu’à s’enfermer dans un déni qui soit indistinctement celui du vrai et celui de sa propre vérité – c’est-à-dire de sa propre et définitive étrangeté. En effet, il est par définition exclu qu’on soit le sujet de la vérité : le sujet de la vérité, ce n’est pas moi mais le vrai dont la rencontre m’aura marqué, c’est-à-dire divisé l’impossible qui compte et le nécessaire qui importe.

Parce qu’elle est la décision que ce qui compte ne comptera pas parce que seul ce qui importe doit compter, la désinvolture est la fonction subjective de la vie bonne, telle qu’elle apparaît comme la corrélation du savoir et du service des biens. Car on n’est jamais désinvolte qu’à avoir de bonnes raisons de l’être, et même on ne l’est que d’avoir ces bonnes raisons qui sont le service réflexif de la vie (sans elles, on ne parlerait pas de désinvolture, mais de simple indifférence à la vérité comme il en va chez des êtres purement naturels).

C’est donc à ne pas céder sur la reconnaissance du vrai qui a déjà eu lieu en soi – autrement dit à ne pas céder sur sa propre marque et par là sur sa distinction d’avec soi – qu’on assume la leçon de vie qui a pu nous être donnée en telle ou telle circonstance, cette leçon qui nous a conduits à méditer (effet de vérité) et non pas à réfléchir (effet de savoir). Et de fait : où la désinvolture est-elle le plus manifeste, sinon justement envers les réalités qui donnent non pas à réfléchir mais à méditer, celles qui produisent sur nous non pas un effet de savoir mais un effet de vérité ?

Par ” leçon de vie “, c’est toujours une cause de méditation qu’on entend – et par conséquent la cause d’une distinction personnelle puisque c’est justement à l’encontre de la réflexion et donc de la semblance transcendantale que la méditation s’entend. C’est par conséquent le même, pour le désinvolte, de nier qu’il y ait des ” leçons de vie ” et de considérer que sa propre division ne compte pas.

 

Immoralité de la désinvolture

La désinvolture est récusation de la vérité par le savoir qui en a depuis toujours été distingué. Elle est donc une attitude de ” mauvaise foi ” : on ne peut récuser ce qui compte en arguant de ce qui importe qu’à les avoir préalablement distingués, c’est-à-dire qu’à n’être pas sans savoir que ce qui importe (le service des biens y compris la vie qui serait le premier d’entre eux, celui dont la perte serait la perte même des possibilités de perdre) ne compte pas !

Ce qui compte, le vrai, c’est ce qui nous compte en nous marquant – la marque étant, d’être l’effet du vrai qui nous a impossiblement donnés à nous-mêmes, la cause de la vérité dont nous sommes capables. Voilà de quoi la désinvolture est le refus.

On n’est marqué que par une épreuve, que par la rencontre du vrai qui scinde notre temporalité entre un ” toujours le même ” et un “désormais un autre “. ” Le même mais pas vraiment “, tel est formellement ce dont la désinvolture a toujours été la reconnaissance, de sorte qu’il lui appartient en même temps d’être une rage contre soi : puisqu’il n’y a d’abord de responsabilité que de la responsabilité elle-même, on ne serait vraiment désinvolte qu’à l’être d’abord envers le fait d’être désinvolte (ce que le dandy n’est pas, par exemple) – ce qui renvoie évidemment à un tourniquet sans fin. Personne n’est paisiblement désinvolte : on l’est toujours méchamment, si ce terme désigne une réflexion expressément réitérée, puisqu’on n’est méchant qu’à savoir qu’on est méchant et qu’à assumer méchamment ce savoir.

Si donc, une fois pointée la dimension mauvaise de la désinvolture, il y a vérité là où la semblance ne compte pas, et si c’est d’être distingué par le vrai du vivant social qu’il est par ailleurs que le sujet se définit comme humain, on peut dire que désinvolture et trahison de soi sont inséparables. Car qu’est-ce alors que l’être humain, sinon ce vivant devenu aberrant pour celui qu’il reste par ailleurs, parce qu’il a été rendu capable de vérité ? En quoi la désinvolture, dont la notion est primitivement éthique, s’entend bien malgré tout d’une manière morale : c’est toujours contre soi comme sujet capable de vérité qu’on est désinvolte. Nul ne l’est moins que celui qui pense, si l’on appelle ainsi en soi l’impossibilité que le vrai est pour soi. Témoins les peintres ou les philosophes qui vénèrent l’histoire de la peinture ou de la philosophie – à l’encontre du jeune étudiant qui, tout au contraire de ceux dont il récuse l’autorité, entend ” s’exprimer “. Mauvaiseté radicale de la désinvolture, donc, parce qu’elle barre la capacité d’impossible, la capacité pour chacun de son propre impossible, qu’on appelle le génie (et dont la notion est parfaitement exclusive de celle de l’expression puisque dans le génie, c’est l’œuvre qui est sujet).

Mais cette mauvaiseté s’entend aussi dans la réflexion universalisante, le paradoxe étant que la désinvolture atteigne la simple idée d’humanité alors que, comme décision en faveur de la semblance, elle paraissait ne récuser que la distinction personnelle (le fait que nul ne soit n’importe qui).

Par morale on entend la nécessité représentative, celle qui nous oblige à reconnaître chacun, contre sa singularité (et donc d’une manière désinvolte – en quoi la morale apparaît une fois de plus comme foncièrement immorale), comme un représentant de l’humanité qui est seule à compter en lui (immoralité de la morale : lui, il ne compte pas puisque c’est d’être humain et non pas d’être lui qu’il est compté). Or on ne peut parler d’humanité qu’à opérer une distinction d’avec la nature dont, par ailleurs, elle relève exhaustivement. Et cette opération, comment peut-elle s’opérer, dès lors que par ” nature ” c’est la nécessité de fait qu’on désigne ? forcément par l’idée de la nécessité de droit. Kant est imparable sur ce point. Et qu’est-ce que la nécessité de droit, sinon celle d’avoir raison ? Impossible par conséquent d’être désinvolte, c’est-à-dire d’avoir décidé que la vérité – la distinction – ne comptait pas, et de reconnaître l’humanité en tant que telle, parce qu’il appartient à cette notion, même affectée d’un indice de réflexion (non pas l’humanité telle qu’elle est mais telle qu’il est impossible de ne pas se la représenter), de s’entendre à l’encontre de sa propre nature c’est-à-dire déjà en distinction de soi.

D’où ce paradoxe que la désinvolture soit le service du mal pour la raison expresse qu’elle est le service du bien. Car c’est seulement en s’appuyant sur le bien, dont le niveau de réflexivité du concept n’importe dès lors pas, qu’on peut récuser le vrai, ce vrai dont il est indéniable, même pour le mensonge réflexif, qu’il désigne l’humain comme tel, ce sujet pour qui le bien ne va pas de soi ! La désinvolture est le service même du bien, de sorte qu’elle est le mal – parce que ce service ne peut être réel que comme haine de la distinction humaine qui est l’impossibilité que le bien aille de soi pour un être humain.

 

Si elle est le refus que le vrai compte, alors la désinvolture est l’absence d’œuvres

La vérité se redouble elle-même, puisqu’il n’y a de vérité qu’en vérité ; l’acte subjectif aussi : on n’est sujet qu’à être sujet du fait d’être sujet – ce qui revient donc à rappeler, comme je disais, que l’objet premier de la responsabilité est la responsabilité (c’est d’abord d’être responsable, qu’on est responsable) – le principe s’en disant à travers la nécessité éthique d’être vraiment sujet, celle-là même dont on doit nommer désinvolture la récusation.

On ne peut penser la responsabilité qu’à opposer le savoir où le sujet s’atteste de sa semblance dans le moment même où il possède la légitimité de se reconnaître comme étant (parler et agir en s’autorisant de sa place et de son savoir, être un ” en tant que “), à la vérité où il est principiellement absent (s’autoriser de soi, c’est-à-dire de sa propre impossibilité). On peut justifier cela objectivement en disant qu’il n’y a de vérité que du vrai, ou le justifier subjectivement en disant que la vérité est l’acte inouï d’un sujet irréductible à la semblance qu’il est forcément pour soi. Si la désinvolture est la décision maintenue d’être irresponsable de sa responsabilité, alors il faut la lier au refus du vrai comme sujet du fait pour chacun d’être sujet, c’est-à-dire au refus de l’éventualité d’être vraiment sujet. Car c’est seulement en vérité qu’on peut être responsable d’être sujet, dès lors qu’on parle d’une personne, sujet de droit c’est-à-dire ayant à avoir raison.

Le vrai est sujet de la vérité, et c’est depuis la vérité que se décide la responsabilité. Tel est l’intolérable pour la désinvolture, qui est donc revendication de souveraineté exclusivement entendue comme arbitraire subjectif, puisqu’une souveraineté qui ne le serait pas s’entendrait forcément en vérité. Non pas certes qu’elle aurait à s’être conformée à un vrai préalable (la nature, l’histoire, la volonté de Dieu ou on ne sait quoi d’autre), parce qu’alors il s’agirait d’une servilité et non d’une souveraineté, mais en ce qu’elle serait acte et par là rupture décisionnelle, ce qui est bien position vraie c’est-à-dire autorisée de soi. Or c’est le même d’être désinvolte et de ne pas faire acte, c’est-à-dire de ne pas s’autoriser de soi mais d’autre chose, paradigmatiquement de son caprice (lequel peut s’entendre au second degré comme décision d’en rester à son savoir ou à sa place : là où il ne compte pas qu’on soit sujet).

Quand donc je dis que la désinvolture réside dans la refus que la vérité compte, il faut l’entendre à partir de ce qui fait que le vrai est vrai et qui est l’autorité. Et tout le monde a toujours su que la désinvolture était expressément le refus de l’autorité.

Par celle-ci il faut entendre originellement le fait d’être auteur, un sujet s’autorisant de soi, puisque toutes les autorités instituées procèdent d’une première énonciation tout entière constituée d’être sans garantie – ce qui est proprement s’autoriser de soi, par opposition aux autorités secondes comme celle du savant ou du directeur qui s’autorisent l’un de son savoir l’autre de sa place. On est donc toujours désinvolte envers soi, de l’être envers le vrai, parce que c’est de l’autorité que le vrai est vrai et que c’est de soi (et non pas de sa déterminité réflexive) qu’on fait autorité. Or on ne fait jamais autorité qu’après coup, et donc sans le savoir : sur le moment, on est dans la réflexion et on fait ce qu’il semble que n’importe qui aurait raison de faire ; c’est seulement après qu’on découvre, dans l’impossibilité positive du nom propre qui transforme en ” natures ” les sujets dont on a traité (par exemple pour Kant : la morale, dont nous savons désormais qu’elle est de ” nature ” kantienne – dit dont l’impossibilité était sa pensée même), qu’on aura fait autorité – mais alors comme un autre, jamais comme soi (la proposition ” je fais autorité “, en plus d’être grotesque, est énonciativement contradictoire). En somme il n’y a pas de différence entre dire que le vrai ne comptera pas et dire que soi-même, on ne comptera pas. Et certes, agir capricieusement, c’est seulement poser qu’on ne compte pas…

On aperçoit maintenant pourquoi la définition que Foucault donnait de la folie, l’absence d’œuvre, s’applique exactement à la désinvolture : il suffit d’avoir reconnu que par œuvre, c’est toujours d’une réalité posée en première personne qu’il s’agit, quelle qu’elle puisse être par ailleurs – puisque le génie n’est absolument rien d’autre que le statut de première personne pour le sujet qui pose quelque chose, quelle que soit cette chose. Notons que cette définition restrictive à l’extrême explique pourquoi, dans le ready made ou d’autres pratiques d’art contemporain, on peut être amené à nommer ” œuvre ” des choses par ailleurs insignifiantes, voire farfelues ou même sottes : pas plus que le génie n’est un très grand talent ou une très grande intelligence, il n’est un très grand métier ni même une très grande hauteur spirituelle, un très grand discernement de quelque vérité métaphysique ou existentielle dont l’artiste ou le penseur auraient à être les prophètes auprès du commun des mortels. Cela dit, la notion du génie reste l’exact envers subjectif de la notion de vérité, puisque le vrai est ce qui relève de l’autorité et que ce terme désigne justement l’énonciation en première personne, celle pour quoi les garanties qu’on pourrait obtenir du savoir ou de la place ne comptent pas.

Par désinvolture, on entendra donc un redoublement négatif de la nécessité éthique : il faut que ne compte pas l’autorité, c’est-à-dire la position de première personne, qui fait que les garanties ne comptent pas. Concrètement, cela revient à dire qu’on s’en tiendra toujours à ce qui vaut seulement ” par ailleurs “, du côté des différences : c’est toujours envers le distingué en tant que tel qu’on est désinvolte. La désinvolture n’est donc pas du tout exclusive d’un surcroît d’égards envers le différent, bien au contraire très souvent.

Récusant expressément une distinction qui doit par ailleurs avoir été reconnue – de sorte qu’elle est le refus d’admettre la légitimité pourtant intrinsèque de cette reconnaissance, si c’est du vrai lui-même que la reconnaissance du vrai s’entend originellement – la désinvolture arguera de son essentielle inconsistance dont la notion du génie est la mention subjective, puisqu’elle ne désigne rien qui puisse justifier objectivement qu’un livre ou un tableau, dont on vient de voir qu’ils pouvaient par ailleurs être dérisoires,fassent autorité. Et certes, l’autorité du distingué n’est pas le pouvoir de l’important. On appellera désinvolte celui qui se tient expressément dans cette justification, dont il faut souligner qu’elle est indubitable.

Contre la vérité de l’impossibilité à soi, la désinvolture consiste à mettre en avant le savoir de soi et donc, puisqu’il n’y a savoir que des différences, la consistance des oppositions. Les exemples que nous avons déjà pris le montrent expressément : le désinvolte justifiera son irrespect en rappelant que les obligations envers les morts sont objectivement absurdes, puisqu’ils ne peuvent ni profiter de ce qu’on fait pour eux ni nous en savoir gré, ou encore, dans un autre ordre d’idées, que les temps ont changé et qu’il serait absurde et même nuisible de rester fidèle à des promesses qui n’ont plus aujourd’hui aucun sens. Plus radicalement encore, il rappellera que ” tout ce qui est, est pour moi ” et que étant ainsi le maître de ce qui est en tant qu’il est et en tant qu’il est comme il est, il ne tient qu’à moi que le sens soit obligatoire ou ne le soit pas. Ce ” il ne tient qu’à moi ” est la désinvolture même. Hors de la nécessité transcendantale qui est ainsi mon droit exprès à la désinvolture, rien n’est jamais consistant (de sorte qu’on peut aussi bien dire originellement désinvolte la philosophie transcendantale tout entière, pour laquelle la nécessité que le vrai soit le sujet de la vérité ne compte pas, dès lors nous aurions de toute façon encore à la reconnaître). Bref, la désinvolture consiste à pointer l’absurdité subjective des distinctions par opposition aux différences – à commencer bien sûr par celle qui interdit de confondre le vrai avec le réel, dont il ne diffère en rien.

Or c’est justement cette absurdité, impliquée dans la notion d’inconsistance telle que nous avons convenu de l’employer (renvoyer à des différences qui ne consistent en rien et qui n’en sont donc pas réellement), qui détermine l’éthique comme rapport d’impossibilité du sujet à lui-même, autrement dit comme nécessité qu’il s’autorise de soi alors même qu’il est, comme sujet, l’impossibilité de toute garantie.

 

La désinvolture tient donc à la question de la garantie transcendantale : elle s’entend seulement à mettre en avant que ce qui n’est pas garanti n’oblige pas à ce qu’on le reconnaisse comme réel, dès lors que son éventuelle méconnaissance ne donnerait lieu à aucune sanction justifiée. Or justement : ce qui n’est pas garanti, et précisément de n’être pas garanti, se trouve distingué du réel qu’on a de bonnes raisons de reconnaître, et par là même institué en vérité, si l’impossibilité de la garantie n’est pas absence de savoir mais acte subjectif.

Je le dis autrement : quand je reconnais la réalité de quelque chose, je le fais forcément depuis une garantie qui est celle du savoir que je suis supposé détenir. Pas de différence par conséquent entre la reconnaissance d’une réalité et l’appel au savoir comme garantie. Mais le vrai ? Si je ne le reconnais pas comme tel, personne de plus compétent ne peut me démontrer que j’ai tort et surtout il ne se passe rien – contrairement à ce qu’il en est quand je ne reconnais pas une réalité (un malade peut mourir de ce que le médecin n’ait pas aperçu la maladie dont il souffrait). Pas de garantie dans le savoir réel ou supposé, pas d’effet dans le réel dont on puisse assurer réflexivement la reconnaissance. Eh bien, c’est cela qui institue la désinvolture : là où il n’y a pas de garantie dans le savoir, ça (donc je) ne compte pas !

Mais le vrai se définit précisément de ne supposer aucune garantie de la part du savoir (en matière de vérité, l’expertise ne compte pas) et de ne produire aucun effet dans le réel sinon un effet de vérité dont on ne peut reconnaître la réalité qu’à avoir préalablement accepté que ce qui compte ne consiste en rien. Cet effet de vérité, subjectivement, c’est la méditation qu’on peut prendre pour une réflexion à laquelle on aurait retirée la discursivité, et objectivement c’est la marque de l’origine, qu’on peut prendre pour une trace du commencement.

Rien là que de très banal : le jugement de vérité est un acte subjectif où un sujet traite la question qu’il est pour lui-même, alors que le jugement de réalité est une opération d’application (certes schématique et donc malgré tout actuelle) d’un savoir où le sujet esquive la question qu’il est pour lui-même.

Quand, m’appuyant sur une compétence que je possède réellement, je porte un jugement sur la réalité et par conséquent sur la valeur d’un objet (quand je corrige des dissertations, par exemple, lesquelles ont d’abord à être des dissertations avec tout ce que cela suppose d’exigence conventionnelle), j’esquive littéralement la question que je suis pour moi-même et d’autant mieux que je mobilise plus sérieusement ma compétence (il faut produire la correction que n’importe quel collègue aurait raison de produire, celle qui fera de la note finale une nécessité idéalement automatique). Telle est la désinvolture : cette production d’anonymat à propos de soi par un sujet qui a raison, pour la raison expresse qu’il a raison !

Par contre, au musée devant un ready made, pour prendre l’exemple le plus évident, il faut bien que je décide que j’ai affaire à une œuvre et non pas à une simple imposture comme il en est tant en art dit ” contemporain “, dans un acte que je puis seulement signer et jamais justifier et qui par là même décide de moi comme sujet du regard qui vient d’avoir lieu. Là, impossible de se défiler, sauf justement à s’en tenir à des nécessités objectives corrélatives d’un jugement anonyme (le métier, le talent, voire la renommée de l’auteur prétendu, autant de choses que tout le monde peut apprécier semblablement), autrement dit sauf à être désinvolte.

L’opposition de ce qui compte et de ce qui importe, dont la désinvolture est à la fois la reconnaissance et le refus – dont elle est le déni, donc – donne par conséquent lieu à un chiasme qu’il faut dire éthique, si ce dernier terme désigne l’engagement du sujet dans son acte, engagement par lequel il statue sur lui-même sans le vouloir et sans y penser.

Le sérieux dans le choix est la désinvolture décisionnelle, exactement comme le sérieux de la décision – si l’on peut nommer ainsi quelque chose à quoi on a toujours été absent et qui apparaît à soi bien plus comme une donnée factuelle que comme un acte qu’on pourrait suspendre – s’entend comme désinvolture envers le savoir. En effet, quoi de plus désinvolte, s’agissant du métier, du talent, etc., qu’un ready made qui pourtant est parfois une œuvre ? De la même manière quoi de plus désinvolte, s’agissant de la vérité personnelle, qu’une production académique dont chacun a raison de saluer le métier et même le talent qu’elle contient ?

La question de la désinvolture est bien la question de l’éthique, entendue depuis son envers. Qu’est-ce que l’esprit de sérieux, notamment, sinon une vie entière de désinvolture ?

Mais la ” vraie vie “, celle qu’on apprend à travers ce qui nous fait méditer et qu’on méconnaît à travers ce qui nous fait réfléchir, n’est pas pour autant la contradiction d’une vie ” sérieuse ” ! Car ce n’est pas de ne pas réfléchir, qu’on vit vraiment et qu’on ” sait ” vivre !

De ces réflexions sur le vrai et sa reconnaissance, autrement dit de ces réflexion sur l’éthique de la désinvolture, nous pouvons en tout cas tirer une conclusion : la vie est vraie quand on peut la signer.

En quoi il ne s’agit pas de faire de faire de sa vie une œuvre – idéal esthétique et romantique auquel on se serait épuisé à conformer une vie qui avait au contraire à être personnelle… Restriction qui revient plus simplement à dire cartésiennement qu’il ne faut pas que la vie diffère de la signature qui attesterait de sa vérité.

En quoi j’ai à nouveau défini la désinvolture, et mieux que je ne l’ai fait jusqu’ici – sauf bien sûr que c’est par la négative.

Voilà, c’est exactement cela, la désinvolture : cette différence.

Je vous remercie de votre attention.