La philosophie et le destin européen

En assurant un enseignement philosophique à une grande partie de sa jeunesse, l’Europe est fidèle à son destin jusque dans la nécessité, sans cela littéralement diabolique, où elle se trouve d’adapter les êtres humains aux nécessités inhumaines de procès sans sujets (l’évolution des techniques donc des métiers, les changements des groupes sociaux donc des valeurs, etc.). Par ” Europe “, c’est une ” figure spirituelle ” que l’on désigne avec Husserl : plus précisément cette humanité qui se libère de l’empirie en s’investissant de ” tâches infinies ” ayant la raison pour idéal, et dont il faut dès lors reconnaître qu’elle prend la réflexion comme lieu propre, puisque c’est à poser pour elle-même une modalité du réel (par exemple un rond) qu’on peut l’idéaliser par passage à l’infini (par exemple un cercle), et produire dans cette opération le second moment comme la vérité du premier (un rond est un cercle imparfait). Si donc on admet cette conception dont les principes sont notamment exposés dans La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, c’est-à-dire si l’on définit la figure européenne par l’examen qu’elle fait de sa propre réalité au nom d’une vérité qu’elle a réflexivement constituée (1), alors on dira en effet que la philosophie, position de la vie comme telle à l’encontre de son caractère forcément préréflexif, est intrinsèquement européenne.

Cette ” figure spirituelle ” est inséparable de l’avènement de l’émergence du politique comme tel, où la collectivité s’affronte à elle-même comme problématique et non plus comme évidente. A l’encontre des appartenances et des hiérarchies communautaires, la Grèce invente en quelque sorte la communauté par décision où chacun cesse d’effectuer la place plus ou moins importante qui était la sienne dans l’ordre traditionnel (l’” eunomie “) pour devenir un moment d’équivalence idéale dans la prise de décision (l’” isonomie “, une voix par sujet, dont le principe est non plus religieux social ou ethnique mais mathématique). Dès lors la vérité qui n’est plus reçue de la tradition ni des dieux devient ce sur quoi il est idéalement possible de s’accorder. Ainsi l’autonomie du politique rejoint-elle dans le génie grec le moment où l’idéalité tirée par abstraction de la réalité décide de cette réalité. Or il importe de noter que cette réflexivité originelle n’est pas un simple trait de l’esprit européen : elle advient à elle-même à travers une nouvelle réflexivité, proprement historique et qui sera la réalité européenne, si l’Europe est constituée avant tout de la révérence romaine à l’égard d’Athènes et de la révérence chrétienne à l’égard du judaïsme dont le livre saint est devenu, sous le nom d’Ancien Testament, une partie de son propre corpus de révélation (2). Ainsi la ” secondarité ” européenne fonctionne-t-elle selon une logique de l’après-coup : le légalisme romain fait advenir comme réelle l’idéalité grecque, et la production chrétienne de la personne, en faisant de chaque humain une fin en soi alors qu’il était même en Grèce une partie du tout de sa cité – et en faisant dès lors de n’importe qui, semblablement créé à l’image de Dieu et aimé par lui, le prochain de n’importe qui –, universalise l’équivalence idéale des seuls hommes libres de la cité antique.

Toujours subjectivement seconde par sa référence à une priorité étrangère qui l’institue quand les cultures s’enferment habituellement dans la positivité identitaire qu’ils tiennent de leurs mythes, l’Europe est ainsi, du point de vue de cet autre premier qui est donc en même temps le sien,forcément problématique pour soi ; de sorte que c’est de se mettre en question pour elle-même qu’elle accède seulement à la possibilité d’être soi. Etre européen, cela signifie notamment qu’on a à accéder à sa propre possibilité subjective, que ce travail est toujours déjà engagé et jamais terminé, et qu’il est impossible de se dire européen une fois pour toutes, comme si c’était une identité dont on puisse jouir positivement (en quoi le nationalisme et la xénophobie sont des trahisons et des marques d’impiété quand ils adviennent sur le sol européen, alors qu’ils sont l’envers nécessaires de toutes les identités qui sont positives – entendez jouissives – pour soi). Dès lors le combat avec soi à l’intérieur de soi appartient constitutivement à l’âme européenne, non seulement au sens où son originelle étrangeté à elle-même (romaine par référence à la Grèce, chrétienne par référence au judaïsme) interdira de simplement nier l’humanité des autres (toutes considérations d’exploitation mises à part – même si elles ont pu être déterminantes en fait – le colonialisme procède de l’idée que c’est justement parce que les autres sont humains qu’ils ont droit aux lumières de la civilisation universelle (3)), mais encore au sens où cette universalité même qui la libère traditionnellement de l’enfermement dans la tradition ne pourra jamais être simplementassumée. A l’européen rien n’est jamais simplement possible, parce que l’espace subjectif qu’il est pour lui-même n’est jamais simplement donné, dédoublé qu’il est toujours par la question de sa propre légitimité c’est-à-dire finalement par celle de son rapport à l’origine et à la vérité. Autrement dit : l’Europe, à l’encontre de toute autre culture où la modalité subjective est donnée dans les nécessités a priori du langage et de la pesanteur historique, est un procès d’” auto-subjectivation ” constamment réitéré parce que constamment problématique pour lui-même : il est impossible d’être européen sans que la question de la vérité, par opposition à celle de l’identité, ne soit depuis toujours nouée avec celle de l’origine. Or ce nouage qui interdit à l’Europe de jouir de soi comme le font les cultures non occidentales pour lesquelles l’arrachement à l’enfermement quotidien se fait sur le mode du ravissement, de l’oubli de soi et de la chute dans les ténèbres, et qui lui interdit d’aller pour elle-même de soi comme le font les figures non européennes de l’Occident, est-ce que ce n’est pas la question même de la philosophie, dans son historicité primitivement grecque (4) ?

Cette réalité de structure (la problématicité pour soi) qui se rapporte à l’institution de l’empirie comme seconde en droit quand elle reste première en fait, elle nécessite qu’on nomme le sol où ce rapport trouve son lieu propre ” le continent philosophique “. L’Europe est ce continent où, au dire de Patocka, l’arrachement à la nécessité quotidienne ouvre à cette raison et à cette responsabilité personnelle dont la même nécessité quotidienne pourra ensuite faire sa détermination première – laquelle culminera dans l’ère de la technique et dans le nihilisme de la modernité. Inversement, reste étrangère à la philosophie toute figure d’humanité où la position pour soi d’un sens dès lors engagé dans sa propre idéalité est impossible. Ainsi y aurait-il contradiction à imaginer qu’on puisse à la fois philosopher et admettre la confusion de la religion et de la vie, voire de la politique et de la vie (le totalitarisme peut éventuellement naître de doctrines philosophiques, mais il ne peut autoriser l’activité philosophique). Les notions de philosophie et de société traditionnelle, totalitaire ou théocratique sont donc parfaitement exclusives ; et si la philosophie devient un jour impossible en Europe par obscurantisme religieux ou par une autre forme de fanatisme (y compris le fanatisme soft de l’hédonisme de masse et de l’individualisme sérialisé), cette Europe se sera trahie ou poignardée elle-même, ainsi qu’il est déjà arrivé.

La philosophie appartient au destin de l’Europe en ce sens qu’elle est la garante de sa fidélité à soi, et que c’est précisément une telle fidélité, quand elle est étrangère au savoir que l’on a de soi-même, que l’on doit nommer ” destin “. Bref, par ” philosophie “, c’est le rapport de l’Europe à son propre destin que l’on entend.(5)

Poser la question de l’utilité de la philosophie, dès lors qu’elle apparaît ainsi intrinsèquement européenne, c’est y répondre en termes de destin collectif et de responsabilité ” historiale ” (Heidegger). Comme le philosophe est ” le fonctionnaire de l’humanité ” (Husserl), l’Europe est donc ce moment humain où l’humanité s’est en quelque sorte confiée à la vigilance de sa propre garde – ce qui n’est possible qu’à ce qu’elle reconnaisse qu’elle est non pas sa propre réalité (la création de tel ou tel dieu, un fonctionnement social qui va de soi, un fait contingent de la nature physique et biologique ou tout ce qu’on voudra imaginer ou concevoir d’autre…) mais, selon la formule de Saint Augustin, ” sa propre question “. Interroger sur le sens qu’aurait la philosophie et sa transmission par l’école reviendrait donc simplement à interroger quelque chose comme un destin de l’Europe, si l’on appelle destin la fidélité inconsciente à sa propre origine… En quoi c’est philosophiquement et (donc) à la manière européenne qu’on aura répondu ! Ainsi la question que l’Europe est pour elle-même réside dans ce paradoxe qu’une nécessité universelle au niveau de l’énoncé soit en même temps une pétition de principe au niveau de l’énonciation. Si elle ne leur donne évidemment aucun droit relativement à tous les autres humains, la question (par opposition au fait) d’être soi ne donne aux européens des devoirs qu’à leur propres yeux et à propos de leur proprehumanité (6) – dans laquelle c’est malgré tout encore de l’universalité humaine qu’il ira toujours.

 

 

NOTES :

 

    1. L’ouvrage cité est une réflexion seconde de cette nécessité : à l’encontre de l’objectivisme réflexif, la phénoménologie transcendantale fait retour à l’apparaître des choses, rendant en quelque sorte la vie à elle-même. Ce sera le chemin auquel Merleau-Ponty apposera sa marque.
    2. Rémi Brague, Europe, la voie romaine, 1997, Critérion
    3. On rappellera le racisme des colons. Mais pour être raciste c’est-à-dire poser l’inégalité des êtres humains en dignité, il faut d’abord reconnaître que ceux qu’on va déclarer inférieurs ne sont pas des ” œufs de poux ” ou des ” singes de terre ” ainsi qu’une société traditionnelle l’aurait préalablement posé : autant que la violence militaire ou la rapacité marchande, le zèle missionnaire atteste à chaque fois de la certitude inquiète d’avoir affaire à des frères humains.

 

  • D’où la nécessité paradoxale d’opposer l’Antiquité grecque, pourtant philosophique mais pour laquelle les autres peuples étaient des ” barbares “, à l’Europe. Avoir la Grèce comme origine, c’est n’être pas grec (si je vous dis par exemple que j’ai un ami d’origine italienne, vous savez déjà qu’il n’est pas italien), mais c’est avoir la Grèce comme lieu perdu de la promesse qu’on est pour soi même et pour les autres, et dont la tenue s’appelle destin. L’Europe a donc ” perdu ” (laissé tomber historialement, pourrait-on dire) la Grèce simplement en étant elle-même. De fait la Grèce actuelle voudrait passionnément être européenne alors qu’elle n’est pas d’Occident : elle est l’aboutissement culturel et politique de l’axe orthodoxe (” l’Eglise chrétienne d’Orient “) qui commence en Russie.

 

    1. Cela n’implique aucunement que l’occidentalité et la philosophie soit en relation nécessaire : elles ne le sont qu’en rapport au ” noyau ” européen (Husserl) dont l’Occident se définit. Les principaux traits de l’Occident sont des traits réflexifs. Le tout premier est son universalisme non spéculaire : une société traditionnelle est aussi universaliste, mais spéculairement, car ” humain ” signifie pour elle en miroir d’elle-même, n’y étant pas humains ceux qui ne sont pas exactement les semblables de ses membres, comme l’indique notamment la manière dont elle se désigne elle-même (dans la plupart des sociétés traditionnelles, le nom de la communauté signifie simplement ” humain “). Tous les autres traits découlent de cela : dans les principes (individualisme et liberté de ne plus appartenir), la religion (le christianisme où Jésus devenant Dieu – c’est-à-dire occupant comme fils la place du père – permet enfin qu’on dispose du monde et qu’on en pense librement les moments), l’organisation sociale (l’Etat de droit), le savoir (la science), la culture (culte de la beauté et reconnaissance de l’apport individuel), les valeurs (laïcité et liberté d’être athée), les échanges privés et publics (capitalisme comme abstraction de la richesse par rapport à la réalité de sa production, omniprésence du contrat comme modèle des relations), et ainsi de suite. Si l’Europe peut s’enorgueillir du beau nom de ” vieux continent “, par opposition au ” nouveau monde ” où sa position subjective, qui est la réflexion, peut s’accomplir comme étalement de la volonté dans l’espace de la représentation (aux Américains tout est possible en ce sens que le possible – l’étant selon sa représentation dans un espace subjectif allant de soi – est pour eux la seule catégorie ontologique), c’est parce qu’elle identifie son destin au rapport en fin de compte toujours philosophique qu’elle entretient avec elle-même. Et certes, il faut être européen pour s’interroger sur sa propre civilisation. Au contraire l’Occident en général s’identifie au rapport que cette même origine lui impose d’avoir avec ce qui n’est pas lui, puisque la réalité pratique de la réflexion est la volonté (le concept politique correspondant reste celui d’impérialisme, dont les formes sont multiples). Donc si l’Europe est intrinsèquement identifiée par la philosophie, on peut dire que l’Occident l’est par la corrélation du savoir et de la volonté – et donc par la puissance, qu’il ne faut dès lors pas entendre comme déchaînement subjectif mais comme primauté réflexive du possible sur le réel. La philosophie n’est pas globalement occidentale, mais seulement européenne. Ainsi l’Occident s’obstine-t-il à ne pas comprendre, comme il est indiqué par Conrad à la fin de son roman Sous les yeux de l’Occident : dans sa puissance il est sans âme, puisqu’à chaque fois il se représentepourquoi il a raison, et que c’est justement cela, être ” sans âme ” (avoir raison et savoir évidemment pourquoi) – alors même qu’il reste, à cause de son irréductible noyau européen et donc malgré soi, toujours en question pour lui-même. Ce qui signifie très concrètement que, seul entre toutes les civilisations et presque toujours sur le mode de la méconnaissance, l’Occident se définit d’avoir reçu en partage le problème de l’âme…

 

  1. Définition de l’éthique dont la notion est inséparable de celle du destin, notamment en ceci qu’elle s’oppose à la morale de valoir seulement pour soi et non pour n’importe qui.

Jean-Pierre Lalloz