Cours du 20 mai 05

La plainte comme demande de grâce

Se plaindre, c’est placer son interlocuteur en position d’autorité. En tant qu’elle est demande de décision, la plainte est par là même demande d’une grâce, si l’on désigne par ce terme un don qui soit sans contrainte ni motif et par quoi celui qui le reçoit accède à la vérité – ce dont l’autorité est en propre l’agent. Car être vrai, c’est être constitué d’une marque qui est, comme telle c’est-à-dire par opposition à la trace ou au signe, forcément celle de l’autorité.

Faire appel à l’autorité, parce que sa notion s’entend d’abord en termes de décisions et non pas de choix, c’est s’installer dans une demande qui soit celle de la grâce. Au double sens : puisqu’aucune raison ne peut justifier une décision, celle-ci est toujours une grâce ; et d’autre part la demande, comme attente de grâce précisément, se reconnaît elle-même comme instituant un ordre que, généralement, on peut nommer celui de la grâce. Sauf, bien sûr, que la grâce se trouve par là même enchâssée dans la catégorie du possible sinon du nécesssaire et par là déniée dans le moment même où elle est demandée. Ainsi la plainte se voudrait la raison de la grâce, dont elle est en même temps la reconnaissance de l’impossibilité qu’elle soit jamais nécessitée ! Impossible en d’autres termes de se plaindre sans s’installer dans la contradiction de se poser soi-même comme une raison de faire grâce (« voyez comme je souffre : vous n’allez tout de même pas rester sans rien faire ! »), dans le moment même où c’est bien une grâce qu’on demande, par opposition à la revendication d’un droit. La plainte peut ainsi se définir par la contradiction d’obliger la grâce. Qu’il soit donc clairement dit d’emblée qu’elle a le mensonge pour nature originelle.

La même contradiction peut être indiquée à travers le paradoxe d’instrumentaliser la vérité. Car la grâce est l’ordre même de la vérité. En effet, elle récuse d’avance tout savoir et, justement d’advenir contre toute raison et donc contre toute raison de la reconnaître comme telle, elle met le sujet au pied du mur de sa propre décision d’être sujet pour la vérité – par opposition à ce moment subjectif du savoir que n’importe qui est forcément en prenant acte de la réalité. Or le plaignant prend acte de la réalité de sa souffrance et de celle – il la pose en tout cas, dans l’identité d’en affirmer et d’en dénier la distinction – de l’autorité.

Imposture de la plainte : instrumenter l’ordre de la vérité, qui est celui de la grâce

Demande de grâce, et non pas de simple solution, la plainte est adressée non pas à l’instance du savoir mais à celle de la vérité. Le propre de la grâce, dont la réalité se ramène à récuser les raisons et d’abord les obligations quand on en considère la notion dans son acception pratique (c’est le propre des notions « spirituelles » qu’elles ne correspondent à aucune réalité), est ainsi de faire advenir un sujet, par opposition à ce qu’on pourrait nommer l’individu humain. Il l’est en effet, puisqu’il la reconnaît dans son événementialité, dans l’étonnement de cette événementialité qui jure avec la nécessité que rien ne soit sans raison, et donc avec la possibilité d’être jamais avalisée par la réflexion. On ne demande grâce qu’à ne pas s’en tenir aux raisons. On n’est  ainsi sujet qu’à s’autoriser de soi contre soi : en récusation de sa propre capacité réflexive. Ne peut donc se plaindre que celui qui est déjà sujet, et précisément comme tel.

Au-delà de tous les mensonges consolateurs qui sont d’abord ceux de la nécessité (disons de la métaphysique en général), il y a la question du sujet, puisque mentir (ou accepter le mensonge) est une responsabilité ; et sous les demandes plus ou moins ignobles d’être consolé et apaisé il y a toujours l’insistance, pour le sujet, de la nécessité, exclusive de la première, qu’il soit vraiment sujet. La réalité de la plainte est alors qu’il la transfère (il serait plus juste de dire : qu’il tente de la refiler) à un autre dont il a d’avance décidé de promouvoir l’autorité, puisque demander grâce consiste à s’en remettre à la décision d’un autre, à l’impossibilité qu’un sujet s’entende jamais selon les raisons qui le justifieraient. Adressée à une autorité promue comme telle par la nécessité de ne pas souffrir c’est-à-dire ne pas endurer la vérité, la plainte entend forcer l’ordre même de la vérité, l’extériorité décisionnelle à toute raison, autrement dit l’autorité. Parce qu’on a toujours des raisons de se plaindre, autrement dit parce que la vérité insiste toujours, on met la grâce en demeure de reconnaître ses raisons comme étant précisément des raisons de se plaindre, des raisons de refuser la question de la vérité qu’on est pour soi dans son insistance. Les vrais sujets ne se plaignent pas, qui s’autorisent d’eux-mêmes par opposition à ceux qui, pour le faire, s’autorisent de leur savoir (être instruit des prochaines étapes de sa maladie, par exemple) ou de leur place (être un patient). La question subjective de la vérité consiste donc d’abord à distinguer la nécessité réelle qui n’est jamais qu’une excuse puisqu’elle fait du sujet le moment subjectif du savoir, de la vraie nécessité, celle dont le sujet est inhumainement divisé, et qui est de l’œuvre dont personne n’a besoin et où nul n’a à s’exprimer. A la familiarité du savoir et des obligations, y compris celle qu’on entend imposer à l’autorité en se plaignant auprès d’elle, s’oppose l’étrangeté radicale de la vérité qu’on n’a jamais de raisons d’admettre, puisqu’il n’y a jamais qu’une réalité dont un savoir quelconque est toujours en passe de rendre compte. Il n’y a jamais chez celui qui se plaint qu’une seule demande : qu’il soit dispensé d’être ce vrai sujet – un  sujet sans le savoir puisque l’œuvre impose d’elle-même sa nécessité – dont il est depuis toujours la promesse et que le savoir (par exemple celui de la progression inexorable de la maladie) met au pied de son propre mur (qu’en est-il de moi, dans cette progression ?).

Parce qu’elle s’adresse à l’autorité, autrement dit à la décision et non au choix, la plainte est une demande de grâce – qui soit au moins celle d’avoir été accueillie. Mais la grâce qu’on demande (au moins celle d’être entendu, donc) ne s’entend que de la décision radicale que les raisons ne comptent pas : que le savoir ne commande pas et qu’on soit, par là même sujet décisif, dans l’ordre de la vérité alors même qu’on s’autorise de ses raisons (la réalité de sa propre souffrance) et non pas de soi-même. Certes on décide de se plaindre, mais on fait semblant que les raisons de le faire aient suffi pour qu’on le fasse. La plainte est le discours de cette semblance : que l’insistance de la vérité soit un fait, comme si elle était l’insistance de l’existence, autrement dit comme si la souffrance était une sorte de douleur. Car on ne saurait se plaindre, c’est-à-dire se placer sur le terrain de la vérité, sans qu’il soit en même temps fait appel au savoir de celui à qui l’on se plaint (par exemple le médecin) – ce qui revient bien à faire semblant de considérer la souffrance comme une sorte de douleur dans le moment même où il admet leur irréductibilité (précisément : il se plaint).

Le paradoxe d’un nouage mensonger du savoir et de la vérité apparaît clairement quand on reconnaît que le savoir est l’objet paradoxal de la plainte.

Celui qui se plaint demande une grâce, bien sûr, mais il demande aussi qu’on suspende le savoir et par là qu’on lui fasse grâce des nécessités dont il est l’établissement, et tout cela se fait dans ordre général qu’on dira être celui de la grâce. Si toute plainte est une demande de grâce parce qu’elle est une demande de décision, il est impossible de dire sa souffrance sans que cela ait implicitement pour sens que la personne à qui on la dit ne soit mise dans la position de suspendre le savoir – ce qui s’appelle donc faire grâce.

C’est particulièrement évident à propos des souffrances que nous rencontrons dans la vie de tous les jours, et d’autant plus qu’elles sont plus graves. Le malade qui se plaint à l’hôpital, par opposition à celui qui dit sa douleur, ne demande pas qu’on le guérisse : il demande qu’on lui fasse grâce des conséquences de la maladie, par exemple du développement des métastases, alors même qu’on le sait inéluctable, seulement susceptible d’être retardé par les médications disponibles. Celui qui demande qu’on le guérisse en appelle au savoir, et même à un supplément de savoir qu’il somme les médecins de mobiliser à son profit (il demande les toutes dernières techniques imaginées, il est même volontaire pour tester de nouveaux médicaments dont on ignore les éventuels effets secondaires). Ce n’est pas du tout cela qu’il signifie en se plaignant : il a été informé de la progression de sa maladie, de l’impossibilité qu’elle ne progresse pas et de l’impossibilité qu’elle n’ait pas, à plus ou moins brève échéance, les conséquences qu’on sait qu’elle aura. Et c’est justement parce qu’il sait et qu’il reconnaît donc la valeur du savoir, qu’il se plaint. Et en se plaignant, il demande que tout cela qu’on sait, en tant qu’on le sait c’est-à-dire qu’on en admet l’être assuré par le savoir, ne compte pas. Il demande qu’on lui fasse grâce de ce que dont savoir, par ailleurs, a (légitimement) établi la nécessité. Voilà ce qu’il demande à qui accepte d’entendre sa plaindre. A un degré de gravité évidemment moindre, celui qui se plaint du dos demande aussi qu’on lui fasse grâce des conséquences de tel tassement des vertèbres, dont tout le monde sait bien qu’il ne peut pas ne pas avoir de conséquences douloureuses. Il demande que ce savoir, dans l’efficience des nécessités dont il est l’établissement, ne compte pas. Demande de grâce, disais-je : qu’on fasse que le savoir ne compte pas. En somme, dans la plainte, on utilise sa souffrance comme une raison pour que les raisons cessent de compter.

La plainte : qu’on en finisse vraiment avec la vérité !

La grâce, c’est que le savoir ne compte pas. En toute demande de grâce, on demande alors de suspendre le savoir pour qu’il n’y ait pas d’extériorité au savoir, c’est-à-dire pas de vérité.

Qu’on soit dans l’ordre de la vérité quand il appartient au sujet quelconque d’être dans celui du savoir (il y a des raisons à tout, on n’agit pas sans raisons conscientes ou inconscientes), cela s’appelle la grâce. Il y a l’ordre de la nature où le savoir décide, et il y a celui la grâce où c’est la vérité. Cette opposition correspond strictement à celle de la différence et de la distinction ou, si l’on préfère, à celle de la réalité et de la vérité. Au sujet commun les raisons conscientes et inconscientes qui font d’avance de lui un représentant du savoir, à l’élu la décision qui, ne correspondant à rien qui la légitimerait d’avance (décider s’oppose à choisir), renvoie à cet ordre de pure impossibilité dont l’autorité (par opposition à la puissance) est la cause. Que la question du sujet soit celle de l’autorité et non pas du savoir où il serait d’avance excusé, c’est ce qui l’inscrit d’avance et pour ainsi dire constitutivement dans l’ordre de la grâce : sa question est celle de la marque, c’est-à-dire de l’étrangeté définitive de la vérité, la sienne propre, à laquelle il est voué sans avoir rien à y gagner (notamment en termes de « salut »). La notion de sujet est ainsi de nature spirituelle, ne s’entendant que de l’impossibilité de confondre la réalité et le savoir d’une part avec la vérité d’autre part – vérité dont on est précisément sujet d’être marqué et d’avoir constamment à décider comme la décision qu’on est toujours de soi-même. Cette nécessité, que la décision de soi et la marque de la vérité soient le même, est le spirituel proprement dit ; et l’on peut dire en ce sens que toute souffrance, insistance de la vérité dans la vie, est de nature spirituelle. Souffrir et devenir sujet (ce qu’il ne faut pas confondre avec être vraiment sujet) sont inséparable, comme on l’a reconnu depuis toujours.

L’ennui, si l’on peut dire, c’est que la souffrance parle et que cette parole est une protestation : c’est toujours de souffrir qu’on se plaint c’est-à-dire d’être affecté, comme vivant, par la vérité – laquelle n’est pas une nouvelle chose mais l’impossibilité que la réalité (qui, autrement, serait simplement douloureuse) corresponde à la question qu’on reste pour soi ou, si l’on préfère, c’est l’impossibilité pour un sujet que sa propre réalité corresponde jamais à la promesse qu’il est depuis toujours (je rappelle que la promesse a pour définition que la réalité, y compris de la vérité si cette idée n’était pas contradictoire, ne compte pas). Dans l’horizon de la vérité, et constitué en sujet par son insistance, on demande donc que la vérité cesse d’insister : faites que je sois enfin ce que n’importe qui à ma place choisirait d’être ! Prière, donc, et non pas simplement appel ni demande. Et certes, la plainte est de nature spirituelle (par opposition aux gémissements ou aux lamentations). Pour le dire en un mot, la plainte consiste à demander qu’on en finisse vraiment avec la vérité, notamment au moyen du savoir auquel l’autorité, qu’on a instituée par le simple fait de se plaindre à elle, confèrerait gracieusement le statut de vérité. (On pourrait définir le cartésianisme à partir de cette nécessité : que l’œuvre du penseur confère à la médecine et à la morale, où il s’agit de souffrance, la même trivialité qu’à la mécanique, où c’est le savoir qui viendra comme tel parer à toute difficulté.)

Toute plainte est une demande de grâce, en quelque sorte par définition, et toute plainte est un déni de la grâce en quelque sorte par réalité puisque la grâce aurait alors une raison d’être conférée ! C’est ce déni qui cause le commun comme tel, le propre des raisons étant qu’elles soient universellement reconnaissables, et le propre du commun – comme on le voit figuré dans ce film de Bunuel où le peuple dénie dans l’ingratitude et le mépris le miracle qui vient pourtant d’être accompli sous ses yeux par le stylite – est que rien ne soit jamais en extériorité au savoir. Ne se plaint donc que le sujet qui a à devenir sujet de sa propre et définitive étrangeté (lequel statut s’appelle « autorité » : ne pas se défiler devant la nécessité toujours déjà engagée d’être l’auteur d’une œuvre dont on n’aura jamais rien à faire) et qui a depuis toujours décidé de remplacer cette nécessité inhumaine, celle de la division, par celle de la semblance qui est la retrouvaille de soi. Bref, il apparaît que la grâce demandée quand on se plaint est celle d’une dispense : la dispense d’être vraiment soi, telle que la souffrance en est la nécessité. Voilà pourquoi on peut dire que la plainte (se plaindre) est un devenir : le devenir commun car en instituant l’autorité de celui à qui l’on s’adresse on élimine en quelque sorte par transfert son propre devenir-auteur – nécessité qui est la subjectité même, s’il n’y a de sujet que par et donc pour la vérité (que dans la grâce, en d’autres termes).

Si la souffrance est l’insistance de la vérité comme telle (par opposition à la douleur qui est celle de l’existence), et si la souffrance pousse à demander grâce, alors il n’y a finalement qu’une seule demande de grâce : qu’on me fasse grâce de la vérité ! qu’elle n’insiste plus ! qu’on s’en tienne au service des biens ! qu’on me laisse enfin dans la satisfaction d’être commun, libéré de la souffrance d’être moi c’est-à-dire d’être voué sans le savoir à une vérité qui ne sera de toute façon pas mon bien mais seulement mon mal. Délivrez-nous du mal, qui en fin de compte est celui d’être soi.

Les vrais, eux, ne se plaignent jamais (ou alors par ailleurs : là où ils sont comme nous), parce que ce n’est pas en termes d’amour (se retrouver dans son semblable) ni en termes de haine (se revendiquer exister contre sa propre captation par le semblable) qu’ils assument leur question, et surtout qu’ils ne s’adressent à aucune autorité dont l’arbitraire est lui aussi facteur de haine, puisque leur question est seulement pour eux une étrangeté avec laquelle, ainsi qu’il en irait d’une infirmité ou de l’âge qu’on a, il faut bien « faire ».  Nous le savons : rien n’est  plus absurde que l’idée qu’il faudrait travailler pour trouver la réponse à sa propre question : tout ne tient qu’à la division du sujet c’est-à-dire à l’extériorité et à l’étrangeté radicale de la vérité par rapport au sujet, dès lors auteur, dont elle est la vérité. On peut aussi penser la plainte comme une prière ayant pour objet l’abolition de cette absurdité, à la limite. Car on consentirait même à œuvrer si l’on était assuré des raisons de le faire, autrement dit si cela relevait du service des biens. Hélas, la question du vrai sujet est celle de l’impossibilité que la vérité relève de ce service, et par conséquent de l’impossibilité qu’il y ait jamais de raisons qu’on soit vraiment sujet… La dernière plainte serait en somme la prière qu’un dieu quelconque nous fasse au moins la grâce de transformer la vérité en authenticité : si œuvrer était une manière d’être authentique, beaucoup d’entre nous accepteraient de s’y consacrer. Malheureusement, la vérité n’a pas plus à voir avec l’authenticité qu’avec le bien, dont elle partage le caractère commun (l’authentique, on peut l’établir de manière commune notamment par des documents c’est-à-dire des traces ; le vrai, on en décide singulièrement par sa capacité de signer et il ne s’entend que de la marque).

A qui se plaint-on en effet, sinon   à ceux dont le savoir viendrait parer à la promesse qu’on est depuis toujours pour soi-même et dont la souffrance est le rappel constant. Car nul n’aurait l’idée de se plaindre à un vrai sujet (un auteur ou un héros) : on aurait trop honte – la trahison de soi, c’est-à-dire de la vérité au profit du savoir, apparaissant en quelque sorte à nu. C’est cette honte qui est la vérité de la plainte, et donc de la grâce dont elle est la demande.

La plainte comme devenir commun

Deleuze parle des « devenirs », par exemple du « devenir animal » ou du « devenir minoritaire » (ce qui définit politiquement la gauche, selon lui). Je voudrais reprendre cette formule pour décrire l’éthique de la plainte, si l’on peut s’exprimer ainsi, en tant qu’il n’y a de plainte que d’un être marqué par le vrai quant à ce qu’il soit actuellement marqué par le vrai (ce qui est souffrir), le sens de cette demande d’être débarrassé du vrai étant alors ce qu’on peut nommer un « devenir commun ». La plainte qui demande d’être distingué en tant qu’elle s’adresse à l’autorité a pour contenu la demande que la distinction soit abolie (« pourquoi moi ? ce n’est pas juste ! »). Le devenir commun est donc l’essence énonciative de la plainte : protester contre la distinction en arguant de son absence de fondation, c’est déjà être commun. Mais évidemment, il faut la supposer. Le commun n’est donc pas premier, comme on pourrait l’imaginer en posant qu’il y a d’abord les nécessités de la vie naturelle et sociale, autrement dit le monde dont la définition est d’abord qu’il soit commun, et ensuite une distinction conférée de l’extérieur par quelque « vrai » providentiel (et qui comme tel ne serait que le signe de la maîtrise, alors que la question du vrai est celle de la marque de l’autorité). C’est le même d’être confronté  la grâce et d’être distingué, d’être marqué et de se trouver en quelque sorte élu. On l’est depuis toujours, puisqu’on est soi et non pas n’importe qui. Mais bien sûr on se représente la condition commune comme première et la plainte comme une possibilité inhérente à cette condition, quand c’est, précisément parce qu’elle en devient la possibilité, elle qui la cause. On peut donc réfléchir les positions et opposer l’être commun à la distinction en y reconnaissant une différence. Mais cette reconnaissance, opératoire pour de nombreuses questions (paradigmatiquement : opposer le vrai défini par sa distinction autrement dit son impossibilité au bien défini par son caractère commun autrement dit sa nécessité), ne doit pas oublier son inhérence à l’attitude réflexive. Cela revient à dire concrètement que l’être commun est un devenir. Ce n’est pas une nature donnée qu’on pourrait comparer avec une autre et, forcément, trouver inférieure ou méprisable. La réalité du commun, qui est donc un devenir et surtout pas un statut positif, c’est seulement la plainte – dont on reconnaît facilement qu’elle conjoint les deux moments plébéiens par excellence que sont la dimension réflexive et le service du bien. Depuis la distinction du vrai, c’est-à-dire son étrangeté inhumaine et définitive dont on posera ainsi la primauté, on peut identifier la condition commune à une prière (puisqu’on aura pris le spirituel comme a priori) : qu’on soit enfin débarrassé de la vérité dont l’insistance fait qu’on est soi et non pas n’importe qui.  Ainsi admettrons-nous que le trivial n’est pas trivial et que le commun n’est pas commun : de chacun on peut donc reconnaître l’originelle originalité, si l’on peut s’exprimer ainsi, et de tout le monde l’originelle trivialité, et prendre tantôt la question de la distinction comme celle d’un impact événementiel (être marqué) tantôt la question du commun comme celle d’une trahison originelle de soi (récuser l’impossibilité à soi au profit de la nécessité de et pour soi). Ainsi la plainte peut-elle être pensée comme l’expression de la « nature » commune d’une personne (c’est en effet le propre des gens du commun de toujours demander, de parler en victimes, d’en rester à la nécessité de l’idéal contre la contingence de l’existant) ou, quand on met au contraire l’accent sur cela que personne n’est n’importe qui, comme la cause dont cette « nature » est la défense – puisqu’elle est en elle-même l’acte d’une trahison et que la nature commune consiste à être en trahison de la vérité (qui met le sujet au pied de son propre mur) par le savoir (qui est toujours celui des excuses), et non pas à être le résultat inerte et donc innocent d’une trahison de soi qui aurait eu lieu dans le passé. C’est le nouage de ces possibilités réflexives que je voudrais indiquer en définissant le commun non pas comme un statut de fait mais comme un devenir dont on soit sujet, en somme une responsabilité d’être soi et non une excuse d’être ce qu’on est.

Là où le savoir ne compte pas, là où il s’agit non pas de constater ni même de reconnaître mais bien de faire advenir d’autorité et doncdepuis elle-même une certaine réalité dès lors vraie, est le domaine de la grâce. Celui qui décide ne choisit pas : les raisons qui feraient pencher la balance dans un sens plutôt que dans un autre ne comptent pas, et on n’est jamais autorisé (bien qu’on soit toujours fondé à le faire) à dire vers quoi les meilleures raisons inclinaient. En ce sens toute décision est une grâce, et toute décision est scandaleuse, puisqu’elle ne répond jamais à ce que les raisons nécessitaient, même quand elle le fait. Il appartient à la grâce, ordre du décisif par opposition à la nature qui est l’ordre du nécessaire, qu’elle soit scandaleuse : on ne peut se plaindre qu’à être en même temps outré de ce que celui à qui l’on se plaint peut aussi bien ignorer notre plainte que l’accueillir, y donner suite que la récuser. Tout tient à son bon vouloir, à quoi il est impossible que nous n’opposions pas les raisons que nous avons de nous plaindre. Si la plainte est une demande d’amour, elle est par là même un don de haine. Impossible en effet de ne pas commencer par en vouloir à celui auquel on adresse sa plainte : il a fallu se plaindre auprès de lui, quand il aurait dû voir de lui-même que nous étions en train de souffrir, et surtout avoir toujours déjà fait en sorte que la question ne se pose même pas (par exemple : si l’Etat remplissait correctement sa fonction de sécurité à propos des biens, on n’aurait jamais à porter plainte pour vol). La haine est la condition commune, puisqu’être commun consiste à être le semblable de ses semblables, à voir en eux la résolution de soi dont on manque. Cela permet de désigner comme plainte le « devenir haineux » quand il s’entend comme discours. Qui ignore que porter plainte est toujours un acte de haine, d’exigence que la différence fasse retour à la semblance et à la conformité ?

Terminons avec cette question du commun en reconnaissant la nécessité pour le plaignant de se soumettre à un dieu, puisqu’on ne se plaint que contre le savoir des nécessités réelles d’une part et qu’on demande en même temps à l’autorité qu’elle les suspende. La plainte est théologique par nature, et par là commune – le sujet commun étant en effet à la recherche d’un maître par qui sa reconnaissance de soi dans l’étranger (la semblance) pourra être validée et donc légitimée le refus de sa propre étrangeté.

Je vous remercie de votre attention.