Cours du 27 mai 05

La plainte, le féminin et le sourire

Dans la plainte qu’on adresse à l’autorité qui décide (par opposition au semblable qui choisit), il est demandé non pas simplement qu’on fasse grâce de la nécessité par ailleurs irrécusable, mais qu’il y ait de la grâce. Mon propos d’aujourd’hui est d’indiquer en quel sens.

La réalité est faite de lois (par exemple celles du développement des processus biologiques). Il est dès lors évident que la plainte s’adresse à une autorité qui, comme telle et non pas empiriquement bien sûr, est au-dessus des lois et donc se trouve capable de suspendre la réalité dans son réel, pour l’approprier au sujet commun, celui du bien et du possible, qui se plaint. Il y a donc de la grâce au sens où il appartient constitutivement au sujet commun de ne pouvoir être athée : il n’y a pas de différence entre se plaindre et supposer qu’au-delà de toute réalité une autorité soit en même temps capable de suspendre la nécessité autrement dit de faire des miracles. La plainte demande donc toujours du miracle – par exemple dans le domaine des guérisons. Que la réalité soit ainsi susceptible d’être suspendue, et qu’elle le soit donc déjà potentiellement, c’est donc ce que ce même sujet commun qui ne veut pas du possible nommera la grâce. Par quoi il n’entendra pas l’ordre de la vérité opposé à celui de la réalité, mais bien au contraire l’ordre où le savoir sera dénié par le subjectif : je sais bien que le nécessaire est nécessaire mais ma plainte est, pour moi, comme l’affirmation d’un droit que ma souffrance m’aurait donné à ce que ce savoir soit déclaré comme non valable dans mon cas. Le sujet commun a donc toujours déjà institué le savoir comme suspendu et l’on pourrait dire en ce sens qu’il vit dans un monde enchanté si cet enchantement ne relevait d’un savoir supérieur et donc, subjectivement, d’un droit supérieur. S’il y a une autorité telle que par elle les nécessités réelles ne comptent plus (le sophisme de la plainte est qu’il y en a forcément une dès lors qu’on a des raisons de se plaindre), alors il faut reconnaître que le savoir en général n’est pas ce qui compte, et qu’on est en droit de prendre cette nécessité pour position subjective. Le sujet qui affirme ses droits, et qui est par conséquent toujours sur le point de se plaindre, s’institue à titre de sujet commun (n’importe qui a des droits ; or je suis n’importe qui ; donc j’ai des droits).

La souffrance renvoie au théologique quand on parle de l’humanité souffrante et qu’on sous-entend que Dieu devrait bien la prendre en pitié et alléger le fardeau dont il l’a écrasée en la jetant dans un monde si imparfait. Mais elle renvoie aussi à l’impossibilité que le savoir, et par conséquent la question du bien qui en est l’envers (le savoir dit le possible et la question du bien est celle qui se trouve ouverte par l’antériorité du possible sur le réel), soient ce qui compte. Sous la plainte se trouve donc la reconnaissance que ce qu’on demande n’est pas ce qui compte, et qu’on se plaint toujours pour autre chose, alors même qu’elle est une demande adressée à l’autorité. En tant qu’elle est ainsi division subjective, la plainte, pourtant commune dans son origine, est facteur de vérité.

On peut donc envisager une seconde manière de penser la plainte comme adresse : au lieu qu’on s’en tienne à l’affirmation d’un savoir qui justifierait la suspension du savoir en général (précisément : on a des raisons irréfutables de se plaindre, de sorte qu’on se trouve pour ainsi dire en droit d’exiger que le savoir – par exemple de la progression des maladies – soit suspendu), en d’autres termes au lieu d’en rester à l’habituel mensonge métaphysique d’un hors savoir qui relèverait encore du savoir et par conséquent d’un sujet qui trouverait sa liberté dans une soumission supérieure, on peut considérer que la plainte s’adresse à un destinataire qui soit expressément entendu comme impossibilité au savoir. Cette dimension qui permet malgré tout de dire que la plainte n’est pas sans vérité et qui sauve en quelque sorte le plaignant du mensonge habituel de la métaphysique et par là de la commune trahison de soi, je l’aperçois sous les espèces de deux figures : d’une part le féminin et d’autre part le sourire.

Sans le savoir la plainte réclame du féminin

Quand on se plaint, c’est-à-dire quand on distingue sa douleur de sa souffrance (quitte à les réunifier à un niveau supérieur : on peut souffrir d’avoir mal et réciproquement), on disjoint le savoir de la vérité. La question n’est donc pas celle d’une autre demande, ni d’un autre destinataire, mais celle d’un écart à la demande et d’un écart dans l’adresse : dans la plainte la question du maître n’est pas celle qui compte et tout doit s’entendre de cette seule négation.

Les lois, qui sont au sens strict l’objet constitué du savoir, importent évidemment puisqu’elles structurent la réalité, mais devant l’autorité à quoi la demande de grâce s’adresse, elles ne comptent pas. On en déduit donc que toute demande de grâce a d’abord pour dimension de se retrouver dans une écoute, celle de la demande précisément, qui ait elle-même pour nature, si l’on peut dire, que les lois ne compte pas, qui soit donc faite d’une sorte de folie entendue uniquement depuis l’impossibilité que leur reconnaissance soit totale. Certes, la réalité est constituée de sa propre information par les lois, mais la plainte suppose un destinataire pour lequel ce ne soit pas totalement ce qui compte – au-delà de la simple autorité qui, dès lors, elle non plus, n’est plus d’une assurance totale.  Je le dis tout simplement : la nature de la grâce est la féminité (alors qu’on imagine volontiers l’inverse : les femmes seraient « naturellement » gracieuses au nom d’une éternelle « nature » féminine !), laquelle féminité, comme écoute, est précisément causée par la demande de grâce qui suppose bien que les lois ne soient pas tout (si la loi est totalement totale et définitive : on ne se plaint pas).  Par ce terme du féminin de la plainte, on désigne le subjectif qui se trouve donc institué d’une sorte de « folie » au sens négatif du terme, c’est-à-dire entendue non pas comme déraison ou récusation de la raison mais comme impossibilité que les lois – et donc le savoir qui les dit – comptent vraiment. Elles comptent, oui, mais pas vraiment, et c’est dans cette restriction imposée par la plainte, c’est-à-dire par la distinction de la vérité et du savoir, que s’institue un destinataire que pour cette seule raison et non pas en vertu d’on ne sait quelle nature qui le caractériserait, sera dit féminin. L’autorité est ce qui compte, évidemment, mais la plainte fait reconnaître que sans le savoir, elle ne compte pas. L’autorité ne sait pas que quelque part elle ne compte pas, et c’est à ce lieu où l’autorité manque d’elle-même que la plainte est adressée, paradoxalement. L’autorité compte comme ne comptant pas, en somme, et ce paradoxe désigne le féminin comme l’horizon de tout discours plaintif. Toute demande de grâce est appel au féminin alors même qu’elle s’adresse à une sorte d’entité théologique qui aurait en même temps le pouvoir de faire que le cours des choses ne compterait pas et – contradictoirement, donc – de le suspendre.

En langage freudien, on remarquera que le comble du féminin est la jeune fille, c’est-à-dire la femme que le père garde, en tant qu’il est père : c’est lui qui l’accordera au prétendant, par exemple, preuve qu’elle était bien à lui, non pas comme rival finalement vaincu par ce prétendant mais précisément comme père ; de sorte que c’est d’exister en son nom à lui qu’elle apparaît comme féminine (un parangon de féminité : la princesse, fille du roi). Le féminin, en somme, est d’abord que l’autorité compte (c’est de porter la marque du père que la jeune fille est séduisante), mais qu’elle n’ait finalement pas à compter parce qu’elle est toujours sur le point – à nommer ainsi une exclusivité au tout de l’autorité – de ne pas compter. S’adresser à l’autorité comme il appartient à la plainte de le faire, c’est en même temps s’adresser à ce point d’imminence ou de chute, qui est celui non pas de sa satisfaction (que le problème se résolve de lui-même) mais celui de son répondant. La plainte s’adresse au souverain mais elle n’advient à elle-même qu’à ce que le féminin en soit le répondant. Sans cela il faudrait parler d’une souveraineté absolue et celle-ci ne diffère en rien de l’inéluctable nécessité qui avait précisément motivé qu’on se plaigne contre elle. Bref, il faut retenir que, du point de vue de l’adresse, le féminin répond de l’excès de la vérité sur le savoir. Ce n’est donc pas la plainte qui est féminine mais c’est la plainte – paradigmatiquement des hommes même quand ce sont des femmes – qui institue le féminin comme son horizon, en tant que le sujet qui se plaint, d’être divisé, n’est pas sans vérité, et en tant que la vérité insiste contre le savoir. Souffrir et avoir institué le féminin comme l’horizon latent d’une écoute dont la plainte est d’abord la demande sont donc le même.

C’est ce que montre, je crois l’avoir déjà dit, la figure de l’infirmière qui prend en charge la souffrance du patient et non pas sa pathologie. Certes elle possède du savoir, une compétence professionnelle ; mais contrairement à ce qu’il en est pour le médecin, ce savoir permet seulement qu’elle soit là, disons à l’hôpital, mais il ne compte pas, et c’est précisément dans la distinction, pour le savoir, entre la nécessité qu’il importe et l’impossibilité qu’il compte , dans l’imminence dont je viens de parler et qui est que le savoir médical soit constamment sur le point de ne plus compter que se constitue la figure de l’infirmière. La figure de l’infirmière est en quelque sorte impliquée dans la plainte du malade, et on en méconnaîtrait la vérité en ne voulant y voir qu’une représentation maternelle (affaibli par la maladie le patient régresserait vers une demande de soins purement maternels). Puisque son affaire n’est pas la pathologie du malade mais sa souffrance, on attend l’infirmière tout autre chose que du médecin : au-delà de son indispensable compétence, entée sur l’imminence que celle-ci ne soit plus la préoccupation de personne, elle est là non pas pour dispenser ce qui excède le savoir : de présence, de l’écoute, du temps (il ne s’agit pas de confondre les infirmières et les bonnes sœurs !) mais pour être sur le point de les dispenser – et les dispenser effectivement quand il n’y a plus rien de technique à faire. C’est de ce point qu’il s’agit expressément dans la plainte du malade : ni d’une demande de compétence qui est expressément adressée au médecin, ni d’une demande de charité ou de compassion, mais d’une imminence qui est déjà engagée dans la plainte comme son envers, c’est-à-dire comme le simple fait qu’elle soit entendue. Cela signifie que la question de l’infirmière est celle de l’existence même du malade, à désigner ainsi son extériorité réelle au savoir, par opposition à l’universelle détresse des créatures qui n’est pas non plus son affaire. Pour le médecin, on est un cas ; pour l’infirmière on est une souffrance c’est-à-dire une existence : il ne s’adresse même pas à l’infirmière en tant que malade, mais seulement en tant qu’il est institué de l’insistance de la vérité, puisque cette figure est celle de la prise en charge non pas de la pathologie mais de la souffrance.

Mais si la plainte est accueillie par le féminin précisément comme discours de la souffrance et donc comme attestation irrécusable du sujet, si la souffrance est bien l’insistance de la vérité dans la vie anonyme, elle ne l’est que comme insistance abstraite. Je le dis autrement : l’affaire de la vérité, ce n’est pas la vie (ni donc sa propre réalité qui est la souffrance !) mais la vérité elle-même – laquelle est ce qui cause le vrai à être vrai. Or cela est expressément exclu : l’infirmière donne ce que le savoir ne peut donner et qu’on peut désigner en opposant les soins (affaire des infirmières) à la thérapie (affaire des médecins), mais il est bien entendu qu’elle se moque complètement de la nécessité, qui est pourtant toute la réalité subjective, que chacun soit au pied de son propre mur. Les livres que vous avez à écrire ou les symphonies qu’il faut que vous composiez n’intéressent pas l’infirmière à qui vous vous plaignez des souffrances que la maladie vous impose : elle ne vous accueille comme sujet que pour exclure par là même que vous soyez jamais vraiment sujet. Alors même que l’une et l’autre s’entendent de ce que le savoir ne compte pas, la corrélation de la plainte et du féminin reste donc en exclusivité à la question de la vérité. Les vrais ne se plaignent pas, même à leur femme.

Le sourire comme réponse à la souffrance

Nous sommes partis de l’idée que toute plainte, pour la seule raison qu’elle s’adresse à l’autorité qui décide du savoir, est demande de grâce. Se plaindre revient à demander que le savoir ne compte plus. On peut demander grâce, comme dans le cas du malade qui espère secrètement, quand il imagine que sa plainte est entendue, que ce qui doit arriver n’arrivera pas ; et certes on peut toujours espérer que la douleur va cesser, les métastases régresser, les agneaux et les loups devenir amis, les guerres s’arrêter et la pauvreté disparaître du monde ; mais la question de la plainte en ce sens que son horizon est en général la demande qu’il y ait de la grâce. Je viens d’indiquer en quel premier sens il fallait comprendre cette demande : au-delà de l’asservissement volontaire au maître divin qu’on a pointé d’emblée, toute plainte peut être entendue comme la demande qu’il y ait du féminin (ce qui ne se traduit pas forcément par la présence de femmes : le travail infirmier est une profession féminine même s’il est assuré par un homme, de même que la prescription médicale est une activité masculine même si elle est assurée par une femme). Il est temps maintenant de passer au second sens que j’indiquerai en disant qu’il appartient à toute plainte d’espérer qu’il lui soit répondu par un sourire, que je situerai au-delà de la souveraineté comme tout à l’heure le féminin s’entendait au-delà de l’autorité.

J’indique brutalement l’articulation des deux idées : se plaindre c’est demander du subjectif qui relève du féminin, et demander du réel qui relève du sourire.

Il y aurait tout une philosophie du sourire à écrire, et pour nous ce serait un sujet de réflexion particulièrement séduisant, puisqu’on y explorerait une modalité nouvelle de notre unique objet d’enquête qui est l’extériorité au savoir. Je ne sais pas si nous aurons un jour l’occasion de développer une telle approche. Pour le moment, l’idée principale est la suivante : parce qu’elle est le discours de la souffrance et non pas de la douleur qui demande des solutions en posant des problèmes au savoir, la plainte doit être entendue comme demande paradoxale de don : que des choses nous arrivent comme vraies. Et certes, il en serait forcément ainsi, puisque c’est de l’autorité comme telle – c’est-à-dire en exclusivité à toute problématique de l’expression – qu’elles seraient instituées. La plainte est donc demande de vérité, au sens où son objet ne peut être que vrai, à désigner par ce terme une réalité qui soit tout entière constituée de l’autorité qui, hors de toute raison (l’expression est indéniable, mais elle ne compte pas), l’imposerait dès lors absolument. Bien entendu, « absolument » n’équivaut pas à « totalement », le premier terme renvoyant à la problématique du sujet quand le second renvoie à celle du savoir. Le vrai n’est pas à moitié vrai mais l’idée qu’il soit totalement vrai est absurde, fait qu’il est fait de sa propre distinction, causé comme tel par l’autorité. Eh bien il me semble que le sourire répond à cette donation qui n’en est pas une, quand le vrai est produit comme tel par l’autorité avec ce double effet que le vrai soit lui-même le sujet de sa propre vérité et qu’il soit instituteur de la subjectivité de celui qui, de n’avoir aucune raison de le faire, décide par là même que c’est bien au vrai qu’il a affaire. Le sourire est d’abord intelligible comme cette donation de ce qui n’est pas donné : il donne le vrai dont le propre est de ne pas pouvoir être l’objet d’un don (puisqu’encore une fois il est sujet de sa propre vérité) en donnant par là même au sujet qu’il soit sujet – le propre d’un sujet étant qu’il le soit d’abord du fait de l’être (être sujet, c’est d’abord l’être du fait d’être sujet).

Je ne vois pas qu’on puisse comprendre le sourire, dans sa signification originelle que suppose encore une multitude d’avatars négatifs  (sourires de politesse, commerciaux, ou même de condescendance voire de mépris, etc.) autrement que comme le don du non-donnable, si l’on peut s’exprimer ainsi, le don de ce qui s’entend absolument et non pas comme objet d’un don. A moins bien sûr de décréter qu’il appartient à la définition du don que son objet ne soit pas l’objet d’un don, et qu’il situe son essence en un tel dédit, auquel cas on dirait alors que le sourire est la marque du don comme tel, dont l’effet serait alors de distinction sur celui qui reçoit. Car dans cette perspective, il est alors évident qu’on ne donne que sans raisons (donner en ayant des raisons, même de pure sympathie, ne serait pas donner mais faire fonctionner les échanges) et qu’en conséquence on n’avait aucune raison de donner plus particulièrement à telle personne plutôt qu’à telle autre : ne pouvant la choisir, on l’aurait donc distinguée. Le sourire serait alors moins l’indication qu’on donne quelque chose que l’indication qu’on donne le don lui-même c’est-à-dire la distinction – à la fois objective (la réalité de l’objet ne compte pas : ce qui compte, c’est qu’il ait été donné) et subjective (la personne ne présente aucun caractère justifiant qu’on s’adresse à elle, mais on le fait cependant). Pure convention, donc, et nous proposons dans un tel cadre de dire que le sourire est l’indication qu’on est en train de donner d’une manière pure ou encore vraie : non l’objet mais le don de l’objet, qui n’est dès lors plus don d’objet mais don tout court. Sourire, c’est se disposer à cela.

En tant qu’elle s’adresse à l’autorité, qui n’a comme telle aucune raison d’accéder à la demande, la plainte renvoie en celle-ci à la disposition que je viens d’indiquer. Elle est en quelque sorte contradictoire, puisqu’elle s’adresse à une souveraineté – le comble du sérieux, en somme – d’une manière telle que celle-ci n’ait à répondre qu’en souriant. Ceci pour le principe. Empiriquement, le sourire manifeste la liberté du visage et celle-ci doit être compris à l’encontre de sa préoccupation, autrement dit à l’encontre de l’ordre des importances puisqu’il est l’ordre même du sérieux. Il n’y a en somme de sourire qu’à d’abord signifier la distinction de ce qui compte et de ce qui importe : les questions sérieuses ne sont pas celles qui comptent.

On dira que le sourire peut exprimer le plaisir de rencontrer quelqu’un et que, le propre du plaisir étant de valoir dans l’ordre des choses qui importent, il paraît difficile de la cantonner dans la dimension sublime de la distinction. Certes. Mais à en rester à cette évidence il faudrait dire que tous les plaisirs se valent, ne différant entre eux que par le degré. Or ce truisme apparent conduit tout de suite à une absurdité qui oblige à réintroduire la distinction, parce qu’il rendrait possible des discours comme « j’ai un certain plaisir à te rencontrer, mais ce plaisir, s’il est supérieur à celui que j’aurais à manger un simple morceau de pain, est inférieur à celui que j’aurais à manger une choucroute garnie ». Or le sourire de plaisir est en quelque sorte expressément fait pour récuser une telle hiérarchie, dont la réflexion abstraite soutiendra pourtant qu’elle est indéniable (pour elle si tout est affaire de plaisir dans le sourire, il n’y a que des questions de degrés). La réflexion, c’est la constitution du savoir comme tel. D’où je déduis que c’est précisément contre la possibilité même du savoir, y compris du savoir des plaisirs, qu’il peut y avoir un sourire de plaisir : si l’on a du plaisir à rencontrer quelqu’un, ce qui compte, précisément, c’est qu’on le rencontre et qu’il soit bien quelqu’un et non pas quelque chose, en l’occurrence un objet social plaisant. Ce que je viens de nommer liberté du visage, c’est donc toujours la distinction, qui est d’abord distinction entre les objets : le sourire de plaisir dit à la personne qu’on rencontre que comme objet d’aperception, elle est distinguée, car si elle importe comme objet social, le plaisir tient justement à ce que ce ne soit pas cette réalité qui compte hors de quoi il n’y a pourtant rien à considérer. Il dit aussi que la distinction de l’objet répond à la distinction qu’on est par là même toujours déjà en train d’opérer de sa propre aperception : si c’est le réel qui importe à l’humain, il ne compte pas. Bref, il y a des objets qui importent du plaisir dans notre vie, mais le sourire de plaisir signifie que son objet compte parce qu’il était déjà fait de distinction.

Je le dis plus simplement et d’une manière qui sera plus parlante pour nous : le sourire dit la décision de distinguer la vérité du savoir.( Ou il se contente de l’utiliser par antiphrase quand il est factice, parfois d’une manière volontairement évidente comme dans le sourire de mépris.) On peut ainsi parler du sourire de la bienveillance ou même du pardon, qui signifierait « ce que je sais de toi, je décide que ce n’est pas ta vérité ». Et certes, il s’agit bien de décision, puisque ce qu’on sait manifeste la réalité hors de quoi aucune raison ne permet qu’on choisisse de ne pas en faire le dernier mot d’un jugement personnel.

On peut concevoir que le sourire ne soit adressé à personne. C’est ce qui se passe quand, d’une manière général, nous éprouvons du bonheur – le bonheur de lire, de voir un film, d’être avec une personne qu’on aime. Je dis bien avoir du bonheur (au sens où un cheval peut avoir du bonheur à courir) par opposition à cet idéal de l’imagination plébéienne qui consisterait à être heureux. S’il y a par exemple du bonheur à lire, c’est qu’on rencontre – au contraire de l’idéal susnommé qui reste purement subjectif – dans un livre un passage distingué : précisément il s’y agit de rencontre et non de simple expérience. Avoir du bonheur renvoie alors à l’oxymore d’une expérience de ce qui compte (je rappelle que ce qui importe renvoie à l’expérience et ce qui compte à l’épreuve), au sens où l’on pourrait en quelque sorte s’installer dans la familiarité du vraipourtant défini par son étrangeté par rapport à nous et surtout par rapport à lui-même. Et certes, le cheval qui a du bonheur à courir n’est pas en train de faire l’expérience de la course : il en fait l’épreuve à ceci près – et je pense que ce point décide de l’intelligibilité du sourire intransitif – que cette épreuve est l’épreuve qu’il fait de lui-même. Le bonheur de lire, c’est autre chose que le plaisir de lire, qui renvoie à un livre agréable : c’est l’épreuve qu’on fait de soi comme lecteur, et cette épreuve, si l’on peut dire, se passe bien. L’oxymore dont je parlais tient donc à ce dernier adverbe, la question des biens en général jurant avec la problématique de l’épreuve qui est au contraire de la division définitive et par conséquent de l’étrangeté à soi (le propre d’une épreuve, c’est d’abord qu’on n’en revienne pas). La question de ce bonheur n’est pas celle du savoir, qui renverrait plutôt, comme le souligne Aristote, à ce surcroît de l’accomplissement qu’est le plaisir. C’est au contraire de soi-même qu’on fait l’épreuve. Le plaisir de lire atteste que je sais lire et qu’un texte m’a été donné non pas qui comble ce savoir, au sens où il serait sans reste par rapport à lui (il ne reste aucun passage incompris dans le livre), mais qu’il le met en quelque sorte au bord de lui-même, dans l’imminence d’une étrangeté définitive que la lecture serait pour elle-même, comme tout à l’heure la plainte renvoyait à la figure de l’infirmière comme imminence que le savoir médical ne soit plus ce qui compte à l’hôpital. Le bonheur de lire renvoie à la capacité d’être surpris et étonné par ce qu’on lit, et à la force qu’on a de le supporter en restant ce lecteur que l’étonnement vient pourtant de rendre étranger moins au texte qu’à lui-même, exactement comme la course, pour garder le même exemple, met forcément le cheval hors de luil’identifie à son propre déséquilibre, alors que le plaisir de courir le ramènerait au jeu harmonieux de sa musculature. Le sourire intransitif, par opposition au sourire d’adresse dont j’ai parlé plus haut, dit qu’on a en soi cet être hors de soi.

L’association du sourire et de la sagesse, présente dans les représentations habituelles du bouddhisme, me semble relever de la même problématique. Car il n’y a de sagesse qu’au-delà du savoir, quand on a parcouru le savoir et qu’on est revenu de ce parcours – situé qu’on se trouve alors dans le non savoir. Etre dans le non savoir pour le sachant expressément entendu comme sachant, telle est, à mon avis, la condition exprimée par le sourire du sage : il a désormais sa propre extériorité en lui-même. Non pas à l’intérieur de lui-même mais, précisément comme sujet sage, est sujet de l’accueil de sa propre distinction. Celui qui a parcouru le savoir sait que le savoir ne compte pas, et s’entend lui-même d’être le sujet de ce savoir du savoir comme extérieur au savoir.

Le propre du souverain n’est-il pas d’être au-dessus de ce qui pourrait l’affecter s’il n’était pas souverain ? Est-ce que la formule de la souveraineté n’est pas celle de l’impossibilité que les raisons comptent ? Car enfin que signifie cette mention de l’ancien régime « car tel est notre bon plaisir », sinon que rien ne saurait obliger un souverain et que c’est pour rien qu’il agit   – ce qu’on traduit en disant « pour le plaisir », comme quand on lit pour lire c’est-à-dire pour le plaisir, par opposition à lire pour acquérir du savoir. En tant qu’elle s’adresse à celui qui n’agit jamais que « pour rien » c’est-à-dire selon son « bon plaisir », il appartient donc à la plainte qu’il y soit répondu par ce sourire qui est indistinctement celui de la décision véritative de la reconnaissance personnelle là où, en fait, il n’y a jamais qu’un individu quémandant de l’attention, et celle d’être bien celui auquel la plainte était adressée, à savoir le souverain, et celui d’y répondre par un don qui soit donation du vrai et non pas du réel.

Je vous remercie de votre attention.