La question morale du bonheur

Le commun ne cesse de répéter que le bonheur est le but de la vie, qu’il faut donc tout faire pour être heureux, et qu’on peut estimer avoir bien vécu quand la vie qu’on a menée peut globalement relever de cette idée. La notion de but signifie qu’une volonté s’est déterminée par une représentation. Si le bonheur est le but de la vie, cela peut donc signifier ou bien qu’il y a un Dieu qui veut que la vie débouche sur le bonheur, auquel cas c’est plutôt du souverain Bien (union du bonheur et de la vertu) qu’il s’agirait, ou bien que l’homme, sorti de sa propre vie par sa capacité réflexive, fait de cette vie le moyen du bonheur qui en serait dès lors la vérité. Car c’est la fin qui est la vérité du moyen en tant que moyen. Or cette vie qui serait moyen pour le vivant d’accéder au bonheur, elle comprend en elle-même la réflexion et la raison qui auront assuré cette position. Pour comprendre l’injonction commune au bonheur, il convient donc de commencer par la prendre à la lettre en examinant la possibilité de considérer le bonheur comme le but non seulement de la vie, mais de la raison qui en fait partie et qui serait en quelque sorte comme un moyen de nature seconde. Car si la vie est réflexivement constituée en moyen du bonheur, cela implique pour la raison qu’elle soit finalement constituée en moyen pour la vie. Ceci pour respecter le dit de l’injonction. Mais il n’y a de dit que d’un dire, et le second moment est celui d’une intelligence de cette injonction comme telle : comme injonction d’abord, c’est-à-dire comme parole de maître valant universellement, et comme injonction à être heureux ensuite, c’est-à-dire comme définition de chacun à partir de ce qui comblerait sa sensibilité. D’où cette question : en quoi la conscience commune est-elle si intéressée à ce que chacun soit heureux ou du moins fasse tout pour l’être ?

Cet idéal de l’imagination est exclu de la nécessité exigée par sa propre notion

Kant, penseur de la réflexion et dont les positions sont pour cette raison paradigmatiques, fait remarquer que l’idée de bonheur est d’emblée contradictoire. D’une part, dans son aspect formel, elle renvoie à une totalité absolue, puisqu’elle suppose, pour le maximum du bien être possible, la totalisation certaine du présent et de l’avenir. Cette notion implique donc que nous possédions la parfaite connaissance de toutes les conditions de la vie, c’est-à-dire que nous soyons omniscients. Comme ce n’est pas le cas, nous sommes contraints de nous contenter d’observations et de règles empiriques. La relativité du bonheur, son caractère ” sublunaire ” comme dirait Aristote, nous cantonne par conséquent dans l’ordre de l’habileté (Geschicklichkeit), incommensurable non seulement à l’absoluité de la conscience morale qui fait notre dignité, mais encore à l’absoluité de la notion même du bonheur. D’autre part, dans son aspect matériel, l’idée du bonheur ne peut pas contenir autre chose que des données particulières que nous aurons généralisées selon une légitimité toujours douteuse. Chacun a donc une représentation de son bonheur dont la partialité et la contingence jurent avec idéal de plénitude de la satisfaction que signifie l’idée de bonheur. ” L’idée de bonheur est donc un idéal, non pas de la raison, mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement qu’ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité d’une série de conséquences en réalité infinie. ” Un but étant une détermination de la raison et non de l’imagination, et la première répondant seule au critère de la nécessité quand la seconde reste le domaine d’une certaine contingence, ce premier argument, suffisant en droit, récuse l’éventualité représentative que nous consacrions toute notre vie à la tâche de nous rendre heureux. Premier moment de la déconstruction par elle-même de l’injonction commune.

Le philosophe souligne également la naïveté d’une telle entreprise, qui supposerait la nature magiquement adaptée à nos souhaits. On peut certes user de prudence (mais vivre prudemment, est-ce vivre ?) et par là diminuer les risques de malheurs ; cependant nous devons savoir que beaucoup d’entre eux échappent totalement à notre prévision (c’est la définition même de l’accident qu’il soit imprévisible, même si on peut faire en sorte qu’il soit moins probable), et même à toute éventualité d’être empêchés (si prudent et retenu qu’on soit, on mourra, et surtout ceux qu’on aime mourront). Il est donc absurde de déterminer sa volonté par la représentation hasardeuse d’un idéal dont la réalisation présente en outre la propriété de ne quasiment pas offrir de prise à la volonté. L’idée du bonheur comme but de la vie est donc logiquement absurde. Que veut donc la conscience commune quand elle veut que nous soyons heureux ? Tout autre chose, apparemment.

Purement sensible, le bonheur ne relève pas de la morale, voire la contredit

Si un but est une détermination de la volonté et pas simplement du désir ou du souhait (voire de l’envie, qui est la souffrance de voir la satisfaction des autres), il doit correspondre aux fins de la raison en tant que telle. En quoi c’est la nécessité morale que l’on désigne : agir moralement, c’est seulement agir comme la raison nécessite qu’on agisse, autrement dit c’est s’en tenir à la forme même de la raison, à la légalité pure des actions. Ainsi pour savoir si le bonheur peut être un but pour la vie, il faut s’interroger sur sa compatibilité avec l’exigence morale.

  1. a) la question du bonheur est étrangère à la question morale

Un premier argument s’impose immédiatement : le bonheur ne relève pas de la morale, c’est-à-dire du commandement par quoi la raison s’impose à la sensibilité, puisqu’il relève de cette sensibilité même – et qu’il va dès lors de soi qu’un être sensible le souhaite pour la seule raison qu’il est sensible. Autrement dit, il serait absurde d’accorder la moindre valeur morale à ce qu’on recherche spontanément : on ne peut dire qu’on a du mérite à travailler à son propre bonheur. En ce sens le bonheur est parfaitement étranger à la question de la liberté dont la morale est la mise en œuvre, précisément à cause du caractère formel et non matériel de cette dernière. Or le devoir n’a de sens que par la liberté, à laquelle l’aspiration au bonheur est dès lors étrangère : la liberté est autonomie (se déterminer par soi-même, donc d’une manière purement formelle parce qu’autrement on serait déterminé par le caractère désirable de tel ou tel objet), alors que la notion du bonheur est celle de l’hétéronomie, puisqu’il s’y agit de la manière dont le monde se conciliera avec nos exigences sensibles, telles qu’elles sont conditionnées par les objets qui se présentent à elles. Autrement dit le bonheur relève d’une singularité, telle que mon expérience factuelle et contingente la constitue dans mon imagination, et par conséquent reste étranger à la détermination formelle et universelle de la bonne volonté, c’est-à-dire de la volonté qui ne se détermine que selon le respect de la loi comme loi. Le bonheur qui relève de la prudence non de la nécessité catégorique reste très clairement étranger à la question morale.

Mais il faut aller plus loin encore dans cette direction, et rappeler que la question morale a été résolue par Kant au moment où il l’a libérée du savoir de son objet. Dans l’Antiquité, il était toujours question d’agir selon le Bien, et par conséquent d’en avoir la connaissance. Concrètement la question de la morale était confondue avec celle du savoir et de la sagesse. Or même ” un humble artisan “, nous dit Kant, est susceptible de hauteur morale, bien qu’il n’ait jamais entendu parler de l’Idée platonicienne du Bien ou de la sagesse des stoïciens, parce qu’il possède la raison en lui (c’est un être humain) ; et la raison, par définition, est purement formelle. Nous savons tous, autrement dit, qu’une action strictement morale est celle que nous accomplissons par représentation de la loi pure c’est-à-dire en tant que représentants de l’humanité. La morale exclut tout savoir déterminé : elle ne dit pas ce que je dois faire, mais seulement que je dois – la déterminité des actions n’étant impliquée que dans le caractère impératif du devoir, c’est-à-dire dans la nécessité que la formalité de la loi s’impose à l’encontre de la sensibilité qui est toujours concrète.

Or justement, comme idéal de l’imagination, le bonheur renvoie chacun au savoir de ce qui le rendrait heureux, tel qu’il peut le constituer empiriquement.

Si maintenant on se place d’un point de vue subjectif, la question devient celle de la valeur morale du sentiment. En effet le bonheur relève éminemment de cette problématique, puisqu’être heureux ne diffère pas du sentiment d’être heureux (alors que se sentir en bonne santé peut être illusoire, par exemple). Or le sentiment est exclusif de la nécessité rationnelle, et par conséquent pour nous de l’idée même de but pour la vie. Kant donne plusieurs raisons, que je rassemble et résume à grands traits : 1) aucun sentiment n’est jamais pur ; 2) le sentiment est matériel et non pas formel ; 3) il existe en fait et ne vaut pas en droit ; 4) il est contingent et non pas nécessaire ; 5) il est fluctuant et non pas fixe. Bref le sentiment ne peut justifier l’action morale.

  1. b) faire du bonheur une fin en soi contredit la morale

Mais la détermination de la volonté par le bonheur n’est pas seulement étrangère à la nécessité morale, elle lui est aussi contraire. C’est l’envers de l’argument qu’on vient de développer sur le caractère purement formel de la nécessité morale.

Le bonheur serait bon par lui-même, si sa notion peut déterminer l’idée d’un but pour la vie. Or ” bon moralement ” signifie bon sans restriction, c’est-à-dire sans égard pour les conditions intérieures (sentiments) et extérieures (résultats) de l’action. Si la bonté morale est sans restriction, cela signifie qu’elle est universelle ; et si elle est universelle, cela signifie que son objet ne compte absolument pas : le prédicat ” bon ” ne s’applique désormais qu’à la volonté et nullement à l’objet voulu, si la valeur morale de l’action tient uniquement à celle de la volonté dont elle est la mise en œuvre. Il faut donc distinguer ce qui est optatif et qui est l’objet de l’intention (sur quoi porte mon désir ?), de ce qui est impératif et qui se reconnaît uniquement par son rapport à la loi (comment va volonté se détermine-t-elle elle-même, autrement dit que dois-je faire ?). On voit bien que le désir de bonheur est optatif et non pas impératif. Ce qu’on peut encore traduire par l’opposition du désir qui renvoie à la sensibilité, et de la volonté qui renvoie au statut de sujet libre, ne se déterminant que par la représentation de la loi et nullement par l’attraction d’un quelconque objet. Nous retrouvons l’autonomie déjà citée : la condition de la valeur morale est que la dépendance à l’égard des circonstances, et donc aussi le contenu matériel de nos actions, ne compte pas. Or le bonheur, c’est justement qu’ils comptent – comme l’indique notamment l’étymologie qui renvoie à l’idée de rencontre favorable ! La volonté morale est la position libre de soi comme agent moral, et elle s’oppose donc par principe au bonheur qui est celle de soi subissant la réalité comme favorable. Ce qu’on peut encore exprimer en disant que le bonheur, façon de ressentir la vie, est passivité et sensibilité, alors que la morale n’a de sens que comme activité du sujet raisonnable en tant que tel. Bref, le bonheur accomplit la sensibilité, alors que c’est précisément à son encontre qu’on peut seulement parler de valeur morale (sinon on peut au mieux agir conformément au devoir, comme quand on aide ses amis par amitié mais pas par devoir).

Voyons la portée de l’argument : si je décide originellement que mon bonheur constituera le motif ultime de mes actions, par opposition au respect pour la loi morale, cela ne signifiera certes pas que je serai un criminel (je peux être d’un ” bon naturel ” et me rendre heureux de servir les autres), mais cela signifie que je fais de mon intérêt sensible et égoïste le principe déterminant de mon libre arbitre. Or en cela consiste exactement la racine du mal ! Car ce n’est plus ensuite qu’une question de hasard et de complexion naturelle que je devienne un criminel ou non (si j’ai du plaisir à tuer, je tuerai – exactement comme je servirai les autres si j’ai du plaisir à le faire : la même maxime est à l’œuvre). Cela signifie plus simplement que j’aurai décidé que ma raison, c’est-à-dire mon statut de représentant de l’humanité, ne comptera pas et que ma satisfaction sensible sera seule à compter. Déterminer ainsi l’impératif par ce qui est seulement optatif, autrement dit prendre comme principe de son agir non la forme de la légalité mais l’attrait de l’objet sur quoi porte l’action, voilà donc expressément définie la volonté mauvaise, sans équivoque possible. Loin de pouvoir (moralement) être un but pour la vie, le fait d’instituer le bonheur comme tel est le critère même de l’immoralité !

Cette conclusion est très évidente quand on est attentif à ce qu’implique la notion du bonheur : relevant de la sensibilité qui est aveuglement à ce qui n’est pas soi, il est forcément égoïste, même s’il conduit à des actes apparemment généreux (qui ne sont alors qu’une forme dérivée d’égoïsme, comme dans le cas des gens ” spontanément sympathiques ” qui se font plaisir en faisant plaisir aux autres, ou dans le cas de l’amour des autres qui est simplement la réalité du besoin affectif qu’on a d’eux). Et puis surtout ayons conscience que prendre un sentiment comme mobile, c’est ouvrir la porte au mal, puisqu’avec ce même principe on pourrait aussi bien prendre la haine que l’amour, l’égoïsme que la générosité : ce sont également des sentiments.

A ces arguments kantiens, on peut en ajouter un dernier qui renvoie à l’idée même d’un but de la vie : elle signifie que, le but étant fixé, aucun prix n’est jamais trop élevé, dès lors précisément qu’il est absolu c’est-à-dire vaut pour la vie en général (devant l’absolu, toute grandeur est comme rien). Les totalitarismes qui se sont abattus sur notre siècle en sont l’illustration tragique, et plus particulièrement le communisme à cause de la légitimité apparente de son idéal : s’il s’agit de libérer l’Humanité dans son ensemble, alors non seulement les assassinats sont permis (à commencer par celui des Romanoff, y compris femmes, enfants, médecin, domestiques… – ce qui suffisait à indiquer dès l’origine le caractère criminel de toute l’entreprise), mais encore on pourra exterminer autant de catégories que nécessaires dans la population, et selon une extension que le parti seul, qui est au dessus de la loi, sera à chaque instant libre de diminuer ou d’augmenter (extermination des koulaks en Russie, des intellectuels au Cambodge, etc.). Or ce principe d’épouvante qui veut que la fin justifie les moyens, si on le considère à la simple échelle subjective, fait apparaître le caractère abominable de son principe : si le bonheur est vraiment le but de la vie, aucun prix n’est trop élevé et l’on peut concevoir qu’un homme, disposant d’un philtre d’oubli lui permettant d’éviter tout remords, accepte de payer son bonheur de la souffrance d’innocents (tortures d’enfants, etc.)… En fait cet argument est plus convaincant que ceux de Kant, puisque l’horreur qu’il suscite persiste au-delà de la critique de la réflexion comme position de principe.

  1. c) mais la réflexion fait de la recherche du bonheur un devoir indirect

Nous avons vu que prendre le sentiment comme principe de l’action morale était, du point de vue de la réflexion dont la morale est la mise en œuvre, cause expresse d’immoralité : il peut s’agit aussi bien de la haine que de l’amour, de la jalousie que de la générosité, parce que la détermination de la subjectivité est toujours contingente. Cela dit, les sentiments ne se valent pas, ce qui prouve de toute manière que nous les soumettons préalablement à la morale ; de sorte que sous le contrôle de la morale une vie affective est non seulement possible mais souhaitable. Si la recherche du bonheur pour lui-même procède d’un principe immoral, rien ne serait plus absurde que d’imaginer qu’il y ait de l’immoralité à être heureux.

L’universalité de fait du désir de bonheur, que nous ferons momentanément semblant d’accorder à Kant, l’arrache à sa propre contingence : il souligne ainsi qu’on peut supposer cette fin réelle chez tous les êtres raisonnables, en vertu d’une nécessité non pas de la liberté mais de la nature. L’impératif le concernant devient donc assertorique (concerne le contingent, les vérités factuelles), entre l’universel formel et la singularité matérielle. Ainsi la recherche du bonheur trouve dans son universalité de fait la possibilité d’être légitimée comme devoir indirect. Et certes le malheur rend plus difficile l’action par respect pour la pure forme de la loi, puisqu’il pousse à écouter surtout sa sensibilité ; de sorte que nous avons le devoir de nous mettre dans les meilleures conditions possibles pour accomplir notre devoir, autrement dit de travailler à notre bonheur. Cet impératif indirect rend au bonheur une dimension morale ; mais il s’agit d’une valeur secondaire, inscrite dans l’impossibilité a priori d’en faire le but de la vie.

A quoi peut-être on objectera à Kant que les meilleures conditions possibles pour faire son devoir sont non pas le bonheur (où le sensible est ce qui compte seul) mais l’absence de malheur – laquelle n’est pas du tout la même chose (les confondre reviendrait à dire par exemple qu’il suffit de n’avoir pas de dettes pour être riche) ; de sorte que ce dernier argument qui faisait du bonheur une condition indirecte du devoir et par là en légitimait indirectement la recherche paraît pour le moins sujet à caution.

Le souverain bien comme nécessité à la fois transcendantale et métaphysique

Si la recherche du bonheur et la moralité sont, comme principes déterminants de notre agir, exclusifs l’un de l’autre, l’idée de la vertu implique subjectivement que nous pensions leur unité, sous le nom de ” souverain bien ” (à ne pas confondre avec le bien suprême, qui est le fait d’agir par devoir). Il n’est pas en notre pouvoir d’assurer la convergence du bonheur et de la vertu, mais nous en formons la ” synthèse a priori ” en la reliant aux ” postulats de la raison pratique ” que sont l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme – dont la négation priverait de sens et réduirait à l’état de ” vaine chimère ” (sans toutefois rien changer à son caractère inconditionnel) la nécessité morale. Individuellement, celle-ci se ramène donc à la nécessité d’être digne du bonheur du point de vue de l’auteur hypothétique de la nature.

Mais quand on pose la question de la possibilité concrète du bonheur, on aperçoit que la portée de l’action morale concerne le bonheur universel et non pas le bonheur individuel. C’est en tout cas ce qu’on peut penser en considérant, dans la philosophie de l’histoire dont Deleuze montre qu’elle est inséparable de la téléologie kantienne (de fait la nature répond par ses productions aux nécessités de notre jugement), l’idée d’une providence à l’œuvre dans la société des hommes : une sorte de ” ruse de la raison “, pour reprendre l’expression de Hegel, qui fera de leur ” insociable sociabilité ” le moyen paradoxal de l’avènement d’une humanité accomplie. Concrètement donc il y a contradiction entre bonheur et moralité si l’on ne considère l’idée de bonheur que selon l’individu, qui ne compte pas pour Kant (car chacun ne compte que comme représentant de l’humanité – ce qui revient bien à dire qu’en lui-même il ne compte absolument pas). Autrement dit Kant renvoie la question de la fin à la réalisation de l’humanité en général, qui est l’Histoire dont l’accomplissement serait une ” constitution civile parfaite “. On peut penser que la nature y va, parce que la nature donne son accord à notre sens esthétique (libre jeu de nos facultés) en offrant le spectacle de la beauté, et en offrant l’idée d’un sens de tout à travers la finalité générale du sensible, telle qu’elle apparaît dans l’heuristique systématique. Mais cette direction vers le souverain bien vaut seulement pour l’espèce, et tendanciellement : pas du tout pour l’individu aux yeux duquel l’histoire reste faite d’absurdités erratiques. Fidèle à la nécessité réflexive pour laquelle chacun ne compte que dans son statut de représentant (c’est comme représentant l’humanité, et donc pas en lui-même, que chacun est respectable), Kant situe la réalisation du souverain bien au niveau de l’espèce : la fin est l’humanité et non l’individu. Comme être raisonnable, je ne compte donc pas : c’est l’humanité qui compte en moi, et c’est de cette division que la notion du bonheur peut recevoir sa dimension positive, à la fois métaréelle (tendance de la nature) et idéale (c’est selon son appartenance à l’humanité, et non pas évidemment selon sa vie réelle, que je dois considérer tout être humain comme digne d’être heureux).

Il faut être indigne de sa propre humanité pour faire de la raison un instrument au service de la vie.

Faire du bonheur le but de la vie, en tant que la notion de but engage celle de la raison et en tant que celle du bonheur ramène tout à la sensibilité, revient à faire de la raison l’instrument de la vie et donc de la nature. Aux paragraphes 83 et 84 de la Critique de la Faculté de juger, Kant examine cette question et rappelle que la nature de l’homme (sensibilité ET liberté) ” n’est pas telle qu’elle puisse trouver son terme et se satisfaire dans la possession et la jouissance “, et que de toute façon la nature ne veut pas par elle-même son bonheur (à l’irréductible adversité naturelle s’ajoute celle que les hommes sont les uns pour les autres). Jamais la raison ne peut se soumettre à la vie parce que la finalité qui définit celle-ci renvoie nécessairement à l’idée d’une fin dernière, dont l’homme seul, et en tant qu’il n’est pas naturel, est la réalité : non seulement il ” possède un entendement, donc une faculté de se poser arbitrairement des fins “, mais encore cette position, effectuant l’autonomie, cesse d’être arbitraire quand elle s’identifie à sa propre formalité. Autrement, on en resterait à des fins conditionnées par lesquelles l’homme ne s’accomplirait pas plus lui-même qu’il n’accomplirait la nature en général. En quoi c’est bien du bonheur qu’il est question, ” la matière de toutes ses fins sur terre, qui le rend incapable, s’il en fait son but unique, de poser une fin dernière à son existence et de s’accorder avec celle-ci “.

Il est absurde d’imaginer que la vie soit la vérité de la raison parce que seule la raison est pensable comme position d’une fin. C’est que les fins doivent non seulement rendre compte de la possibilité de ce qu’elles concernent et donc de sa complexion (par exemple si le bonheur était le but de la vie, cela expliquerait la dimension sensible de l’être humain) mais surtout de sa réalité. Autrement dit la question qui se trouve impliquée dans cette hypothèse qu’il y aurait un « but » à la vie et que ce but serait le bonheur est la suivante : pourquoi l’homme existe-t-il, tel qu’il est c’est-à-dire avec son penchant universel au bonheur ?Traduisons : en quoi est-ce une bonne chose d’exister, dès lors que cela implique pour le sujet qui se le demande, et donc contre le sujet mondain qu’il est par ailleurs, le statut de fin en soi ? Ainsi ” le bonheur n’est qu’une fin conditionnée, tandis que l’homme ne peut être fin dernière de la création [et donc aussi de son vouloir, si l’idée d’une finalité du monde renvoie à un vouloir] qu’en tant qu’être moral “. La raison, précisément parce qu’elle est la capacité de poser des fins, est par là même la seule fin suprême que la raison puisse reconnaître, toute autre fin devant encore relever d’elle et par conséquent s’y trouvant subordonnée, faute de quoi son irrationalité interdirait d’y apercevoir jusqu’à la possibilité d’en faire une fin. Bref, seul le ” sujet de la moralité “, celui qui pose des fins irréductibles dans leur principe à tout déterminisme naturel (des fins effectuant la loi morale, en tant qu’elle est prescrite inconditionnellement), peut être représenté comme fin dernière de la nature – et donc aussi de sa vie propre, dès lors qu’il est réflexivement par rapport à cette vie comme un être suprasensible et intentionnel pourrait l’être relativement à l’existence de l’univers. En effet, ajoutera-t-on, chacun décide de son existence : on n’a pas demandé à venir au monde, mais on n’y reste qu’autant qu’on le veut bien, de sorte que chacun est pour lui-même la volonté qui décide de sa vie, en impossibilité radicale d’un but matériel (c’est-à-dire déterminé dans son contenu) soit déjà donné. Le serait-il d’ailleurs qu’il faudrait encore décider de la position à adopter envers lui : s’y soumettre, se révolter contre, y être indifférent ? De sorte qu’il revient en fin de compte au même qu’un tel but existe ou qu’il n’existe pas : c’est toujours de soi comme sujet et non pas de soi comme heureux qu’il s’agit, quand on est un sujet, si passionnément attaché qu’on soit à refuser de le voir.

Conclusion : le bonheur et la nécessité morale

Quand même le commun aurait raison de considérer le bonheur comme le « but » de la vie, autrement dit même si cette idée n’était pas absurde, il n’aurait de toute façon fait que repousser d’un cran la question que chacun reste pour lui-même – cette question inconnue et toujours singulière que la pensée commune se définit précisément d’avoir toujours déjà remplacée par des réponses convenant à  n’importe qui. Et certes, n’importe qui souhaite être heureux – avérant par là qu’il est bien n’importe qui, comme il appartient en effet à n’importe qui de l’être. Dans l’injonction adressée à chacun d’être heureux le commun montre seulement qu’il est le commun, c’est-à-dire que la singularité lui est insupportable et qu’il faut donc à la fois l’interdire (notamment en étant outré de la récusation d’un tel idéal) et la réduire au particulier des déterminismes empiriques (le bonheur est « subjectif »).

Il montre aussi qu’il est divisé, et que cela lui insupporte également. C’est ce qu’on vient d’apercevoir en confrontant l’idéal commun à la nécessité que la pensée commune est formellement pour soi. Car enfin, la conscience morale n’est-elle pas la conscience commune ? Une bonne action n’a-t-elle pas très précisément pour réalité d’être celle que n’importe qui doit faire pour la seule raison qu’il est n’importe qui ? C’est en effet toujours la conscience mauvaise qui se présente à elle-même comme une exception – comme dans l’exemple du fraudeur qui veut que tout le monde paie son impôt mais qui a, lui, une très bonne raison particulière de ne pas le faire. Dès lors doit-on admettre la division de la conscience commune entre sa nécessaire formalité (quand on réfléchit, on fait forcément abstraction du contenu de sa vie pour s’installer comme esprit universel) et l’idéal empirique qu’elle se donne, idéal dont la réflexion sur le bonheur comme « idéal de l’imagination » montre qu’il est expressément celui d’être le semblable de ses semblables – puisque cette définition contient aujourd’hui en elle l’idée de retrouver son moi à l’extérieur de soi (chacun a comme idéal de bonheur de se retrouver c’est-à-dire de ne pas différer de ce moi).

On a compris que la contradiction impliquée dans l’idée du bonheur comme but de la vie est  moins celle d’une idée que celle d’une position subjective : la volonté d’être n’importe qui alors qu’on est soi d’une part, la volonté d’être n’importe qui alors qu’on jouit d’être semblable  à ses semblables d’autre part.

Car d’une part personne n’est n’importe qui, puisque chacun reste (le plus souvent à son désespoir et à sa rage) la promesse singulière d’une existence singulière, c’est-à-dire inouïe. De fait, la première parole n’advient que comme réponse ; de sorte que ce à quoi on répond a par là même statut de promesse : une promesse posée par l’humanité ainsi devenue sujet singulier, puisque c’est singulièrement qu’il y sera (ou pas) répondu. Il suffit d’avoir vu un nouveau né pour l’avoir constaté : c’est toujours d’inventer l’humain qu’il est question au seuil d’une vie (être sujet d’une humanité dès lors forcément originale) ; autrement dit ce n’est jamais un avenir de pharmacien, de chef de bureau ou de paisible retraité qu’on aperçoit dans un berceau, puisque la question d’accomplir singulièrement l’humain – et même au-delà : accomplir toute existence –  qui est la question de chacun, ne peut avoir pour réponse qu’une modalité libre (fin en soi c’est-à-dire digne, par opposition aux réalité triviales toujours plus ou moins directement instrumentale)…

C’est par conséquent du même mouvement qu’on se trahit soi-même en éludant la question singulière d’être sujet dans la diversité des nécessités plus ou moins importantes, qu’on trahit l’humanité en la ravalant au rang de conditions instrumentales de l’instrument (des milliers d’années de souffrance et de civilisation, d’efforts, d’intelligence et de génie, viennent finalement s’échouer dans la médiocrité des ambitions normalisées du moi), et qu’on trahit l’existence en général dans la trivialité d’une réponse relative et conditionnelle (l’absolu du « quelque chose et non pas plutôt rien » est bafoué dans la relativité d’une situation instrumentale c’est-à-dire pourvue de valeur relative mais non de dignité). Personne n’est sans savoir qu’il en est ainsi.

Cela oblige alors à se réfugier dans une réflexion abstraite arguant de la dignité évidemment irrécusable de tout sujet, dont on ne voudra surtout pas se demander ce qu’il aura fait de soi, donc de l’humanité et de l’existence en général dont chacun est pour soi l’héritier unique et totalisant. Par cette réflexion on rendra au sujet le statut de fin en soi dont sa réalité effective de sujet avait consisté à démissionner. La notion de « bonheur » dit expressément la nécessité d’une telle restitution, puisqu’elle est l’indication d’une installation pour soi dans ce statut de fin en soi, sans qu’on ait autrement à le déterminer.

Dès lors devient-il clair que le sens ultime de la notion de bonheur est de dire la réalité d’une trahison : celle de la substitution du moi au sujet, autrement dit des raisons communes et des identifications à l’invention inouïe de soi, de l’humanité, de l’existence. Et comme d’autre part l’universalité de la conscience réflexive (réfléchir, c’est prendre un point de vue qui soit expressément celui de n’importe qui) jure avec les identifications constitutives du moi (l’entendement avec l’imagination, si l’on préfère), il appartiendra à cette notion écran qu’on lui découvre comme contenu les identifications particulières du moi. Car s’il s’agit de se produire imaginairement comme fin en soi pour parer à la reconnaissance de la trahison de soi (autrement dit au refus de sa propre étrangeté), alors on ne réalisera ce dessein qu’à rassembler en elle les identifications qui permettent au moi toujours particulier d’effacer jusqu’à la trace du sujet toujours singulier et inouï – ce qu’il fera en se retrouvant dans la plénitude de son semblable. Cette trace en soi est toujours une effraction, qui prouve la division (on ne se reconnaît sujet qu’à s’étonner d’avoir fait ce qu’on n’avait pas la possibilité préalable de faire). D’où l’idée de plénitude, d’harmonie avec soi et avec le monde qui caractérise l’idée de bonheur. Il appartient donc expressément à la conscience réflexive, parce qu’elle est la substitution actuelle du moi au sujet, qu’elle se trahisse en quittant l’universalité qui conditionnait pourtant sa légitimité, et qu’elle s’accomplisse en « idéal de l’imagination ».

Le bonheur est l’horizon du moi, lequel est le commun du sujet – non seulement parce que chacun a forcément un moi mais encore parce qu’il est fait des identifications qui eussent été celles de n’importe qui à la même place. S’identifier à son moi revient donc, comme tout le monde l’a toujours su, à jouir d’être commun. C’est de cette volonté de jouissance bien spécifique qu’est fait le recours si fréquent à la notion de bonheur.

Le commun (c’est-à-dire tout le monde – et donc chacun en tant qu’il est n’importe qui) doit barrer la double contradiction d’un sujet singulier et de l’universalité réflexive d’une part, de cette universalité et de la particularité des identifications d’autre part : la première au moyen d’une parole de maître (« tu dois ») qui rassemble inconditionnellement tout le monde dans la soumission au même idéal, la seconde au moyen d’un idéal empirique qui permette à chacun de s’admettre dans sa jouissance d’être semblable à ses semblables alors que l’universalité de la conscience commune l’oblige à s’en tenir à l’idée pure d’humanité.

Cette généalogie se donne à voir concrètement quand on réalise que le bonheur est d’abord l’idéal de ceux qui n’ont pas d’idéal. Le militant, l’ambitieux, le patriote, en un mot tous les serviteurs de l’idéal, eux, n’ont que faire d’être heureux – ou alors ils ont vraiment choisi les plus absurdes moyens – le souci, l’épuisement au travail, la souffrance, parfois la mort – pour y parvenir ! Les gens qui ne veulent ni sauver le monde ni conquérir des places en vue, autrement dit qui n’ont pas d’autre idéal que d’être les semblables de leurs semblables, ont le bonheur comme but, lequel consiste donc concrètement à être comme tout le monde (qui l’a jamais ignoré ?). Les premiers parent d’une manière universelle à la double contradiction dont est faite la conscience commune, et les seconds d’une manière particulière. On s’arrête là, car l’idée d’y parer singulièrement serait contradictoire : on n’est soi que sans le savoir, après coup et donc dans le radical de la division, bref sans soi (par exemple en retrouvant une vieille missive et en y découvrant une faute d’orthographe signifiante : « j’étais là, à ce point de substitution d’une lettre à une autre, et je ne le savais pas »).

A l’idéal en général et à celui d’être heureux en particulière s’oppose ainsi l’étrangeté que chacun reste pour soi dans la promesse incompréhensible dont il est littéralement fait, si chacun est sujet, et si le propre d’être un sujet est d’avoir à être sujet – autrement dit si être sujet n’est pas une nature (on serait sujet comme une table est une table) mais déjà et encore une responsabilité qu’on ne peut pas prendre mais qu’on a déjà prise ou refusée de prendre : celle de soi, toujours déjà engagé dans une promesse ignorée d’humanité inouïe.

Parce qu’ils sont des commandements communs c’est-à-dire des injonctions à devenir tous pareils, les idéaux sont les produits du ressentiment à l’égard de la promesse singulière d’un destin inouï que chacun reste malgré tout. En ce sens et pour le dire en langage freudien, l’ « idéal du moi » vaut contre le sujet – la question des serviteurs de l’idéal étant toujours celle de réussir à n’être pas sujets en faisant advenir totalement ce à quoi ils se sont voués. Mais l’universalité impliquée dans l’injonction commune force chacun à se distinguer de celui qu’il a la jouissance d’être (Kant dit que le devoir « humilie » le sujet empirique, celui dont nous savons qu’il se construit par identification au semblable), c’est-à-dire à renoncer à la jouissance d’être le même que les autres. De fait, la conscience morale est une division : si on veut faire son devoir, on se retrouve vite séparé des autres et contraint d’agir seul, contre tout le monde. Et c’est intolérable au commun qui n’est précisément rien d’autre que la jouissance de devenir le même qu’il était déjà, en abandon de l’inouï de chaque existence. Le « moi idéal » (le semblable donné) récuse par conséquent l’ « idéal du moi » (le semblable à venir) comme celui-ci récusait l’inouï d’exister singulièrement.

Les idéaux donnent des réponses communes à la question toujours singulière de l’existence (en quoi chacun d’eux est une imposture). Celui qui s’assujettit à l’injonction d’être heureux est donc fait de sa double trahison : il a toujours déjà trahi l’inouï de sa singularité au nom de l’exigence réflexive (« non pas l’existence mais l’idéal ! »), et il trahit cette trahison au nom de la jouissance d’être le semblable de ses semblables (« non pas l’universalité mais la particularité ! »). Il n’y a d’universalité qu’à l’encontre du singulier et la morale (par opposition à l’éthique où chacun assume dans la solitude la singularité d’un destin inouï) est en ce sens essentiellement servile, ainsi que Nietzsche l’avait souligné. Mais l’universalité exige encore qu’on se maintienne à sa hauteur qui est celle de l’idée d’humanité, et c’est ce que le commun ne supporte pas, qui veut la jouissance de se retrouver dans la particularité de ses semblables réels (par exemple les personnes appartenant à la même catégorie sociale que nous). Non seulement la conscience commune s’entend comme haine de la singularité (donc des singuliers comme dans l’exemple de la mort de Socrate pourtant bien commun dans son inspiration – mais uniquement au premier sens de l’universalité réflexive), mais elle s’entend finalement comme haine de soi, puisqu’elle est la conscience de n’importe qui et que personne n’est n’importe qui. De fait, c’est encore un sujet qui s’est trahi en décidant d’être ordinaire, de vouloir ce qu’on veut quand on est quelqu’un comme lui, d’être en somme ce que le savoir de soi à titre de semblable nécessite qu’on soit. Le bonheur comme idéal – par opposition à des bonheurs comme celui qu’un cheval peut avoir à courir selon Aristote, ou comme les bonheurs d’expression qui naissent par exemple du mot d’esprit – est le nom de cette double trahison qui définit ce que Nietzsche appelle le « ressentiment »

C’est donc pour parer à la définitive exclusivité du savoir de soi qui définit le sujet singulier qu’on invente les idéaux ; c’est pour échapper à cette exclusivité qu’on les sert ; et c’est enfin pour échapper à la probité que cette trahison implique encore qu’on veut être heureux. La question du bonheur était bien une question morale.