laicite (version pdf)

Qu’est-ce que la laïcité ?

Le principe de laïcité, inscrit dans le Préambule de la Constitution de 1946 et dans l’article 1er de la Constitution de 1958, est au cœur de l’identité républicaine de la France. La question de la prédominance de la République sur les religions est une question qui intéresse le débat public depuis 1789 : tout le XIXeme  siècle a opposé une vision de la France comme « la fille aînée de l’Église » qu’elle devrait redevenir à une vision de la France comme « fille de la Révolution ». Ainsi la question laïque est en quelque sorte inhérente à la réalitérépublicaine, laquelle se constitue historiquement plus dans les accommodements et les compromis que dans des affirmations de principes qui, maintenus comme tels, n’auraient pu déboucher que sur la guerre civile. Le spectre de cette dernière habite en effet la notion de laïcité comme son motif secret.

Et certes l’exclusivité des compréhensions de l’humain portées par des traditions différentes que l’histoire (et donc, subjectivement, la force des choses) amène à la nécessité de cohabiter est potentiellement violente et même assassine – puisqu’entre sa définition par la liberté personnelle ou au contraire par la « soumission » la différence est la même qu’entre le blasphème et la menace…

Une notion réflexive qui doit intégrer qu’on exclue la réflexion

La question de la laïcité est celle de la constitution d’un espace dont la diversité des engagements impose qu’on l’identifie à un espace de justice. On contreviendrait à la laïcité en favorisant une position aux dépens d’une autre ou de toutes les autres, y compris le refus de prendre position. La laïcité n’est donc pas le règne de l’athéisme ou de l’irréligion mais celui de l’égale possibilité pour toutes les positions, y compris bien sûr l’irréligiosité, d’accéder à l’espace public (l’idée d’une religion privée est une contradiction dans les termes). Par laïcité au sens pratique, il semble donc qu’on doiveentendre  l’ensemble des dispositifs à mettre en place pour que les convictions restent cantonnées dans le for intérieur de chacun, sinon dans leur totalité du moins dans ce qu’elles ont d’exclusif et donc de potentiellement violent.

Or toute la difficulté tient à ceci qu’il appartient constitutivement à chacune des positions d’être pour soi une prétention non seulement à sa reconnaissance de fait (la République reconnaît tous les cultes) mais à la reconnaissance de l’universalité de sa légitimité : on ne saurait adhérer à une religion ou à une doctrine sans la proclamer vraie et bonne, c’est-à-dire sans renvoyer toutes les autres, et donc aussi la simple idée du pluralisme, dans les ténèbres de la fausseté et de la mauvaiseté…

Comment pourrait-on en effet proférer, ou même simplement tolérer, que la vie humaine ne soit pas totalement religieuse ou que la religion reste une affaire privée, si l’homme une « image de Dieu » ou, plus empiriquement, un être de communauté dont la religion est l’ultime vérité ? Les religieux s’opposent donc forcément à la temporalité laïque avec laquelle ils sont contraints de composer : on peut s’accommoder de restrictions passagères mais les admettre une fois pour toutes reviendrait à transiger avec l’éternité du décisif, et donc avec la légitimité d’être soi. De fait, si la pluralité était l’a priori d’une vie qui serait religieuse seulement par ailleurs, il ne serait que relativement légitime d’être chrétien, juif, musulman, etc.

D’un point de vue psychologique mais aussi anthropologique et civilisationnel, on peut remarquer qu’une telle éventualité est supportable pour les religions qui induisent une structure mentale proche de la névrose (plus particulièrement la névrose obsessionnelle dont un des traits les plus massifs est le doute à propos de soi-même) mais qu’elle est insupportable (cela rend littéralement fou et notamment fou de haine) pour celles qui induisent une structure mentale proche de la psychose (plus particulièrement la paranoïa dont la certitude ininterrogeable et la projection du négatif sur l’autre sont les deux premiers traits).

Philosophiquement le différend est celui du savoir, auquel la laïcité renvoie forcément puisqu’elle est une position réflexive, et de la croyancequi n’est telle qu’à l’encontre de l’éventualité même d’adopter cette position – puisque se demander si l’on croit, c’est déjà ne plus croire. Alors que le savoiradvient par le principe de relativité au sens physique du terme (chacun voit le monde différemment mais les visions sont inhérentes à des coordonnées de toutes natures : idéalement convertissables les unes dans les autres et donc réellement compatibles), la croyance advient par son refus (ce à quoi on croit est posé comme le vrai lui-même et non pas comme un de ses aspects). Et cela, c’est déjà de la violence.

La question de la laïcité n’est donc pas celle de la tolérancede doctrines diverses dans un espace qui serait neutre et les rendrait compossibles, mais celle de l’intolérancede chacune, qu’elle manifeste dans un espace dont la neutralité ne peut pas ne pas être perçue par elle comme intolérable. Et certes, la vérité qui est une ne saurait tolérer l’erreur qui est multiple, comme le bien qui est catégorique ne saurait tolérer le mal qui est accommodant à lui-même (le mal ne l’est qu’à se dénier comme tel). Les religieux ne sauraient non plus tolérer l’indifférence. Être indifférent à la vérité, c’est en effet la nier comme telle pour la réduire à une option subjective (les croyances particulières de celui-ci, les opinions contingentes de celui-là) c’est-à-dire au contraire même de la vérité. Pourtant la pluralité des options contraint à l’attitude réflexive, et par conséquent à les considérer comme également légitimes c’est-à-direillégitimes. Le sujet neutre de l’universalité qui constate la pluralité est donc lui-même intolérable(et l’intolérable, il faut le supprimer…) puisqu’en disant que « la vraie religion » est une religion parmi d’autres, il blasphème.

Epistémologiquement on remarquera que les engagements ultimes ne portent pas sur des raisons ou des valeurs à propos desquelles des accords seraient envisageables,mais sur ce qui rend valables certaines raisons et certaines valeurs– échappant par là même à la simple éventualité d’être discuté.

Il est dès lors impossible d’en appeler à la bonne volonté des uns et des autres c’est-à-dire à l’adoption par eux de la position réflexive : c’est une pétition de principe pour ceux qui s’interrogent et c’est une folie criminelle pour ceux qui sont certains de détenir la vérité et d’avoir pour mission de la répandre.

Le problème est clair :il est impossible que la laïcité ne soit pas intolérable à ceux dont elle entend être la tolérance. Disons la même chose autrement : l’idée d’une acceptation autre que tactique de la laïcité par les religions n’est pas utopique, elle est simplement absurde. La question de la laïcité donc n’est pas celle de la définition d’un espace neutre que la déprise réflexive des particularités permettrait de définir et de partager.

L’opposition à la domination des religions n’est pas l’anticléricalisme mais la politique

Chacun comprend la notion selon ses exigences. Pour les religieux elle est d’abord la possibilité sociale de leur religion dans un monde que celle-ci n’a plus (ou pas encore…) la capacité de régir, mais à quoi il ne saurait être question de renoncer sans se trahir soi-même, voire sans blasphémer (on s’en tiendrait à réaliser comme partielle une vérité dont on est certain du caractère total). D’un autre côté les non religieux la voient comme le moyen de lutter contre la domination des religions sur la vie sociale. Une précision : dans l’ensemble des non religieux, il nefaut pascomprendre les anticléricaux puisque c’est expressément par leur rapport au clergé qu’ils se définissent (il n’y aurait alors qu’une guerre religieuseentre le principe positif et le principe négatif). « Laïque » ne signifie donc jamais« antireligieux ».

Alors cela signifie quoi ? Cela signifie politique.

Organiser le vivre ensemble de gens dont les conceptions de la vie et de la collectivité ne sont pas compatibles et sont supposées ne jamais le devenir (par exemple les gens de gauche et les gens de droite n’ont pas du toutla même idée de ce que la société doit être), c’est la tâche propre du politique. Parce qu’elle est politique et non pas philosophique, la question de la laïcité exclut donc qu’on affirme ou qu’on nie des incompatibilités de fond entre les principes républicains et telle ou telle religion : c’est celle d’assurer à toutes les composantes de la société les conditions d’une existence commune dans l’a priori d’incompatibilités ultimes.

Laïcité est ainsi l’autre nom de la simple responsabilité politique,au sens où il serait irresponsable d’en rester aux impossibilités de vivre ensemble quand, de fait, on vit ensemble.Par laïcité on entend ainsi l’institution d’un espace de compatibilité pour des incompatibilités qu’il serait irresponsable de laisser s’affirmer comme telles alors même qu’elles sont irréductibles. C’est dire que la politique se définit par l’impossible, à l’encontre de la morale qui se définit par le nécessaire et de la gestion qui se définit par le possible. D’un point de vue pratique on appellera donc « laïcité » l’aménagement toujours en question de l’espace où il doiten quelque sorte être possible de faire avec les incompatibilités de fond. Ce qui doit être possible n’est pas et ne sera jamais ce qui estpossible, et toute la question politique est là. Chacun le sait : c’est quand il n’y a pas de conciliation possible que commence la politique (sinon on est simplement dans les aménagements de la vie).

L’immanence de la politique

Distinguer la politique de la morale et de la gestion, autrement dit la penser dans sa nature propre, c’est dire qu’une action politique n’a pas à être bonne ni à être utile, ni à être appuyée sur des vérités (même si tout le monde souhaite évidemment qu’elle le soit), mais seulement à être politique. La politique consiste à faire non pas ce qui est bon ni même ce qui est juste mais ce qu’il est sur le moment politique de faire : en rester aux exigences de sa conscience dans les actions est par exemple une forme d’irresponsabilité politique aussi rédhibitoire, parfois même criminelle, que celle qui consisterait à dire systématiquement la vérité. Car la norme qui définit et constitue le politique, c’est qu’il soit politique– et pas autre chose (ou alors autre chose s’il est politique qu’il en soit ainsi). L’école laïquefait voir cette nécessité : sa vocation n’est pas de former des héros ou des génies (vraie vie), des personnes sages ou des gens heureux (vie bonne), mais des citoyens.

Par laïcité, c’est donc l’institution même du politique par la politique qu’on doit finalement entendre.

Ainsi la volonté laïque de lutter non pas contre les religions (anticléricalisme) mais contre leur domination sur les sociétés a pour sens que de rendre à la politique l’immanence à elle-même qu’elle a pour définition et que récuse la transcendance religieuse : en voulant que le religieux norme le politique ou même s’identifie à lui, les croyants en contredisent expressément la notion parce que c’est la définition même de la politique qu’elle soit à elle-même sa norme et par conséquent son but. Car la politique en général, c’est que le commun, en tant qu’on en décide et avec tous les moyens que cela suppose (lepolitique),soit ordonné de manière à être en fin de compte un espace de politique et non pas d’autre chose(de bonheur, de sagesse ou de salut, bien qu’il puisse être politique de faire croire qu’il en est ainsi).

A la politique, il appartient d’être… politique, sinon elle serait le contraire même de la politique (ce terme désignerait les idées d’un philosophe ou les principes d’une belle âme). C’est dire qu’il lui appartient constitutivement de céder sur elle-même s’il est politique qu’elle le fasse. La politique est une pratique, et cette pratique consiste d’abordà refuser d’en rester à l’idée de la politique. Qu’on doive définir la laïcité comme « la politique d’institution du politique » (mettons des guillemets car cette définition est désormais avérée) fait comprendre pourquoi un anticlérical n’est pas un laïque : il croit à la laïcité c’est-à-dire qu’il en fait un objet de croyance, c’est-à-dire incontestable, alors que c’est une politique qu’il peut à la limiteêtre politique de ne pas appliquer voire de contredire !

Si on ne la confond pas avec la simple lutte pour le pouvoir, l’activité politique ne peut ainsi consister qu’à négocier le non négociable et qu’à tolérer l’intolérable.Voilà paradoxalement ce que c’est que l’immanence de la politique, dont la notion s’entend à l’encontre de celle de la transcendance des principes : son intelligence nécessite qu’on comprenne qu’il est à la limite politique (c’est-à-dire responsable) de ne pas appliquer la politique dont on porte la responsabilité, voire d’agir expressément à son encontre, pourvu qu’on augmente en fin de compte la possibilité de faire coexister ce qui reste pourtant exclusif[1].

Dire que la politique n’est la politique à l’être d’une manière qui soit elle-même politique, c’est dire que la laïcité s’oppose à l’anticléricalisme en ce qu’elle consiste le plus souvent à s’accommoder de ce qui la récuse. La définir comme on vient de le faire, c’est dire qu’il n’y a de laïcité que comme lutte pour qu’il y ait de la laïcité, et que cette lutte est en quelque sorte interne à elle-même, au sens où les laïques ne peuvent l’être (par opposition aux anticléricaux) qu’à lutter en eux contre l’intolérance aux entorses à la laïcité qu’il appartient à la laïcité de pouvoir exiger qu’on fasse.

Immanence : que la solution soit politique quand le problème l’est

Telle est par conséquent la laïcité, non pas dans son principe abstrait (c’est-à-dire anti-politique) mais dans sa réalité concrète (c’est-à-dire politique). A l’école, par exemple, l’interdiction des signes religieux quand ils sont ostentatoires mais leur permission quand ils sont discrets constitue une politique éminemment laïque : cela montre qu’on a compris que la question de la laïcité était politique et non pas philosophique.Par « laïcité » on y entend de fait la politique de secondarisation de l’intolérable en chacun : de fait et non pas de principe.

La laïcité n’y ne consiste en effet pas à imposer un principe réflexif de hiérarchie des légitimités comme on se représente qu’il faut le faire, parce que cela constituerait, outre une pétition de principe (mais ce n’est pas une objection politique), une pratique anti-politique autrement dit une faute : celle qui consisterait à chasser du représentable, et donc implicitement de l’humain, ceux pour qui l’invocation du droit égal de toute les positions à être publiquement représentées est intolérable parce que blasphématoire. La laïcité ne peut donc pas consister à proclamerla secondarité de ce qui fait pour chacun le principe même du légitime et de l’illégitime (par exemple en disant que nous sommes d’abordfrançais et ensuitefidèles de telle ou telle religion). De même qu’il est anti-politique de dire que la politique est à elle-même sa norme et par conséquent son but (ce qui est politique, c’est de faire passer l’agir politique ou bien pour moral, ou bien pour gestionnaire), il est anti-laïque de faire de la laïcité l’affiched’une politique de laïcité, puisque cela constituerait en fait, et malgré tous les dénis, une politique de stigmatisation.

Quelle est la solution, alors ?

Pour la trouver il suffit d’avoir reconnu 1) que la question de la laïcité était politique et non pas philosophique ; 2) qu’il appartenait constitutivementà la politique de se réaliser d’une manière qui soit elle-même politique et non pas péremptoire – sauf bien sûr quand il est politique qu’elle le soit ; 3) que chacun de nous est fait d’une multitude d’identifications que la vie hiérarchise à chaque instant et dont il n’est pas nécessaire qu’elles soient compatibles entre elles.

On l’énoncera de la manière suivante : si la laïcité a pour principela neutralité réflexive (donc, politiquement, celle de l’État), avec ses corollaires que sont la nécessité pour la réflexion de ne relever que d’elle-même (et donc, politiquement, la « liberté de conscience ») et de poser par là même l’équivalence de ses objets (et donc, politiquement, le « pluralisme »), alors cela signifie :

  • qu’elle a pour finalitéde secondariser en chacun aussi bien l’intolérable que l’intolérance (et non pas bien sûr de les supprimer : ils sont le réel de la politique) ;
  • que la réalitéqu’il est politique et non pas évident qu’elle aitsera d’être une organisation effectivede la vie telle que l’intolérance et l’intolérable se trouvent en chacun secondarisés par la force des choses.

Qu’est-ce que la force des choses, en effet ? Le non politique par excellence. Quel est donc le comble du politique, quand il s’agit de réaliser une politique ? Quelle apparaisse comme la force des choses !

Ainsi l’école laïque n’oblige personne à renoncer à sa religion mais, puisque de fait l’élève est dans ses murs, il n’est pas possible qu’il n’y soit pas d’abordun écolier pour les autres et pour lui-même. D’où en premier la visibilité scolaire, et en second seulement la visibilité religieuse. Pareillement l’organisation d’un match de football oblige de faitles joueurs et les spectateurs à se vivre d’abord comme sportifs, et ensuite seulementcomme les partisans de définitions de l’humain dont l’exclusivité mise en avant entraînerait ici la haine et là le rejet.

Mais il n’y a pas que l’école qu’on institueet le football qu’on organisequi rendent secondaires ce dont la primauté est synonyme de guerre civile : il y a encore tout ce que le social comme tel peut faire advenir,par exemples des collaborations professionnelles, des fêtes de quartiers et toutes sortes d’autres choses où des nécessités et des bonheurs d’être ensemblerendent progressivement inessentiel, c’est-à-dire simplement particulier, le malheur humain de l’antagonisme des principes d’existence.

Eh bien cette politique – instituer, organiser, faire advenir – c’est la laïcité.

Jean-Pierre Lalloz

Supplément 1 : République

Caractériser d’une manière générale la laïcité en opposant l’immanence du politique(que la politique n’ait en fin de compte que la politique pour critère) à la transcendance d’entités ou d’idéaux à quoi le collectif enjoint de croire, c’est aussi définir un régime, le régime républicain. Qu’est-ce que la république, en effet, si on n’en considère que le principe ? Ceci : que le peuple soit sujet et non pas objet de la politique. Et certes il est objet de la politique quand il a pour existence la « soumission » à des commandements littéralement tombés du ciel. Il l’est aussi – car il y a des façons non religieuses de ne pas être sujet de la politique – dans le service d’idéaux incommensurables comme « l’homme nouveau » des fascismes ou « la société sans classes » des communismes, mais aussi d’impératifs dont personne n’a décidé mais auxquels la plupart se soumettent sans la moindre réflexion (être le consommateur individualisé et hédoniste dont a besoin le capitalisme post-moderne, par exemple).

Car la laïcité n’est pas seulement une politique, un cadre de coexistence toujours à reconfigurer et donc aussi un régime, c’est encore une mentalité : la mentalité républicaine. Dire que la laïcité est, contre la transcendance d’êtres ou d’idéaux auxquels il faudrait d’abord croire, la restaurationde l’immanence du politique à lui-même, autrement dit la politique d’institution du politique, c’est déterminer la subjectivité comme citoyenneté.

De ce point de vue est citoyen celui qui, comme tout le monde, est fait de sa propre réalité sociale, culturelle et psychologique à ceci près que ce n’est pas là qu’il situe sa propre question et donc sa propre vérité, mais dans la politique. La mentalité laïque consiste à mettre en œuvre cette disjonction. Est donc citoyen dans sa mentalité celui qui décide 1) que ce n’est pas la réalité qui compte mais la vérité et 2) que la nature de la vérité est d’être politique (ou du moins qu’il serait anti-politique de considérer qu’elle puisse ne pas l’être).

Prenons le plus flagrant des exemples, instituteur de l’espace républicain : il appartient à la mentalité laïque d’affirmer l’égalité de tous les humains. Or il est impossible d’imaginer une proposition moins conforme à la réalité : il y a les riches et les pauvres, les intelligents et les sots, les savants et les ignorants, les généreux et les sournois, les innocents et les coupables, les bien portant et les malades, les beaux et les laids, les raffinés et les grossiers, et bien sûr, selon les cultures, les fidèles et les infidèles, les élus et les réprouvés, et ainsi de suite. Cela, tout le monde le constate à chaque instant – sauf qu’il est anti-politique de l’affirmer et qu’il estpolitique de le nier(bien que des circonstances particulières puissent toujours faire qu’il soit momentanément politique de le reconnaître). Est donc laïque celui qui s’installe dans cette disjonction de la vérité comme uniquement politique, et de la réalité comme principalement culturelle.

On voit que cela ne consiste pas à nier les dimensions non politiques de la vie mais à produire une distinction qui soit celle de ce qui compte et de ce qui importe. Les traits culturels et notamment religieux importent(parfois peu et alors ils ne posent pas problème ; parfois à l’extrême et on est alors on comble de la difficulté), mais ils ne comptent pas parce que la question n’est pas celle des fins ultimes de la vie ni des dernières vérités de l’univers mais de vivre ensemble quand nos raisons de vivre (la subjectivation de ces fins et de ces vérités) sont exclusives et donc dénonciatricesles unes des autres.

Concrètement, cela revient à dire qu’est de mentalité laïque c’est-à-dire républicaine celui qui ne situe pas la vérité de sa vie dans son for intérieur mais dans un espace dont c’est toujours à nouveau son affaire qu’il soit public.

Supplément 2 : Aujourd’hui

Aujourd’hui, ce n’est plus le catholicisme mais l’Islam qui fait problème. Comme une partie des catholiques jadis, une partie des musulmans ne se reconnaît pas dans les valeurs de la République, voire leur est expressément hostile. La question ne doit pasêtre celle de la compatibilité de l’Islam, c’est-à-dire de la loi indistinctement religieuse et juridique (charia) qui s’impose au croyant en tant que tel, avec le principe républicain et l’exercice de la démocratie. En effet 1) ce serait méconnaître la réalité historique et même juridique des sociétés qui est toujours impure face à aux exigences de principe (c’est par des arrangements des toutes sortes avec leurs propres principes que les républicains de 1905 ont accompli leur œuvre pacificatrice) ; 2) ce serait méconnaître que les appartenances de chacun peuvent être multiples et contradictoires entre elles, la seule question réelle étant celle de leur hiérarchie à tel ou tel moment de la vie ; et 3) on n’a pas à accepter ou à refuser l’Islam, ni donc à chercher à savoir s’il est acceptable (et certes il serait politiquement irresponsable de nier qu’il le soit) : il est de toute façon là comme une composante factuelle de la société française, c’est-à-dire de notre espace commun.

[1]Pour définir la politique, on pourrait se contenter de distinguer entre céder sur le principeet abandonner le principe.