L’âme à la lettre 

Je volais tout, sauf le pain de mes compagnons.

(Primo Levi, Le système périodique, p. 168)

Certains lieux ou certaines actions finissent par rendre la vie inacceptable alors même qu’ils se constituent d’en être l’assurance : il y a des villes pourvues de toutes les commodités dont nous disons pourtant qu’elles n’ont pas d’âme, et des possibilités d’obtenir ce que nous désirons qui ne l’offrent qu’à ce que nous ayons d’abord à y perdre notre âme. Un homme peut aussi n’avoir pas d’âme, à rester inflexible sur les nécessités de son devoir. Des maisons neuves, fonctionnelles et joliment décorées peuvent encore donner le sentiment d’être sans âme, et bien d’autres choses. Sans qu’il soit besoin de renvoyer aux croyances religieuses (1) ou aux dogmatismes métaphysiques, la question de l’âme s’impose ainsi comme s’il n’allait pas de soi que fût possible ce dont toutes les conditions sont assurées, et d’autant plus que l’assurance est plus grande : les lieux qu’on dit sans âme ont pour premier caractère de ne rien laisser à l’ambiguïté. En ce sens, l’âme n’est pas une réalité qu’une vie élargie à sa dimension ” spirituelle “, c’est-à-dire encore plus assurée de sa compréhension et donc encore moins ambiguë (il s’agirait clairement d’une vie humaine et non d’une vie animale), opposerait à tout réductionnisme. Elle n’est pas non plus un bien qui serait plus essentiel que les autres, puisque c’est justement pour jouir du bien ou de l’aspect de la vie qui nous semble le plus essentiel qu’on peut être amené à ” perdre ” ou ” vendre ” son âme.

Tel est le paradoxe dont cette notion est tout entière constituée : on ne peut interroger l’âme qu’à l’encontre de sa propre positivité, c’est-à-dire qu’à l’encontre de la simple hypothèse de l’âme, puisqu’on peut faire figurer au nombre des biens, et même au tout premier rang, une âme dont on voudrait se faire une conception positive. D’un point de vue chrétien, par exemple, on a conservé le principal quand on a tout perdu saufl’espérance du salut, qui est l’âme. Mais justement : on peut concevoir qu’une personne par ailleurs soumise à des promesses religieuses d’immortalité donne jusqu’à son âme en prenant sur elle le péché mortel de quelqu’un d’autre. Voici ce que dit la Jeanne d’Arc de Péguy, dans la première pièce, intitulée A Domrémy, du drame de 1897: ” Oh s’il faut, pour sauver de la flamme éternelle le corps des morts damnés s’affolant de souffrance, abandonner mon corps à la flamme éternelle, Mon Dieu donnez mon corps à la flamme éternelle. Et s’il faut, pour sauver de l’absence éternelle les âmes des damnés s’affolant de l’absence, abandonner mon âme à l’absence éternelle, que mon âme s’en aille à l’absence éternelle “. Tel dialogue de Bernanos en témoigne encore : ” Dieu m’a inspiré cette pensée qu’il me marquait ainsi ma vocation, que je devrais poursuivre Satan dans les âmes, et que j’y compromettrais infailliblement mon repos, mon honneur sacerdotal, et mon salut même. – N’en croyez rien, répliqua vivement le curé de Campagne. On ne compromet son salut qu’en s’agitant hors de sa voie. Là où Dieu nous suit, la paix peut nous être ôtée, non la grâce. – Votre illusion est grande, répondit l’abbé Donissan avec calme, sans paraître s’apercevoir combien de telles paroles étaient éloignées de son ton habituel de déférence et d’humilité. ” (2) Le clerc convaincu d’une vérité définitivement assurée considère forcément le salut, dont l’âme est le moment subjectif, comme le tout premier des biens : celui qu’il s’agit finalement de conserver après s’être délesté de tous ces autres que le ” monde ” a la misère de croire importants. Mais alors, et justement pour cette raison, un saint peut encore le donner… Or là est la question de l’âme, en excès au savoir religieux dont la positivité même conditionne une aporie ou plutôt une aberration – puisqu’à travailler ainsi à leur propre salut, c’est-à-dire en étant particulièrement habiles dans leur conquête du paradis (en payant n’importe quel prix, y compris celui de leur propre immortalité que dès lors ils auraient espéré récupérer en sous-main), Jeanne ou Donissan eussentsimplement montré qu’ils étaient sans âme. Aux gens sans âme, il appartient en effet de faire des calculs de second degré et de savoir perdre pour gagner.

Ni l’un ni l’autre personnage n’est un exemple de la vraie vie qu’il faut mener pour accéder au vrai profit ; il ne lui importe finalement pas de conserver son âme et la ” charité ” n’est pas à ses yeux un investissement rentable. Mais bien sûr la réflexion ne cesse pas d’imposer le savoir : il est impossible de ne pas faire de ce don suprême l’objet d’une théologie de second degré dont l’enjeu serait la sainteté comme forme supérieure du salut. Or ” supérieure “, dans ce cas, signifierait ” encore plus profitable ” (perdre le salut commun pour gagner la sainteté) ; de sorte que le philosophe devrait traiter de l’âme non seulement en l’identifiant au premier des biens alors qu’elle en est le prix mais encore en adoptant le point de vue de la trivialité commerciale, dont la double particularité est justement de récuser jusqu’à l’idée de la pensée et d’enfermer l’âme dans la seule éventualité de sa perte (3). Si donc on refuse l’indignité d’un point de vue consistant à faire de Jeanne ou Donissan les bénéficiaires habiles d’un jeu de qui-perd-gagne, on se trouve contraint de reconnaître que la problématique de l’âme ne dépasse celle du savoir que par l’irréductibilité littéraire des textes qui l’imposent, que par l’écriture de Péguy ou Bernanos qui nous la font reconnaître sans pour autant nous enfermer dans une doctrine religieuse qui resterait une trivialité de second degré. La différence non positivable du littéraire et du dogmatique est ici l’impossibilité de refermer l’enveloppe du savoir sur des personnages finalement naïfs (ne savaient-ils pas qu’en acceptant de sacrifier jusqu’à leur âme, ils accédaient à la sainteté ? ) ou hypocrites (ils le savaient forcément). C’est donc uniquement par elle qu’on peut entendre la question de l’âme. Dès lors apercevons-nous qu’un savoir de l’âme est impossible, ne la concernant qu’à s’excéder lui-même littérairement. Pure récusation du savoir, la question de l’âme est donc celle de ce à quoi le littéraire, comme tel, ferait toujours et vainement allusion. Vanité d’un énoncé qui ne concerne rien et dont toute métaphysique sort par conséquent récusée, justesse d’une énonciation où l’âme est en jeu quand il ne s’agit plus d’y avoir raison, c’est de cette énigme d’un envers littéraire au savoir qu’il s’agira toujours.

L’âme et la formalité métaphysique du savoir

Un savoir sur l’âme en fait nécessairement le premier des biens, alors qu’elle est au contraire le prix qu’on accepterait de payer pour obtenir ce qu’on désire par dessus tout. Mais ce paradoxe peut aussi bien se retourner : dès lors qu’un premier bien, c’est-à-dire une réalité qui accomplirait finalement l’indéfini renvoi des choses, est reconnu et donc poursuivi, l’âme est perdue. Car aucun prix n’est par définition trop élevé pour le premier des biens, quand on l’a reconnu, et c’est précisément de tout accepter pour l’obtenir qu’on perd son âme. Or il ne faut pas attribuer son indication à quelque tentateur diabolique, figure prophétique, singulière et par là contingente : c’est la réalité même du savoir d’indiquer le bien ultime qui fait valoir tous les autres et ainsi de perdre l’âme, puisqu’il n’y a de savoir qu’en institution d’une subjectivité qui s’en autorise (la médecine est la compétence du médecin, la géométrie celle du géomètre, etc.), et que l’inconditionnalité eidétique qui le constitue forcément (on n’est médecin qu’à ne pas s’interroger sur la nécessité de guérir les malades ou géomètre qu’à ne pas mettre en question la légitimité de l’idéalisation, etc.) exclut par là même qu’une limitation soit jamais envisagée aux possibilités dont il est l’ouverture – si elles ont pour sens de réaliser une dernière vérité, celle qui justifierait enfin tout et à quoi dès lors tout devrait être subordonné. Et ce qui justifie tout est précisément l’eidétique du savoir en tant qu’inconditionnelle, par exemple la guérison dans le cas de la médecine ou la nécessité idéale dans le cas de la géométrie : une nécessité qui ouvre le champ des possibles d’une manière elle-même forcément inconditionnelle.

Refuser a priori de limiter le possible, c’est-à-dire accepter d’avance de tout faire ou de tout subir pour obtenir ce qu’on a les meilleures raisons de désirer, c’est imposer une thèse ontologique dont le paradoxe est qu’elle ait non pas la réalité mais la vérité pour mesure : l’inconditionnalité que le savoir est à lui-même implique que l’on considère comme rien ce qui, d’un point de vue dont la pertinence est par là même exclue, pourrait cependant apparaître comme quelque chose (par exemple pour le géomètre en tant que tel, un rond n’est rien : c’est le cercle qui est quelque chose ; et ce qui n’importe aucunement à la guérison n’est rien pour le médecin). Corrélativement à l’exclusion originelle de la limitation des possibles et par conséquent à celle de la simple éventualité d’avoir des égards pour ce que le savoir ne comprend pas, s’impose alors le paradoxe de la vérité comme instance de décision ontologique puisque l’institution originelle du savoir est proprement la nécessité qu’on nomme vérité la distinction actuelle de ce qui est quelque chose (le cercle, ce qui importe à la guérison) et de ce qui n’est rien (le rond, ce qui n’est d’aucune incidence sur la maladie). La question de l’âme est donc aussi bien celle de la métaphysique, si cette dernière s’entend d’abord d’attribuer pareille fonction à la vérité, et si l’on admet que la thèse selon quoi tout doit toujours être possible témoigne d’une âme perdue.

Le non objet d’un non savoir

On ne mentionne l’âme qu’en récusation première de tout savoir qui pourrait la concerner, parce qu’il en ferait nécessairement le premier des biens. La mention d’une telle entité a forcément lieu dans un cadre ontologique au moins implicite, puisqu’on ne peut la reconnaître comme telle, c’est-à-dire comme ce en quoi tout s’accomplit légitimement, qu’à savoir à quoi s’en tenir sur l’étant en général quant à son être. Réciproquement, savoir ce qu’il en est finalement de l’être en général constitue déjà la réponse à la question de l’âme : si l’on en vient par exemple à penser que l’être ultime de tous les étants consiste à manifester la gloire de leur créateur, alors forcément l’âme s’entendra comme la dimension personnelle de cette manifestation, et on la perdra à manifester l’éventuelle autonomie métaphysique de la créature (à l’origine du mal personnifié, Saint Thomas voit l’orgueil, et Duns Scot la volonté d’égaler Dieu). Si l’on considère au contraire que l’être des étants se ramène finalement à leur contingence métaphysique (parce que la série des causes doit elle-même être sans cause, ou parce que la causalité n’a pas de portée ontologique), alors on concevra l’âme comme irréductible libre arbitre. Si rien n’est que par les hasards d’une matière éternelle, alors l’âme sera de nature matérielle et trouvera son principe dans les écarts dont ces hasards procèdent (le clinamen des Epicuriens), et ainsi de suite : autant de principes métaphysiques disant à la fois l’origine, la nature, et la fin des choses, autant de définitions de l’âme, puisque celles-ci sont la reprise de ceux-là en termes subjectifs. Mais il faut aller plus loin et reconnaître que tout savoir est d’essence métaphysique, puisqu’il s’autorise forcément à chaque fois de présupposer des définitions de l’existence et de la vérité. C’est ainsi qu’on peut avoir une âme de médecin à reconnaître en toute chose le début d’une pathologie et déjà la nécessité d’une guérison, ou de géomètre à s’en tenir dans n’importe quelle situation à la formulation idéale qu’elle rend possible. Sublime ou trivial, sérieux ou farfelu, tout savoir est par là originellement constitutif pour l’âme, dont la notion positive (il y a l’âme, elle est quelque chose et non pas rien) est uniquement celle de ce savoir : on peut avoir une âme de philosophe ou une âme de flic, une âme de juriste ou de collectionneur de timbres-poste. Le développement d’un savoir qui n’a pas besoin d’être expressément métaphysique produit donc toujours, par subjectivation des notions cardinales dont il se constitue, une doctrine sur l’âme parce qu’il renvoie à l’accomplissement de la vérité qu’il autorise (la sagesse personnelle ou le contrôle de chacun, la transparence juridique des relations ou la complétude de la collection) et qu’on peut nommer ” âme ” le moment subjectif de cette nécessité. En quoi c’est toujours du bien ultime qu’il s’agit : précisément cela dont l’âme est le prix, puisque tous les exemples qu’on peut prendre renvoient à autant de motifs de tout faire ou de tout accepter.

Si donc on refuse une approche positive et métaphysique de cette notion, en en restant à une reconnaissance purement négative (il y a des gens et des lieux sans âme, des pratiques qui coûtent l’âme…), alors on se trouve contraint de reconnaître qu’elle devra s’entendre en exclusivité à tout savoir possible. Les textes dont nous sommes partis donnent le modèle : c’est de leur seul caractère littéraire, et non pas de ce qu’ils enseignent effectivement à son propos, qu’ils permettent une réflexion sur l’âme. Et si la notion de l’âme peut alors être maintenue à l’encontre de la réflexion qui ramènera le dit littéraire à un savoir, il faut l’identifier à son propre dédit : excédant le savoir qui prend forcément statut de métaphysique, sa mention ne correspond à rien, et ce n’est pas à y trouver quelque chose qu’on pourra en interroger la pertinence. Qu’on ne voie donc pas dans le statut littéraire de ces textes une nécessité de second degré, appropriée à la paradoxale spécificité de son objet ; aucune réalité n’est en cause dans les textes qu’on a cités, qui ne sont précisément lisibles que depuis cette impossibilité de principe. Ainsi l’art qui n’est pas un savoir ne représente-t-il aucune réalité spécifique qu’il faudrait dire ineffable et qui répondrait spécifiquement aux réalités objectives exposées par la science ; l’âme en cause ici n’est pas plus ineffable qu’elle n’est objective ou dogmatiquement constituée, puisqu’elle s’entend seulement d’un caractère littéraire, dont un tel savoir supposerait au contraire la mise entre parenthèses.

Les paradoxes de l’âme attestent alors de l’impossibilité de définir la vérité par la représentation, qui est toujours représentation de quelque chose. Nous savons que Jeanne et Donissan ont raison contre les clercs, sans pouvoir nous le représenter c’est-à-dire sans que nous puissions référer ce jugement à autre chose qu’à la dimension de littérature des textes qu’on vient de lire. L’impossibilité de l’âme, nous apprennent-ils, est alors aussi bien celle de la vérité dont, pour avoir raison, il faudrait admettre la référence et à quoi ces textes devraient renvoyer dogmatiquement : que la vérité existe préalablement à la connaissance que nous en prendrions et l’âme serait une réalité, spécifique et donc finalement triviale, ainsi qu’il appartient à toute réalité de l’être puisque les plus sublimes nécessités ont en commun avec le tout venant de s’inscrire a priori dans l’horizon général d’être quelque chose et non pas rien. Or tous les actes qui récusent l’âme, c’est-à-dire qui attestent de sa perte ou qui la provoquent et qui en imposent donc la question, ont-ils jamais un autre principe que l’existence définitive et par conséquent inflexible de la vérité ? C’est en effet d’être certain non seulement de soi mais de la dernière instance où tout se juge finalement qu’on perd son âme, par exemple en décidant d’être sans égards pour la souffrance de ceux à qui l’Histoire a donné tort…

Prise en elle-même, la notion de l’âme est par conséquent celle d’un non-savoir (le pur excès littéraire) sans objet (qui serait forcément le premier des biens). Ce qu’on peut aussi bien traduire en disant que cette notion est tout entière constituée de son exclusivité au savoir : elle est l’impossibilité actuelle de la métaphysique pourtant toujours en œuvre dans la moindre proposition, une insistance inconsistante qui reste, malgré qu’il en ait, inhérente au discours de la justification – si c’est bien le même d’être finalement justifié par la vérité et d’avoir perdu son âme.

La légitimité temporelle du manque d’égards

Il n’y a pas de savoir de l’âme ni par conséquent de réalité de l’âme, mais il y a une réalité de l’absence de l’âme qui est le savoir, par exemple celui du sens de l’Histoire et les comportements qu’il implique à l’égard de ceux qu’elle n’a pas élus, de sorte qu’être sans âme consiste ici à passer leur souffrance par ” pertes et profits “, comme disent les commerçants. Pareillement les lieux qu’on dit sans âme sont entièrement fonctionnels c’est-à-dire identifiés au déploiement du savoir qui a présidé à leur institution et en extériorité de quoi rien ne saurait compter (à l’hôpital rien ne compte que le service de la santé ; dans les lieux administratifs, rien ne compte que la gestion des nécessités publiques, etc.). Or la distinction de ce qui compte et de ce qui ne compte pas est la fonction première du savoir, qui est toujours savoir de quelque chose et non pas de rien : d’une essence qui compte, par quoi l’essentiel se distingue et se rapporte à l’inessentiel, et de tout les reste qui ne compte pas parce qu’en vérité, c’est-à-dire justement selon cette différence première, il n’est rien (4). Ne pas compter n’est pas ne pas exister : c’est n’être rien non pas en soi, mais du point de vue de la vérité – hors de quoi par principe rien ne saurait être légitimement reconnu.

Ainsi c’est d’exclure originellement ce ” rien ” mentionné dans l’évidente nécessité que tout savoir le soit de quelque chose et non pas de rien, qu’on fait advenir véritablement ce qu’on aura raison de reconnaître. L’exclusion du rien, c’est-à-dire pratiquement l’absence d’égards envers ce qui ne compte pas, est par là même l’advenue de ce dont il y a savoir, et n’est pas une autre opération que cette advenue. Par exemple, le géomètre n’aperçoit un cercle dans la figure qu’il vient de tracer qu’à ne pas voir le rond qui se trouve pourtant là, mais qu’il aurait tort de reconnaître. Car le point de vue de la vérité est justement d’identifier la vision à la légitimité de la reconnaissance. La raison du manque d’égards est donc bien positive, puisqu’elle est l’institution même du savoir, hors de quoi on ne peut légitimement rien considérer.

N’importe quel savoir manifeste cette nécessité. Du point de vue de la médecine, par exemple, rien ne vaut que par et pour la guérison ; de sorte qu’elle est par définition même (car la nécessité de la guérison est son institution même) l’interdiction d’avoir égard pour ce qui n’y concourrait pas d’une manière ou d’une autre. On peut considérer d’autres savoirs pratiques, comme celui qu’acquiert un sportif dans un entraînement qui n’est sérieux c’est-à-dire réel qu’à être sans égards : une fin est donnée par l’identité qu’il poursuit entre les gestes théoriques, disons tels qu’une simulation informatique peut les faire apparaître, et ses mouvements réels. Un savoir purement théorique est également envisageable : le géomètre accompli est à la limite celui dont le discours prendrait statut de prosopopée, en ce sens que par lui des nécessités purement idéales s’énonceraient dans le déroulement imperturbable de leur nécessité logique ; de sorte qu’il doit, en tant que tel, être lui aussi sans égards, par exemple envers ses propres habitudes de langage. Et ainsi de suite. La réalité du manque d’égards est donc la réalité du savoir lui-même, qui devient à lui-même le tout de sa propre vérité quand ce qui l’en empêchait était encore quelque chose en réalité. Puisqu’il s’agit d’un ultime accomplissement subjectif, on peut nommer salut la nécessité de cette éradication de la réalité par la vérité, en soulignant l’inconsistance qui la caractérise puisqu’elle met en avant une différence qui est originellement impossible du point de vue de la vérité : la vérité ne reconnaît jamais que ses propres moments et se constitue précisément de cette exclusivité. Le manque d’égards ne traduit donc pas une méchanceté qui serait particulière à ceux qui savent, mais cette évidence, irrécusable à cause de son caractère trivialement tautologique, qu’en vérité rien n’est jamais que le vrai – de sorte qu’on ne peut même pas, en toute rigueur, considérer qu’il y a manque d’égards.

D’un autre côté, pourtant, on ne comprend pas pourquoi la vérité n’est pas immédiatement toute la vérité, c’est-à-dire le seul rapport où l’inessentiel se constitue comme moment déjà résorbé de l’essentiel. La tautologie qui veut que tout savoir soit savoir de quelque chose et non pas de rien renvoie donc curieusement, à propos du second terme de l’alternative (” pas de rien “), à une sorte de reste en trop pourtant impossible, puisqu’en vérité il n’y a tout simplement rien d’autre que ce qu’il doit y avoir, c’est-à-dire que ce dont il y a savoir.

Ce reste inconsistant, on peut évidemment l’identifier au temps qui en effet n’apporte rien à l’éternelle nécessité du savoir, qui est éminemment ce qui ne compte pas du point de vue de celui-ci, et qui permet d’articuler le logique au phénoménologique (Hegel). Mais nous venons de voir que le manque d’égards envers ce qui ne compte pas n’avait, du point de vue de la vérité, jamais lieu (tout ce qui compte est pris en compte et c’est d’ailleurs de cela qu’elle se constitue) et que c’est précisément depuis cette exclusion, originellement inhérente au savoir, que la question de l’âme pouvait insister (par exemple dans la souffrance des vaincus, qui n’est rien devant l’accomplissement de l’histoire universelle : quelque chose qu’on aurait historiquement tort de prendre en compte). Il convient donc plutôt de se demander de quelle inconsistance réflexivement traduite par cette exclusion le savoir s’autorise donc déjà en lui-même. Autrement dit : que comprend-il nécessairement, dont il ait tout aussi nécessairement à être l’éradication ? En répondant à cette question, il est certain que nous parlerons du temps, puisque c’est une finalité que nous indiquons là ; mais nous ne le ferons pas d’une manière extérieure impliquant que nous considérions ensuite l’âme comme une réalité qui viendrait, par on ne sait quelle nécessité transcendantale ou existentielle, contredire l’universelle légitimité du savoir. Il n’y a pas d’autre question que celle du savoir.

Considérons donc sa réalité. Il n’est pas tapi dans les limbes d’on ne sait quel arrière-monde mais il est réel comme compétence de celui qui s’en autorise. Concrètement, la médecine n’est rien d’autre que la compétence du médecin en tant que médecin, compétence qu’il faut reconnaître dans sa dimension juridique puisqu’elle est la légitimité de ses actes et de ses paroles. La réalité du savoir est ainsi celle d’un droit dont une subjectivité s’autorise, alors même qu’elle est expressément définie de ne pas compter. Si je consulte un médecin, par exemple, ce n’est pas à un être humain que j’ai recours mais à la médecine. Cela dit, je sais bien que la médecine est la compétence des médecins auxquels je m’adresse concrètement, mais c’est une sorte de chute platonicienne (voilà le temps) qui m’amène à opérer un changement de thèse : alors que c’est la réalité du savoir qui m’importait, il me faut en quelque sorte en rabattre et le cantonner désormais dans l’ordre de la supposition : j’appelle médecin l’homme auquel la société (diplômes, etc.) me conduit à supposer ce type de savoir.

Or qu’est-ce que cette différence de la réalité du savoir et de sa supposition, sinon métaphysiquement le temps, et concrètement la subjectivité du médecin à qui je m’adresse ? Mais alors, si c’est le temps, le rapport de la subjectivité et du savoir dont elle s’autorise doit être originellement vectorialisé. Et en effet : qu’est-ce qu’un bon médecin, sinon un individu qui a réussi à résorber cette différence qu’on vient de mentionner, c’est-à-dire qui a réussi à faire en quelque sorte descendre la médecine de la supposition à la réalité, selon une nécessité par là même originellement orientée ? Que je sois très malade et que les médecins s’accomplissent eux-mêmes comme médecins en me guérissant, et je dirai par exemple que ” la médecine d’aujourd’hui fait des miracles “. L’accomplissement originel du savoir qui est la guérison (la médecine n’est rien d’autre que l’eidétique de sa nécessité) finalise depuis toujours l’ordre médical, et consiste alors à résorber sa différence temporelle avec lui-même, c’est-à-dire la différence entre sa réalité et sa supposition (la subjectivité du médecin). Un mauvais médecin pratique un acte qui est bien le sien alors que dans la même situation le bon médecin se fût effacé devant l’éternelle légitimité de ce qu’il aurait fait : alors que Charles Bovary estropie son patient, la médecine répare les pieds-bots. Ainsi, on dira que la guérison, qui accomplit le médecin en tant que tel, est aussi bien sa disparition dans la vérité de son savoir : des actes et des paroles tellement légitimés qu’ils cessent d’être humains pour se confondre avec l’instance même de la légitimation. Le temps médical est ainsi vectorialisé comme disparition de ce qui ne compte originellement pas (le médecin, mais aussi le patient, avec leur personnalité concrète (5)). Certes le savoir commence par être supposé, mais il s’agit finalement d’être sans égard pour ce statut sublunaire puisque la guérison n’a finalement pour définition que de le résorber, et que rien d’autre ne compte.

On aperçoit donc que le manque d’égards concerne tout ce qui aurait fait différé l’acte autorisé de l’instance d’autorisation. Ainsi, quand on parle de ” ce qui ne compte pas “, on se réfère métaphysiquement au temps comme différence pure de la réalité et de la supposition du savoir – laquelle renvoie à la subjectivité et à tout ce qu’elle rassemble concrètement, si l’on accepte d’intégrer à la subjectivité tout élément dont la réalité soit impossible à reconnaître comme vérité (c’est-à-dire tout élément qu’on n’a pas le droit de reconnaître). Par exemple, le médecin qui sauve un blessé est absolument indifférent au prix des médicaments qu’il emploie, ou à la fatigue des infirmières qui l’assistent, en même temps qu’à l’éventuel talent ou à l’importance sociale de l’homme qui risque de mourir. Et bien sûr cette légitimité est inconditionnelle : on ne va pas relativiser la nécessité pour la médecine de s’accomplir en guérison (6), puisque c’est de ce service qu’elle se définit entièrement. Comme légitimité inconditionnelle du salut (c’est-à-dire de la guérison, qui rend le malade à lui-même et identifie le médecin à la médecine), l’exclusion du reste toujours inconsistant (il faut le sauver et rien d’autre n’a le droit d’être pris en compte) ouvre inconditionnellement le service des biens.

Par service des biens, on entend donc la légitimité inconditionnelle de la décision d’être sans égards : un médecin refusant d’utiliser tous les moyens de guérir son patient ou ne se décidant pas immédiatement à le faire s’autoriserait forcément de raisons non-médicales et par là ” subjectives ” c’est-à-dire irrecevables ; il serait non seulement un mauvais médecin mais une sorte de traître à la médecine (7). Or c’est justement de ce savoir qu’il s’institue comme subjectivité autorisée, de sorte que c’est bien le même pour lui d’avoir raison et d’être sans égards envers tout ce qui pourrait différer ses actes du savoir dont il se constitue d’être autorisé.

Cette nécessité propre au savoir en général nous est très familière, et justement parce qu’elle est l’institution même du service des biens, lequel renvoie à la reconnaissance pratique des différentes figures du bien dans la diversité des situations. C’est elle qui définit en effet le sujet pratique et qui permet a contrario d’identifier comme Mal la différence qu’il peut être en réalité mais pas en vérité avec le sujet autorisé qu’il a à être depuis toujours. Le rapprochement n’est pas étonnant, à vrai dire, puisque le sujet pratique, celui du devoir, est précisément ce même sujet de la représentation que tout savoir suppose et produit en même temps. La question de l’âme serait-elle identique à celle du mal ? L’éventualité semble absurde, en tout cas : interrogée comme l’envers de la formalité métaphysique, l’âme n’est peut-être pas le premier des biens, mais il semble difficile de nier que sa ” perte “, s’il y a des choix qui l’ont pour conséquence, soit le dernier des maux. Trouvons l’origine de cette aporie.

L’inconsistance originelle de l’âme et du mal

La question de l’âme insiste pour nous non pas comme celle d’une réalité métaphysique mais comme celle d’une impossibilité pratique : c’est parce qu’il est impossible d’avoir raison d’avoir des égards pour ce qui ne compte pas que nous nous la posons. Or si cela est définitivement exclu, c’est d’abord pour cette raison de principe que l’éventualité contraire consistant à avoir raison d’avoir des égards, attesterait simplement d’une insuffisance momentanée du savoir (on croyait à tort que certaines réalités n’importaient pas – comme par exemple le ” moral ” des patients en immunologie). Du point de vue du savoir, la question des égards ne se pose tout simplement pas, et la question de l’âme n’a donc aucun sens.

Concrètement, on ne peut donc jamais arguer de l’âme. Et quand elle est en jeu dans certaines décisions ayant pour finalité de faire sauter la barrière des possibles (instituer un ordre dont l’illimitation – qui est toujours celle du service des biens – soit le principe formel), on peut au mieux parler de principes moraux, d’identité historique ou même d’agrément (par exemple quand on parle du ” patrimoine ” historique ou paysager qu’il faut préserver contre la rapacité des promoteurs immobiliers). Et bien sûr c’est un mensonge, puisqu’on fait appel à de nouveaux savoirs qui, comme tels, causent déjà la perte de l’âme : ils concernent, à chaque fois depuis la vérité elle-même qui est seule essentielle à soi, quelque chose et restent sans égards pour ce qui ne la figure d’aucune manière et qui n’est donc rien. Ce qui signifie que le combat de l’âme ne peut pas être gagné, puisqu’elle n’est pas une raison qui pourrait finalement se révéler meilleure ou plus forte que les autres, et que toute victoire, même ” spirituelle “, a forcément lieu dans les a priori du monde c’est-à-dire en exclusivité originelle à la question de l’âme. On peut parfois avoir l’idée d’essayer de ruser, même si la ruse est toujours une réalité ignoble (8); mais on ne peut pas avoir raison de le faire : l’âme n’est pas un argument moral de second degré, une manière d’avoir finalement raison.

Mais on peut réfléchir cette nécessité et, quand on n’y aperçoit pas la nécessité d’un savoir encore plus grand (9), y reconnaître le paradoxe aberrant d’une réalité irréductible à la vérité, c’est-à-dire définitivementincompréhensible : celle de ces réalités pour lesquelles on aurait tort d’avoir des égards parce qu’elles n’ont d’autre définition que celle, vide et inconsistante, que leur confère l’exclusion originelle dont le savoir, qui est à chaque fois savoir de quelque chose et non pas de rien, s’institue. Or c’est justement ce tout premier caractère qui définit le mal, quand on ne le confond pas avec le malheur : à l’encontre de la négativité qui est un moment nécessaire du bien, le mal s’entend d’être irréductible à quelque point de vue autorisé que ce soit. Quelque chose est indubitablement, mais il se définit exclusivement de devoir ne pas être. Qu’on le justifie en effet, comme dans la métaphore de l’omelette et des œufs chère à tous les bourreaux, et l’on en fait un moment qui n’est négatif que parce qu’il est celui de la réalisation de la vérité. Et comme cette réalisation est le salut lui-même (c’est en cassant les œufs que le cuisinier accède à soi), on doit reconnaître que le moment négatif est la vérité elle-même comme réelle, autrement dit le bien. Avoir égards pour ces réalités non vraies que la négation abolit comme telles – et donc sauve – constitue donc une attitude intrinsèquement mauvaise.

Kant nous apprend que le mal consiste, pour un être concerné par la loi morale (autrement on aurait une innocence analogue à celle des lions ou des serpents), à accepter de la subordonner aux nécessités qu’impose l’amour de soi (10). Le criminel qui tue pour voler ne veut pas tuer, il veut voler c’est-à-dire qu’il désire une richesse dont la possession est assurément un bien ; mais il se trouve dans une situation telle que cette possession suppose un meurtre, et c’est à accepter cette supposition que nous le disons méchant. Sa méchanceté n’est donc pas foncière (il aurait préféré obtenir l’argent autrement) comme elle l’eût été dans le cas d’un meurtre gratuit, c’est-à-dire d’un meurtre qui n’eût été vraiment mauvais qu’à refuser pour mobile la poursuite d’aucun bien. Or voilà qui est absolument impossible : tuer sans raison (consciente), comme le Lafcadio de Gide dans Les caves du Vatican, c’est au moins avoir la raison de vouloir éprouver son libre arbitre, ce qui est un bien (11). Mais ce qui est vraiment mal, c’est d’agir d’une manière expressément méchante, c’est-à-dire en voulant le mal pour cette seule raison qu’il est le mal, et donc en éliminant même le pire des mobiles qui serait la pure jouissance de transgresser. Alors on parlerait d’une ” volonté absolument mauvaise ” qui ” ferait ainsi du sujet un être diabolique “ (12). En quoi c’est d’une nouvelle innocence qu’il s’agirait : de même que tous les corps sont étendus, le Diable est ainsi fait que sa volonté ne peut se déterminer qu’à l’encontre de la loi morale ; il n’a donc pas choisi d’être ainsi (13), et nous devons lui attribuer la même innocence qu’aux forces nuisibles de la nature. Car on ne choisit jamais d’enfreindre la loi morale que ce ne soit pour un bien, qu’on aperçoit plus ou moins confusément (14). D’où cette conclusion portant sur l’origine : ” Nous ne pouvons donc pas trouver de principe compréhensible qui nous fasse voir d’où le mal moral a pu nous venir ” (15).

Pour être radical, le mal doit être sans excuse, et c’est cela qui constitue le diabolique comme incompréhensible c’est-à-dire comme extérieur même à des mobiles qui seraient contraires à la loi morale (” on ne peut pas l’imputer aux tentations de la chair ” (16)). Concernant l’homme, on dira ainsi qu’il n’est pas corrompu ” foncièrement “, bien que le mal en lui soit ” radical “, en ce sens qu'” il a conscience de la loi morale et il a cependant admis, dans sa maxime, de s’en écarter (à l’occasion) ” (17) – la radicalité consistant précisément en ce que ce soit dans la maxime même que l’éventuelle suprématie des mobiles sensibles soient acceptée. Bref, le mal est définitivement irréductible à quelque point de vue justifiant que ce soit, et c’est précisément cela qui l’institue comme mal et non comme malheur ; aucun savoir d’aucune sorte n’en rend compte, autrement qu’en le niant pour en faire une figure finalement innocente du malheur (par exemple : des criminels et des pervers existent dans la société comme des fléaux de toutes sortes existent dans la nature ; ils constituent certes un danger, mais pas un mal (18)).

Bien au contraire, la notion du mal est avant tout celle d’une détermination excluant a priori l’éventualité même de l’excuse. Mais constituer a priori une excuse, n’est-ce pas le statut pratique de tout savoir ? En effet, on choisit forcément le préférable ou ce qui semble tel, et c’est toujours le savoir qui fait apparaître un terme comme préférable à un autre ; de sorte que si notre choix se révèle mauvais (nuisible et / ou méchant), c’est toujours finalement le savoir qui en sera la cause : nous n’y serons pour rien, puisqu’alors le savoir se aura été insuffisant ou erroné, que ce soit au premier degré qui est celui de la trivialité égoïste (un autre choix eût été plus profitable) ou au second, indiqué par Kant, et qui est proprement celui de la question morale (on ne savait pas que le savoir moral qui impose de faire passer le respect pour la loi avant l’amour de soi était supérieur au savoir de l’égoïsme qui impose le contraire – ou plus exactement, on le savait, mais on ne savait pas que ce savoir était suprêmement valable). Et certes, qu’on eût su réellement ce qu’il fallait faire (immédiatement ou réflexivement) et on l’eût fait, forcément. L’incompréhensibilité qui définit le mal réside dans cette évidence.

Ainsi, il n’y a en vérité jamais de mal parce qu’on est toujours excusé par une défaillance du savoir, dont un nouveau savoir rendra toujours compte. Ce qu’on peut retourner en disant que c’est uniquement pour le mal qu’on sera sans excuse, puisqu’on sait toujours ce qu’on doit faire dans le cas du bien (au minimum parier sur une probabilité positive) ; et réciproquement, être sans excuse renvoie forcément au mal puisque la mise en œuvre d’un savoir est forcément un bien. Le mal n’est que son propre scandale, terme qui désigne la récusation réelle d’un savoir dont l’universalité n’est pas mise en cause.

Or nous avons vu que cette universalité était proprement la nécessité d’être sans égards. La question de l’âme, si l’on nous accorde de la poser à partir de l’éventualité des égards pour ce qui ne compte pas, est donc originellement mauvaise, c’est-à-dire exclusive de cet ordre de pensée où le principal est toujours la question de l’excuse et qui est l’évidente nécessité de tout ramener au savoir. Si donc nous considérons que la nécessité d’être sans égards n’est pas la preuve d’une disposition méchante mais bien au contraire la modalité normale (19) du service des biens, alors on reconnaîtra le caractère tautologique de la maxime posant qu’on a toujours raison d’être sans égards : elle équivaut à ce truisme qu’on a raison d’éradiquer le mal. L’idée d’avoir tort d’être sans âme est aussi absurde que celle d’avoir tort de vouloir éradiquer le mal. Affirmer la nécessité d’avoir des égards est donc ou bien parler pour ne rien dire (il va de soi, par exemple, que le médecin en tant que médecin doit avoir égards aux angoisses des malades qui vont être opérés), ou bien dire une absurdité puisque c’est forcément à l’encontre du service des biens qu’on serait amené à le faire.

C’est donc universellement et par principe que les ” gens de biens ” sont sans âme, qu’il s’agisse de ceux qui sont considérés ès qualité dans le service habituel des biens (médecins, etc.), ou de ceux qui se déterminent subjectivement à partir de sa nécessité formelle, comme les philistins bouffis de bonne conscience ou au contraire les militants dont le dévouement sublime consiste assurer leur propre salut en conduisant les autres sur le chemin d’une ” vraie vie ” (le règne de Dieu, la société sans classes, la vie naturelle, etc.) dont seul un aveuglement provisoire les empêche de reconnaître la nécessité. A chaque fois, il s’agit que ce qui ne compte pas pour la vérité soit résorbé : traité comme rien, pour la raison irrécusable qu’en vérité il n’est rien, et qu’en vérité la différence de la vérité et de la réalité, est la réalité sans consistance du mal. Ainsi apercevons-nous le malentendu qu’il y aurait à attendre du philosophe qu’il produisît un savoir de l’âme, une ” psychologie ” au sens antique du mot : elle devrait bien être savoir de quelque chose alors que la question s’entend d’abord de la muette exclusion (” plutôt que de rien “) dont cette évidence est autorisée, ce qui conduirait forcément à faire de l’âme une négativité justifiée dans une légitimité de dernière instance – comme on le voit par exemple chez Hegel qui fait encore de la souffrance irréductible un moment de la réconciliation finale de l’Esprit avec lui-même. Mauvaise parce qu’identique au scandale d’une insistance à l’encontre de la vérité, la question de l’âme ne s’entend donc qu’à ce qu’il n’y ait pas de réconciliation, quand tout savoir en est pourtant déjà l’engagement puisqu’il dirige depuis toujours vers son salut la subjectivité qui s’en autorise.

Le mal et l’âme : décision nouménale contre le monde

L’âme, contrairement à la conscience morale qu’il lui arrive de ne pas contredire, n’est donc jamais du bon côté. Le côté du bien, c’est le côté des bons choix : ceux qu’il est absolument impossible de ne pas faire dès lors que le savoir est établi, immédiatement ou réflexivement (c’est-à-dire concernant les choses ou concernant les savoirs eux-mêmes) (20). La notion de l’âme relève ainsi d’une problématique de l’extériorité au savoir qu’elle partage avec le mal – puisque c’est justement l’impossibilité qu’il soit jamais pensé comme un moment ouvrant à une vérité supérieure qui le définit à l’encontre du malheur. Le mal et l’âme auraient donc en commun de ne pouvoir motiver aucun choix, si l’on ne choisit jamais que ce dont on peut, même d’une manière insuffisante et approximative, se faire une idée.

Il est évident qu’on ne choisit jamais le mal pour lui-même : on ne fait jamais une mauvaise action qu’à en espérer un résultat qui soit une forme quelconque du Bien, par exemple la richesse, le plaisir, voire la simple affirmation de soi dans un acte de pure transgression, qui sont à chaque fois des biens particuliers. Tout choix est donc choix d’un bien supposé et n’est alors mauvais que par accident, ignorance ou incomplétude du savoir, bref il ne serait jamais possible qu’à être excusé d’avance, c’est-à-dire innocenté. L’incompréhensibilité du mal (son irréductibilité au malheur) tient alors à l’impossibilité qu’il puisse être choisi. Ce qu’on peut encore présenter en disant le choix du mal serait seulement possible pour une volonté déjà mauvaise (le pire est le meilleur pour la volonté mauvaise). Autrement dit, on ne peut être méchant que d’une façon originelle, faute de quoi la volonté porterait sur des moyens seulement inadéquats. Kant exprime cette nécessité paradoxale par l’idée du ” caractère intelligible “, ” considération naturelle à notre raison quoique inexplicable “, et dont les mauvaises actions concrètes sont alors les ” phénomènes ” (21). Seul celui qui est méchant peut donc choisir une destinée méchante, ainsi qu’on le voit à travers l’hypothèse du choix des destinées (22). Et si c’est depuis toujours qu’on est méchant, cela signifie évidemment l’impossibilité qu’on soit jamais corrigé parce que la correction n’a jamais qu’une efficace phénoménale : on ne choisit pas d’être méchant, et rien ne peut constituer une raison de ne plus l’être. De sorte que si quelqu’un a choisi d’agir méchamment, c’est forcément depuis un savoir dont l’origine en tant que telle devait être l’objet. L’idée de la méchanceté comme choix est par conséquent identique à celle d’un savoir de l’origine dont il serait l’effectuation. Or c’est impossible, puisque le mal est seulement pensable à l’encontre de la simple éventualité des excuses c’est-à-dire justement du savoir. Entendue subjectivement, la notion du mal signifie donc expressément l’impossibilité d’un savoir de l’origine, et l’impossibilité qu’on puisse jamais le choisir se confond avec l’impossibilité qu’on sache jamais ce qu’il en est de l’origine qui n’est que son propre oubli. C’est au sens de cette dernière impossibilité qui est en propre l’irréductibilité, du mal au malheur, que sa notion concerne une décision et non pas un choix, un acte et non pas une action.

L’âme est pareillement exclue de toute problématique qui voudrait en poser la question (la question de la perte de l’âme, puisqu’il n’y en a pas d’autre) en terme de choix. Quand nous considérons que des puissants ont ” vendu leur âme ” pour occuper leur place, nous considérons évidemment qu’ils auraient pu ne pas le faire c’est-à-dire qu’ils ont choisi de le faire. Or le choix de ” vendre son âme ” suppose tout aussi évidemment la conviction que les biens promis valent plus ou mieux que le prix payé (l’âme), et implique une estimation qui peut se révéler erronée, attestant alors de l’insuffisance du savoir mis en œuvre. Ainsi, celui qui se trompe est excusé d’avance puisque l’alternative d’avoir raison ou de se tromper est simplement celle de savoir et de ne pas savoir (ou de savoir insuffisamment) ; de sorte qu’il devient parfaitement absurde de dire que quelqu’un a ” perdu ” (ou ” sauvé “) son âme : on est toujours dans l’anonyme réalité d’un savoir plus ou moins complet. De même que nous rendons absurde la mention du mal en la référant implicitement à un choix portant toujours sur le meilleur, de même celle de l’âme perd son sens quand l’alternative radicale permettant de la poser – ” perdre ” ou ” sauver ” son âme – détermine l’affirmation d’un choix tout aussi absurde.

La même raison s’impose donc : ou bien la mention de l’âme n’est pas plus autorisée que celle du mal, ou bien elle récuse la notion même de choix et par conséquent de position mondaine. S’il y a une réalité du mal, et d’autre part si l’âme est le dernier enjeu, ce ne peut être qu’à l’encontre des nécessités qu’un sujet mondain assume à chaque instant dans ses choix. Autrement dit, ce ne peut être qu’en récusation du monde lui-même. Or l’idée de récuser le monde paraît intrinsèquement contradictoire.

Nous possédons une notion qui indique cette dimension de non-mondanéité d’événements qui sont pourtant susceptibles de survenir dans les monde : c’est celle de la tragédie. En effet, nous qualifions toujours de tragiques les occurrences qui mettent en cause un sujet et dont le trait principal est le manque du savoir ; par exemple les maladies qu’on ne sait pas guérir sont tragiques, et elles cessent immédiatement de l’être quand on en découvre le remède. L’irréductibilité commune au mal et à la question de l’âme renvoie donc à la dimension tragique de la vie qui est réductible à l’impossibilité de choisir, de faire pour le mieux. Dans une tragédie, le héros n’a pas le choix de ce qu’il va faire et c’est justement en cela qu’il s’agit d’une tragédie ; mais s’il était simplement enfermé dans des contraintes objectives et inexorables, il n’y aurait pas non plus de tragédie : il y en a une quand il agit, alors même qu’il n’a pas le choix des actions possibles et justement en tant qu’il n’a pas ce choix. Nous exprimons cela par la notion de décision (qui n’est donc jamais décision pour le meilleur), dont la différence avec celle du choix (qui est toujours choix du meilleur) permet par conséquent de penser la communauté du mal et de l’âme.

On explicitera facilement cette idée en opposant l’action qui renvoie toujours à un savoir et par conséquent à l’ordre des finalités mondaines, et l’acte qui ne renvoie à aucun savoir dont un sujet pourrait d’une manière ou d’une autre prendre excuse. Ce qui revient à nommer action ce qu’on fait en s’autorisant d’un savoir au moins supposé, et acte ce qu’on fait en ne s’autorisant que de soi – ce qui est bien évidemment impossible dans le monde, puisqu’on agit toujours en ayant quelque raison de faire ce qu’on fait. On dira ainsi qu’un acte est ce qu’on fait sans le savoir, alors qu’on appellera action ce qu’on fait avec le savoir (à la fois en sachant qu’on le fait, et en s’autorisant d’un certain savoir, celui des raisons de le faire). Exclure que l’âme ou le mal relèvent d’une problématique du choix revient donc à poser que l’agir qui les concerne s’entend exclusivement en termes d’actes : c’est par un acte qu’on fait le mal pour le mal (alors qu’au sens strict les mauvaises actions sont impossibles : il s’agit seulement d’inappropriation réfléchie des moyens et des fins, comme dans l’exemple du voleur), et c’est aussi par un acte qu’on perd – ou qu’on sauve – son âme : toujours sans le savoir – que ce soit en croyant faire autre chose (une plaisanterie, une remarque banale…) ou que ce soit sans même chercher à comprendre ce qu’on est en train de faire et sur quoi rien, pas même la mort devenue indifférente, ne peut faire céder. La différence de l’acte et de l’action est très claire dans sa dimension subjective : c’est la différence entre choisir et décider.

Choisir, venons-nous de dire, consiste toujours à laisser fonctionner le savoir (réel ou illusoire) qui fait apparaître le préférable comme tel. La métaphore de la balance s’impose incontestablement : il y a des raisons qui ” pèsent plus lourd ” que d’autres, dont finalement le choix sera la résultante. Il est donc tout-à-fait concevable que les choix, au sens littéral et non pas métaphorique, se fassent automatiquement, comme on le voit d’ailleurs dans les logiciels de navigation des satellites ou des robots d’exploration (23). Puisque nous sommes dans les comparaisons technologiques, notons qu’il existe aussi, par exemple en aéronautique et en médecine, des systèmes qu’on appelle ” d’aide à la décision ” : ils proposent des choix et sont programmés pour ne pas les effectuer, inscrivant dès lors, dans cette différence entre choisir et décider, le dessin négatif d’une place qui est celle du sujet (le pilote, le médecin), alors même que ledit sujet est expressément défini par son savoir (ses études, sa formation, son expérience professionnelle). Contradiction, alors ? Oui et non. Car d’une part la définition technique et non pas ontologique du sujet fait de lui un système expert de dernière instance (le pilote ou le médecin doivent être à même de compenser les éventuelles défaillances du programme qui les assiste), alors que d’autre part il s’agit que le vol ou l’intervention chirurgicale reçoivent le statut d’actes personnellement imputables et non pas de simples actions, intelligibles comme autant de moments pratiques d’ensembles institutionnels anonymes (24). Le sujet décide par conséquent là où son savoir cesse de valoir comme justification de ce qu’il fait, c’est-à-dire exactement là où il cesse de choisir. La notion de décision est par conséquent absolument étrangère, et c’est son paradoxe, à celle de compétence qui, arguant toujours d’un savoir, renverrait seulement à des possibilités de choix dont ce savoir serait de toute façon le véritable principe, et dont l’automatisme serait idéalement la vérité (25). Et quand on parle des ” décideurs ” à la tête des administrations, des entreprises ou de l’Etat, c’est pour indiquer la nécessité d’une impulsion en quelque sorte nouménale à la mise en œuvre de politiques qui ne semblaient pas pouvoir s’imposer d’elles-mêmes (par exemple il y avait autant de raisons de les adopter que de raisons de les refuser), mais dont il importe surtout d’écarter l’automaticité. Si donc c’est toujours à l’encontre du choix qu’il faut penser la décision et si c’est l’ordre du savoir qui suffit à définir le choix, alors il faut admettre qu’on décide toujours sans le savoir. Dans la vie concrète, les décisions qu’on prend consciemment sont donc en réalité des choix, parce qu’elles supposent un savoir qu’on peut imaginer aussi sérieux ou farfelu qu’on le voudra mais qui n’en reste pas moins le principe (des raisons expresses, mais aussi une multitude d’influences de toutes natures). Les décisions, par contre, sont exclusives de cette nécessité ; de sorte qu’il est par principe exclu qu’elles soient jamais prises subjectivement et donc consciemment, qu’elles s’inscrivent jamais dans ce temps finalisé de la subjectivité dont la supposition du savoir menant au salut reste l’origine. Ainsi, décider se fait toujours comme malgré soi : une décision n’est jamais ce qu’on prend soi-même à un certain moment (sinon du point de vue de la nécessité sociale d’imputer les choix), mais c’est quelque chose qu’on trouve au fond de soi, exactement comme on trouve un caillou au fond de l’eau – quelque chose à quoi on peut éventuellement opposer les meilleures raisons du monde, mais avec quoi il faudra désormais compter parce que c’est irrémédiable, étranger à quelque possibilité correctrice que ce soit. Au lieu tragique de la décision, le monde est frappé l’impossibilité ; de sorte que le sujet mondain qu’on est par ailleurs (et que représente le choeur dans la tragédie classique) reste étranger aux décisions qu’il peut seulement constater, avec effroi, horreur ou pitié, mais qu’il ne peut jamais comprendre – puisqu’il ne s’agit pas de réalités humaines qui, pour être réelles, auraient préalablement dû être possibles.

La notion de décision renvoie donc à une impossibilité pourtant irrécusable, comme la notion kantienne du nouménal qui est celle d’une réalité causant les phénomènes mais dont la reconnaissance se ferait sans passivité. Et comme il n’y a de savoir que de ce qui nous affecte d’une manière ou d’une autre, il faut bien admettre une notion (chez Kant : la nécessité nouménale ; ici : la différence entre choisir et décider) dont rien ne nous autorise à dire qu’elle correspond à quoi que ce soit (26), ni même à quelque possibilité que ce soit (27). A qui nierait la réalité du mal, ou de l’âme comme enjeu, en disant qu’il n’y a que des réalités subjectivement déplorables mais objectivement innocentes (de même qu’il y a des tremblements de terre dans la nature, il y a des criminels dans la société : c’est l’ordre aveugle des choses), nous n’opposerions certes aucune raison d’admettre le contraire : notre référence opératoire au terme noumène renvoie à cette impossibilité qu’il concerne rien dont on puisse assurer l’emprise. Car c’est uniquement à l’encontre de l’éventualité du savoir que ledit concept acquiert sa nécessité : ” Le concept de noumène est donc simplement un concept limitatif qui a pour but de restreindre les prétentions de la sensibilité et qui n’est donc que d’un usage négatif [et nous l’appliquons ici pour signifier l’impossibilité que le mal ou l’enjeu de l’âme relèvent jamais d’un choix c’est-à-dire d’un savoir]. Il n’est pourtant pas une fiction arbitraire et il se rattache au contraire à la limitation de la sensibilité [et partant de la possibilité de constater], sans toutefois pouvoir établir quelque chose de positif en dehors du champ de la sensibilité [et donc, pour nous, en dehors de ce dont un savoir est possible] ” (28). Voilà en effet de quoi il s’agit : on ne parle d’aucune réalité dont un savoir soit possible – et la réflexion oblige à poser en principe qu’il y a un savoir de tout, à commencer par les limitations du savoir en général – , et pourtant notre discours n’est pas une ” fiction arbitraire “. Pas plus en tout cas que la réalité du mal ou l’éventualité de perdre son âme.

Le mal (” quelque chose “) et l’âme (” et non pas rien “)

Les notions du mal et de l’âme récusent le choix qui est effectuation du savoir et définissent par là même la décision comme acte en extériorité à celui-ci. Or l’extériorité au savoir ne peut évidemment pas s’entendre de la même manière pour le mal et pour l’âme. Demandons alors ce qui, dans la simple notion du savoir (puisqu’il n’y a rien d’autre à considérer), renverrait à une extériorité en quelque sorte double, et dont ces notions seraient la réflexion.

Nous en trouvons indication d’abord en rappelant que le mal reste irréductible à tout savoir possible, et par conséquent que sa reconnaissance à l’encontre de la simple déploration du malheur factuel consiste à poser qu’il y a non seulement en fait mais en droit (29) toujours autre chose que ce que l’on peut comprendre, et que cela compte alors même que le propre du savoir est d’en être originellement l’écart : en vérité, ne compte que la compréhension (corréler l’essentiel et l’inessentiel), et c’est justement d’être incompréhensible dans un tout réconcilié avec soi que le mal s’impose – contre tout. D’autre part l’irréductibilité se traduit par la notion de l’âme, en ceci qu’elle s’entend de ne pas contester la légitimité universelle du savoir et qu’elle n’est paradoxalement rien d’autre que le fait de cette universalité légitime. Tous les exemples qu’on peut prendre pour poser cette question en attestent : les lieux sans âme sont totalement voués à l’ordre d’un savoir dont nul ne songerait à nier la légitimité (hôpitaux, aéroports, etc.), et c’est par ailleurs à rester inflexible sur les nécessités du savoir légitime qu’un homme peut être sans âme. Reconnues de leur seule extériorité au savoir, la notion du mal est donc celle de quelque chose qui s’impose juridiquement à l’encontre de l’institution même du droit que tout savoir est originellement pour l’espace qu’il gouverne, et la notion de l’âme est celle de rien puisque rien n’est légitime que ce qu’on a raison de reconnaître, et que s’en tenir là témoigne précisément qu’on est sans âme. Autrement dit : le mal est scandaleux parce qu’il concerne quelque chose qui compte et dont il est d’avance exclu qu’il puisse jamais relever du savoir (alors que toute incompréhension mondaine est implicitement l’exigence d’une progression du savoir), c’est-à-dire quelque chose qu’on est bien forcé de reconnaître (et non pas simplement de constater) sans qu’on puisse jamais s’autoriser d’aucune raison de le faire – quand l’autre question renvoie à la nécessité incontestée qu’il y ait un savoir de tout, et qu’on ait perdu son âme à s’en tenir là. En quoi c’est bien leur étrangeté réciproque qui apparaît : pour le méchant la question de l’âme n’a aucun sens, tout occupé qu’il est d’être déjà méchant pour pouvoir décider (méchamment) d’être méchant ; et réciproquement pour un homme sans âme, il peut y avoir des malheurs et des actions extrêmement regrettables, mais il n’y a jamais de mal (Eichmann n’a jamais compris ce qu’on lui reprochait).

L’irréductibilité de l’âme à la question du mal est claire, désormais. Si ce dernier est défini de son caractère irréductiblement scandaleux, et donc si on ne le reconnaît qu’à l’encontre de toute possibilité de justification, c’est bien parce qu’il est réellement quelque chose, malgré son inconsistance – qui est forcément celle de l’origine puisqu’on ne peut être méchant qu’à l’être originellement (sinon la méchanceté serait le malheur d’une innocence de second degré : ce n’est pas la faute du méchant s’il est méchant mais sa nature, qu’il n’a évidemment pas choisie). Pour l’âme, c’est le contraire qui aboutit à la même impossibilité : elle n’est rien d’autre que le savoir lui-même, puisque c’est encore et seulement lui qui est en cause quand sa mention s’impose – l’âme n’étant rien que la question de l’âme, qui insiste sans raison quand le savoir sature tout le réel. Autrement dit : il n’y a pas de savoir de l’âme, et c’est seulement cela, l’âme : rien ; il n’y a pas de savoir du mal, et c’est cela, le mal : quelque chose.

La communauté philosophique du mal et de l’âme, c’est donc le savoir lui-même et comme tel, qui s’origine forcément dans la question première de la métaphysique en tant qu’institution d’une différence originelle entre quelque chose et rien : ” pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas plutôt rien ? ” (30). Le mal et l’âme sont alors les récusations intrinsèques du savoir : la même impossibilité, selon qu’elle se dit comme incomplétude (le mal est ce qui lui échappe définitivement alors qu’il y a potentiellement savoir de tout), ou comme complétude (l’âme, dont la question se pose quand le savoir sature toute réalité). Il ne s’agit donc pas de contestations extérieures nécessitant que le savoir s’étende encore davantage, mais toujours-déjà et seulement de la nécessité qu’il est pour lui-même, en tant qu’il trouve son origine dans la question métaphysique ” pourquoi quelque chose plutôt que rien ? “. Le mal renvoie au premier terme de cette alternative, l’âme au second – l’un et l’autre comme termes restant alors étrangers à l’alternative première que tout savoir est pour soi, comme élection de ce qui est quelque chose ET exclusion de ce qui n’est rien. Mais l’identité des deux opérations idéalement distinguées permet aussi bien de les croiser : on peut encore dire que l’accomplissement du savoir, qui est le salut, renvoie à l’âme dont ce salut n’est que la perte, et que son échec renvoie au mal, irréductible aberration contre quoi la nécessité salutaire a fini par buter. Notre problématique apparaît alors en excluant qu’il s’agisse là d’une positivité de second degré (nous aurions d’abord reconnu l’irréductibilité du mal et de l’âme, pour ensuite expliquer cette irréductibilité par un dernier fait transcendantal qui serait la formalité métaphysique du savoir), puisque l’originelle exclusion de rien dont il s’agit là n’a certes jamais lieu effectivement – toute exclusion étant forcément exclusion de quelque chose et non pas de rien.

Du mal à l’âme il y a donc la même impossibilité au savoir, mais elle diffère comme quelque chose diffère de rien, l’un et l’autre de ces termes n’étant posé que dans l’alternative originelle dont le savoir se constitue d’être l’oubli, puisqu’il est seulement possible à la condition que la positivité ontologique de ce qu’il concerne aille de soi, c’est-à-dire à la condition d’être entièrement situé du ” bon ” côté de l’alternative métaphysique. Voilà en effet la racine de toute cette problématique : que le savoir soit l’oubli de l’alternative entre quelque chose et rien dont, à travers la question originelle de la métaphysique, il est toujours la supposition. Ainsi, la positivité du mal s’entend depuis l’impossibilité d’un savoir de l’origine qui est l’exclusion première, alors que la négativité de l’âme (personne n’a d’âme, mais il y a des gens sans âme) s’entend au contraire de la nécessité du savoir des fins qui est l’élection dernière.

Mais cette différence est purement notionnelle, et il faut la concrétiser. On le fera facilement en interrogeant la corrélation entre le savoir dont la subjectivité s’autorise pour pouvoir avoir raison, et le lieu qu’il ordonne et qui est donc le monde, en essayant de découvrir comment l’oubli qui cause le savoir (et par conséquent le monde) s’effectue d’une part comme mal et d’autre part comme (question de) l’âme.

L’âme est l’étrangeté à la question originelle de la métaphysique, l’envers de la métaphysique

Ce qui ne compte pas n’est rien non pas en vertu d’on ne sait quelle attitude méprisante qu’on pourrait éventuellement reprocher à certaines personnes, mais pour cette raison de principe que la vie est l’horizon suffisant de toute reconnaissance, qu’elle est toujours-déjà engagement du savoir (on ne peut vivre qu’à savoir se nourrir, qu’à savoir se déplacer, etc.), et que tout savoir est savoir de quelque chose et non pas de rien. Quand la question du sens n’a même pas l’éventualité d’être sensée, alors l’institution subjective que tout savoir est forcément (et qu’on a nommée plus haut le ” salut “) institue une différence radicale entre ce qui compte et ce qui ne compte pas, et la rend finalement congruente à celle qui distingue ce qui est quelque chose et ce qui n’est rien, puisque rien ne saurait être que ce ne soit d’abord avec l’autorisation du principe de la vérité. Voilà le credo des gens sans âme, irrécusable comme l’impossibilité qu’il y ait autre chose que ce qu’il y a. Et que pourrait-il y avoir d’autre, en effet ?

Mais justement : si c’est en dernière instance depuis l’impossibilité d’identifier ce qui n’est rien à quelque chose qu’ils justifient, de proche en proche, tous les manque d’égards, cela signifie qu’on est sans âmed’abord à n’avoir aucun égard pour ce qui n’est rien. Et certes, on ne sache pas que ce qui n’est rien ait droit à des égard, s’il n’y a, par définition, de droit qu’argumenté ; et ce n’est pas un argument mais une simple absurdité, de confondre ce qui n’est rien avec ce qui est quelque chose. Nul ne songe donc à donner tort aux gens sans âme, bien au contraire : les raisons sont toujours de leur côté. Et dès lors qu’elle est posée – et nous avons vu qu’elle l’était depuis l’a priori du savoir, qui est forcément savoir de quelque chose et non pas de rien – la distinction première s’impose absolument. Cette imposition, en termes pratiques, peut être définie par l’absence d’égards envers ce qui ne compte pas, dès lors que la nécessité transcendantale du savoir est d’identifier ce qui ne compte pas à rien (et non pas à l’inessentiel). La morale, qui est l’effectuation du savoir de soi comme sujet de la représentation, ne trouvera rien à redire : ce n’est pas agir mal que d’être sans égards pour ce qui n’est rien. Au contraire.

Or nous posons la question : la notion même de l’âme n’est-elle pas constituée de sa seule étrangeté à cette distinction pourtant absolument originelle ? Car enfin nous l’avons dit : si l’âme était quelque chose, elle serait le premier des biens, alors même que c’est son prix et non lui qu’on appelle l’âme. Autrement dit la notion de l’âme n’a de sens qu’en indifférence absolue à la question de l’être dont nul ne conteste qu’elle soit absolument première, et dont tous les manques d’égards finissent toujours par procéder. Insistons autant qu’il le faut pour dire que ce n’est pas de l’âme que nous parlons, quand nous mentionnons cette aberration transcendantale que serait une extériorité à la question de l’être. Le ferait-on qu’on poserait une simple absurdité : dire l’âme étrangère à la différence originelle entre quelque chose et rien ou, si l’on préfère, la dire indifférente à la question de savoir si elle existe ou non, c’est bien poser qu’il y a quelque chose (en l’occurrence l’âme, mais on pourrait aussi bien parler de Dieu (31)) en dehors de l’être en général. Dans ce cas, l’âme (ou Dieu) n’est pas rien, puisque c’est l’âme (ou Dieu) : sinon forcément un existant à la façon de cette table, du moins toujours quelque chose et non pas rien. Car si la détermination est évidemment distincte de la position (je peux décrire un dragon sans affirmer pour autant qu’il en existe), elle n’est à l’inverse possible que comme détermination de quelque chose et non pas de rien, de sorte que la détermination est déjàmalgré tout une position au moins idéale (ma pensée est bien pensée d’un dragon, et non pas de rien). En quoi on se trouve toujours du même côté de l’alternative première dont la métaphysique fait la condition originelle de tout savoir.

Or c’est expressément à l’encontre de ces nécessités que leur caractère transcendantal rend incontournables que nous parlons de l’âme : jamais nous ne contesterons le reproche qui nous serait adressé de ne parler de rien notamment pas de l’âme (ce que nous ferions en la prétendant extérieure à l’alternative d’être quelque chose ou de n’être rien), pour cette raison à nos yeux suffisante que la philosophie n’est pas plus représentation du monde qu’elle n’est représentation d’autre chose : c’est l’écriture et non la conformité qu’on y trouve seulement en cause – cette écriture dont les textes de Péguy et de Bernanos ont indiqué qu’elle était le lieu propre de l’âme – sans qu’il s’agisse pourtant d’aucun lieu puisque toute écriture produit un savoir, lequel, par exemple chez ces auteurs, se défait comme tel quand l’âme y est en cause. Autrement dit, sa notion ne concerne aucune réalité, et ne relève d’aucun savoir dont la particulière subtilité permettrait de dépasser ou de ” subvertir ” la métaphysique. On ne dépasse pas la métaphysique (surtout quand on imagine le faire), pour l’excellente et définitive raison que tout savoir est savoir de quelque chose et non pas de rien, et qu’on ne sait jamais que depuis ce premier écart qui, de proche en proche à travers la suite des différences radicales dont le monde se structure, justifie tous les manques d’égards. C’est cela, l’âme : non pas une réalité qui échapperait miraculeusement à la formalité métaphysique du savoir, mais la métaphysique elle-même comme justification originelle de tous les manques d’égards, comme identité originelle de la justification et du manque d’égards.

Les gens sans âme s’en tiennent à l’irrécusable primauté de la question de l’être, en posant que n’importe quoi doit d’abord être c’est-à-dire se situer du ” bon ” côté de la différence entre ce qui est quelque chose (une réalité plus ou moins essentielle et par conséquent ayant plus ou moins droit à des égard) et ce qui n’est simplement rien – envers quoi il faudrait être fou pour avoir des égard. L’irrécusable différence entre quelque chose et rien est l’origine quand on parle depuis le savoir dont la nouvelle détermination réitère à chaque fois la même exclusion. Les gens qui savent ne cèdent jamais sur l’origine métaphysique c’est-à-dire sur le transport, tout au long de la chaîne des raisons (quelque chose et rien, le réel et l’imaginaire, les choses et les êtres, les vivants et les morts, les humains et les animaux, les hommes et les femmes, soi et les autres, soi et soi…) du manque d’égards radical. Or en méditant sur la différence, purement littéraire, d’un logement et d’une maison, nous apercevons que sa reconnaissance repose sur l’impossibilité d’assumer jusqu’au bout les catégories et les distinctions, à commencer par les plus massives. Les différences les plus massives, on dit qu’elles sont opérées par la métaphysique. L’âme est par conséquent l’impossibilité de la métaphysique – non pas surtout au sens où ces différences seraient sans réalité mais bien au contraire au sens où, irrécusables, elles ne sont pas vraies pour autant. Différer la réalité de la vérité ne constitue pas une nouvelle question métaphysique à laquelle nous proposerions une réponse, mais une attitude qu’on reconnaît en soi sans jamais avoir pu la choisir, et qui est, au contraire des gens qu’on peut dire sans âme, de n’être pas sans égards pour ce qui ne compte pas. Ce qui ne compte pas, à chaque fois, est aisé à reconnaître, puisque chaque institution eidétique en est l’indication : être vivant, c’est n’être pas mort ; être humain c’est n’être pas un animal, etc. Et l’on reconnaît en propre le lieu de l’âme quand on rappelle que la métaphysique est avant tout la question de l’être – c’est-à-dire celle du départ entre ce qui est et ce qui n’est pas, celle du départ entre ce qui a droit à plus ou moins d’égards et ce qui n’y a pas droit Pour concrétiser un peu la notion de l’âme, on dira par conséquent qu’elle consiste n’être pas intransigeant sur la toute première des distinction. Nous nommons littérature ce refus d’être originellement intransigeant : essentielle au savoir, importante pour la vie, la différence entre ce qui a droit aux égards et ce qui n’y a pas droit ne compte pas pour une limite dont le paradoxe est qu’elle soit limite à la limitation.

Localisation du mal et de l’âme

Le mal (quelque chose contre le savoir) et l’âme (rien contre le savoir) ne peuvent pas être identifiés : ce n’est pas le même d’être méchant et d’avoir perdu son âme. D’où ce paradoxe de la communauté des deux notions, qui sont en quelque sorte les deux envers du savoir : différence d’un côté parce qu’il y a un savoir des fins mais pas de savoir de l’origine, mais d’un autre côté identité d’impossibilité parce que le mal et l’âme, que nous concevons spontanément à travers l’idée de choix, ont en commun de ne pouvoir être choisis c’est-à-dire de n’effectuer aucun savoir. La même impossibilité les fait différer : le mal selon l’origine du savoir (il n’y a rien d’autre que l’essentiel et l’inessentiel – or le mal existe), l’âme selon la fin (la saturation par le savoir est la perte de l’âme). L’extériorité au savoir, à la fois comme origine et comme accomplissement, n’est donc pas étrangeté à ce savoir. C’est même le contraire qui est vrai : d’une part le savoir est seulement lui-même depuis son origine, l’alternative qui va l’instituer comme savoir de quelque chose et qui va nécessiter que la subjectivité autorisée ne le soit que dans la mesure de son manque d’égards ; d’autre part il n’est savoir que comme promesse de salut, c’est-à-dire que comme promesse interne de sortie du savoir (l’élection – par exemple le patient guéri dans le cas de la médecine – désigne l’instant d’effacement du sujet où le savoir règne enfin).

C’est donc la corrélation de l’origine et de la promesse qui est la vérité propre du savoir, et par conséquent de la subjectivité mondaine. La différence du mal et de l’âme, que nous essayons de penser à partir de leur commune extériorité au savoir doit donc se reconnaître comme une différence des lieux du monde ordonné par ce même savoir, maintenant que nous ne confondons plus extériorité et étrangeté.

1) le mal et la rencontre de l’origine

Il n’y a de décision mauvaise qu’originelle, si l’on n’est jamais méchant qu’à l’être originellement, s’il est impossible de choisir d’être méchant. La réalité du mal a donc l’origine pour lieu propre. Reconnaître le mal comme tel en refusant les excuses qui dissoudraient le coupable dans le fonctionnement indifférent d’un monde toujours innocent, c’est par conséquent attester d’une aberrante présence de l’origine au lieu même de ce qu’on reconnaît. L’origine n’est pas objet, évidemment, mais la reconnaissance du mal implique forcément la thèse que là où il se trouve, il y a de l’origine. Cependant exclure l’éventualité que le mal soit jamais choisi, autrement dit l’éventualité de l’excuse, c’est exclure qu’aucun savoir soit jamais savoir de l’origine. Les méchants ne commettent pas une erreur dont le manque de savoir serait responsable, et c’est ce que nous traduisons en disant qu’on n’est jamais méchant que depuis l’origine… Or cette problématique paradoxale est exactement celle qu’instaure la notion du noumène (une ” cause intelligible “), et dont les réalités mondaines accessibles, les mauvaises actions en dehors de quoi il n’y a rien, se donnent alors pour les ” phénomènes “. A la question : qu’est-ce qu’un noumène ? il faut donc répondre : c’est une origine. Or cela permet de découvrir le paradoxe d’une origine dont la rencontre soit dès lors possible comme événement nouménal.

L’idée de singulariser, et donc éventuellement de pluraliser, l’origine paraît absurde. Cela tient à ce que nous ne distinguons pas entre l’origine forcément positivée dont le mal s’autorise, et l’origine dont s’autorise au contraire la reconnaissance de ce même mal, qui en reste à un vide de savoir. Dire que la méchanceté est forcément originelle (car il faut déjà être méchant pour choisir d’agir méchamment), c’est reconnaître que là où est le mal, il y a de l’origine (du nouménal) et que c’est justement en cela que le mal est incompréhensible, qu’il diffère du malheur par la déchirure qu’il laisse dans la nécessité transcendantale, c’est-à-dire dans l’a priori de savoir dont l’étant s’autorise habituellement pour être. Ce paradoxe d’une réalité originelle qui récuse la mondanéité (compréhensibilité) ordinaire de l’étant est celui de l’acte mauvais : à la fois on le rencontre dans le monde et le bulletin d’information du matin qui en égrène la litanie le situe aussi d’une façon parfaitement concrète (dans telle ville, à telle heure), mais d’un autre côté il n’est précisément méchant (par opposition à simplement déplorable) qu’à ne pas appartenir au monde qui est toujours celui des meilleures raisons et à la limite des accidents malheureux. Un lieu propre est alors désigné qu’on appellera donc ” l’immonde “, et dont le paradoxe est qu’il soit lieu du monde non pas pour des choses mais pour de l’origine. Le mal est en ce sens rappel de l’origine comme telle, c’est-à-dire justement comme absolument identifiée à son oubli, à l’impossibilité qu’elle soit quelque chose.

L’acte méchant institue dans ce même monde un temps qui n’est pas celui la mondanéité des choses (c’est-à-dire la vectorialité du temps : elles relèvent d’avance du savoir et le savoir est promesse de salut), mais qui est un temps d’origines – un temps qui échappe toujours mais qui n’en est pas moins reconnu comme tel dans des arrêts, des sidérations, qui attestent de l’impossibilité que l’origine est alors positivement (et non plus originellement, comme toujours-déjà oubliée) pour le mondeAinsi le mal consiste en ce que le monde comprenne en lui des morceaux d’origine. Voilà ce que signifie la notion de l’immonde : la compréhension par le monde de ce que le monde se constitue de supposer l’impossibilité (et de fait : l’origine n’est rien que son propre oubli), et qui finit par le récuser progressivement. Car le monde ne peut comprendre des morceaux d’origine qu’à en être originellement affecté. On reconnaîtra alors que l’ordre de la vectorialité temporelle (signe, finalité, avenir) qui le structure est troué, parsemé de moments de sidération qui ne sont jamais dépassés parce que c’est du mal qu’il s’agit et non pas de figures innocentes d’une négativité finalement innocentée. La reconnaissance du mal se traduit par des impossibilités partielles de vivre.

Les déchirures du champ mondain qui sont des impossibilités partielles de la compréhension (l’emprise habituelle qui fait des choses autant de moments de notre vie), on peut aussi bien dire qu’elles sont des déchirures dans l’impossibilité de la vérité – si l’on en reste pour cette dernière notion au seul encontre de la compréhension vitale, c’est-à-dire si l’on la définit à partir de sa seule exclusivité à la nécessité que tout vivant comprenne spécifiquement ce qu’il rencontre (32). L’impossibilité partielle de vivre que constitue la réalité nouménale du mal peut donc aussi bien se dire comme impossibilité partielle de l’impossibilité de la vérité. En ce sens purement limitatif de la notion, on peut dire que la vérité ne peut pas prendre place dans la vie autrement que dans la rencontre sidérante de morceaux d’origine fichés dans le monde. Bref, la vérité ne se représente pas, elle se rencontre – et c’est cela, le mal

Cette nécessité sera peut-être moins paradoxale, si l’on reconnaît que les actes intrinsèquement (nouménalement, originellement) méchants ne sont aperceptibles comme tels qu’à être supposés autorisés d’un certain savoir de l’origine, qu’ils réalisent en quelque sorte métaphoriquement. Si en effet on refuse de les réduire à des malheurs c’est-à-dire à des moments du cours habituel des choses, on est bien forcé de leur reconnaître une légitimité (sinon il s’agit simplement de l’ordre innocent des choses : soit comme fonctionnement de la nature, soit comme manque de savoir pour un sujet par là même excusé). Mais cette nécessité est elle-même paradoxale, parce qu’elle revient à la fois à supposer qu’un certain savoir se trouve ainsi mis en œuvre et à dénier qu’aucun savoir les ait automatiquement impliqués. Or que cela concerne l’origine permet de justifier ce paradoxe : définie de sa seule impossibilité (l’exclusion de rien), elle ne saurait évidemment donner lieu à quelque savoir que ce soit ; mais d’un autre côté le salut qu’elle promet renvoie forcément à une détermination qu’on peut tout de même reconnaître (ce n’est assurément pas de la même origine qu’il s’agit quand on parle de la guérison des maladies, de l’accès au monde des bienheureux, de la société sans classes, etc.). Ainsi on ne sait rien de l’origine parce qu’il n’y a simplement rien à savoir, mais d’un autre côté on n’est tout de même pas sans savoir, puisque l’indication de la fin la détermine rétroactivement (les finalités qu’on vient de prendre en exemple renvoient alors à des processus pathologiques, à la création divine, aux rapports sociaux de production…). Et c’est ce paradoxe que nous traduisons pratiquement en supposant au méchant qu’il veut le mal (alors que toute volonté est volonté d’un bien), c’est-à-dire en reconnaissant dans son acte un savoir de l’origine dont la finalité est pour nous la seule condition formelle. Insistons bien sur le statut réflexif de cette supposition d’un savoir, qui explicite notre reconnaissance du mal en tant que mal et qui ne le concerne précisément que comme supposé (s’il y avait effectivement un savoir dont le méchant se serait autorisé, alors son action eût été justifiée c’est-à-dire bonne).

Mais bien sûr cette considération reste formelle, puisqu’elle suppose qu’on rencontre des savoirs au sein d’un monde qui continue d’aller de soi. Autrement dit, elle repose sur l’hypothèse que la vie puisse continuer comme si de rien n’était. Or si nous ne vivons désormais que dans un monde frappé d’impossibilités partielles (et dont le bulletin d’information du matin permet entre autres de constater la rapide progression), un monde où il arrive partiellement que la vérité ne soit plus originellement impossible, alors la réalité reconnue du mal est précisément l’impossibilité qu’il en aille ainsi : il va de moins en moins de soi qu’on puisse vivre, si vivre consiste à assumer pratiquement l’impossibilité de la vérité (33). La réalité du mal, c’est que le champ mondain qui en est l’oubli soit déchiré parce qu’il se confond avec l’origine dans son caractère absolument impossible et impensable (l’exclusion de ” rien “), c’est-à-dire dans la nécessité qu’il n’y ait tout simplement pas d’origine (le monde est toujours-déjà là et c’est cette a priorité de la compréhension qui conditionne la possibilité des choses pour nous). Le mal, c’est qu’il y ait effectivement, empiriquement, de l’origine, quand le ” bon ” côté de l’alternative originelle du savoir (donc du monde) impose qu’il ne puisse ni doive y en avoir : la formulation ” plutôt que rien ” n’a pas de signification.

L’idée d’une aperception concrète paraît contradictoire : si le mal est bien de l’origine et si c’est de son caractère impossible et impensable que celle-ci se définit, on ne voit pas comment nous pourrions le reconnaître, et a fortiori comment il pourrait apparaître dans le monde, empiriquement. Or cela deviendra compréhensible dès qu’on aura fait remarquer que la question de l’origine, ici, présente l’étonnante particularité de se confondre avec celle d’un sujet : le méchant l’est originellement et c’est ainsi qu’il existe comme sujet. La reconnaissance du mal n’est donc pas sa constatation entendue comme le fait qu’en en prenne acte lucidement (34), et ne peut pas l’être puisque constater qu’il y a le mal, c’est simplement admettre un malheur de second degré, à la façon des manichéens qui niaient donc finalement la réalité du mal. Non : c’est le méchant lui-même et comme méchant qui est reconnu : en cette ” autorité ” (sa méchanceté en tant qu’elle est non pas factuelle comme un défaut de sa nature mais bien originelle) réside le mal.

Mais là encore, on demandera ce que c’est que reconnaître un méchant en tant que méchant, puisque l’ordre des raisons toujours suffisantes nécessite qu’il y ait seulement des ignorants ou des malades. Eh bien nous disposons d’une notion qui résout cette difficulté et que nous indiquons implicitement en disant que la question du mal a ceci de spécifique, philosophiquement, qu’elle identifie la question du sujet et la question de l’origine. La notion de cette identité nous est familière, et nous l’employons chaque fois que nous désignons un sujet compris comme actuellement causé par l’origine toujours oubliée : nous le disons ” élu “.

Qu’est-ce qu’un élu en effet, sinon un originel c’est-à-dire quelqu’un qui a effectivement l’origine pour réalité (35) ? or c’est précisément de cela que témoigne l’acte méchant, s’il est le fait d’une personne méchante et si l’on n’est méchant qu’à l’être originellement. Là réside en effet le paradoxe de l’immonde, quand il concerne le mal : dans la position d’élu qu’il confère nécessairement au coupable et par laquelle nous reconnaissons ce dont toute réalité se constitue d’être l’impossibilité, et qui s’est pourtant, d’une certaine manière, manifesté dans le monde : le Mal qui ne l’est qu’à ne pas pouvoir l’être (sinon cette possibilité serait un malheur de second degré et non le mal, comme on vient de le voir à propos de la croyance des manichéens). Le crime ne nous apprend rien quant à l’origine, mais son caractère immonde est qu’il ne nous laisse pas sans reconnaître ce que tout récuse. Ce qui n’est rien, l’immonde qui reste incompréhensible parce qu’il s’y agit de l’exclusion de rien alors que toute exclusion l’est de quelque chose, revient par là même. Voilà le mal que nous reconnaissons au double sens juridique (irréductibilité du droit au fait) et psychologique (n’être plus sans savoir quant à l’origine), quand nous n’aurions fait que constater et déplorer les malheurs. Parlant en général de l’origine dont on ne sait rien, on indique l’oubli comme le principe même du savoir, et par conséquent qu’on fait de ce qui récuse (des actes criminels par exemple) quelque chose comme un retour de cette origine dans ce qu’elle rendait pourtant possible par son oubli et même par l’oubli de son oubli (par exemple on ne fait de géométrie qu’à oublier qu’on a écarté l’arpentage, qu’à oublier les problèmes que pose l’idéalisation de l’espace, et qu’à oublié qu’on a oublié tout cela). Voilà le mal, dont une figure topologique peut alors indiquer le paradoxe : que l’origine fasse positivement retour à partir de l’ouverture qu’elle est pour toute chose implique qu’elle soit pour ainsi dire nouée, de sorte que la reconnaissance du mal se laisser penser non seulement à travers le paradoxe d’une déchirure du champ transcendantal (finalité et signe, vectorialité du temps et promesse, origine et salut), mais à travers le paradoxe d’un nœud qui s’en trouve à chaque fois resserré. Ainsi, la reconnaissance du mal dans son irréductibilité au malheur, parce qu’elle est forcément reconnaissance de l’origine au sein même du monde, inscrit donc la vie dans l’espace encore plus ou moins lâche d’une ” croyance originelle ” (je reprends le terme husserlien d’Urglaube) qui par là même devient de plus en plus problématique. Cette limite, le nouage de l’origine permet de la penser comme le moment où celle-ci se sera rejointe elle-même et qu’un nœud serré à bloc, c’est-à-dire devenu exclusif de tout espace interne (de toute possibilité de vivre), figurerait métaphoriquement.

Reconnaître le mal, c’est n’être pas sans savoir à propos de l’origine, c’est-à-dire à propos de l’impossibilité première, dont toute possibilité est a priori autorisée et qui néanmoins se figure en des occurrence dont la reconnaissance finit par rendre la vie impossible. Or l’aperception de ces figures d’impossibilité est un des traits qui attestent de l’âme, laquelle se confond avec l’impossibilité que l’origine, qui se définit pourtant d’aller de soi (elle n’est que son propre oubli) aille vraiment de soi. L’âme n’est rien (il n’y a que la question de l’âme qui est celle du savoir ou encore de la possibilité sans limite), mais ceux qui reconnaissent le mal, c’est-à-dire l’impossibilité de moins en moins partielle de vivre, ne sont pas des gens sans âme : pour eux le monde n’est pas tout, bien qu’il n’y ait rien d’autre. Pour les autres, c’est le contraire : il y a toujours du possible parce que vivre va de soi, et que c’est justement d’instaurer le possible comme tel que la vie se définit. Et puis il y a ceux qui perdent leur âme : ceux qui dénient au nom de la vie que la vie soient impossible, ceux qui décident qu’ils sont vivants et que la vie est la nécessité aveugle de vivre à n’importe quel prix. Ils le font en un lieu spécifique qui, comme le mal dont on vient de parler, atteste expressément de l’origine.

2) l’extrême et l’alternative de l’origine

L’alternative originelle dont le savoir et par conséquent le monde sont positivement l’impossibilité ne s’entend pas seulement selon le mauvais côté (” rien “) mais forcément aussi selon le bon côté (” quelque chose “). Si le mal renvoie à l’aberration d’une résistance de l’origine, par là même nouée, c’est-à-dire à l’exclusion qu’elle est d’elle-même (le mal s’impose contre tout ; or ” plutôt que rien ” n’a pas de signification), l’âme renvoie à la nécessité tout aussi aberrante que le côté du savoir et des justifications (” pourquoi l’étant ? “) soit, précisément en tant que bon côté, lui aussi le lieu d’une résistance de l’origine.

En tant qu’il est celui de l’a priorité du savoir (la question ” pourquoi ” précède la mention même de l’étant), ce côté est celui de la nécessité transcendantale qu’il y ait d’abord de la possibilité. La question de l’âme sera par conséquent celle de la possibilité comme nécessité transcendantale, c’est-à-dire comme nécessité qu’aucune considération d’aucun ordre ne peut par définition entamer. Autrement dit, il s’agit de l’âme quand, dans certaines situations extrêmes qui récusent l’ouverture habituelle du possible (concrètement, les situations où il n’y a plus rien à faire), la nécessité transcendantale s’imposera encore, non pas par l’ignorance d’une réalité que des sujets humains auraient mal estimée mais pour cette raison suffisante et irrécusable qu’elle est transcendantale, et qu’au transcendantal il appartient d’être indifférent à ce qu’il conditionne, et qui en vérité ne compte pas. On voit donc que les situations extrêmes présentent le paradoxe de maintenir comme a priori l’ouverture de la possibilité puisque ce sont des situations c’est-à-dire des moments du monde, et en même temps de la rendre vaine, inopérante, sans importance, parce que les assumer comme extrêmes revient à prendre acte de l’impossibilité du monde.

Alors que le mauvais côté de l’alternative apparaissait finalement comme tel de nouer à elle-même l’origine, le bon côté est celui de l’éventualité qu’elle se rencontre elle-même, si le monde dont elle est l’ouverture peut se voir expressément récusé. Mais l’origine n’est rien, sinon sa propre impossibilité. Pour cette raison, on peut aussi bien dire que la rencontre de l’origine par elle-même consiste à ne pas se rencontrer, et que c’est justement en cela qu’elle s’effectue comme origine. La question de l’extrême, qui est celle de l’âme parce que sa question advient seulement quand toutes les possibilités ont été épuisées, est ainsi celle d’une alternative entre sa reconnaissance qui consistera à prendre acte de l’extrême, et son oubli qui consistera à dénier qu’il puisse même jamais y avoir de l’extrême, c’est-à-dire que les possibles ne soient pas indéfiniment renouvelés ou plus exactement ” possibilisés ” (puisque c’est à la fonction transcendantale qu’on se réfère alors). Ainsi, la question de l’extrême c’est-à-dire de l’âme est celle de l’origine, en tant que l’éventualité de sa rencontre la fait différer d’elle-même – ainsi que l’indique expressément la ” question originelle de la métaphysique “, différence absolue c’est-à-dire impossible (entre quelque chose et rien, il n’existe pas une différence qu’on pourrait même simplement reconnaître).

Au lieu extrême l’âme se joue, de sorte qu’on le définit comme l’extrême des possibilités : on ne risque son âme qu’à la condition que tout ce qu’on pouvait faire ait été fait, et qu’on ait épuisé le champ des possibilités. Les actes qui engagent l’âme relèvent ainsi de la fin du temps, si l’on admet que toute nouvelle possibilité ouvre à un temps qui lui est propre, ou plus exactement à une nouvelle modalité du temps commun et habituel de la subjectivité autorisée et par conséquent finalisée (36). Pour cette raison les moments de l’âme ont à chaque fois valeur de conclusion. Traduisons donc : le temps de l’âme advient comme tel quand l’habituelle impossibilité de conclure (il resterait toujours à apprécier la conclusion elle-même, puis à apprécier cette appréciation, et ainsi de suite indéfiniment) devient pourtant nécessité impossible à récuser. On voit donc que l’extrême est originellement le lieu d’une alternative : la conclusion consiste ou bien à avérer un savoir déterminé et à prendre acte de l’impossibilité des possibles liés à ce savoir (par exemple le patient qui est extrêmement malade avère bien la médecine, en ce sens qu’il a épuisé toutes les possibilités de soin dont elle était l’engagement), ou bien au contraire à apercevoir encore des possibilités là où pourtant il n’y en a plus (par exemple en voulant se procurer à n’importe quelle condition un greffon manquant). Le moment extrême est donc facile à définir : c’est celui où il n’est plus possible que du possible apparaisse, où le savoir cesse d’être la structure a priori des choses qui devaient jusque là d’abord être leur propre possibilité, mais où le sujet qui s’autorise de cette nécessité peut par là même encore et toujours imposer du possible : comme si de rien n’était quand tout est avéré. L’extrême est donc le lieu d’impossibilité du choix, celui de la décision, et sa particularité tient à ce que qu’il s’agit alors de décider qu’on a encore le choix. On est toujours dans l’éventualité d’une ” conclusion “, à ceci près qu’il s’agit désormais de la conclusion d’un marché : le premier terme en est le bien ultime (celui qui assurera le salut, par exemple le greffon obtenu de façon criminelle) dont l’impossibilité avérée du savoir (sans lui le malade est perdu) fait apparaître son prix (l’âme) comme l’autre terme. Ce n’est donc pas par un caprice de la langue que ” conclure ” s’entend d’une part à propos d’un discours et d’autre part à propos d’un marché : la nécessité est transcendantale, c’est-à-dire inhérente à la réalité même du savoir, en tant qu’elle institue l’horizon subjectif du salut et que cet horizon a pour effet de faire valoir un dernier bien – non plus par l’indication d’un autre bien mais par celle d’un prix. L’extrême est le ” lieu naturel ” de l’âme, qui n’est que sa propre question.

Ce lieu est facile à définir mais difficile à repérer – et même impossible à repérer, objectivement, puisqu’il y a toujours un minimum d’action qui reste possible (à la limite : se résigner ou rager). Conceptuellement, cela revient à dire que la notion de l’extrême est celle de son propre redoublement : on n’est à l’extrême qu’à être à l’extrême de l’extrême, de sorte qu’aucune raison ne peut en attester irrécusablement (on pourra toujours dire qu’on n’était pas vraiment à la dernière extrémité). Sa reconnaissance n’est donc pas l’assomption naturelle d’une évidence qui s’imposerait identiquement à tout le monde, mais c’est un acte : celui de fixer une limite qu’on ne dépassera pas, quoi qu’il arrive. Peut-être alors le célèbre argument du tas figurerait-il le paradoxe de cette limite. Il est bien évident qu’un seul grain ajouté aux précédents ne suffit pas à faire de leur rassemblement un tas de blé, et que le choix d’arrêter d’en ajouter est en ce sens impossible : on peut seulement décider qu’il y en a assez, et apercevoir par cette décision qui cause la reconnaissance au lieu d’en être l’effet qu’on se trouve désormais en présence d’un tas de blé. Autrement dit : c’est la fixation de la limite qui constitue l’extrême, qui n’existe pas naturellement (c’est le dernier moment de la vie, or la vie est qu’il n’y ait jamais de dernier moment, puisqu’elle est sa propre nécessité). Par là, on y reconnaît un acte qui n’est autorisé de rien, puisqu’en fait tout permet encore de continuer – même si la difficulté est à chaque instant plus grande. Poser une limite exclut donc qu’on soit jamais excusé de l’avoir fait ou de ne l’avoir pas fait (cela supposerait un savoir de la limitation dont on aurait disposé ou manqué), et corrélativement qu’on ait jamais raison ni tort de le faire. Un acte nu, injustifiable et par là même personnel, à l’encontre des actions qui sont toujours bonnes ou mauvaises, c’est-à-dire autorisées d’un savoir (ou d’un manque de savoir) justifiant d’avance n’importe qui. Ainsi l’acte tragique de poser une limite est ce qu’un sujet peut accomplir pour cette seule raison qu’il est lui et non pas quelqu’un d’autre, alors qu’une action consistant à reconnaître une nécessité de fait, et qui s’autorise dès lors du savoir de cette nécessité, s’impose à quelqu’un pour la raison qu’elle s’impose à n’importe qui. Bref, l’extrême advient par la position de la limite qui l’institue, et cette position est l’acte d’un sujet qui ne s’autorise que de soi. Réciproquement, s’autoriser de soi revient à instituer l’extrême, puisqu’on le fait en exclusivité de toute raison et que l’ordre des raisons est en même temps l’ordre des possibilités : celles-ci peuvent bien subsister objectivement c’est-à-dire aux yeux d’un observateur anonyme, elles ne valent pas pour celui qui, à leur encontre et par là même, prend acte de soi (37).

On comprend que la notion de l’extrême n’ait aucune objectivité : ceux qui ont originellement décidé qu’on avait toujours le choix c’est-à-dire qu’il fallait toujours payer le prix imposé par les circonstances, ne peuvent même pas la reconnaître. Pour d’autres qui ont, sans plus le savoir, posé des limites à ce qu’ils accepteraient de faire ou de subir, la notion s’impose constamment : elle est leur horizon subjectif, dont ils peuvent très bien n’avoir jamais pris conscience mais qui les distingue définitivement des premiers – et qui cantonne au mensonge idéaliste la générosité abstraite de croire que tous les hommes se valent (38). L’extrême sépare. Au camp, dit Primo Levi, on voyait tout de suite à qui on avait affaire : quelqu’un sur qui on pouvait compter, ou un individu dont il fallait se méfier. Alors que la vie sociale habituelle cache ces différences parce qu’elle impose en gros les mêmes comportements et donc les même valeurs à tout le monde, la situation extrême fait apparaître la vérité de chacun : avoir depuis toujours décidé d’en rester à la trivialité de la vie comme nécessité anonyme d’un aveugle maintien de soi, ou au contraire s’en tenir à une parole qui la limite et lui permet d’accéder à la condition de conditionner sa propre limitation. Primo Levi a souvent raconté que le déporté qui aurait choisi de toujours se conduire correctement serait mort presque tout de suite, et qu’il fallait trouver des accommodements avec sa propre conscience, renoncer à une image de soi reconnaissable en termes de probité et dignité. Tous les survivants n’ont pas pour autant perdu leur âme : ils n’ont pas tous accepté de vivre à n’importe quel prix, et ne se sont pas tous ramenés à la pure et aveugle nécessité que la vie est anonymement de se maintenir et de se faufiler partout où il y a la moindre possibilité de le faire (39). Ceux qui ne l’ont pas fait quand tout poussait à le faire ont pu imaginer à l’avance la limite au-delà de laquelle il ne sera jamais question d’aller, mais en réalité c’est sur le moment qu’ils ont décidé qu’ils n’iraient pas plus loin : sans y réfléchir (même s’ils y avaient déjà réfléchi) et sans le vouloir (parce que tout vouloir l’est toujours d’un bien) – mais c’était ainsi, une fois pour toutes, en indifférence définitive à tout ce qui pouvait advenir parce qu’on avait atteint la limite du possible (40).

C’est donc le moment de conclure en tant que tel (et non une quelconque détermination qu’il faudrait lui attribuer) qui fait différer les hommes. De même en effet qu’ils ne reconnaissent pas le mal mais s’en tiennent à déplorer les malheurs, les gens sans âme (ceux pour qui l’idée même de limiter les possible est une simple absurdité puisque la réalité du possible est d’ouvrir du possible) ne reconnaissent pas l’extrême mais seulement des degrés dans la difficulté de résoudre des problèmes que le monde pose indéfiniment. Confrontés au pire qui peut toujours être encore pire, ils ont constaté ce fait irrécusable qu’ils étaient malgré tout encore vivants (41), et qu’en conséquence des possibilités restaient offertes et des choix possibles, même dérisoires. Décider, sur le moment ou depuis toujours, qu’on pourra encore continuer de choisir, c’est par conséquent vouloir que le savoir vale indéfiniment. ” Hier ist kein warum ! ” a répondu un jour un kapo à Primo Levi qui n’avait commis d’autre faute que celle d’essayer d’étancher sa soif en suçant un glaçon et qui osait demander pourquoi on le frappait. Certes, et il l’a reconnu. Mais les ” élus ” qu’il décrit par ailleurs ont refusé de le reconnaître : pour eux, il y avait encore et toujours des pourquoi et même des comment ; pour eux, il n’était pas possible que plus rien ne fût possible, parce que la valeur de la possibilité est une nécessité transcendantale qu’aucune réalité d’aucune sorte ne saurait dès lors mettre en cause. Au camp ils étaient des originels, si l’endroit se définissait d’imposer la vie dans sa plus simple expression qui est la survie immédiate et bornée – à quoi ils avaient décidé envers et contre tout de se tenir.

La question de l’âme est celle de la nécessité de conclure, c’est-à-dire d’avérer le savoir dont on dénie par là qu’il épuise le réel, quand la compréhension vitale consiste à indéfiniment les identifier. Or c’est d’une parole qu’il s’agit toujours : un simple ” non “, ou ” maintenant, c’est assez “, ou même un silence, qu’on trouve brusquement en soi et qui barre une fois pour toutes le bruissement indéfini des éventualités. Ceux qui n’ont pas perdu leur âme s’en sont tenu à un tel acte, qu’ils se sont entendus commettre parfois avec étonnement et qui a déterminé la vie à n’être pas tout, bien qu’il n’y ait jamais rien d’autre qu’elle (42). Ainsi, la question de l’âme est celle d’une limite sans raison – et donc sans bonne raison (pourquoi elle est parfaitement étrangère à celle de la morale, et plus généralement à celle de ce qu’on a, ou pas, raison de faire). C’est de cette contradiction, impossible à résoudre parce qu’elle implique qu’on puisse tout perdre pour rien (et non pas pour un bien supplémentaire et plus important que la vie elle-même, par exemple un idéal de dignité universelle ou une image aristocratique de soi), qu’on n’est pas sans âme.

A contrario la perte de l’âme renvoie à l’extrême comme au moment où l’origine a été en quelque sorte dénudée jusqu’à son enracinement dans une généralité vitale dont elle apparaît par là même comme une modalité inessentielle. Par opposition à ceux qui ont toujours été sans âme et dont nous possédons des portraits terribles (43), ceux qui ont perdu la leur en ces moments avaient auparavant des raisons de vivre, irréductibles au simple fait qu’ils étaient vivants, et qui renvoyaient toujours d’une manière ou d’une autre à une appartenance plus ou moins vaste (fidélité familiale, piété religieuse, solidarité nationale, conscience morale…). Le marché qu’ils ont passé en un instant a balayé d’une façon bien particulière ces raisons qu’ils croyaient avoir de vivre : elles n’ont plus compté. Voilà ce que fait celui qui perd son âme au moment de l’extrême : il atteste que l’origine ne compte pas pour l’excellente raison, à ses yeux, qu’elle n’importe pas ou qu’elle importe d’une manière uniquement négative (par exemple la judéité, sous le nazisme). Et en effet, on ne peut espérer faire surgir de nouvelles possibilités, comme il faut absolument le faire quand on a décidé de vivre, qu’à d’abord écarter la parole d’impossibilité première, la première gratuité d’une vie proprement humaine dont on croyait autoriser jusque là toute nécessité qu’on pouvait apercevoir, au profit de la vie qui est effective depuis toujours et à quoi le refus de reconnaître l’extrême rend des droits qui n’étaient finalement que délégués. Vendre son âme, c’est décider que tout ce qui fait l’humain n’est jamais qu’une modalité, aussi médiatisée qu’on voudra, de la nécessité vitale qui est finalement seule à compter. Et certes, c’est par elle seulement qu’on peut espérer figurer au nombre des survivants (44). Au nom de la première compréhension qui renvoie à la catégorie transcendantale du possible, on se rend aveugle à la seconde qui renvoie à l’acte d’une parole – pour cette raison assurément irrécusable, qu’une parole, ce n’est jamais que des mots. La décision de vivre malgré tout est alors la perte de l’origine comme parole instauratrice, comme promesse ayant eu lieu une fois, au profit de la vie c’est-à-dire de la promesse n’ayant jamais eu lieu, que le monde est toujours et depuis toujours. Bref, on perd son âme à décider pour le transcendantal contre l’empirique, à s’en tenir au nécessaire (la vie) contre ce que cette décision même constitue comme le contingent (la parole). Autrement dit encore, on perd son âme à décider de confondre, au lieu de l’extrême, la promesse comme structure (la vie comme ouverture de la possibilité en général) et la promesse comme acte, c’est-à-dire justement comme position de l’extrême. Ceux qui n’ont pas vendu leur âme en envisageant n’importe quoi (en indifférence à toute éventualité d’origine, par conséquent (45)) ont accepté de s’en souvenir.

Au lieu extrême, on peut effacer la distinction entre la promesse comme acte de parole et la promesse comme structure. Et c’est cela, être sans âme ou l’avoir perdue : décider depuis toujours ou à un certain moment qu’il y a une dernière instance qui justifie tout, et en dehors de quoi rien ne saurait légitimement être reconnu Et cette justification est forcément triviale, puisqu’il s’agit toujours de la vie : n’importe quoi est, pour nous, un moment de notre vie. Les gens dont la trivialité constitue l’horizon indépassable de toute possibilité – et certes on ne leur donnera pas tort : toute possibilité est en fait la figure plus ou moins médiatisée de la nécessité que la vie est pour soi – ont un terme pour se désigner eux-mêmes : ils disent qu’ils sont ” réalistes “. C’est d’être ” réaliste ” qu’on perd son âme.

3) le monde : entre la question du mal et celle de l’âme

Identiquement reconnues à partir de la différence nouménale entre choisir et décider, les questions du mal et de l’âme renvoient à l’opposition originelle entre quelque chose (quelque chose échappe au savoir, et c’est la question du mal) et rien (rien n’échappe au savoir, et c’est la question de l’âme). Le sujet qui a des raisons d’agir, c’est-à-dire dont les actions sont autorisées du savoir, se situe par conséquent quelque part entre ces limites, en un point précis qui est sa place personnelle dans le monde. Car si c’est l’a priori du monde d’exclure l’impossible, ce n’est pas l’ordre du monde que les sujets soient ramenés au rang de simples choses, qu’on les entende comme des substances inertes ou comme des vecteurs dynamiques (46) : ce sont nos semblables qui habitent le monde, c’est-à-dire des sujets dont nous posons à la fois qu’ils sont auteurs de ce qu’ils font et qu’ils avaient des raisons de le faire – la responsabilité résidant précisément dans la capacité de rendre compte de ce qu’on a fait. Or cette distinction est fluctuante et varie selon les individus : on ne serait pas raisonnable, c’est-à-dire qu’on n’assumerait pas le monde en tant que monde, si l’on exigeait exactement le même degré de responsabilité de chaque personne comme l’exige la démocratie, qui s’entend par là même en exclusivité du monde (47). Se rapporter raisonnablement à ses semblables consiste donc à différer à chaque instant l’exigence de responsabilité, selon que ceux à qui nous avons affaire sont enfants ou adultes, ignorants ou instruits, incultes ou lettrés, malades ou en bonne santé, inconnus ou célèbres, pauvres ou riches, et ainsi de suite. Et comme ces différences sont indéfiniment nombreuses et accentuées, la reconnaissance mondaine des sujets consiste concrètement à situer chacun, et d’une façon toute momentanée, en un point précis entre la question du mal et la question de l’âme. Et il serait absurde de mettre en avant l’impossibilité au monde qui les définit l’une et l’autre pour nier que l’espace mondain soit justement constitué par ces limites, qui le circonscrivent et auxquelles nous faisons constamment appel (tel enfant qui a brisé le jouet de son camarade nous paraît plutôt méchant alors que tel autre est plutôt gentil, tel fonctionnaire aux yeux de qui il manque toujours une pièce au dossier qu’on lui présente nous paraît plutôt sans âme alors que tel autre est plutôt compréhensif, etc.). Le monde est l’ordre de la subjectivité et celle-ci se constitue du savoir dont qui rend les choses reconnaissables, de sorte que cette constitution par la formalité métaphysique est en même temps l’alternative limite du mal et de l’âme comme origine. C’est à cause de ce caractère originel que le mal et l’âme donnent lieu à des problématiques absolument étrangères au monde, c’est-à-dire justiciables seulement de la pensée (dont la notion ne s’entend elle-même qu’en extériorité à celle de la représentation et de la subjectivité : on ne pense que sans soi).

Ces limites ne sont évidemment pas unidimensionnelles, et la topologie mondaine qu’elles dessinent exclut qu’on symbolise notre continuel ajustement par le simple déplacement d’un curseur linéaire : le mal n’est pas une limite simplement opposée à l’âme, d’abord parce qu’il y a le mal et que l’âme n’est rien, ensuite parce que le mal est lui-même l’origine en tant que nouée et que la question de l’âme (dont l’âme ne diffère pas) est expressément celle de l’origine (et non pas l’origine elle-même), enfin parce que l’ordre du ” sans âme ” n’est pas l’ordre du mal mais au contraire le service des biens. Ces différences, qui permettent de problématiser la communauté philosophique du mal et de l’âme, renvoient plus simplement aux deux branches d’une alternative concernant le monde : d’une part celle du monde et de l’immonde (de la compréhension du compréhensible et de la compréhension de l’incompréhensible) qui est en propre la question du mal, et d’autre part celle du monde qui va de soi comme tel (on s’en tient au savoir) et celle de sa mise en cause, qui est en propre la question de l’âme. L’âme s’entend à l’encontre du monde, des finalités subjectivées et par là de toues les intentions.

L’âme et les intentions

Tout savoir est déjà l’engagement de la perte de l’âme, parce que sa réalité ne peut pas différer de la promesse d’un salut qu’on peut nommer réalisation de la vérité, et pour lequel aucun prix n’est par définition trop élevé. Le refus des égards lui appartient donc originellement. Envisager qu’un savoir ait en quelque sorte égard aux égards est contradictoire, puisqu’il devrait alors attester comme vérité de la nécessité de laisser différer la vérité de la réalité. Précisons : cette éventualité récuserait d’abord la nécessité qu’il est pour lui-même de sa réalisation en ” vérité “, et ensuite la nécessité que cet accomplissement définisse comme volonté son moment subjectif. C’est en effet comme volonté que la subjectivité autorisée du savoir s’entend forcément, puisque cette notion est celle d’une nécessité pratique dont toute la détermination est faite du savoir (la réalité pratique du médecin est sa volonté de guérir, etc.). Or la notion d’égard est absolument exclusive de la notion de volonté, puisqu’un sujet qui voudrait avoir des égards pour ce qui ne compte pas différerait simplement d’un degré réflexif l’impératif transcendantal d’être sans égards (il remplacerait seulement un savoir par un autre). L’idée de vouloir préserver l’âme est donc une simple absurdité. Nous l’avons dit : on a toujours raison d’être sans égards – et c’est précisément de là que se cause l’insistante inconsistance de l’âme.

D’un point de vue formel, la nécessité d’être sans égards est donc universelle, parce que l’impossibilité que la différence entre la vérité et la réalité soit elle-même vraie est indépassable (il n’y a pas de vérité de la vérité). Il ne faudrait donc pas imaginer que le nécessaire manque d’égards, c’est-à-dire l’identification véritative de quelque chose à rien (en vérité, il n’y a que la différence de l’essentiel et de l’inessentiel, et le reste ne compte pas), soit réservée à des savoirs intrinsèquement criminels comme les idéologies radicales dont le principe est toujours de faire advenir l’Humanité vraie sur le cadavre des derniers hommes réels(forcément : l’origine des individus, même les plus convaincus, lui reste extérieure). C’est de la vérité pensée comme salut, pour la subjectivité tout entière instituée du savoir dont elle s’autorise, qu’il s’agit toujours.Or qu’est-ce que la volonté de salut, sinon une intention bonne, non seulement dans sa forme mais encore dans son contenu ? Peut-on alors dire que les bonnes intentions, et à la limites les meilleures qu’il faut donc examiner pour elles-mêmes, seraient du côté de la perte de l’âme ?

Certes, les savoirs criminels montrent plus clairement que les autres la nécessité véritative que la volonté ne soit la volonté que d’identifier à rien la différence de la réalité et de la vérité (48). Dans l’idéologie nazie par exemple, un déporté juif n’est tout simplement rien : ce qui est quelque chose et non pas rien, c’est une capacité productive, comme une compétence de chimiste qu’il faut estimer objectivement ; à un autre moment, c’est une sorte de sac sur quoi on peut essuyer sa main pleine de cambouis, et quand il se trouve en face d’un homme qui ” a les yeux, les cheveux et le nez conformes à ceux que tout Allemand se doit d’avoir “, ce déporté ne rencontre pas le regard qu’un homme adresse à un autre homme : il est simplement constaté, ” comme à travers la vitre d’un aquarium ” (49). Pour le nazi qui ne voit tout simplement pas un autre homme en face de lui, il y a seulement le règne irrécusable des nécessités objectives et c’est dans cet anéantissement de l’humain, originellement causé par la vérité dont il est ainsi personnellement l’effectuation, qu’il trouve son salut c’est-à-dire qu’il est un vrai nazi. L’inhérence réciproque du salut et de la volonté est évidente, ici : être un vrai nazi, c’est n’avoir aucun égards pour les êtres humains concrets, c’est éliminer ce qui doit l’être, et c’est considérer d’emblée tout geste ou sentiment de compassion comme une trahison. Même le simple bon sens matériel est déjà une trahison, puisque l’appropriation raisonnable des choix aux situations eût alors compté à la place du le savoir dont, comme nazis, les acteurs se constituaient subjectivement. Ainsi la poursuite effrénée de la politique d’extermination, avec ce qu’elle coûtait de logistique, était une folie quand la progression des troupes russes devenait inéluctable, toute considération morale mise à part. Le commandant d’Auschwitz s’y tenait, pourtant, sans égards pour les exigences évidentes de sa situation. Or ” que l’on pense à tout cela, et la figure de cet homme en sortira suffisamment définie ” (50). Mais définie comment ? C’était un fou ? un sadique ? non, pas plus qu’Eichmann ne l’était ; ni un fanatique, et moins encore un ” grand fauve ” comme Hitler, Goebbels ou Himmler qui, sans lui et ses semblables, ” auraient été impuissants et désarmés “. Mais simplement ” Il appartient au type humain le plus dangereux de ce siècle ” (51), celui des ” mille autres exécutants fidèles et aveugles des ordres donnés ” (52). Qu’est-ce à dire, sinon justement qu’il se constituait subjectivement d’un savoir par quoi seulement ses actes avaient une signification et duquel procède un salut, consistant toujours à figurer au nombre des élus (ici : être un vrai nazi) ?

Originée dans l’impossibilité que la différence entre réalité et vérité soit elle-même vraie (autrement dit dans l’impossibilité d’un dernier métalangage où la vérité serait enfin réelle comme réconciliation), la notion du salut qui semble positive est donc bien plutôt négative. Et tous les exemples concrets le mettent en évidence : plus qu’à agir positivement pour la Cause, c’est à rester inflexible devant les craintes de sa femme et les pleurs de ses enfants, voire devant leur jugement et à la limite devant celui de ses propres camarades, qu’un militant devient un ” vrai ” militant. C’était d’ailleurs l’argument décisif des procès staliniens, celui qui emportait finalement l’adhésion des victimes : le vrai communiste acceptera de passer pour un traître, même aux yeux de ceux qui lui sont les plus chers – puisque le Parti, c’est-à-dire l’Humanité advenant à sa propre vérité, a momentanément besoin de cette apparence. On dit que Laszlo Rajk, au pied de la potence et la tête dans le nœud coulant, aurait encore crié ” Vive Staline, Vive le Communisme ! “. Ou bien c’est la vérité d’un homme qui conserve ses idéaux malgré les mois de mensonges, d’humiliations et de torture envers lesquels il est reste donc sans égards (c’est réel, mais en vérité cela ne compte pas), ou bien c’est une invention particulièrement juste de la propagande ultérieure (les deux, peut-être…), car cette parole confirme qu’il y a, envers et contre tout, de vrais militants c’est-à-dire des gens pour qui la vérité seule compte et jamais la réalité, si amère et même épouvantable qu’elle puisse être (53). Cette absoluité – tout, en regard de quoi il n’y a rien parce qu’en vérité il ne peut rien y avoir même quand il y a quelque chose (54) – est la nécessité formelle de tout savoir, si la vérité est bien décision ontologique.

L’exemple des idéologies est trop commode dira-t-on : c’est presque par définition qu’elles impliquent la perte de l’âme, puisqu’il s’y agit toujours de substituer un ordre vrai à un ordre réel. Et certes, on ne fait la Révolution qu’à avoir décidé d’être sans égards pour l’ordre ancien ; sinon on est un réformiste c’est-à-dire – et justement pour cette raison – ce qu’il y a de pire aux yeux des révolutionnaires. Notre argumentation serait davantage éprouvée si nous considérions au contraire un savoir exigeant expressément les égards. En nommant ” commandement ” une telle exigence, c’est bien sûr à la morale que nous introduisons.

Remarquons d’abord que la morale réside tout entière dans l’institution d’une subjectivité par le savoir dont elle trouve son salut (non pas être heureux mais être digne du bonheur) à s’autoriser. On n’est en effet un sujet moral qu’à savoir ce qu’on doit faire : on ne fait pas forcément son devoir mais on sait toujours qu’on doit le faire et surtout où il est (55). Par là même, on reconnaîtra que c’est justement de refuser d’avoir des égards que la conscience morale s’institue comme telle : elle advient quand nous considérons comme rien le motif personnel de notre action (la ” matière du vouloir ” ). En effet : il n’y a de moralité que dans l’autonomie c’est-à-dire d’abord à l’encontre de ce qui m’émeut, et donc dans l’universalité de la volonté, c’est-à-dire encore à l’encontre du cas que je voudrais faire du prochain considéré en lui-même et non pas comme le représentant indifférent et anonyme de l’humanité en général. Car en dehors de cette universalité, qu’est-il donc ? La même chose que moi : ” une créature animale qui doit rendre la matière dont elle est formée à la planète (à un simple point dans l’univers), après avoir été pendant un cours espace de temps (on ne sait comment) doué de la force vitale ” (56). Mais c’est là ce que nous sommes comme non-vrais, si l’on peut dire, alors que nous advenons à nous-mêmes par l’universalité : ” (…) par ma personnalité dans laquelle la loi morale me manifeste une vie indépendante de l’animalité et même de tout le monde sensible (…)” (57). Cela signifie à la fois que je ne suis vraiment moi-même (figurant au nombre des sujets moraux) et que je ne reconnais vraiment l’autre, qu’à être sans égards envers l’animalité et plus généralement le monde sensible. Car il n’y a qu’un seul mobile moral, qui est la moralité comme mobile. Ainsi, je ne peux vouloir le bonheur de quelqu’un qu’à la condition qu’il s’agisse d’universaliser le vouloir nécessaire de mon propre bonheur (58) – opération qui me réalise moi-même comme volonté autonome. L’autre personne est donc une fin, c’est-à-dire un objet de sollicitude, seulement parce qu’elle est le lieu de la raison universelle et anonyme, laquelle est par principe fin en soi (c’est la notion de ” dignité “) et pour soi (la moralité s’impose absolument, même dans l’hypothèse où il n’y aurait pas de Dieu pour faire correspondre le mérite au bonheur). L’émotion est donc un motif ” pathologique ” et par là même intrinsèquement mauvais, puisqu’elle peut au mieux promouvoir des actions qui sont conformes à celles que la nécessité réflexive impose, mais qui sont alors dénuées de valeur morale. Ainsi doit-on reconnaître en nous un ” mal radical ” qui tient à ce que nous restons divisés entre notre raison et notre sensibilité, et dont la manifestation apparaît clairement dans la nécessité que la morale prenne en nous la forme d’un ” commandement ” et non pas, comme chez les anges, d’une disposition spontanée et naturelle. Il n’y a donc de morale véritable qu’à la condition de rester sans égards pour ce qui ne compte pas, c’est-à-dire qu’à la condition de ne pas céder au ” pathologique “. Traduisons : si la morale exige qu’on soit sans égards envers ce qui émeut, non pas certes pour l’objet lui-même (on peut être ému du malheur de quelqu’un qu’on a par ailleurs le devoir de secourir) mais en tant qu’il émeut, alors cela signifie qu’on n’est vertueux qu’à être sans âme.

Là encore l’exemple paraîtra trop commode. Car il va de soi que le savoir moral vérifie la nécessité propre à tout savoir de se réaliser comme finalité subjective : il en est la formalité pure. L’apport de Kant a été de libérer la pensée morale de toute conception matérielle d’un souverain bien auquel la ” vertu ” eût alors consisté à se conformer, en nous faisant reconnaître que seule la volonté d’agir par devoir est intrinsèquement bonne, et que cette qualité est uniquement formelle (agir par respect de la loi non pas parce qu’elle serait bonne, mais pour cela seulement qu’elle est la loi). Nous avions donc beau jeu à montrer que la morale était toujours du côté de l’absence d’âme : qui dit formalité pure dit forcément absence d’égards pour toute détermination matérielle. A quoi nous répondrons tout de même que cet examen lève définitivement l’hypothèque pesant habituellement sur la question de l’âme, à travers la tentation d’en réserver l’usage négatif (des gens sans âme) à des personnes sinon toujours mauvaises (des criminels sans scrupules ni remords), du moins à des personnes dont les actes ne s’autorisent que de raisons objectives (application aveugle des règlements, des échéances, etc.). Force nous est désormais d’admettre que la vertu elle-même, et expressément considérée comme telle, doit s’entendre en indifférence absolue à la question de l’âme c’est-à-dire plus simplement à l’encontre de l’âme elle-même (qui n’est rien d’autre que sa propre question en tant qu’elle insiste dans l’universelle légitimité d’être sans égards). L’homme vertueux reste sans égards pour ce qui l’émeut (aussi bien quand c’est conforme à la nécessité morale que quand ce lui est contraire), et acquiert ainsi le statut d’être digne d’un bonheur que le postulat de l’existence de Dieu lui permet d’entendre comme salut : si le souverain Bien est réalité, alors il figurera au nombre des élus. Ici, l’exclusivité du salut et de l’âme est clairement vérifiée.

Reste donc à considérer l’éventualité d’un savoir qui aurait pour détermination non plus seulement une nécessité morale mais la nécessité d’avoir des égards pour ce qui ne compte pas.

Un tel savoir existe, dans notre tradition. Les textes de l’Evangile insistant sur les égards qui sont dus à ceux qui ne comptent habituellement pas sont en effet nombreux, et valent même à titre de principe : non seulement ” ce n’est pas la volonté de votre Père qui est dans les cieux qu’il se perde un seul de ces petits ” (59), mais encore si quelqu’un ” scandalise un de ces petits “, c’est-à-dire est sans égards à son endroit, ” il vaudrait mieux pour lui qu’on mît à son cou une pierre de moulin et qu’on le jetât dans la mer ” (60). On ne peut être plus clair. Alors que même la conscience morale doit s’entendre en indifférence à la question de l’âme, un ordre subjectif, la ” charité ” en serait pour ainsi dire le soin.

Pourtant une lecture attentive oblige à reconnaître que le schéma décrit plus haut, à savoir la différence entre ce qui compte (l’essence, dans ses moments positifs et négatifs) et ce qui ne compte pas (ce qui différait la subjectivité autorisée de son ordre d’autorisation) reste bien maintenu, puisque ces ” petits “, qu’on aurait imaginé étrangers à ce qui compte, y sont au contraire expressément identifiés : ils sont même ce qui compte seul chez ceux auxquels la promesse du salut s’adresse, puisque c’est à leur ressemblance que ceux-ci figurent au nombre des appelés. Les textes sont parfaitement explicites : “Laissez  les petits enfants et ne les empêchez pas de venir à moi, car le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent ” (61), de sorte que l’impératif de la semblance est, comme toujours, le ressort de la promesse : ” Je vous le dis en vérité : si vous ne vous convertissez pas et si vous ne devenez pas comme les petits enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux ” (62). Mais cet impératif lui-même serait incompréhensible s’il ne renvoyait à la nécessité inconditionnelle que tout savoir est forcément pour lui-même, et qu’on peut présenter en termes subjectifs en disant qu’il s’agit à chaque fois, et seulement, du service du maître. Et en effet : ” Je vous le dis en vérité : toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous les avez faites ” (63). Or il est finalement seul à compter, en ce sens que par lui figureront au nombre des élus (et non plus simplement des appelés) ceux qui auront effectué concrètement sa reconnaissance, et que c’est toujours d’effectuer cette numération que quelque chose ou quelqu’un peut être dit compter. Le reste n’est rien, en vérité : des vanités envers quoi il faut impérativement être sans égards, comme on le voit notamment dans la parabole du jeune homme riche ” qui s’en alla tout triste, car il avait de grands biens ” (64) ou à propos de cet homme qui demande à Jésus l’autorisation d’aller d’abord ensevelir son père, et qui s’entend répondre ” Suis-moi, et laisse les morts ensevelir les morts ” (65).

C’est ainsi qu’on trouve dans l’Evangile le même impératif d’être sans égards pour ce qui ne compte pas, envers subjectif de toute promesse de salut – lequel consiste précisément, et quelle que soit la détermination du savoir qui le nécessite, à être compté (parmi les élus). Mais qu’est-ce qu’être sans égards, dès lors qu’existe et que retient ce envers quoi on n’a pas le droit d’avoir des égards, c’est-à-dire des réalités dont le comptage est, du point de vue de la promesse, une vanité ? Une seule réponse : c’est haïr. Voici le texte : ” Si quelqu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple ” (66). La religion de l’amour est sans ambiguïté, comme on voit (67). Car ” ne croyez pas que je suis venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive ” (68), c’est-à-dire la division. Précisément : division entre ceci qui compte et cela qui ne compte pas ou, si l’on préfère, entre ceci dont le comptage renvoie aux modalités de l’essence, et cela dont le comptage n’y renvoie pas (comme c’est notamment le cas pour les membres de sa famille quand celui qui compte vraiment est le ” Père du ciel ” (69)). La religion qui enjoint de ne pas scandaliser les petits s’accomplit donc dans la même éventualité terrible et impitoyable que la nécessité d’avoir raison impose de laisser advenir. En voici l’annonce :  ” Le frère livrera son frère à la mort, et le père son enfant ; les enfants se soulèveront contre leurs parents et les feront mourir. ” (70). Le salut est au bout de cette épouvante, si l’on reste sans égards pour la souffrance qu’elle provoque et si l’on fait de l’âme instituée par le maître le bien suprême, qu’il s’agit de sauver même à ce prix : ” par votre persévérance, vous sauverez vos âmes ” (71). Un seul impératif, par conséquent, et toujours le même : être sans égards ; et une seule modalité du salut, toujours la même : ne pas céder sur le refus des égards. Et ” celui qui tiendra jusqu’au bout sera sauvé ” (72). A quoi certes on ne peut rien ajouter.

La détermination des savoirs n’importe donc pas : du pire au meilleur, de la politique de l’extermination à la religion de l’amour, il s’agit toujours que la subjectivité se constitue temporellement du savoir dont elle s’autorise, c’est-à-dire qu’elle s’identifie à la nécessité d’un salut, en échange de quoi il est légitime de payer n’importe quel prix. Par ce prix, on acquiert de figurer au nombre des élus. Et c’est de cette nécessité que l’on comprend ce que signifie ” compter “, c’est-à-dire poser la nécessité d’être sans égards. C’est une nécessité transcendantale et non pas matérielle : elle ne dépend aucunement du contenu du savoir, mais seulement de sa réalité, c’est-à-dire de la subjectivité autorisée. Autorisée à tout, par conséquent.

L’autorité, cause métaphysique de la vérité et de l’être

La possibilité de la vérité est d’abord celle du point de vue qui trouve son salut à accomplir l’origine dont il s’autorise : à chaque fois il s’agit du même salut qui rassemble à la fois l’origine (il n’y a de savoir que de ce qui était déjà vrai) et la fin (tout savoir renvoie à l’identification de la subjectivité au point de vue de la vérité), hors de quoi, en vérité, il n’y a rien – la volonté trouvant en cette dernière implication sa compréhension suffisante, puisqu’elle consiste, au nom de ce qui compte seul, à faire que ce qui n’est rien en vérité ne soit rien en réalité (73). Tout savoir opère donc une distinction qui n’est pas simplement celle de ce qui compte (les moments positifs et négatifs de l’essence) et de ce qui ne compte pas (ce qui fait différer la réalité de la vérité), mais il la radicalise comme distinction métaphysique entre quelque chose et rien (par exemple, un rond n’est rien pour le géomètre alors qu’un cercle est quelque chose). Et quand on demande en quoi consiste la vérité, l’autorité ne peut donner d’autre réponse que celle-ci : ” La vérité consiste en l’être, et la fausseté au non-être seulement ” (74). De sorte que si l’on nomme ” autorité “ la cause de la subjectivité en tant que constituée de ce qui l’autorise (par exemple la médecine est ce qui autorise les paroles et les gestes du médecin), on reconnaîtra que sa fonction originelle consiste à opérer une distinction radicale : celle qu’il y a entre ce qui est quelque chose (ce qui relève d’elle) et ce qui n’est rien (ce qui n’en relève pas).

L’autorité apparaît ainsi cause de l’être : c’est par elle que ce qui est, est, et que ce qui n’est pas, n’est pas. En d’autres termes, on la pense à partir de ceci que l’étant en tant qu’étant s’en autorise forcément, et que c’est justement cela qui permet que nous le reconnaissions à bon droit comme étant. Dès lors il est vrai : non pas simplement étant, mais étant à bon droit – et à bon droit reconnu être. Quand donc il y a une aperception autorisée (par exemple celle du médecin en tant que médecin) de quelque chose, cette chose qui existe vraiment en idée existe aussi en réalité : il est impossible qu’une aperception autorisée ne soit pas originellement aperception de ce qui est vraiment. La question de la réalité, qui est si difficultueuse quand on l’applique aux choses en général comme Descartes le fait dans la sixième Méditation, devient évidente quand on prend n’importe quel exemple d’autorité déterminée : si le médecin en tant que tel (c’est-à-dire constitué dans son aperception par la médecine : non pas en tant qu’homme singulier mais en tant que sa pensée est autorisée) aperçoit quelque chose, alors on ne pourra pas lui objecter que sa pensée est subjective : le reconnaître comme médecin consiste à reconnaître d’avance que quand il aperçoit quelque chose, il y a effectivement quelque chose. La problématique de la ” réalité du monde extérieur ” est tout bonnement celle de l’autorité, laquelle renvoie à la nécessité pour toute subjectivité d’être causée parce que la notion même de subjectivité est celle de la causation par l’autorité. En effet, celle-ci est à la fois la réalité du savoir (par exemple la médecine n’est rien d’autre que la compétence des médecins) et son effectuation parce que toute aperception n’est possible que comme autorisée et donc vraie (pour le médecin, une aperception est vraie quand elle est médicale, et réciproquement). On ne sort pas de soi au moyen de raisonnements qui resteraient de toute façon douteux (75) : il suffit de reconnaître avec Descartes que sa constitution par l’autorité implique pour la pensée subjective qu’elle soit vraie reconnaissance, c’est-à-dire reconnaissance du vrai. Autrement dit, c’est la réalité même de l’aperception, qu’elle soit autorisée – et par conséquent que l’aperçu soit légitimement posé. ” Autorisé “, cela signifie causé actuellement par l’autorité (76).

Ainsi aperçoit-on que la question de la vérité n’est jamais celle des énoncés, qu’un trait particulier permettrait de reconnaître : l’évidence matérielle qui viendrait accomplir la correction formelle atteste plutôt, à la réflexion, de la probabilité du faux, puisque c’est toujours en suivant des évidences qu’on se trompe (on ne parlera pas d’erreur à propos celui qui prend une option finalement néfaste en sachant qu’elle est douteuse). L’hypothèse du malin génie, c’est-à-dire d’un Dieu différent de la cause juridique (et causer juridiquement, c’est autoriser), le signifie d’ailleurs expressément : qu’il y ait des choses dont on ne puisse douter et qui sont donc absolument évidentes, n’implique en rien qu’elles soient vraies (argument qui rétroagit d’ailleurs doublement sur la nécessité de la correction formelle des énoncés, puisqu’on peut d’une part commettre les paralogismes, et que d’autre part que la nécessité inconditionnelle de la raison relève de la même suspicion). D’un point de vue cartésien, c’est-à-dire en partant de l’impossibilité subjective de confondre Dieu avec le malin génie, nous dirons donc qu’on se libère de l’aporie du critère de la vérité en convertissant la problématique : si aucun trait de l’énoncé n’assure de sa vérité, on peut décider d’appeler ” vrai ” un énoncé dont l’énonciation est légitime. Le critère de la vérité, qui ne peut donc jamais être l’évidence, est donc uniquement la légitimité de l’énonciation (77). Or qu’est-ce qu’une énonciation légitime, sinon une énonciation autorisée ? Par exemple la parole du médecin en tant que médecin est légitime (et donc son énoncé concernant les maladies est vrai), mais elle cesse instantanément de l’être quand ce n’est plus ès qualité qu’il s’exprime (quand son savoir est insuffisant). Dès lors la subjectivité qui est toujours subjectivité pour la vérité ne diffère pas de sa causation par l’autorité. Et cette proposition qui semble trop abstraite quand on la pose comme Descartes dans l’absolu est parfaitement claire quand on la considère d’une manière déterminée c’est-à-dire quand on désigne concrètement l’autorité en cause (par exemple quand on se demande ce qu’il en est de la subjectivité du médecin).

Ici encore nous devons suivre Descartes en reconnaissant que la subjectivité est littéralement faite de l’impossibilité de l’athéisme (laquelle impossibilité suffirait d’ailleurs à la définir : tout ce qu’on en peut dire constitue autant d’implication de cette idée (78)). Quant à celui qui se prétendrait athée, il se contredirait par cette prétention même à avoir raison, à la fois sur lui-même et sur la réalité métaphysique (79). Revenons toujours aux exemples concrets, pour comprendre les implications cartésiennes de cette nécessité : le médecin qui a raison est le médecin qui parle et agit en tant que médecin, c’est-à-dire exhaustivement causé par la médecine ; de sorte que, quand il se trompe (c’est-à-dire quand il ne parle pas en tant que médecin) il faut reconnaître que sa parole à propos des maladies procède du néant. Qu’est-ce que le néant, en ce sens, sinon le fait de ne pas être autorisé ? Par exemple quand le médecin dépasse sa compétence (il traite une pathologie qu’il connaît mal) alors son aperception peut bien avoir lieu, elle ne sera aperception de rien bien qu’il aperçoive indubitablement quelque chose (un confrère compétent lui dirait que ce qu’il voit là, sur le cliché radiographique, n’est rien : fausse, sa vision est causée par le néant). Ici encore une formule incompréhensible quand on la considère absolument (comment le néant pourrait-il produire le moindre effet ?) devient claire quand on détermine la cause de la subjectivité, que Descartes a élucidée formellement comme étant aussi bien la cause de l’être de ce qui sera (dès lors à bon droit) aperçu.

Nommer ” vérité “ l’être en tant qu’autorisé c’est-à-dire en tant que juridiquement causé, n’est rien que de très banal, comme on le voit tant à propos d’un jugement qu’à propos d’une chose qui pourrait éventuellement être fausse, par exemple une pièce de monnaie : je ne peux pas dire qu’aujourd’hui il fait beau (ce jugement peut bien exister, mais ce ne sera pas à bon droit), et une vraie pièce de monnaie ne diffère d’une fausse que d’être autorisée par le Souverain.

La notion d’une légitimation de l’être semble pourtant absurde : comment une légitimation pourrait-elle être ” ontologique “, si n’importe quoi doit d’abord être pour se voir éventuellement légitimé par après ? Mais l’autorité est précisément que cet argument ne soit pas valable, puisqu’il paraît supposer que l’autorisation est une opération mondaine, sur la possibilité et surtout la légitimité de quoi il conviendrait encore de s’interroger. Autrement dit, pour l’admettre il faudrait qu’on puisse avoir raison de considérer un état de fait antérieur à la vérité, pour examiner l’éventualité qu’il soit ensuite autorisé alors que cela se peut uniquement selon l’autorité ! Reprenons en effet l’argument décisif de Descartes : toute aperception autorisée l’est par là même d’un vrai. Il signifie que la primauté transcendantale qui caractérise la vérité (on ne constate le plus neutre des états de fait qu’à se supposer avoir raison de le faire) se traduit par la nécessité, elle aussi transcendantale mais en même temps déjà ontologique, que l’être lui-même, qui semble forcément supposé par l’autorité, soit toujours-déjà autorisé : le premier fait inerte et neutre dont on prend acte est par là même déjà le premier moment de la vérité (par exemple le pur ” ceci “, au début de la Phénoménologie de l’Esprit) (80), et par conséquent la première reconnaissance d’un être légitimé. L’autorité, à cause de la distinction qu’elle impose entre ce qui est et ce qui n’est pas, est donc toujours originellement antérieure à quelque origine que l’on veuille supposer (81), toujours préalable – de sorte que la subjectivité qu’elle cause ne diffère à son tour pas de l’indéfinie possibilité de régression qu’elle est pour soi (je pense que je pense, mais je pense aussi que je pense que je pense, et ainsi de suite). Comment en effet décréter qu’un rond n’est rien et qu’un cercle est quelque chose, sinon déjà depuis la géométrie, dont la notion est précisément celle de cet écart qui a eu lieu depuis toujours (la toute première proposition géométrique, en tant que telle, supposait déjà la géométrie comme l’espace de sa possibilité) ? La notion de l’autorité (par exemple celle d’Euclide (82)) est celle d’une telle décision, dont relève l’étant quant à ce qu’il soit (par exemple le cercle, qui est aussi impossible dans l’espace réel que le rond dans l’espace pur) – et dont nous constatons quotidiennement le paradoxe (par exemple le médecin décrète parfois au grand soulagement du patient que la douleur qui a amené à consulté ” n’est rien ” ; mais d’autres fois il inquiète en découvrant ” un petit quelque chose ” sur un cliché radiographique).

Cause de la vérité des choses elles-mêmes et par conséquent de leur être, l’autorité est donc antérieure à l’alternative ontologique entre quelque chose et rien, qu’elle produit bien au contraire puisqu’elle consiste à légitimer ou à récuser l’être (83). La constitution de la subjectivité qui la réalise (la métaphysique, autrement dit), s’identifie à cette thèse : il y a des choses qui n’ont pas le droit d’être.

L’autorité, la métaphysique et le refus des égards

Si l’on considère ainsi que l’autorité est la cause de la vérité, alors on dira que l’autorité est la vérité elle-même – car seule la vérité peut causer la vérité, s’il n’y a de vérité que vraiment c’est-à-dire qu’en vérité. La problématique de la subjectivité que nous explorons ici enferme donc la question de la vérité dans l’a priori d’une répétition qu’on pourrait dire ” différante “, et dont la tautologie est la forme spécifique, si l’on veut bien nous accorder qu’aucune tautologie n’est simplement répétitive mais qu’elle ouvre un espace subjectif  (par exemple l’énoncé ” la France est la France ” n’inscrira pas du tout le même ordre d’obligation pour un officier catholique, un militant communiste, un touriste, un homme d’affaires, etc.) – un espace dont l’origine est le savoir (par exemple la médecine qui cause la subjectivité du médecin) et dont l’accomplissement est la résorption de toute différence avec l’origine (par exemple la guérison de la maladie). La tautologie sera par conséquent l’expression la plus adéquate de l’autorité : rien, ce n’est rien, et la subjectivité se pose elle-même dans le résultat positif (l’évidence mondaine) d’un acte tautologique de déni de l’impossibilité (que rien ne soit rien, en effet)L’espace subjectif se définit donc d’une double nécessité : d’une part le caractère préalable de la vérité dont toute réalité concrète sera forcément autorisée (84) (par exemple le médecin aperçoit le symptôme – et non pas rien – parce que la médecine qui commande préalablement son regard en est la vérité), et d’autre part l’accomplissement de ce même savoir comme réel et non plus seulement vrai (par exemple la guérison). Or c’est ainsi, c’est-à-dire comme nécessité subjective imposée par le préalable de la vérité, qu’il faut définir la métaphysique.

Par ” métaphysique ” on entend en effet la vérité – d’une part en tant qu’elle est possible (il y a, au moins potentiellement, la vérité et pas seulement les choses qui en relèvent (85)), et d’autre part en tant qu’elle identifie et donc finalise un point de vue par la nécessité, corrélative de son statut de nécessité ontologique, d’être sans égards : c’est forcément depuis la vérité qu’on peut écarter ce qui n’est rien (l’idée de le faire d’un autre point de vue est absurde, puisqu’on exclurait d’avance l’éventualité d’avoir raison) et réciproquement, rien ne saurait en vérité être admis que le vrai. La distinction ontologique entre quelque chose et rien que l’autorité renvoie donc toujours à l’instance d’origine qu’il faut nommer ” autorité “, distinction nominative de ce qu’on a raison et de ce qu’on aurait tort de reconnaître. Autrement dit : l’autorité est ce qui cause la vérité comme telle, et elle est ontologiquement décisive parce que pour la vérité ce qui ne compte pas ne peut pas être quelque chose. Toute autorité se définit donc d’être originellement décisive : si elle institue, c’est toujours par écart de ce qui ne compte pas (par exemple on institue la géométrie en écartant l’arpentage). La question originelle de la métaphysique l’indique d’ailleurs expressément : en demandant ” pourquoi il y a quelque chose et non pas plutôt rien “, elle ne reconnaît pas ” quelque chose ” d’une manière simplement positive, mais elle le fait dans le geste même d’écarter ce qui n’a pas droit à la reconnaissance (la question ” pourquoi ” est celle de la justification et sa position ne fait qu’un avec un premier ” plutôt que ” dont on ne peut pas dire qu’il concerne quoi que ce soit). Si la métaphysique est l’espace de la causation par l’autorité, alors elle prend toujours la figure de l’institution, c’est-à-dire du geste originel qui consiste à exclure et à ramener à rien ce qui, dans la nécessité eidétique dont il est ainsi l’ouverture n’a plus la légitimité d’être. Et comme l’espace subjectif se définit également de son autre limite qui est, pour le savoir, la résorption de la différence qui empêche sa vérité (la médecine) d’être sa réalité (la guérison), on dira que l’ordre métaphysique est la nécessité d’accomplir jusqu’au bout la résorption de cette différence c’est-à-dire la nécessité d’être sans absolument aucun égard envers ce qui empêche la vérité d’être la réalité que, comme telle, elle doit être de toute éternité. Nous savons qu’il s’agit là de la volonté, et c’est donc à elle que fera toujours appel l’homme d’autorité, gardien de la possibilité mondaine. En effet, sa fonction est toujours de rappeler le savoir de l’origine comme appel à la volonté (l’autorité est l’unité de cet acte : il n’y a pas d’un côté un aspect historique et de l’autre un aspect moral). Parler d’autorité c’est réitérer le paradoxe de constituer comme impossible ontologiquement ce à quoi on refuse les égards. Il dit toujours : ” cela (que je constate) ne peut pas être, et ne sera pas “.

Ainsi le sujet mondain (cartésien) s’accomplit lui-même en traitant comme rien ce qui en effet n’a pas le droit d’être quelque chose : le faux, qu’on a éventuellement aperçu mais qu’il convient d’entendre comme non-étant puisque non-autorisé (86)mais aussi ” l’incertain ” c’est-à-dire ce qui ne relève pas de la nécessité préalable que la vérité est pour elle-même (87). Et voilà la question de l’âme : celle du manque d’égards. Car la considération pratique de ce qu’on aperçoit comme ” procédant du néant ” consiste tout bonnement à n’avoir aucun égard à son endroit. La question de l’âme, quand on la pose à partir de l’absence d’égards pour ce qui n’est rien en vérité, renvoie toujours à l’autorité comme volonté parce que celle-ci se comprend d’abord que comme décision ontologique : il y a des choses qui n’ont en quelque sorte pas le droit d’être (par exemple la crainte du dentiste quand on n’est plus un enfant), et la volonté n’est rien d’autre que cela, subjectivement parlant (n’avoir pas de volonté serait alors laisser advenir cette crainte). Subjectivement, c’est-à-dire cartésiennement ou encore métaphysiquement, le vrai est cela dont la reconnaissance comme étant est autorisée, et c’est toujours à revenir non pas surtout au principe d’autorité mais à l’autorité elle-même comme cause – c’est-à-dire à soi-même comme subjectivité – qu’on aura raison c’est-à-dire qu’on ne confondra pas ce qui est d’une part (procéder de Dieu), et ce qui n’est pas (” procéder du néant “) d’autre part. Et ce qui en vérité n’est pas, c’est tout ce envers quoi nous devons être sans égards. C’est par conséquent le même d’être soit (sujet mondain, cartésien) et d’être sans égards. Or un homme sans égards, c’est un homme sans âme. N’est-on soi-même qu’aux dépens de son âme ?

le savoir est toujours déjà décision ontologique,

L’institution du savoir est une opération décisive qui tient à cette nécessité que tout savoir soit savoir de quelque chose plutôt que de rien. Toute légitimité s’autorise donc du transport (c’est le mot de Descartes à propos de la ” chaîne des raisons “) de cette exclusion.

On perd son âme à être sans égards, et on a raison d’être sans égards pour ce qui ne compte pas : ce qui n’est ni essentiel ni inessentiel, et dont le savoir est la décision, de sorte que c’est forcément d’avoir raison qu’on perd son âme. On a raison d’avoir des égards pour ce qui est quelque chose, et on a raison de n’en pas avoir pour ce qui n’est rien. Le savoir, dont l’âme est paradoxalement l’enjeu, s’entend donc originellement comme décision ontologique : définir la vérité par son accomplissement, c’est non seulement décider de ce qui mérite des égards (tout ce qui d’une manière ou d’une autre relève d’une problématique du salut) (88) et de ce qui n’en mérite pas (l’étrangeté au salut est étrangeté au savoir, et il ne s’agit forcément de rien puisqu’il y a savoir de tout), mais c’est surtout entériner la première décision, celle qui fait le départ entre quelque chose et rien, dont ensuite toutes les justification – et nous savons désormais que toute justification est finalement celle d’être sans égards – pourront s’autoriser. Dans sa nécessité, tout savoir procède de la première question qui ouvre la métaphysique : ” pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas plutôt rien ? “. Or cette question présente la particularité d’être un acte, non pas comme question puisque questionner consiste à supposer le savoir déjà établi mais comme écart. L’acte originel dont tous les manque d’égards s’autoriseront ensuite est donc, plus radical encore que celui du Dieu de la Genèse dont la création est déjà une séparation (les cieux et la terre) qui va ensuite se propager d’un ordre à l’autre jusqu’à la différence si problématique de l’homme et de la femme (89), une décision entre être et ne pas être. Là est donc la racine de tous les manques d’égards, et donc, négativement, de la perte de l’âme.

Philosophiquement, cette décision n’est pas facile à reconnaître parce qu’elle paraît supposer une différence alors que sa notion s’impose justement à l’encontre d’une telle supposition. En effet, la formulation ” plutôt que ” renvoie habituellement à une différence préalable :pour choisir tôt que cela, il faut que ceci et cela me soient préalablement proposés. Y a-t-il donc une différence entre quelque chose et rien, que la première des questions entérinerait par un choix métaphysique ? Dans l’ordre du monde, la réponse est évidemment oui : on préfère avoir quelque chose plutôt que rien, et celui qui ne reçoit rien en échange d’un bien ou d’un service éprouvera quelque frustration. D’un autre côté, pourtant, cette reconnaissance se dénonce elle-même : dire qu’il y a une différence entre quelque chose et rien, c’est dire que cette différence accomplie par un premier choix est elle-même quelque chose, et par conséquent qu’elle n’est pas cette différence. Entendons que toute différence ne se fait jamais qu’entre quelque chose et autre chose en fonction d’une communauté originelle implicite, qui est le lieu propre et par conséquent déjà la nature de cette différence (par exemple l’ordre des mammifères entre le chien et le chat, l’ordre de l’espace pur entre deux figures géométriques et, au minimum, l’ordre des étants que la plus farfelue des différences – disons entre une fonction algébrique et un dromadaire – suppose encore). Mais quelle nature commune peut-il y avoir entre quelque chose et rien ? La question se dénonce elle-même, dès lors qu’on ne confond pas rien avec autre chose (par exemple le vide). Il est donc tout simplement impossible qu’il existe, qu’il y ait, une différence entre quelque chose et rien, et qu’on puisse en conséquence parler d’un choix métaphysique. Il y a quelque chose, l’étant en général, et c’est tout : de l’impossibilité ontologique (que rien soit pour qu’on puisse ensuite l’écarter au profit de quelque chose) on peut seulement redoubler la mention : l’impossibilité ontologique est elle-même ontologiquement impossible (90), de sorte qu’on se trouve aussi dans l’impossibilité d’affirmer que l’écart originel de ce qui, radicalement, ne compte pas (rien) a effectivement lieu (ne rien exclure, c’est ne pas exclure). Or le savoir dont la vérité est le manque d’égards est originellement fait de cet écart. Mais alors, comment distinguer la conjonction de l’exclusion, quand il n’y a jamais qu’un seul terme ? Il faut donc parler d’une décision et non pas d’un choix accomplissant une différence : il n’y a pas de différence entre quelque chose ET rien parce que toute différence renvoie à un ordre commun des différents et qu’il n’y a pas d’ordre qui soit commun entre quelque chose et rien, pourtant il y a une exclusion qui n’a jamais eu lieu mais dont tout savoir s’est depuis toujours autorisé.

L’absence d’égards et l’alternative de l’âme

Le sujet mondain, qui reconnaît ce qui est vraiment et dont la volonté est la nature subjective, opérera constamment des distinctions radicales. Ce ne seront pas des distinctions catégoriales (entre quelque chose et autre chose) mais des distinctions ontologiques (entre quelque chose et rien), puisque c’est de cette distinction originelle qu’il se constitue (il est causé par l’autorité, or celle-ci est uniment la cause de la vérité et la décision ontologique, c’est-à-dire la distinction entre ce qui est quelque chose et ce qui n’est rien). Au sujet mondain il appartient paradoxalement d’apercevoir entre les étants des différences d’être, parce que toute aperception se fait dans l’a priori de la vérité et que celle-ci s’entend comme légitimation (ou illégitimation) de l’être. Le dernier argument attestant de ce paradoxe sera la tautologie. Ainsi, dire que les morts sont morts ou que les animaux sont des animaux (en quoi on ne risque pas d’avoir tort), c’est faire preuve d’autorité en ayant déjà décidé d’être sans égards envers eux par la distinction radicale qu’on réitère. Pareillement l’usurier qui a décidé de ne pas renouveler une traite, c’est-à-dire d’être sans égards pour la misère de ses débiteurs, met fin aux atermoiements en rappelant que ” les affaires sont les affaires “. La notion cartésienne de Dieu est celle de cette interdiction en tant qu’elle est constitutive de la subjectivité, c’est-à-dire en tant que celle-ci a la volonté comme nature première. Or le pur vouloir est expressément le contraire de l’âme(c’est toujours quand elle apparaît comme volonté inflexible qu’on dit d’une personne qu’elle est sans âme). La subjectivité n’est donc elle-même qu’à l’encontre de l’âme ?

Un savoir n’est réel que sous les espèces des points de vue autorisés, en tant qu’autorisés (par exemple, la médecine est la légitimité de ce que disent et font les médecins en tant que tels). On n’a donc jamais raison qu’à ce qu’en nous il ne s’agisse pas de nous, mais du savoir. Ainsi, il y a très clairement un écart dont nous sommes en quelque sorte pour nous-mêmes le lieu et les victimes : du point de vue de la vérité, il y a en nous ce qui compte (le savoir), et ce qui ne compte pas (nous, sans le savoir), de sorte que nous ne sommes en vérité nous-mêmes qu’à la condition que ne compte pas ce qui en nous ne serait pas l’universelle nécessité véritative du savoir anonyme. L’opposition de Bovary et du bon médecin est un paradigme universel. Corrélativement, les réalités que nous reconnaîtrions par nous-mêmes en extériorité au savoir ne compteront pas non plus : il peut bien s’agir de quelque chose pour nous (par exemple l’odeur et la couleur d’un morceau cire) mais en vérité il ne s’agira de rien.

Or qu’est-ce que cette constitution, sinon justement notre capacité d’avoir raison ? Imaginons en effet qu’il y ait seulement en nous ce qui ne compte pas, c’est-à-dire nous sans le savoir. L’idée d’avoir raison n’aurait alors aucun sens, puisque nos actions ou nos paroles ne relèveraient d’aucune autorité ; tout au plus pourrait-on envisager (sans d’ailleurs être capable de justifier la possibilité d’un tel point de vue) notre pensée comme un ensemble d’effets et de représentations aveugles : les empreintes objectives d’une réalité en soi définitivement inconnaissable. L’argument de Descartes est imparable : si c’est le même d’avoir raison et d’être autorisé dans ses paroles ou dans ses actes d’une autorité qu’on effectuera par là même, alors c’est de la réalité même de cette autorité qu’il s’agit toujours, quoi que nous en ayons. Voici comment il exprime cette nécessité : ” Pour ce qui regarde la science d’un athée, il est aisé de montrer qu’il ne peut rien savoir avec certitude et assurance ; car, comme je l’ai déjà dit ci-devant, d’autant moins puissant sera celui qu’il reconnaîtra pour l’auteur de son être, d’autant plus aura-t-il l’occasion de douter si sa nature n’est point tellement imparfaite qu’il se trompe même dans les choses qui lui semblent très évidentes ; et jamais il ne pourra être délivré de ce doute si premièrement il ne reconnaît qu’il a été créé par un Dieu, principe de toute vérité et qui ne peut être trompeur.” (91). Car la question n’est pas de fait, puisque les pensées fausses ” ne sont pas moins vives et expresses que les autres ” : c’est celle du droit autrement dit de la cause dont elles s’autorisent et par quoi seules elles pourront valoir. On sait que Descartes résout cette difficulté en posant que la fausseté atteste d’une négativité qui jure avec la réalité des idées elles-mêmes, et que les idées accomplies comme telles (clarté et distinction), autrement dit les idées qui sont vraiment des idées, ont par là même toujours-déjà résorbé cette différence du fait et du droit puisqu’elle procèdent alors entièrement de la cause divine qui les autorise et les produit tout uniment (92). Formellement l’argument reste incontournable : pour autant que nos idées soient valables, elles procèdent d’une tout autre cause que nous – ou plus exactement, elles procèdent de nous en tant que nous ne sommes plus alors que le lieu d’effectuation de cette même cause. Modernisons : elles procèdent de notre compétence, laquelle n’est absolument rien d’autre que notre propre réalité subjective, en tant qu’elle est proprement instituée de ce qui l’autorise. Ainsi l’autorité (le savoir préalable, par exemple la médecine dans le cas du médecin, etc.) est bien la ” cause de mon être “, celle de la réalité de mes idées et par là même, quand elles sont vraiment mes idées (à moi, considéré ès qualité) leur nécessaire vérité. L’idée d’une ” authenticité ” qui nous serait personnelle et qui permettrait que ayons raison par nous-mêmes, sans s’autoriser d’un Autre dont on soit par là même littéralement institué, est par conséquent absurde : c’est indistinctement contre un soi impossible (93) et au nom d’un Autre nécessaire (94) qu’on peut seulement avoir raison.

L’éventualité de la vérité me définit pourtant d’une manière personnelle, puisqu’un bon choix que je ferai me sera toujours attribué (l’homme compétent est un acteur réel de sa situation), alors que je suis d’avance excusé de mes erreurs et de mes fautes, qui témoigneraient de mes mauvais choix (je pourrai toujours dire à bon droit que je ne savais pas dans le cas de l’erreur, ou pas vraiment dans celui de la faute). Si sceptiques que nous prétentions être, nous ne pensons en réalité jamais qu’en référence à une notion de la vérité dont il est dès lors exclu que nous soyons nous-mêmes l’origine, et même dont il est exclu qu’en vérité nous différions : c’est de nous-mêmes que nous différons, et non pas de l’idée de la vérité. Ce qui nous est propre est donc l’idée de la vérité dont nous ne pouvons pas être l’origine (c’est par exemple de la médecine qu’on s’autorise), et que ce qui nous est étranger est tout simplement nous-mêmes, précisément en tant que nous avons pour vérité d’être le lieu d’une idée qui contient infiniment plus dans sa réalité ” objective ” (par exemple la médecine) qu’elle ne contient dans sa réalité ” formelle ” (par exemple la conscience d’être médecin) (95) ! Une division s’instaure ainsi à partir d’un retournement : je suis à moi-même ma propre impropriété, et ce que je reçois et dont je reste absolument séparé (l’autorité) est pourtant ce qui m’est le plus propre en tant que je pense, et que penser consiste à s’autoriser d’une ” source souveraine de vérité “, si une pensée n’en est vraiment une qu’à être vraie et si c’est le même qu’une pensée soit vraie et qu’elle soit légitime. On ne peut être plus explicite que le texte cartésien à propos de cette idée que je trouve en moi, et qui est ” comme la marque de l’ouvrier empreinte sur son ouvrage ; et il n’est pas aussi nécessaire que cette marque soit quelque chose de différent de ce même ouvrage  (96). Formulation pour le moins étonnante, on en conviendra, dont la double négation pose une thèse qui serait parfaitement absurde si on la considérait en réalité (comment un ouvrage pourrait-il être la même chose que la marque sur lui de son auteur, et a fortiori comment pourrais-je n’être qu’une idée, même celle de Dieu, qu’au contraire je trouve en moi ?) mais qui est au contraire absolument nécessaire quand on la considère en vérité c’est-à-dire depuis la nécessité littéralement constitutive de la subjectivité et par conséquent des diverses pensées qu’il n’y ait finalement rien d’autre dans le légitime que la réalité de la légitimation. Autrement dit : je ne puis avoir raison qu’à être sans égard envers ce que cette source a depuis toujours exclu et qui n’est autre que moi même. Avoir raison consiste donc à s’en tenir pour soi à cette exclusion, et à ” employer toute son industrie ” à la réitérer. Nous en déduisons donc finalement que c’est toujours contre soi qu’on est sans égard envers ce qui ne compte pas.

Avoir raison, puisque c’est être sans égard, serait donc toujours se trahir soi-même, ou plus exactement s’être toujours-déjà trahi ? Certes non, quand il s’agit d’avoir raison : c’est bien au contraire s’assurer de soi. Ainsi peut-on dire que c’est son insuffisance (Descartes dirait sa ” participation au néant “) qui a trahi Bovary, alors qu’un bon praticien eût trouvé dans l’opération réussie une réassurance de lui-même… c’est-à-dire de sa compétence, seule réalité effective de la médecine. La vérité ne me trahit donc pas si je ne suis en vérité que sa nécessité, c’est-à-dire s’il n’y a pas de différence pour moi entre mon être et la nécessité (certes souvent entravée) que j’aie raison, nécessité qu’il aille en moi de la vérité.

Cette vérité qui me cause comme susceptible d’avoir raison, on vient de voir qu’elle était ce qui m’était vraiment propre, à l’encontre de moi-même. De sorte que si la vérité me cause comme étant déjà mon propre écart (en langage cartésien : je suis entre Dieu et le néant), je n’ai raison et je ne suis vraiment assuré d’être moi qu’à instaurer ce même écart dans tout ce que je puis reconnaître. Instaurer cet écart, c’est reconnaître ce qui compte, et ne pas reconnaître ce qui ne compte pas. Et ne pas reconnaître, concrètement, c’est être sans égards. Causé par une vérité qui est plus moi-même que moi-même, comme dit Saint Augustin à propos de Dieu, j’accède donc à ma légitimité de sujet parlant et agissant en étant sans égards. Les deux premières Méditations l’exposent évidemment, et la troisième en rend compte. La distinction entre quelque chose et rien, en tant qu’elle est l’origine de la question négative de l’âme qui est celle du manque d’égards, a donc sa condition dans ce qu’il faut nommer une trahison éthique de soi dont l’accès à la légitimité reconnue des paroles et des actes est depuis toujours le prix. Un bien suprême apparaît alors, et à titre de prix. D’où cette conclusion étonnante : ce n’est pas d’avoir raison qu’on perd son âme, mais on n’a au contraire raison qu’à l’avoir préalablement perdue – le préalable de cette perte constituant toute la possibilité d’avoir raison.

D’un autre côté, il faut pourtant admettre que cet accès consiste à m’autoriser de cette autorité au nom de quoi je ne compte pas, et au nom de quoi ne compte pas non plus tout ce que je pourrais avoir tort de reconnaître. Ce que j’aurais tort de reconnaître n’est tout simplement rien (car n’est quelque chose que cela dont la reconnaissance est légitime), de sorte que par moi-même je suis seulement capable d’embrasser du néant – éventualité dont je suis sauvé par mon manque d’égards envers la folie qui consisterait à ne m’autoriser que de moi et qui ouvrirait à l’aberrante éventualité que je ne puisse avoir raison d’aucun point de vue. Une folie me guette en effet : celle d’une parole qui ne serait pas autorisée de cette autorité dont rien de ce que je puis personnellement reconnaître ne saurait se dispenser de procéder – un parole qui ne dirait par conséquent aucun ” état de fait “, si l’on nomme ainsi le corrélât éventuel d’un jugement susceptible d’être approuvé. Or ce dernier point que j’admets évidemment n’exclut pas qu’une parole soit enfin mienne – à ceci près, justement, qu’elle ne renverrait à rien, et qu’elle exclurait par là même jusqu’à l’éventualité que mes actes ou mes paroles soient jamais justifiés. Voilà en effet le dilemme : que je récuse l’autorité en refusant d’être sans égards en quelque sorte malgré moi (je ne puis vouloir cela, puisqu’on veut toujours un bien qu’on a des raisons de préférer), et mes actions ou mes paroles cessent de valoir comme préférables à d’autres, qui eussent assumé de moins bonnes raisons – autrement dit : elles ne peuvent plus procéder de choix ni par conséquent valoir pour d’autres personnes. Ne plus s’autoriser d’autre que soi, c’est perdre non seulement l’approbation potentielle de ses semblables mais jusqu’à la possibilité de la semblance.

Or, selon cette hypothèse littéralement folle et qui est celle de l’athéisme (folle pour cette raison même), il est très clair que rien de ce que je dirai ou de ce que je ferai n’aura plus d’importance : dans la vectorialité salutaire du monde, ma situation deviendra semblable à celle des ” fous ” dont Descartes suppose l’exclusion aller de soi pour qu’on puisse simplement considérer, et donc suivre, le chemin de la vérité (97). Etant désormais privé de toute possibilité d’avoir de l’importance en un monde dont le ” cheminement ” est le schème originel, je suis alors un homme perdu : non seulement je suis privé des repères les plus nécessaires et les plus essentiels ” pour régler nos mœurs et nous conduire en cette vie ” (98) (le savoir préalable donne la direction, par exemple celle de la guérison, et fait apercevoir le chemin, par exemple l’évolution du traitement), mais encore je reste frappé d’inexistence : j’étais là, dans un monde où j’avais ma place et donc mon mot à dire, et, n’étant plus reconnaissable par personne (à commencer par moi), je n’y suis plus – à la manière de ces ” insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre lorsqu’ils sont tout nus ; qu’ils s’imaginent être des cruches ou avoir un corps de verre ” (99). Que penser de telles personnes, désormais extérieures au chemin de la vie (” extravagants “), sinon que pour ce monde elles sont par là même perdues ? La notion vectorielle du savoir, et donc ici la finalité comme structure première du monde, impose toujours-déjà l’éventualité constante de se perdre, c’est-à-dire de sortir de la voie ouverte par la promesse. C’est ainsi qu’un médecin peut dire d’un malade qu’il est ” perdu ” : désormais extérieur à la voie dont la médecine, comme promesse de guérison, est l’ouverture ; et ce terme revêtira un sens ” spirituel ” quand on aura substitué une détermination religieuse ou morale à celle des savoirs habituels : dans tous les cas, il s’agit de l’impossibilité désormais avérée qu’on figure jamais au nombre des élus. Car c’est le savoir qui fait autorité, et c’est l’autorité qui compte, dans l’ordre des finalités mondaines c’est-à-dire de la vectorialité du temps. Bref, la structure du monde a un envers pratique, qui est le risque de se perdre, et l’on se perd quand on n’est plus le semblable de personne puisque le monde est d’abord le lieu commun de l’altérité, l’ordre de son autorisation (100).

Ainsi, ne pas se perdre revient à s’en tenir exclusivement au monde en tant que monde – autrement dit au service des biens, toujours universalisable puisque le monde est d’abord le lieu de la communauté potentielle. Or s’en tenir exclusivement au monde, et par conséquent à la nécessité d’un salut par quoi tout prend sens et qui institue certaines réalités comme des biens de dernière instance pour l’obtention de quoi il faut être sans égards, c’est perdre son âme. Ainsi arrivons-nous au centre vide de notre questionnement, celui que toute la problématique de l’âme consiste à border : l’alternative constante et irréductible de se perdre et de perdre son âme.

C’est toujours pour soi qu’on est sans égards, et contre son âme. Pour soi, parce qu’on a forcément raison d’être sans égards envers ce dont la reconnaissance serait illégitime – et avoir tort, c’est toujours avoir tort de reconnaître – et aussi parce qu’on n’est soi-même subjectivement possible qu’à partir de la nécessité d’avoir raison. Nous nous trompons souvent et nous commettons des fautes, mais c’est à chaque fois parce que la possibilité d’avoir raison a été prise en défaut par un manque qui n’est pas notre fait mais toujours celui du savoir. Nous sommes donc perdus, sans le savoir. Et c’est de le savoir que nous nous sauvons ; mais alors nous perdons notre âme. En quoi c’est toujours et seulement de la métaphysique qu’il s’agit, c’est-à-dire de l’écart originel de ce qui n’a, en vérité, droit à aucun égard. L’équation pratique suivante suffit donc à définir la métaphysique : c’est le même de se sauver et de perdre son âme.

Le mensonge de la distinction ontologique

La fonction véritative du savoir est d’abord discrimination ontologique, et c’est d’elle que se donne à penser l’identité paradoxale de se sauver et de perdre son âme. Toute la question tient donc dans cet écart dont l’étant doit en tant que tel déjà relever, lui qui est par définition toujours du ” bon ” côté de l’alternative originelle. Mais alors si nous sommes d’emblée dans l’a priori de l’être (et forcément : aucune réalité, même le bouc-cerf ou le cercle carré, ne peut s’identifier à rien), comment la distinction originelle et par conséquent la question de l’âme peuvent-elles nous parvenir ? ne devrions-nous pas être depuis toujours et définitivement enfermés dans l’évidence du monde, horizon constitutif de toute possibilité positive ou négative ?

L’aporie est facile à lever, désormais : l’écart originel se retrouve forcément dans le monde, puisque c’est dans le monde (l’ordre des biens) et selon sa nécessité (le salut) qu’on perd son âme. Maintenant, si nous demandons comment s’effectue la conversion imposée par le monde à l’alternative originelle (” quelque chose plutôt que rien “) qu’il suppose toujours, nous découvrons que c’est forcément par un transport : on amène dans l’horizon du monde la distinction ontologique radicale qui lui est par définition étrangère (il est l’horizon de tout ce qui peut être). Cela constituera donc un mensonge : celui qui va consister à faire des distinctions mondaines qui ont forcément lieu dans l’a priori de l’être des distinctions ontologiques. On a donc perdu son âme quand on situe dans le monde, c’est-à-dire dans la logique de l’emprise et de la volonté, l’origine elle-même qui est l’institution de quelque chose comme écart de rien – dont tout savoir admet par définition l’a priorité, puisqu’il est forcément savoir de quelque chose et non pas de rien. Nommons le mensonge radical, en disant qu’il consiste à repérer un saut ontologique entre des réalités qui, comme telles, relèvent seulement de différences catégoriales.

Parce que tout manque d’égard procède du mensonge de la différence originelle entre quelque chose et rien, le ” saut ontologique ” a pour fonction de perdre ce dont il est l’écart : par exemple les étrangers qu’on peut abandonner à leur ” tribalisme “, les animaux qu’on peut livrer à la vivisection, les conjoints qu’on peut remplacer, la nature qu’on peut dévaster, les maisons qu’on peut vendre et revendre, les promesses qu’on peut renier, les rêves qu’on peut oublier. Bref, à chaque fois la désinvolture envers ce qui ne compte pas.

Pour comprendre la possibilité de ce mensonge qui est proprement la perte de l’âme, il faut d’abord reconnaître la portée ontologique des distinctions catégoriales – le mensonge consistant alors à faire comme si la portée ontologique valait comme distinction ontologique. Par exemple on ne niera pas que la différence entre le réel et l’imaginaire ait une portée ontologique. Une telle distinction ne met pas en cause l’écart originel de la métaphysique : il ne s’agit pas de la distinction entre quelque chose et rien mais, au sein du premier terme, la différence de quelque chose (un réel) et d’autre chose (un irréel). Or le glissement qu’on opérerait en identifiant les deux différences, par exemple en disant qu’un dragon n’est tout simplement rien (alors qu’il n’est pas rien puisqu’il est un dragon : exclu de l’existence, voire même de la possibilité, mais pas de l’être), on peut la poursuivre à l’intérieur de chaque catégorie, comme on le ferait en considérant que, parmi les humains, les morts ne sont absolument rien, et ainsi de suite : une extériorité catégoriale deviendrait indûment, quand cette appartenance aurait une portée ontologique, une extériorité absolue.

Cette identification du catégorial à l’ontologique nous est familière. C’est elle qui définit le savoir, toujours pour cette raison décisive qu’il est à lui-même sa nécessité inconditionnelle. Quand nous disons en effet que pour le géomètre un rond n’est absolument rien, nous mentionnons d’une part une erreur, un aveuglement ou un mensonge (ce n’est pas rien, puisque c’est un rond) que nous pouvons condamner, mais d’autre part nous mentionnons simplement la géométrie en donnant par là même la portée d’une nécessité ontologique à une simple distinction : dans l’espace idéal un rond n’est absolument rien, en effet, et nous n’avons pas raison de dénoncer comme illégitime le passage de la distinction catégoriale à la distinction ontologique : elle n’est illégitime que pour nous. Autrement dit, nous ne pouvons pas repérer là un manque de savoir et par conséquent une excuse. Quand donc nous parlons de mensonge, il ne faut pas l’entendre au sens moral ou psychologique mais bien au sens transcendantal : c’est la réalité même du savoir, avec la nécessité qu’elle est a priori pour soi, qui institue comme rien ce qui par ailleurs est quelque chose. Et c’est bien parce que la problématique de l’excuse en est a priori exclue que l’âme y est en cause, puisqu’on ne peut séparer l’éventualité d’avoir perdu son âme de celle d’avoir finalement raison.

Parce qu’elle est inconditionnelle, cette nécessité a la tautologie pour expression privilégiée. Si l’on nous demande pour quelle raison les géomètres ne reconnaissent pas que les ronds sont à chaque fois quelque chose, nous serons dans la nécessité de répéter pour toute réponse que ” la géométrie est la géométrie ” (on pourra certes expliciter ce discours, par exemple au moyen d’une phénoménologie de l’idéalisation, mais cela ne modifiera pas le statut de notre réponse). La tautologie opère donc formellement le transport d’une distinction catégoriale à une distinction ontologique : dire que la géométrie est la géométrie signifie d’une part qu’on aurait tort de lui adresser des exigences valables ailleurs (distinction catégoriale), mais cela signifie aussi – puisqu’on ne lui oppose rien quand on la mentionne à titre de réponse – qu’on réitère à son propos la distinction radicale de la métaphysique. Et en effet : dire que ” la géométrie est la géométrie “, ce n’est pas opposer l’imperfection du rond réel à la perfection du cercle idéal, mais c’est dire qu’un rond n’est tout simplement rien quand un cercle est évidemment quelque chose. Depuis la position de légitimité du savoir, nous trouverons ainsi entre deux étants une distinction d’être – et c’est en cela que consiste expressément cette position de légitimité. C’est un mensonge, puisqu’entre les étants la distinction peut seulement être catégoriale, mais c’est un mensonge qui se situe par là même en extériorité au savoir. On parlera donc plutôt d’une ” position mensongère “. Ce n’est donc pas le savoir qui est mensonger (il y a le cercle), mais l’institution ou encore la position de sa légitimité (il y a le cercle et non pas le rond) à quoi s’identifie forcément la subjectivité qui prétend avoir raison. On ne peut se poser soi-même dans la nécessité a priori d’avoir raison qu’à la condition d’avoir déjà opéré l’institution du vrai non pas dans un écart catégorial ou même transcendantal (parmi toutes les réalités, on ne considérerait que celles qui seraient vraies, respectant en quelque sorte l’indépendance des autres) mais bien ontologique (du point de vue de la vérité que le savoir est d’emblée pour lui-même, ce qui n’est pas vrai n’est tout simplement rien). Car si le savoir ouvre le temps mondain comme vectoriel, il ne le fait lui-même que depuis une décision originelle entre quelque chose et rien qui le précède : une décision par laquelle le ” bon ” côté est devenu le seul côté, le côté du bien et par conséquent aussi le côté des biens dont, éventuellement, l’âme sera le prix. L’instant décisif de la perte de l’âme ne sera donc que la reprise de cet écart originel qui a toujours-déjà eu lieu parce qu’elle se confond avec l’ouverture même du monde, quand le monde en tant que monde (c’est-à-dire la finalité et donc l’ordre commun de la nécessité des biens) en sera la raison (101). La temporalité de la perte de l’âme est toujours une temporalité de l’après-coup et c’est l’inconditionnalité que le savoir est pour soi qui permet seule de le comprendre (que la distinction catégoriale vale nécessairement comme distinction ontologique).

Si tout savoir est savoir de quelque chose plutôt que de rien, autrement dit s’il n’y a de savoir que dans l’écart qui ne peut pas être illégitime de ce qui ne compte pas, alors on se trouvera à chaque étage et pour chaque détermination devant un transfert de cette première exclusivité métaphysique. Celui qui s’en tient finalement aux différences signifiées par les tautologies (les morts sont morts, et les vivants sont vivants) reconnaît donc comme principe des différences mondaines des différences qui sont originelles c’est-à-dire ontologiques (puisque l’origine métaphysique des différences est que quelque chose ne soit pas rien) : non seulement l’homme de savoir ne voit rien là où la rêverie nous fait reconnaître des continuités, mais l’idée même qu’on puisse avoir raison de reconnaître certaines choses qu’il dénoncera comme purement verbales ne lui viendra pas : elle récuserait l’a priori métaphysique consistant à définir la vérité par le savoir.

Or de telles choses sont envisageables sans qu’on puisse, pour le faire, s’assurer d’un savoir permettant à leur mention d’être celle de quelque chose et non pas de rien. Par exemple, on peut sortir rasséréné d’une conversation avec un livre, avec une œuvre musicale ou avec un parent mort depuis longtemps ; on peut quitter un tableau abstrait en sanglotant de ce qu’il nous a appris ; on peut éprouver de la gratitude envers les lieux et non pas seulement les personnes de notre enfance ; on peut faire l’effort de marcher silencieusement dans la campagne afin de respecter les rêves des eaux dormantes ou, moins paisible, on peut entendre résonner encore le défi de Rastignac sur les hauteurs du Père-Lachaise… Autant de réalités envers lesquelles il est proprement impensable d’avoir raison d’avoir des égards, parce que tout savoir qu’on voudrait mentionner pour le justifier finirait par contredire la nécessité qu’il soit toujours savoir de quelque chose et non pas de rien : les livres ou les morts parlent-ils ? les maisons aiment-elles ? les eaux immobiles rêvent-elles ? les personnages de romans laissent-ils des traces dans nos villes bien réelles ? Il faudrait être fou pour le croire, extravaguer. On voit bien à chaque fois que le dire ne correspond à rien. C’est très vrai, si la vérité doit d’une manière ou d’une autre correspondre à quelque chose et non pas à rien c’est-à-dire s’inscrire dans l’a priori ontologique de l’exclusion radicale, et si celui qui hausse les épaules a raison de mépriser ceux à qui cela n’importe pas. Or qu’il ait raison est incontestable.

En admettant par de tels exemples que la différence radicale soit sans importance, on découvre une éventualité qu’on aurait tort d’appeler un principe de transgression, puisque c’est bien au contraire à son encontre que la distinction radicale est mise en avant. L’inconditionnalité que le savoir est pour soi (et que rappelle constamment l’autorité des tautologies) est donc en réalité toujours seconde : on ne distingue quelque chose et rien que sur le fond d’une communauté aberrante (car par définition tout lieu commun est une modalité de l’être), dont la distinction véritative serait alors la dénégation. Car l’alternative originelle de la métaphysique nous apprend, justement parce qu’elle est une alternative et non pas la constatation neutre d’un état de fait naturel, que l’évidence première (n’importe quoi doit d’abord être, et ensuite toutes les différences seront possibles) est non pas fausse (c’est une tautologie) mais originellement mensongère : il est impossible de ne pas admettre d’avance l’horizon de l’être et par conséquent l’exclusion de ce qui n’est rien (pratiquement : le manque absolu d’égards) ; mais c’est un mensonge dont ceux qui ont raison sont subjectivement constitués, puisqu’on n’a raison qu’à s’autoriser d’un savoir qui le soit de ” quelque chose et non pas de rien ” – c’est-à-dire qu’à ” oublier ” de nouveau dans le service du monde qu’il s’agit d’une décision.

Le saut ontologique, l’âme et la distinction savoir / vérité

Tout savoir procède donc finalement d’une dénégation à laquelle il est constitutivement aveugle, dès lors que pour lui tout commence par la nécessité d’être savoir de quelque chose et non pas de rien. L’eidétique, si l’on nous accorde que tout savoir s’inaugure de sa propre inconditionnalité, est par là même institutrice d’un saut ontologique qui va déterminer la formalité transcendantale du manque d’égards en réitérant la dénégation originelle, celle qui nous oblige à poser l’aberration d’une antériorité à la distinction ontologique entre quelque chose et rien. Cette réitération est l’institution, au double sens eidétique et politique. Par exemple c’est dans leur être même que les animaux diffèrent des humains pour le législateur (102), que les morts diffèrent des vivants pour l’urbaniste, que les femmes diffèrent des hommes pour le politicien ou pour le religieux, et ainsi de suite. Ce qui signifie concrètement que le mensonge d’un ” saut ontologique ” est toujours là, parfois explicitement (exemple des animaux) mais le plus souvent à travers une dénégation dont personne n’est dupe – et qui souligne encore la perte de l’âme (103).

Mais si nous décidons, contre l’évidence métaphysique (c’est-à-dire contre les tautologies de l’autorité), que cette distinction est dérivée d’une origine première, toujours-déjà perdue mais que nous ne renierons pas pour autant et dont des exemples comme ceux qu’on vient de citer permettent de témoigner, alors le ” saut ontologique ” cessera de valoir comme vérité pour apparaître comme fiction transcendantale, c’est-à-dire comme une structure actuelle du savoir. Car si c’est depuis l’a priori du savoir que la question originelle de la métaphysique prend la forme d’une exclusion radicale, alors le refus d’identifier la vérité à l’accomplissement du savoir, c’est-à-dire au salut, est en même temps le soin de l’âme – qui n’a d’autre réalité que celle de ne pas mentir quant à la reconnaissance de l’origine perdue (que l’indifférence à la question de l’être ne soit pas à nouveau déniée comme le service des biens exige qu’elle le soit) – puisqu’évidemment l’âme n’est pas une nouvelle réalité qu’il faudrait promouvoir à l’encontre de celles qui auraient été essentielles jusque là. L’alternative très concrète de l’âme (se sauver, c’est perdre son âme et on ne sauve son âme qu’à se perdre) se traduit donc philosophiquement par l’idée d’une vérité sans le savoir : aussi indifférente à la question de l’être qui va de soi, qu’à la nécessité corrélative du salut qui s’impose universellement.

Le savoir lui-même n’est pas indifférent à l’idée d’une vérité qui le précéderait. Non pas certes l’indifférence à la question de l’être que des exemples comme ceux qu’on vient de prendre (et qui sont ” extravagants “) permettent vainement d’invoquer, mais au contraire une indifférence à la question de l’étant qui permettra d’accentuer la décision originelle dont la perte de l’âme est la réitération : de l’étant lui-même il ne doit jamais être question.

Concrètement, l’antériorité au savoir qui accentue le ” bon ” côté comme tel se nomme ” méthode “, et c’est à y reconnaître des nécessités qu’on ne prendra pas pour des réalités que s’accomplit en quelque sorte définitivement l’alternative originelle. Car c’est bien dans l’antériorité méthodique au savoir que va s’opérer le glissement du transcendantal à l’ontologique : tout savoir particulier l’opère, avons-nous vu, mais sa particularité est par là même l’impossibilité qu’elle soit jamais totalement opérée (on n’est jamais totalement géomètre ou médecin : ce qui ne compte pas compte quand même par ailleurs) alors que si tout savoir s’inscrit d’avance dans la nécessité d’une unique méthode (mathesis universalis), il se réalisera en quelque sorte innocemment dans un monde déjà identifié à la nécessité représentative : un monde où rien ne peut être en réalité que ce qui en vérité – de sorte que si l’instituable (la matière, dont la science physique fait l’étendue) se trouvera toujours-déjà institué (la physique est absolument possible, puisque la matière n’est rien d’autre que l’étendue).

En effet, si nous considérons les exigences de la méthode, nous constatons qu’elles sont proprement constitutives de tout ce que nous pouvons savoir, bien qu’elles ne le soient pas de la réalité elle-même. Descartes est parfaitement clair : le monde que les ” vérités éternelles ” nous permettent de construire par ordre et mesure n’est pas le monde lui-même : c’est un monde ” feint “. Il le dit à plusieurs reprises. Nous exposant son monde Descartes agit ” comme n’ayant d’autre dessein que de vous raconter une fable ” (104). Voici ce qu’il dit dans le Traité du monde : ” Et mon dessein n’est pas d’expliquer comme eux [les ” philosophes “] les choses qui sont dans le vrai monde, mais seulement d’en feindre un à plaisir dans lequel il n’y ait rien que les plus grossiers esprits ne soient capables de concevoir et qui puisse toutefois être créé tout de même que je l’aurai feint ” (105). Et là encore : ” Même, pour ombrager un peu toutes ces choses, et pouvoir dire plus librement ce que j’en jugeais sans être obligé de suivre ni de réfuter les opinions qui sont reçues entre les doctes, je me résolus de laisser tout ce monde ici à leurs disputes et de ne parler seulement de ce qui arriverait dans un nouveau, si Dieu créait maintenant quelque part, dans les espaces imaginaires, assez de matière pour le composer et qu’il agitât diversement et sans ordre les diverses parties de cette matière, en sorte qu’il en composât un chaos aussi confus que les poètes en puissent feindre et que par après il ne fît autre chose que prêter son concours ordinaire à la nature et la laisser agir suivant les lois qu’il a établies ” (106). Parlant de la matière, de sa divisibilité et de son organisation, Descartes ajoute ailleurs ” Et supposons de plus que Dieu la divise véritablement en plusieurs telles parties, les unes plus grosses, les autres plus petites, les unes d’une figure les autres d’une autre, telles qu’il nous plaira de les feindre ” (107). Bref, jamais il n’imagine que le monde constitué et dont des vérités crées permettent la compréhension n’est le vrai monde : le croire reviendrait à oublier que les vérités éternelles sont elles aussi des créatures, c’est-à-dire que cela reviendrait à se figurer un Dieu mathématicien, soumis à des nécessités idéales sur le modèle des dieux des Anciens ou auquel l’inhérence substantielle de ces mêmes vérité ôterait la perfection d’une liberté infinie.

Les textes n’offrent aucune possibilité de nuancer cette coupure originelle entre le savoir certain dont les ” vérités ” librement instituées par Dieu constituent l’armature indubitable, et la vérité à quoi le cogito et l’idée d’infini qui ne sont pas des raisonnements c’est-à-dire qui ne relèvent pas de ces mêmes vérités-créatures que sont les ” vérités éternelles “, sont déjà l’accès. Il énonce cette différence par l’idée étonnante que les ” vérités métaphysiques “, contrairement à celles du monde auxquelles le doute hyperbolique s’applique communément, peuvent être démontrées ” d’une façon qui est plus évidente que les démonstrations de géométrie ” (108). Entendons qu’elles résistent à l’ordre même de la représentation que structure l’ensemble des ” vérités éternelles “, et par conséquent à la nécessité de la méthode dont la portée reste, si l’on peut utiliser le vocabulaire de Kant pour penser une théorie dont il est l’héritier, transcendantale. Il y a donc bien une division première que signifie la notion de la création des ” vérités éternelles ” (qui ne sont pas coextensives à Dieu et auxquelles, encore moins, il n’est pas soumis) et dont l’universalisation de la méthode, grâce aux biens mondains de dernière instance qu’elle promet (la médecine, la mécanique et la morale, en un mot la vie) sera l’oubli. Le ” marché de l’âme ” est quasiment exposé dans la fameuse métaphore de l’arbre : car si profondément que ses racines soient enfoncées dans une terre dont il n’est dans leurs parties extrêmes plus évident de les distinguer, c’est à ses fruits, et à eux seulement, qu’on le juge et qu’on décide ou non de le conserver : s’il en donne, qu’on le cultive ; mais qu’on le coupe s’il n’en donne pas, car alors ” il occupe la terre inutilement ” (109). La métaphore de l’arbre, que tout le monde s’accorde à considérer comme l’emblème du cartésianisme, dit par conséquent qu’il s’agit d’abord d’être satisfait de l’origine. Elle dit qu’on peut décider de l’origine ! De sorte qu’en droit le sort est déjà jeté, puisque c’est l’éventualité qui importe. On ouvre donc les yeux sur un espace indéfiniment homogène, qui n’a plus de ” lieux naturels ” ni de directions privilégiées, dont toutes les parties sont rigoureusement équivalentes et qui laisse le champ enfin libre à une volonté infinie qui sait seulement qu’elle a raison. Disons-le : un monde sans âme.

L’idée de méthode mérite d’être examinée, du point de vue de la décision dont le savoir (par là même différé de la vérité, sinon il irait de soi) relève toujours-déjà, et qui concerne donc l’origine. On peut l’expliciter en disant que sa précession (n’importe quel énoncé doit d’abord relever de la méthode) est plus importante, pour les choses qu’elle concerne, que la vérité propre de ces choses (leur ” dévoilement “, telles qu’elles seraient en elles-mêmes dans l’initiative de leur manifestation). La méthode est donc littéralement un savoir sans objet : un savoir qui n’est savoir de rien, sinon du savoir c’est-à-dire, formulée positivement, de la différence du savoir et de la vérité. Et comment procède-t-elle ? en imposant aux choses, contre elles-mêmes, les conditions du savoir (exemple du morceau de cire).

Or si c’est pour être étudiées ” selon les nécessités de notre entendement “, cette imposition va de soi ; et Descartes qui précise que ” nous considérons ici les séries des choses à connaître et non la nature de chacune d’elles ” (110), atteste d’une différence entre savoir et vérité qu’il explicite plus loin en disant ” que chaque chose doit être considérée différemment quand nous en parlons par rapport à notre connaissance et quand nous en parlons par rapport à leur existence réelle “ (111). Rien là que de très naturel, et la distinction entre ” en soi ” et ” pour nous ” est traditionnelle (on la trouve souvent chez Aristote). Seulement, l’affaire de Descartes est la rupture : alors que la différence entre les choses existant proprement, et les réalités que le savoir constitué selon les ” vérités éternelles ” nous permet d’élaborer, devrait rester réversible (ce qui est toujours le cas chez Aristote, qui passe et repasse d’un point de vue à l’autre), elle devient définitive chez Descartes : la distinction savoir / vérité est oubliée comme telle et devient alors ” objectivement ” la reconnaissance d’un ” saut ontologique ” entre le connaissable et ce qui n’est plus rien, non seulement du point de vue du savoir, mais d’une manière absolue. De cet oubli témoigne notamment la constante identification du vrai et du réel qui parcourt tout le texte des Méditations et qui serait philosophiquement absurde s’il ne s’agissait en propre de l’acte cartésien, c’est-à-dire concrètement de la question de l’âme.

Car la méthode acquiert bien statut ontologique : ce n’est plus le regard qu’elle ordonne mais le regardé, non plus seulement pour nous mais en soi – dès lors qu’il n’y a plus de point de vue de la nature mais seulement un point de vue humain, qui est celui de la constitution dans et par le savoir. D’une manière générale, on caractérise donc la méthode en disant que les choses sont perdues (et jusqu’à l’idée qu’il y en a jamais eu : jamais le monde n’a existé sans les vérités que Dieu a librement instituées) au profit des objets, si l’on nomme ainsi des ” matérialisations ” du savoir (j’emprunte ce terme à Bachelard, qui décrit l’expérience scientifique comme des modalités de matérialisation des théories). Car un objet n’est absolument rien d’autre que l’ensemble des réponses qu’il permet d’obtenir pour les questions que la méthode élabore : non pas une réalité positive, une indépendance ontologique, mais un noyau de savoir encore opaque. Le monde cartésien s’instaure pourtant de différer du ” vrai ” monde, qu’on peut rapprocher de la Lebenswelt dont parle Husserl dans La crise des sciences européennes et à quoi il enjoint la pensée de toujours faire retour. Et bien sûr toute la problématique heideggerienne de la technique trouve sa source dans une institution cartésienne du monde dont il faut alors reconnaître qu’elle se confond avec son propre oubli : l’oubli de la différence entre savoir et vérité que pourtant toute la pensée de Descartes consiste à approfondir. Voilà l’oxymore de son génie.

Certes, le savoir est une fable, puisque les vérités éternelles sont crées (elles ne sont pas d’une nature plus divine que les simples objets qu’elles permettent d’ordonner). Mais c’est une fable à laquelle nous sommes totalement autorisés, puisqu’elles sont instituées par Dieu lui-même, dans le même acte qu’il crée et le monde, et les esprits. Voilà ce qu’on peut nommer une position mensongère – et pour ce qui nous intéresse ici plus précisément la perte de l’âme : qu’on se reconnaisse expressément autorisé à adopter comme vrai ce qui ne l’est pas, et que les ” fruits ” qu’on en retire soient un motif supplémentaire d’assumer ladite autorisation ! Quand Descartes parle de nous rendre ” comme maîtres et possesseurs de la nature ” (112), c’est bien une manière à la fois de reconnaître l’extériorité de la nature à la composition des notions simples qui constitue en fait notre savoir (la ” fable “), et d’indiquer que cette différence ne compte tout simplement pas. En effet, les premières notions qui s’imposent à nous d’une façon absolument nécessaires, sont librement décrétées par Dieu et par là même instituées comme originellement valables ; de sorte que si elles ne sont pas la vérité (par exemple on ne peut utiliser en toute rigueur la causalité pour dire de Dieu qu’il est ” cause de soi “), elles sont parfaitement suffisantes. pour nous, dans la visée dès lors forcément utilitaire à quoi toute philosophie se ramène nécessairement (113). Or qu’est-ce que la perfection de cette suffisance, sinon le droit illimité que nous avons d’être sans égards envers ce qui y apparaît comme rien (la nature comme autre chose que ce que nous en savons) ? Pour Descartes, qui place ainsi dans ” l’arbre de la philosophie ” les questions morales au même niveau que celles qui relèvent de la mécanique et de la médecine (même si elles finissent évidemment par les englober), il n’y a jamais d’autre question que celle de l’indéfini agrandissement d’un possible qui est d’emblée autorisé et qu’aucun égard irraisonné n’a le droit de limiter. Or un égard raisonné n’est pas un égard : c’est une prudence. Constitutivement autorisés d’une vérité dont notre savoir est aussitôt libéré, nous devons donc être absolument sans égards, c’est-à-dire pratiquement de n’avoir aucun égard pour les choses ou les êtres qu’il n’est pas dans notre intérêt de préserver mais qui attestent, par là même et depuis leur seule existence, d’une différence au savoir qu’il faudra constamment dénier.

Ce envers quoi il serait extravagant d’avoir des égards, par exemple les animaux qu’on fait tuer par ” curiosité ” (114) et dont la mort paraît constituer un spectacle fort prenant (115), ou la nature dont les éléments ne diffèrent d’une machine fabriquée que par la seule cause de leurs formes (116), c’est non pas ce qui n’est rien, mais ce qui est comme rien – étant maintenant bien entendu que ce comme n’est pas de portée théorique (il ne s’agit pas de dire que ce qui est quelque chose pour nous n’est rien en soi puisque le savoir construit une ” fable “) mais expressément pratique (il s’agit de ne pas avoir d’égards envers ce qui ne compte pas). Notre aperception peut limiter le monde à une construction, sa légitimité permet de faire comme si cette fiction n’en était pas une, c’est-à-dire d’être sans égards pour tout indice d’une éventuelle différence. C’est donc un mensonge, dont l’aveu est inévitable.

Il l’est d’abord d’une manière générale : pour savoir, ” Je fermerai maintenant mes yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses (…) ” (117) – ce qu’on peut traduire plus simplement par cette formule : je sais bien que le savoir n’est pas la vérité, mais j’ai parfaitement le droit de refuser ce savoir. Et par exemple le haut et le bas relativement à l’homogénéité de l’espace, les qualités occultes (comme celle qu’il faudrait reconnaître au cœur pour admettre la découverte de Harvey) relativement aux lois de transmission du mouvement, sont comme rien. Il l’est ensuite d’une manière particulière, à propos de tout ce qui ne compte pas. Par exemple Descartes explique que c’est en jouant ” de leur crainte, de leur espérance ou de leur joie ” qu’on peut obtenir des animaux des comportements donnant l’illusion qu’ils ne sont pas que des machines (118). Un mensonge ne peut pas être plus flagrant.

De quoi s’agit-il donc à chaque fois ? de la thèse d’un ” saut ontologique “. Dès lors qu’elle justifie le manque absolu d’égards, des différences comme celle qu’on aperçoit entre les qualités secondes des choses et leur réalité physique, ou entre les animaux et les humains, cessent d’être relatives mais attestent d’un saut ontologique – dont nous reconnaissons maintenant que la notion est seulement celle du parfait manque d’égards. Notion mensongère s’il en est, non seulement parce qu’elle dénie l’appartenance commune que toute différence suppose forcément, mais surtout parce qu’elle réside tout entière dans une autorisation du savoir par la vérité dont il tire une liberté (celle dont nous tenons notre maîtrise du monde, notre richesse et notre écrasante supériorité sur toutes les autres cultures) de laquelle il s’autorise dès lors pour la renier. En effet, quand on s’est mis en position de décider de l’origine, alors la vérité n’est plus que la possibilité de la constitution : c’est seulement de cette décision d’oublier la différence entre savoir et vérité qu’il s’agira finalement en elle. Ce monde dans lequel nous vivons, dont quasiment chaque objet est pétri du plus haut savoir scientifique, ce monde qui envisage même de vaincre la mort et non plus seulement de la repousse par l’élucidation de la génétique du vieillissement, il a un prix. Nous l’indiquons confusément quand nous disons que le monde moderne est ” sans âme “. Par cette formule, nous indiquons qu’il renie constamment la différence du savoir et de la vérité dont il est pourtant institué.

L’instant de la perte de l’âme est donc celui où la réalité des fruits a décidé de l’arbre tout entier et d’abord de ses racines, de son occupation de la terre : quand a surgi en 1630 l’idée de la création des ” vérités éternelles ” et que la méthode est par là même devenue universelle, c’est-à-dire décisive quant à l’être lui-même. Alors le vrai et le réel, le faux et l’irréel sont devenus indéfiniment substituables, non pas parce qu’ils sont identiques mais parce que la méthode en a décidé ainsi depuis toujours et qu’aucun savoir ne peut porter sur la différence qu’on y apercevrait. Voilà donc la perte de l’âme : une liberté qui est sans égard pour rien parce qu’elle a renié son origine en s’en autorisant (119).

Rationalisation et conséquences du mensonge transcendantal

La distinction de la vérité et du savoir assure paradoxalement celui-ci d’une possibilité illimitée dont les choses elles-mêmes finissent par relever. Assurer le savoir dans l’exclusion de la vérité, ce n’est pas dire qu’on peut devenir toujours plus savant, mais c’est dire qu’il n’y a pas de limites au possible, lequel prend dès lors une dimension proprement ontologique. Rendre ontologique une nécessité qui n’était d’abord qu’épistémologique, c’est ce que signifie la notion de constitution : que ce qui existe, et précisément en tant qu’il existe, ait d’abord à relever du savoir – alors même que l’existence s’entend expressément en extériorité au savoir. Le mensonge qu’on vient de voir à l’œuvre chez Descartes se radicalise donc à travers la notion du transcendantal. Et comme nous avons décelé son origine dans la nécessité que tout savoir s’autorise d’abord de l’impossible exclusion qui ne porte sur  rien  (” pourquoi l’étant plutôt que rien ? “, c’est par conséquent dans le traitement de ce ” rien “ que réside le point crucial du savoir en général – dès lors qu’il trouve son assurance dans son droit de ne plus être la vérité.

Eh bien justement, le philosophe du transcendantal n’a pas reculé devant la nécessité de dire ce paradoxe en inventant le concept ” positif ” de ” noumène ” (par opposition au concept négatif où il s’agit simplement d’indiquer la limitation de nos conditions d’aperception). Si ce concept radicalise en effet l’exclusion de la vérité, c’est qu’il garde le principe de la constitution (il concerne ” l’objet d’une intuition non sensible “) qu’on peut nommer dépossession ontologique puisque ce n’est pas en elle-même qu’une chose est vraie, mais par l’entendement qui s’effectue en elle ; cependant, il le pousse jusqu’au bout en envisageant une effectuation transcendantale qui ne soit pas, comme chez nous qui devons recevoir la matière de nos intuitions, purement formelle mais en même temps matérielle : une ” intuition intellectuelle qui cependant n’est pas la nôtre et dont nous ne pouvons pas même envisager la possibilité ” (120). L’idée est la même que chez Descartes (différée du savoir, la vérité n’est rien d’autre que la pure liberté divine dont la trace en moi suffit à définir toute la réalité de mon âme), mais elle présente cet avantage supplémentaire de mettre l’accent sur la dépossession dont l’objet se définit formellement, alors que la théorie de la création des vérités éternelles renvoie finalement à une positivité dont notre savoir pourrait être la satisfaisante assurance (121). Autrement dit pour Kant la différence du savoir et de la vérité (du phénomène et du noumène) renvoie à une impossibilité de principe dont la notion de la chose en soi est l’indication, de par son caractère purement formel, et qui est justement celle qui se trouve impliquée dans la question originelle de la métaphysique.

On s’étonnera peut-être de cette interprétation et on lui opposera la citation suivante ” L’entendement donc, justement parce qu’il accepte des phénomènes, reconnaît aussi par là l’existence de choses en soi (…) “. Mais la même phrase continue : ” …et dès lors nous pouvons dire que la représentation de ces êtres qui servent de fondements aux phénomènes, donc de purs êtres intelligibles, n’est pas seulement admissible mais encore inévitable ” (122). L’existence, irréductible à l’intelligence comme on le voit dans la critique de l’argument ontologique, renvoie au contraire les êtres qu’elle suffit à caractériser (les ” choses en soi ” que leur statut de ” fondement ” supposé oblige à appeler ” noumènes “) au statut de ” purs êtres intelligibles “. Et ceci pour l’excellente raison que la causalité qu’on met en œuvre pour affirmer à partir des phénomènes la réalité des choses en soi est une catégorie dont l’usage transcendantal est parfaitement illégitime – ainsi qu’il est expressément rappelé au début du paragraphe 33 des Prolégomènes, qui suit immédiatement la citation qu’on vient de faire. Dès lors, s’il y a quelque chose dont le savoir assure l’emprise (les phénomènes), c’est seulement depuis l’exclusion de ce rien dont même l’idée abstraite du noumène relève encore, puisqu’elle renvoie la reconnaissance du ” donné ” à la nécessité de notre réflexion (nous ne pouvons pas ne pas admettre la chose en soi, dès lors qu’il y a les phénomènes), et qu’elle concerne une réalité qu’on peut seulement penser en disant qu’elle ne serait rien d’autre que l’effectuation de l’entendement divin (intuitus intellectus). Pour penser la chose en soi dont le phénomène diffère comme le savoir diffère de la vérité, il faut donc finalement s’en tenir à l’idée qu’elle n’est rien en soi parce que la pensée ne s’oppose à la connaissance qu’en déplaçant de l’homme à Dieu le principe de dépossession du vrai ! En quoi c’est l’absolu du manque d’égards qu’on désigne.

L’interprétation paraît outrée, je le sais. Mais Kant assure sa validité en faisant de la considération de quelque chose comme rien le point crucial de la doctrine transcendantale. Et si nous n’avons pas tort d’aller jusqu’à parler de ” mensonge “, alors on doit forcément trouver dans le passage concerné une contradiction forcément énorme, dont on peut a priori définir la teneur en disant qu’elle doit considérer comme rien ce que par ailleurs elle doit expressément reconnaître comme un étant – puisque la question originelle de la métaphysique est l’alternative de ces deux termes. Improbable, dira-t-on. Voyons.

Le texte se trouve dans La Critique de la Raison pure, à l’extrême fin de l’analytique transcendantale (123) et son argument est le suivant : ce qui échappe aux lois de la représentation, c’est-à-dire de la réflexion transcendantale (qu’en toute chose qu’on puisse apercevoir, il aille des a priori de notre aperception dès lors que celle-ci s’accomplit dans le savoir et non dans la vérité), n’est par là même absolument rien, quand bien même ce serait indubitablement quelque chose, un ” étant ” échappant à cette nécessité. L’idée de Kant est que l’objet, forcément pensé selon les catégories, n’est tout simplement rien dès lors qu’elles sont dans l’impossibilité d’être appliquées. Or le mensonge transcendantal consistant à nécessiter que quelque chose ne soit rien apparaît immédiatement, et de la manière la plus explicitement flagrante : voulant indiquer ce qui n’est rien à partir de la nécessité pour toute chose qu’elle relève d’abord des catégories, Kant commence par indiquer qu’il peut s’agir d’un ” concept vide sans objet “, en donnant ceci pour formulation latine :” ens rationis “. Or que signifie exactement le mot latin ens ? Etant ! (c’est le participe présent de esse, être). Et il précise encore : il s’agit de ce qui n’est pas réellement possible bien qu’on puisse le concevoir, ” une simple fiction “. Mais par là même c’est encore quelque chose : cela dont nous parlons, et non pas rien. Les trois autres manières de comprendre ce terme ” rien ” renvoient aussi, à chaque fois, à quelque chose : ” l’objet vide d’un concept ” (nihil privatus), par exemple l’ombre ou le froid, qui sont assurément quelque chose, puisqu’ils produisent des effets et des nécessités spécifiques : ce n’est pas le même d’avoir froid et de n’avoir pas chaud, dont personne n’est jamais mort. Vient ensuite ” l’intuition vide sans objet ” (ens imaginarium – ici également le terme ” étant ” figure expressément dans la désignation de ” rien “) comme l’espace et le temps dont on peut dire pourtant qu’ils sont les objets de la géométrie et de la physique pure ; enfin ” objet vide sans concept ” (nihil negativum) objet impossible selon les lois de la pensée, comme un contradictoire (mais précisément : un contradictoire est un contradictoire et non pas rien). On le voit, la définition du savoir par l’exclusion de la vérité (l’opposition du phénomène qu’on peut connaître, et de la chose en soi qu’on peut seulement penser dans sa nécessité, lui conférant ainsi le statut de noumène), a pour effet de conduire à cette thèse que des réalités pourtant indéniables ne sont rien, ce qu’on devra poser au prix de la plus flagrante des contradictions : que rien renvoie au latin ens, et que nihil soit associé à des propriétés indéniables.

La perte de l’âme, avons-nous dit, se reconnaît au refus de transiger sur les différences massives que, certes, les tautologies justifieront toujours (l’urbaniste qui détruit un cimetière pour installer un supermarché et un parking, ou l’héritier qui détruit le testament contraire à ses intérêts mettent en avant cette vérité indubitable que les morts sont les morts et que les vivants sont les vivants) – mais qu’on peut parfois laisser sans importance. La plus massive de ces différences est celle qui oppose, dans la question originelle, quelque chose à rien, et dont toutes les autres procèdent (par exemple dans l’ordre de la vie, les morts ne sont assurément rien : il n’y a que des ossements et les pensées des vivants). Or cette procession peut seulement être admise dans la doctrine du ” saut ontologique “, en récusation première de l’indifférence à la question de l’être qui interdit qu’un écart soit radical. Et qu’est-ce que la considération de l’étant comme rien sinon le principe enfin dit de tout savoir, qui est le manque radical d’égards ?

Si nous avons raison, après cet examen des textes paradigmatiques de Descartes et de Kant, de considérer comme mensongère la distinction originelle dont tout savoir tient sa formalité métaphysique, alors forcément cette doctrine du saut ontologique relève du même statut. Examinons-la : ici encore le mensonge doit apparaître de façon flagrante.

Cependant, il faut d’abord la trouver – et ne pas l’inventer pour les besoins de notre argumentation ! Où peut-on en découvrir un exemplaire ? Ce qui précède sur la métaphysique et sur la causation de la subjectivité qui définit l’autorité permet de répondre : ce sera forcément dans un discours qui promet le salut en se prétendant la vérité réelle de toutes les vérités possibles, et dont la vocation est dès lors de nous apprendre à vivre. Nous n’avons que l’embarras du choix, à ce qu’il semble. Allons au plus simple : là où j’ai emprunté la formulation ” saut ontologique “. On ne s’étonnera pas que ce soit au pape (124).

A travers sa personne, l’Eglise catholique rappelle que si la science a établi l’appartenance de l’homme au règne animal, son apparition n’en constitue pas moins ” un saut ontologique “. Résumant le document intitulé Gaudium et Spes de 1965, Le Monde rappelle ainsi que pour l’Eglise ” l’homme est la seule créature sur terre que Dieu a voulu pour elle-même ” – ce qui signifie assurément que les autres peuvent sans difficultés être traités comme des instruments, voire donc éliminés par l’homme, si elles existent seulement en vue de lui. Il continue : ” C’est de son origine divine qu’il tire même sa dignité personnelle “. Et là, que comprenons-nous ? ceci : Dieu aime pour elle-même une créature, mais s’il l’aime, c’est pour cette raison qu’il en est lui-même l’origine – de sorte qu’on se trouve proprement contraint de constater là un mensonge(125).

Or quel est l’effet du mensonge, d’une manière général ? Il suffit d’en considérer la notion pour le savoir  : si mentir consiste à instrumenter l’autre, ce qui n’a de sens qu’à la condition de considérer que comptentseules les fins du menteur à l’encontre de toute autre (et notamment celle que l’autre est en lui-même), alors le manque absolu d’égards en est la conséquence. Et en effet : c’est à cause de la divinité de l’homme, c’est-à-dire de sa participation à lui-même, Dieu à égard à sa créature ; ce qui signifie donc qu’en lui-même c’est-à-dire dans son différence avec sa propre divinité, l’homme a droit à aucun égard, absolument aucun. C’est d’ailleurs ce que signifie la ” damnation ” qui ne renvoie pas à des supplices que Dieu prendrait la peine d’appliquer (ou de laisser appliquer, lui qui est tout amour) mais à l’abandon absolu au néant, puisque toute positivité ontologique est forcément autorisée du Père. Réciproquement, la mention du néant se fait en écart absolu à la référence paternelle : ” Il n’est pas un Dieu des morts mais des vivants ” (126), et tout ce qui renvoie au néant doit rester par là même sans égards. Par exemple, nous savons que c’est en fin de compte aux morts – c’est-à-dire concrètement à personne ! – d’ensevelir les morts. Eh bien, je dis que celui qui a suivi son maître en ne rendant pas à son père les honneurs qu’il lui devait a dû le faire la mort dans l’âme.

Un reste peut bien s’imposer à l’encontre du savoir c’est-à-dire des promesses de salut qui vectorialisent le temps ou, si l’on préfère, qui ouvrent le monde. Il peut être en réalité, il n’est pas en vérité. Cela signifie qu’il ne doit pas être : non seulement que le salut consiste à être sans égards envers lui, mais encore que cette absence d’égards doit être active, puisqu’il est métaphysiquement scandaleux que la réalité diffère de la vérité. Cela doit donc quitter l’être, qui est le ” bon ” côté de l’alternative originelle. Que les écarts radicaux indiqués dans le mensonge du ” saut ontologique ” aient l’anéantissement pour effectuation nécessaire, Lévi-Strauss l’a parfaitement indiqué à propos de la coupure entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas, dont notre humanisme est depuis la Renaissance la figure la plus insistante. Quel est en effet la conséquence d’une telle instauration ? Il le dit : ” J’ai le sentiment que toutes les tragédies que nous avons vécues, d’abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme, enfin avec les camps d’extermination, cela s’inscrit non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons depuis plusieurs siècles, mais, dirais-je, presque dans son prolongement naturel. Puisque c’est en quelque sorte d’une seule et même foulée que l’homme a commencé par tracer la frontière de ses droits entre lui-même et les autres espèces vivantes, et s’est ensuite trouvé amené à reporter cette frontière au sein de l’espèce humaine, séparant certaines catégories reconnues seules véritablement humaines, d’autres catégories qui subissent alors une dégradation conçue sur le même modèle qui servait à discriminer entre espèces vivantes humaines et non humaines. Véritable péché originel qui pousse l’humanité à l’autodestruction ” (127). Dernière formule qui ne signifie pas seulement que l’humanité a fait son malheur en posant cette différence absolue – qu’il avait caractérisée plus haut dans sa dimension occidentale comme ” irresponsabilité et désinvolture totale ” envers ” les espèces vivantes, qu’il s’agisse des plantes ou des animaux ” – ni surtout qu’il s’agirait là d’une méchanceté intrinsèque et originelle, mais très explicitement qu’elle a perdu son âme. Ce n’est pas d’être criminel qu’on perd son âme, mais d’être sans égard pour ce qui ne compte pas (en quoi le crime, s’il consiste à ” éliminer ” comme on dit dans les romans d’espionnage, atteste éventuellement d’une perte qu’il ne cause pas). On peut en ce sens reprendre la formule d’Hannah Arendt sur la ” banalité ” du mal qui est le plus souvent étranger à la méchanceté, c’est-à-dire à la volonté positive de nuire supposant encore que la victime soit quelqu’un qui compte : il y a seulement (et depuis toujours puisque c’est la formalité première du savoir) la différence entre ce qui compte et ce qui ne compte pas, et il arrive que ce qui ne compte pas manifeste une existence que dès lors il faut calmement éradiquer, sans qu’il y ait jamais besoin ni de penser ni de vouloir. De cette différence s’imposent donc des évidences comme cette ” superfluité des hommes en tant qu’hommes ” (128) dont parle Hannah Arendt et qui témoigne sans erreur possible d’une vie sans âme, comme on le voit au niveau des individus dans le conformisme où il s’agit que le savoir social soit finalement seul réel, ou au niveau politique dans le totalitarisme où il s’agit que règne seule la vraie humanité.

Ainsi voit-on émerger comme inhérente à la conception représentative de la vérité, c’est-à-dire sur l’a priori de la semblance (129), l’idée d’une aberration métaphysique, qui est celle de l’irréductible tel que le ” saut ontologique ” en manifeste le scandale, par exemple à propos de ceux dont c’est trop peu de dire qu’ils sont des ” œufs de poux ” ou des ” singes de terre ” puisqu’une telle différence reste encore mondaine – de sorte qu'” On va souvent jusqu’à priver l’étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un “fantôme” ou une “apparition” “ (130): des êtres dont leur exclusion de l’ordre ontologique implique qu’ils ne comptent pas du tout et, partant, des êtres dont on a le devoir de débarrasser le monde, puisque celui-ci est l’ensemble de tout ce qui compte plus ou moins.

Bref, l’impératif universel de l’anéantissement de ce qui ne compte pas est une nécessité transcendantale, inhérente au savoir – s’il n’y a de savoir que par et dans une subjectivité qui se constitue d’en être autorisée et par conséquent d’être originellement vouée à disparaître en lui (le vrai chrétien est déjà un bienheureux, le vrai communiste est déjà l’universalité humaine réalisée, etc.). Toute désignation du savoir comme total est ainsi le fait d’une ” âme damnée “, puisqu’elle indique la distinction de ce qui compte et dont il tient sa détermination, et de ce qui ne compte pas et que le salut consiste à vouer à l’anéantissement (131). C’est donc toujours du mensonge d’avoir raison, parce qu’il consiste à tenir pour rien ce qui relève du tort (par exemple la souffrance des vaincus dans les philosophies de l’histoire) qu’on perd son âme.

On appellera littérature la décision que cela ne soit pas vrai

L’ordre littéraire et le don des choses

C’est le même de s’autoriser du savoir et de considérer qu’il y a des réalités qui ne comptent pas, parce que le sujet qui se constitue dans cette autorisation ne peut être compté comme tel que depuis ce qui réalise le savoir. Le sujet identifié au savoir qui l’autorise n’a pour vérité que l’effectuation de ce même savoir, et par conséquent que le rejet dans les ténèbres extérieures de ce qui résiste à la nécessité transcendantale que celui-ci est toujours à la fois pour lui-même (tout savoir est réflexif : étudier le ciel, c’est en réalité étudier l’astronomie de son époque) et pour le reste qui, finalement, ne compte pas (ce qui n’effectue aucunement le savoir, pour le sujet qui s’en autorise, n’est tout simplement pas). De cette nécessité le manque d’égards est la traduction subjective : manquer d’égards c’est traiter comme n’étant pas, ce qui par ailleurs est. En décidant de poser la question de l’âme à partir de cette nécessité et non pas à partir d’une nécessité dogmatique (et par là même contradictoire : on déciderait d’être sans égards pour les gens sans âme, par exemple), on pose donc la question de cet ailleurs qui est depuis toujours ontologiquement impossible (c’est pour ce qui n’est rien, qu’on est sans égards). Dire qu’on est sans âme quand on est sans égards, c’est par conséquent identifier la question de l’âme à celle de l’extériorité au savoir.

Ce qui ” par ailleurs ” est, c’est ce qui n’est pas constitué, l’étant comme étant, par opposition à l’étant comme objet. Il faut alors parler d’un être hors savoir en reconnaissant, à partir de l’interdiction kantienne impliquant qu’on ne parle alors de rien, le paradoxe d’énonciation que cela implique : aucun point de vue autorisé ne peut par définition y correspondre, de sorte que l’idée même d’y avoir raison s’en trouve récusée d’avance. La question devient donc celle-ci : comment une parole est-elle possible, notamment comme problématique de l’âme (c’est forcément envers ce qui n’est pas objet qu’on est sans égard), sans qu’elle soit en même temps une prétention d’avoir raison, c’est-à-dire de s’autoriser d’un savoir a priori qui constitue l’aperception comme légitime ? Si nous admettons la notion paradoxale d’être sans égards, et donc si nous reconnaissons comme inhérente à la nécessité transcendantale elle-même l’impossibilité exposée par Kant que soit ce qui ne peut aucunement être objet, nous nous trouvons donc contraint d’affirmer et de nier en même temps qu’un savoir concerne ce qui échappe au savoir. Car on ne peut mettre en cause l’absence d’égards qu’à refuser l’équivalence posée par Kant dont s’autorise celui qui est sans égards, c’est-à-dire qu’à différer de l’objet un étant (ce qui est en tant qu’il est, et non pas en tant qu’il est reconnu être) – dont il est dès lors exclu de produire le moindre savoir, sauf à repousser d’un cran la formalité métaphysique que cette distinction prétend récuser. C’est d’ailleurs ce que nous faisons, quand nous considérons des eidétiques particulières : dire par exemple que le médecin en tant que tel est sans égards pour la situation de fortune de ceux qu’il soigne, c’est forcément parler depuis un cran supérieur de généralité qui nous autorise à prendre en compte ET les symptômes morbides des patients, ET leur statut social. Or la question de l’âme, celle de l’absence d’égards, n’est pas celle de telle ou telle eidétique particulière mais celle du savoir en général.

Différer l’étant de l’objet sans en faire un objet plus général (132) (un objet purement formel, transcendantal) alors même que le savoir d’une telle différence ne porterait jamais, comme dit Kant, que sur ” rien “, c’est ce qu’on peut traduire par la nécessité d’un discours qui ne porte sur rien alors même qu’il resterait, comme tout discours, position de quelque chose. On peut en effet retourner la question originelle de la métaphysique qui permet de penser le manque d’égard et découvrir, comme son envers, le paradoxe d’un savoir qui ne porte pourtant sur rien : un savoir qui ne soit par là même pas savoir de l’objet, si ce n’est pas d’une réflexivité transcendantale (toute reconnaissance d’un objet est seulement effectuation du savoir qui la conditionne), autrement dit d’un moi constamment occupé à se reconnaître, qu’il s’institue. Traduisons encore en disant qu’un savoir qui surprendrait celui qui l’instituerait au lieu de le réfléchir, et par là même le destituerait de son statut de sujet réflexif et par conséquent transcendantal (tout ce que je reconnais effectue ma capacité à reconnaître) assurerait par cette destitution même la réalité impossible de la différence de l’objet et de l’étant. En ce sens, et par opposition au savoir de tout ce que le monde peut offrir, on pourrait parler de vérité : une vérité causée non par une compétence particulière (par exemple c’est quand il parle en tant que médecin, et donc au seul propos des réalités médicales que par là même il reconnaît légitimement, que celui-ci a raison), mais par cette seule différence à son propre savoir qu’un sujet effectuerait dans une production dès lors subversive du transcendantal. Par vérité on n’entend donc pas un savoir supplémentaire et supérieur, un savoir critique auquel nous devrions de déjouer les pièges du savoir en général, mais bien au contraire un non-savoir. Entendue de cette manière uniquement négative (car, en termes positifs, l’autre du savoir n’est jamais qu’un autre savoir), la vérité se confond avec la reconnaissance de la différence – impossible, puisque l’a priorité du savoir est la définition même de la possibilité – de l’étant et de l’objet. Extériorité pure au savoir, et par conséquent impossibilité d’être sans égards (impossibilité elle-même impossible c’est-à-dire étrangère à tout impératif mondain et notamment moral), la vérité serait alors le dit propre de l’âme : non pas un nouveau savoir ni même une nouvelle parole, mais tout simplement l’envers de cette distinction entre quelque chose et rien qu’énonce la question originelle de la métaphysique – l’envers de la métaphysique comme formalité du savoir, autrement dit.

Poser la question de l’âme revient ainsi à différer, à partir de la distinction kantienne entre ce qui est quelque chose et ce qui n’est rien, le savoir mondain d’un savoir qu’on peut aussi bien dire un non-savoir parce qu’il ne concerne rien et que, par là, il est toujours inhérent à la métaphysique elle-même qui est savoir de quelque chose et non pas de rien. Autrement dit, il s’agit d’accentuer une différence originelle interne à la métaphysique, et constitutivement ignorée par elle en tant qu’elle nécessite que tout savoir concerne quelque chose, c’est-à-dire en tant qu’elle exige de tout sujet qu’il prétende assurer son salut en ayant raison – ce qui consiste à être sans égards. Si la métaphysique s’épuise à être la position de cette nécessité théologique qui est proprement le savoir, on pourrait dire que la vérité serait que la métaphysique ne s’épuise pas et que le sujet compétent, qui ne l’est jamais qu’en oubli de la possibilité de l’avoir été, ne soit que la mémoire de cette possibilité toujours oubliée que les choses lui soient si évidemment données. Posée à partir de celle des égards, la question de l’âme devient donc celle du reste discursif de la métaphysique qui se veut toujours savoir : l’alternative originelle et une entre quelque chose et rien, toujours-déjà oubliée par le savoir qui est savoir de quelque chose et non pas de rien, doit d’une certaine manière se retrouver dans ce reste d’elle-même que la métaphysique se constitue d’ignorer. Autrement dit, le manque d’égard dont le principe est l’exclusivité inhérente au savoir de ” quelque chose ” et de ” rien ” doit trouver son envers dans une position subjective ayant pour principe la non-validité première de cette distinction ontologique dont cette distinction tiendra ensuite sa possibilité : ce principe n’est pas du tout extérieur à la métaphysique, il lui est originel parce que la question qui ouvre tout savoir et dont par là même elle se constitue d’être autorisée, précède cette distinction. Bref, la question de l’âme est celle de la précession au savoir, qui est la légitimité même de distinction ontologique (du manque d’égards).

Une parole qui ne renvoie pas à des réalités déjà distinguées ontologiquement et dont la métaphysique s’oublie à être la reconnaissance (car reconnaître ce qui est va de soi) mais disant au contraire à la possibilité elle-même oubliée qu’elle opère cette reconnaissance c’est-à-dire qu’elle s’oublie elle-même (le propre de l’attitude métaphysique est justement d’être naturelle, d’aller de soi, d’être absolument transparente à la subjectivité), c’est donc une parole qui est toujours à l’œuvre dans quelque position que l’on envisage. Autrement dit une telle parole n’appartient pas à un genre particulier (impliquant qu’on soit sans égards pour ce qui n’en relèverait pas) mais peut être reconnue littéralement n’importe où, dès lors qu’elle se trouve en quelque sorte désamorcée quant à l’évidence de la position qu’on y reconnaît habituellement. Une lettre personnelle, par exemple, ou même un traité purement technique, sont bien des positions, au sens ontologique : la première pose des expressions de son auteur (tel voyage effectué, tel sentiment éprouvé sont réels aux yeux du destinataire qui est donc un peu plus informé sur le monde), la seconde des nécessités rationnelles (le fonctionnement d’un moteur, par exemple) qui ici encore existent bien. Imaginons pourtant que d’aventure cet a priori soit récusé, soit pour des raisons objectives (on a découvert que ces textes étaient des canulars), soit, plus profondément, pour des raisons de configuration de savoir c’est-à-dire de changement dans le statut des objets et par conséquent des sujets, alors il faudra bien convenir que la position ontologique implicite sera désamorcée, et que la distinction première qui va toujours de soi cesse alors de valoir. Ainsi on dira du texte d’un canular ou d’un traité qui n’a plus lieu d’être en tant que tel, qu’ils ne correspondaient à rien. Le discours ne cesse pas pour autant de parler de quelque chose, mais on peut aussi bien dire qu’il ne parle de rien. La distinction radicale dont le manque d’égard est l’effectuation est donc récusée, ou plus exactement suspendue (puisque c’est toujours depuis l’a priori du savoir qu’on parle) : on ne peut plus dire tout est quelque chose et que rien n’est rien, bien qu’évidemment on n’ait pas à affirmer non plus le contraire. On a compris qu’il s’agissait de la littérature, non pas au sens d’un genre particulier, d’un domaine de la culture par là même distingué des autres (par exemple on parlerait de littérature et non pas de sciences, de sorte qu’on pourrait rester sans égards envers la pensée des savants ou des philosophes) mais en ce sens que n’importe quel discours peut se révéler littéraire dès lors qu’il est destitué de sa nécessité métaphysique, c’est-à-dire de son implication mondaine (expression, finalité, référence, représentation – bref, a priorité du savoir).

Or cette destitution, notion négative qui suffit à définir la littérature si l’on nous accorde que n’importe quel discours peut un jour ou l’autre donner lieu à une reconnaissance littéraire, on peut en indiquer le statut par l’idée générale d’une extériorité au savoir. L’objet d’un texte littéraire ainsi entendu ne sera donc pas un objet – destitué qu’il sera de l’objectité que nous (le sujet métaphysique) lui accordons spontanément. D’une chose en question dans un texte littéraire nous pourrons par conséquent nier qu’elle soit constituée, bien qu’elle puisse l’être de la façon la plus expresse : du constitué lui-même et comme tel, on pourrait reconnaître un être propre, par opposition à l’objectité transparente que, autorisés du savoir, nous reconnaissons habituellement pour un tel être. Peut-être la formule heideggerienne du ” laisser être “, qu’on opposerait donc à l’emprise de la subjectivité autorisée, permettrait-elle d’indiquer de quoi il s’agit dans cette extériorité à la constitution impliquée dans la conception purement négative de la littérature : l’objet du discours littéraire n’est pas un objet, si l’ordre littéraire s’entend seulement de n’être pas un savoir – de sorte qu’à la littérature il appartiendrait en propre de laisser être ce que par là même elle causerait comme n’étant pas causé…

Ce paradoxe est identique à celui qu’on suscite en parlant d’extériorité au savoir. La notion même paraît contradictoire : il y a un savoir de tout (ce qu’on ne sait pas, on le saura ou un esprit idéal, au bout d’un nombre de siècles aussi grand qu’on voudra, finira par le savoir), de sorte que rien ne peut s’entendre extérieurement au savoir (si une réalité quelconque se trouvait ne pas relever du savoir, nous nous empresserions de l’étudier afin de rendre compte d’une propriété si étonnante). Sans qu’il soit besoin de faire appel à l’enseignement des logiciens sur l’incomplétude des systèmes et donc des savoirs, rappelons que cette aberration n’est pas différente de celle qui consiste à refuser d’être sans égards. Autrement dit, c’est d’une nécessité éthique (133) qu’il s’agit là : il est aussi aberrant de refuser d’être sans égards qu’il l’est de parler d’une extériorité au savoir, puisque c’est le savoir lui-même et comme tel qui est l’interdiction d’avoir des égards, et que tout relève du savoir. Pour cette raison dès lors exclusive de toute éventualité d’être jamais justifiée, nous reconnaissons la possibilité d’une parole tout aussi exclusive d’une quelconque justification. Et nous la nommons ” littérature ” non pas en nous appuyant sur un savoir critique (les traits de ” littérarité ” qui spécifieraient certaines paroles) mais uniquement en considération de ce ” reste ” que mentionnent ceux qui ont décidé – et certes, nous n’avons aucun argument à leur opposé – que ce qui ne relevait pas du savoir n’était simplement rien : après avoir mentionné le savoir dont ils s’autorisent pour être sans égards, ils disent expressément que ” le reste [ rien, par conséquent : l’extériorité au savoir] n’est que littérature “. On pourrait bien sûr parier que cette arrogance soit plus vraie pour nous qu’elle ne l’est pour eux, en supposant à la haine de la pensée une plus grande intelligence qu’à sa simple indifférence ; mais notre position est plutôt de nous en tenir à la seule question des égards dont la formule qu’on vient de citer indique qu’elle s’entend expressément par la mention corrélative de l’extériorité au savoir (le ” reste “) et de la littérature.

Autorisé de l’arrogance des gens qui sont seuls habilités à susciter la question que nous traitons – car la question de l’âme ne diffère surtout pas de la question des égards envers ce qui ne compte pas – nous considérons l’ordre littéraire comme celui de la déposition du savoir (au sens où l’on peut parler de la ” déposition ” d’un roi, par exemple), et nous en déduisons l’éventualité d’une libération des choses de l’emprise qui les constitue habituellement en objets. Nous ne voulons pas dire que la littérature donne accès à on ne sait quel réel primordial et authentique que notre aperception habituelle nous empêcherait d’atteindre, mais seulement que la définition purement négative que nous en proposons ouvre la question du ” reste “, une fois reconnue la nécessité que le savoir concerne tout – laquelle est celle de l’extériorité au savoir. Et comme rien ne saurait effectivement échapper au savoir, nous convertissons cette référence en une pure fonction, celle de la destitution. D’où cette hypothèse de travail que l’ordre littéraire (le ” reste “, l’en plus de tout) est en propre l’ordre de destitution des objets du savoir, et donc de la subjectivité métaphysique. Répétons-le encore : l’idée de sortir de la métaphysique est une simple naïveté, de sorte que l’idée d’accéder à une réalité primordiale, antérieure à la constitution, se contredit elle-même (précisément : accéder, c’est constituer) ; de sorte qu’on peut seulement parler de l’envers de ces a priori c’est-à-dire l’en-deçà de l’évidence ontologique (n’importe quoi doit d’abord être) – laquelle ne fait qu’un avec la constitution, puisque c’est le même de reconnaître comme étant et d’être autorisé du savoir qui, par là même, est déjà en train de constituer (par exemple c’est le même de reconnaître qu’il y a un symptôme morbide et d’être autorisé du savoir médical, lequel en est par là même la constitution exhaustive). A nommer ainsi ” ordre littéraire ” le lieu propre de l’objet destitué, on se trouve donc amené à le considérer, sans avoir besoin de dénier le fait de sa constitution (c’est-à-dire sans tomber dans la croyance naïve en une authenticité perdue et enfin retrouvée), comme libéré de la nécessité d’être sans égards. Des choses du monde en effet, l’aperception n’est jamais possible que dans l’horizon de cette nécessité, puisqu’on n’aperçoit qu’à s’autoriser de ce qui compte, c’est-à-dire qu’à être sans égards pour ce qui ne compte pas. Tout objet mondain est donc intrinsèquement compris dans la nécessité négative de la question de l’âme, au sens où il ne faut surtout pas qu’on se la pose parce qu’elle n’est comme telle autorisée de rien (elle n’est pas sérieuse, non pas seulement au sens moral mais au sens transcendantal) – sinon justement du ” reste ” qui n’est, disent les gens sérieux dont le point de vue prime toujours (c’est cela, l’impossibilité de sortir de la métaphysique), ” que littérature “.

Car la question de l’âme (celle du manque d’égards) surgit, quand la littérature est mentionnée à propos d’un reste qui ne consiste en rien, comme l’impossible d’une congruence parfaite entre ce qu’on peut savoir et ce qui est : tout relève du savoir, et le reste n’est que littérature. La distinction ontologique renvoie donc expressément au littéraire comme non savoir, ou plus exactement comme savoir de rien, et non pas de quelque chose. Cette question a donc sa racine dans une décision première et impossible qu’on peut d’abord nommer ” ontologique ” parce qu’elle consiste à s’en tenir à ce qui est, et par conséquent être sans égards envers le reste – mais qu’on peut aussi bien nommer ” épistémique ” parce qu’elle s’identifie par là même au choix du savoir qui est toujours savoir de quelque chose, contre la littérature qui n’est jamais littérature de rien (sinon elle serait une forme paradoxale ou spécifique de savoir (134)).

Voilà pourquoi la question de l’âme, envers de la formalité métaphysique du savoir, est concrètement la question de la reconnaissance littéraire, au sens négatif (déposition de l’emprise, destitution de l’objet) qui vient d’être indiqué. Concrètement, il faut donc se demander quelles sont les choses qui suscitent une reconnaissance si paradoxale : ces choses dont on peut aussi bien dire qu’elles ne sont rien mais qui insistent à l’encontre du savoir, depuis la question même de sa possibilité en tant qu’il est savoir de quelque chose et non pas de rien.

la reconnaissance littéraire et les réalités qui la suscitent

Si la formalité métaphysique est inhérente à la réalité même du savoir parce qu’il est toujours savoir de quelque chose et non pas de rien, et si c’est d’elle que s’entend originellement la désinvolture envers ce qui ne compte pas, alors on peut dire que la littérature s’épuise à la récuser, pour cette seule raison qu’on l’entend non pas depuis une nouvelle essence (qui nous rendrait sans égards envers ce qui n’en relèverait pas) mais seulement depuis la limite que tout savoir, incapable de rendre totalement compte de la distinction métaphysique qui l’institue, est forcément pour soi : l’institution du savoir dans la question originelle de la métaphysique renvoie à la métaphysique elle-même comme à l’en-deçà de cette distinction. En toute littérature, qui est indéniablement savoir sans pour autant être savoir de quelque chose, la distinction de ce qui est quelque chose et de ce qui n’est rien cesse de valoir : les personnages des romans ou du théâtre n’existent pas, et le savoir de réalités qui pourraient exister par ailleurs (celles dont parlent les poèmes, les odes, etc.) reste alors expressément littéraire : non seulement invérifiable, mais étranger à l’idée même de la vérification, si l’on entend par ce terme l’attestation qu’à ce qui a été dit un état de choses existe effectivement. Corrélativement les distinctions entre ce qui compte et ce qui ne compte pas, celles qu’on affecte d’un statut ontologique et qu’on traduit par le manque d’égards (en vérité, certaines réalités ne sont rien), deviennent tout simplement impossible. Traduisons-le négativement : pour faire des distinctions radicales entre les étants, c’est-à-dire des distinctions ontologiques et non pas catégoriales (celles qui justifient qu’on soit sans égards), il faut mépriser la littérature et lui attribuer ce ” reste ” du savoir, qui n’est justement ” que littérature ” aux yeux de ceux qui ont depuis toujours décidé de s’en tenir à la subjectivité autorisée c’est-à-dire à la distinction ontologique première entre quelque chose et rien, à l’écart originel de ce qui ne compte pas. Écarter ce qui ne compte pas, n’avoir aucun égard à son endroit, c’est être sans âme. La question de l’âme est donc susceptible d’une aperception positive, si c’est la littérature comme telle qui récuse le mensonge métaphysique du manque d’égards, en tant qu’il est d’abord manque d’égard envers la métaphysique.

Mais bien sûr, poser la question de l’âme ne consiste pas à substituer à la précision de la théorie littéraire on ne sait quelle généralité philosophique sur la littérature et sur l’âme ineffable dont elle serait complémentairement le lieu. Excluons donc d’emblée de construire un nouveau savoir sur la littérature. Pourtant, en faisant de la littérature comme telle la récusation du mensonge métaphysique inhérent au savoir et qui consiste à opérer des distinctions ontologiques entre les étants, on lui attribue une certaine positivité : celle de sa reconnaissance et du trait littéraire qui la marque forcément, lequel interdit qu’on identifie simplement l’extériorité au savoir au fait de ne pas savoir, bien qu’il n’implique en lui-même aucun apport positif. Si donc la reconnaissance a bien lieu, autrement dit si des expressions comme ” sans âme ” ou ” perdre son âme ” peuvent être justes sans pour autant venir compléter notre compréhension habituelle des choses, alors on dira que son extériorité au savoir ne laisse pas pour autant sans savoir, et qu’une reconnaissance positive peut advenir sans cesser pour autant de n’être reconnaissance de rien – littéraire, donc. Reconnu d’un simple trait, le littéraire n’est dès lors pas cantonné au discours, c’est-à-dire à une catégorie de classement des étants qui devrait bien supposer un savoir plus général – et forcément un savoir de l’être en tant qu’être – dont elle serait l’application différentielle. Rien ne peut donc a priori se voir exclu du littéraire, si justement nous refusons d’en faire un ordre d’exclusion. Contre l’essence de la littérature on mentionnera donc le trait littéraire, dont rien n’est a priori exclusif (alors qu’évidemment un caillou ou un relevé de compte en banque sont a priori exclus de la littérature). Il est facile à définir : en relève toute réalité pour laquelle la distinction ontologique n’est pas signifiante.

Prenons une exemple concret, et considérons la légère émotion qui interdit de jamais identifier simplement une maison à un logement (135). Éventuellement vaste et luxueux, le logement renvoie d’abord aux prescriptions d’un ” cahier des charges ” qui, même idéal et hypothétique, en est impérativement la vérité (on peut se retourner contre le l’entrepreneur si l’on constate une différence entre la réalité livrée et l’ensemble de ce qu’on attendait) ; mais l’essentiel est qu’elle relève d’un paradigme formel, qui pourrait bien être l’aménagement, lequel permet de rendre un logement vivable autrement dit d’en faire un domicile.Aménager un lieu, c’est le disposer de telle sorte qu’on ” s’y retrouve “, comme on dit, et même qu’on n’y retrouve finalement que soi : Hegel joue sur le double sens de ” bei ” en allemand à propos de l’expression ” bei sich sein ” (être chez / auprès de soi) et nous savons tous que l’on se retrouve un peu soi-même après les dispersions du travail quand on regagne son domicile. Par contre, la maison ne peut devenir notre lieu commun – commun non seulement aux membres humains et non humains de la communauté familiale mais encore aux différentes époques de notre vie et de celle des autres, aux morts qui l’ont habitée et dont le souvenir inconnu imprègne la disposition des pièces, aux générations qui s’y succéderont encore…- qu’à la condition que nous ayons d’abord accepté de modifier selon elle des habitudes qui étaient les nôtres et qui deviendront, par acceptation et respect, toujours plus les siennes. L’allure que la maison prend pour les vacances, la clarté de ses façades aux fenêtres ouvertes et la fraîcheur qu’elle offre au fond du jardin comme une invitation à venir y méditer en compagnie de soi-même et de l’ombre des absents, sont-elles par exemple la simple projection de notre disponibilité subjective liée aux besoins professionnels qui desserrent momentanément leur étau, ou ne seraient-elles pas déjà une manière d’être que la maison adopte chaque année dans la chaleur de l’été, et qu’elle serait en quelque sorte surprise et blessée de nous voir ignorer ? Et c’est jusque dans la matière dont elle est faite qu’une maison peut être attentive et courageuse, quand la plus solide habitation n’a même pas la possibilité d’être désinvolte : alors que les matériaux modernes et rationnellement ajustés supportent les contraintes qu’ils ont été conçus pour supporter (la première exigence envers un logement est qu’il soit conforme aux normes en vigueur), on peut imaginer qu’une charpente souffre et peine à soutenir une toiture qui, au fil des ans, est devenue un peu trop lourde pour elle. Et puis dans les nuits d’insomnie on entend parfois les craquements et les tensions d’une activité immobile et bienveillante qui nous rappelle que, contre la pluie et le vent, le gel et la neige, la maison continue à ” tenir bon “, autant qu’elle le peut. Quand l’abri est un droit dans les logements qu’on a payés et aménagés, c’est une grâce dans les maisons qui nous accueillent, ces maisons que nul ne peut vraiment posséder et auxquelles notre vie finit par appartenir plus qu’à nous-mêmes. Les logements, eux, n’ont pas d’âme : ils font partie des biens qu’on peut acheter, vendre et revendre, sans qu’il soit besoin de manifester un égard particulier. Au contraire, c’est toujours ” la mort dans l’âme ” qu’on vend sa maison, et il faut longtemps pour obtenir d’une maison qu’on a achetée la permission d’y demeurer ; certaines ne l’accordent jamais. Un bien est mondain, originellement asservi à la finalité que chacun est vitalement pour lui-même et donc sans existence propre : c’est d’un autre, défini uniquement par sa capacité d’emprise, qu’il est la propriété. Une maison n’est la propriété de personne et c’est pourquoi il faut se faire pardonner de l’avoir achetée ; elle est proprement elle-même. Par cette propriété, en langage philosophique, on entend qu’elle récuse la constitution, si l’on nomme ainsi le statut d’être épuisé par l’emprise d’une subjectivité qui reste la seule vérité de ce qu’elle reconnaît. Et on ne peut comprendre cela qu’à la reconnaître d’une manière qui reste malgré soi un peu romanesque, parce qu’aucun état de fait ne peut répondre de sa justesse, et que le romanesque concerne les nécessités littéraires déjà installées dans une reconnaissance narrative Si un logement peut être décrit, une maison demande à être racontée. C’est de l’admettre qu’on n’est pas sans égards. La narration rassemble, dans la continuité d’une même reconnaissance, des diversités que le savoir, à cause de la question originelle de la métaphysique dont il est littéralement le transport, radicalise jusqu’à l’aberration de les exclure de l’ordre ontologique.

Les choses et les personnes, les vivants et les morts ne peuvent assurément pas être confondus, ni les animaux et les humains, ni le passé et le présent, ni soi-même et les autres, ni les hommes et les femmes – ni soi-même et soi-même. Mais on parle de l’âme est quand cette évidence cesse de valoir inconditionnellement, si l’on convient d’appeler maison ce lieu de bienveillance et d’effort qui peut nous attendre quand nous sommes loin et s’éclairer joyeusement de nous entendre arriver, ce lieu où les morts inconnus ont droit à des égards, et où des gens qu’on a seulement rêvés peuvent même avoir leur chambre. Pour appliquer en ce sens l’argument de Lévi-Strauss sur la frontière entre l’humanité et les autres espèces vivantes – qu’on se contredirait à ne pas étendre à l’ensemble du réel car il ne s’agit pas de respecter les vivants en s’autorisant tous les manque d’égards envers la nature inerte – on peut dire par exemple qu’une maison n’en est vraiment une que si un chat, par ailleurs ami des écrivains, y a ses habitudes. Par là on ne confond pas plus les humains avec les animaux qu’on ne confond les animaux avec les choses, mais on ne fait pas de ces différences des distinctions entre ce qui compte et à quoi tout doit servir, et ce qui ne compte pas et qui n’a dès lors droit à aucun égard. Dire que la maison est un lieu de l’âme et par là qu’elle a une âme, consiste bien à reconnaître une limite, non sue mais sur laquelle on ne cédera jamais parce qu’on perdrait son âme à le faire, au plus évident des savoirs qui est celui des différences radicales : dans une maison, les femmes peuvent faire preuve d’autorité et les hommes de douceur ; les morts converser avec les vivants et leur apprendre après maintes saisons ce qu’ils n’ont pu ou su leur dire ; les animaux partager la peine des humains et les humains aider les animaux à trouver les joies d’une vie qu’ils restent dans la stupeur de ne pas comprendre ; les choses être aimables, rancunières ou indifférentes ; ce qui n’existe pas importer au moins autant que ce qui existe…

Car même la différence entre ce qui existe et ce qui n’existe pas cesse de valoir, quand on parle de l’âme, si proche qu’elle est déjà de la toute première et impossible différence entre quelque chose et rien dont le savoir s’institue. Et c’est être sans âme que de rester intransigeant sur cette différence comme ce l’est de le rester à propos des autres : les gens sans âme ne pourront jamais comprendre qu’une eau dormante puisse par là même être en train de rêver et qu’une marche en Sologne ait à rester silencieuse pour préserver le calme d’une vie onirique, dont les vapeurs qui montent au matin des étangs sont comme l’indication visible (136). De même qu’ils admettront jamais qu’un personnage inventé ait pu occupé un lieu réel, disons Edmond Dantès au Château d’If.

J’ai pourtant été là où il a séjourné, cherché sa trace autour de la cellule de l’abbé Faria qu’un écriteau désigne au visiteur, ressenti son amertume et sa soif de vengeance sur les pierres qu’il avait touchées, reconnu l’endroit des fortifications d’où il a été jeté à la mer à la place du corps de son compagnon. D’autres touristes étaient là, un œil dans le viseur de leur camescope et l’autre déversant son mépris sur la petite troupe que nous formions, quelques personnes simples et moi. Ils se gaussaient de notre émerveillement et ricanaient quand nous passions près d’eux : tout le monde sait bien que ce personnage est une invention d’Alexandre Dumas ; et il faut être de Marseille comme l’était notre guide pour avoir eu l’idée de laisser croire qu’il était venu ici, et d’on ne sait où pour tomber dans ce panneau ! Leur arrogance goguenarde envers notre naïveté est assurément  justifiée, d’un point de vue philosophique : chacun sait qu’une des premières différence est celle du réel et de l’imaginaire, et qu’on ne peut pas reconnaître dans une île du territoire français les traces d’un homme qui n’a jamais existé (137). Ces vacanciers lucides, qui filmaient les choses et qui jugeaient les personnes, savent les différences essentielles ; contrairement à nous, ignorants et rêveurs, ils ne transigeaient pas à leur propos : eux, ils savent que si l’abbé Faria est à la rigueur quelque chose (138), le futur comte de Monte-Cristo n’est absolument rien. Pas de différence plus radicale et plus nette que celle-ci, on en conviendra. Les vacanciers certains d’eux-mêmes, de la distinction des choses et ne risquant dès lors pas de confondre ce qui est quelque chose avec ce qui n’est rien, ne savent pas ce qu’il en est de l’âme et ne le sauront jamais, pour l’indéniable raison qu’il n’y a tout bonnement rien à savoir. Pour eux, la différence entre quelque chose et rien s’impose si massivement, va tellement de soi, que sa mention même est déjà une absurdité. Et ils ont raison, indubitablement. Voilà des gens sans âme : des gens qui restent intransigeants sur les écarts qui conditionnent l’institution du monde, et d’abord sur le premier d’entre eux, puisque la vie n’est à leurs yeux rien d’autre que la vie ou, si l’on préfère, parce que la question du sens n’a pour eux aucune possibilité d’avoir elle-même un sens : il n’y a jamais que l’ordre des finalités mondaine qui va toujours de soi, le reste, qui ne compte dès lors pas, n’étant que rêveries de littérateurs. Leurs demeures peuvent être somptueuses, ils n’ont pas de maison (139) – ou alors dans une violence qu’ils redoublent encore de ne pas la voir.

Une réalité qui suscite les égards, par exemple une maison à l’encontre d’un logement, exclut la tautologie ; nous venons de le dire : si le savoir du logement est la description, le savoir de la maison est la narration. La différence des deux est par conséquent l’impossibilité que la maison soit instituée depuis l’absence d’égards pour ces autres qui ne comptent pas aux yeux des finalités réflexives du savoir (les générations précédentes, les animaux, les absents, la bienveillance ou l’indifférence des lieux…). Avoir égard pour ce qui ne compte pas témoigne de l’âme – dont la notion n’est donc pas celle d’une nouvelle justification qu’il faudrait présenter comme encore plus essentielle et donc encore plus exclusive que les autres, mais paradoxalement celle de l’irrécusable légitimité de ne pas en avoir, puisqu’elle signifie qu’il n’y a rien à lui opposer – ou, si l’on préfère qu’on ne la récuse jamais qu’en extériorité littéraire au savoir. Une maison n’est certes qu’un assemblage socialement institué de briques, de verre, de ciment et d’autres matériaux, et tous les problèmes qu’elle peut poser sont a priori compris dans cette définition, mais c’est dans la souffrance qu’il faudra la vendre, si l’adversité conduit ceux qu’elle abrite à cette extrémité. Les larmes arrachées témoigneront alors d’une vérité irréductible au premier savoir qui en faisait un logement : la vérité des égards, dont la cause réside dans le caractère littéraire de la reconnaissance que la maison aura suscitée.

Ce qui est raconté n’est par là même jamais référé : tout est posé comme signifiant et non comme réel (l’effet de réalité, par exemple à travers ” les petits détails qui ne s’inventent pas ” n’est qu’une modalité particulière de l’écriture). Or que ce qui est dit dans les textes soit par là même posé comme signifiant quand le mouvement naturel est au contraire de passer du signifié au référent (la lecture du journal par exemple), c’est ce qui diffère du monde et donc du savoir finalisé dont il se structure. Différée du monde dont la métaphysique est pour ainsi dire la structure a priori (elle est mondaine quand elle est d’avance ordonnée au savoir, c’est-à-dire au préalable de sa propre possibilité), une réalité échappe au savoir, bien qu’évidemment on ne soit pas sans savoir ce qu’il en est d’elle. Quand donc quelque chose, par exemple une maison, est seulement accessible à une reconnaissance qui est en elle-même déjà littéraire, c’est-à-dire indifférente aux distinctions ontologiques parce que différée des finalités réflexives du monde qui sont à chaque fois institution de ce qui compte (soi comme subjectivité environnée) et l’écart de ce qui ne compte pas (ce qui n’est pas soi), alors on peut dire qu’elle n’est pas sans âme.

Ainsi apprenons-nous qu’il faut interroger la nécessité littéraire de certaines paroles ou de certains actes, affreux ou anodins, qui témoignent de l’âme parce qu’ils en sont la reconnaissance, en dépit de tout ce qu’il est jamais possible de savoir. D’une certaine manière, donc, il y a une énigme du littéraire par rapport au savoir, dont on ne peut même pas dire qu’il diffère d’une manière formelle : ce n’est pas d’une dimension supplémentaire du savoir qu’il s’agit, précisément parce qu’il n’y a rien à savoir dans ce qui ne laisse pas pour autant sans savoir. Telle est l’énigme du littéraire – une énigme qui est le lieu de l’âme et dont on peut retrouver la nécessité partout où cesse de valoir un savoir par ailleurs irrécusable. Là est le lieu de l’âme, toujours régi par l’a priorité du savoir, et en cela consiste l’âme.

D’où cette conclusion étonnante que le lieu de l’âme ne diffère pas de l’âme elle-même. En quoi on ne nomme rien d’autre que son impossibilité propre, l’impossibilité qu’elle soit quelque chose, notamment cette réalité qu’on appellerait l’âme. En effet, alors qu’un objet peut se trouver quelque part, par exemple la voiture dans le garage, on ne situerait l’âme en un certain lieu qu’à en faire un objet particulier, forcément ce premier des biens dont elle est au contraire le prix. Mais qu’un certain lieu, par exemple la cathédrale de Chartres, soit un lieu de l’âme, c’est ce qui nous fait dire qu’il a une âme. En d’autres termes, dire que la cathédrale de Chartres a une âme, c’est seulement dire qu’elle est un lieu de l’âme, et non pas qu’elle est un lieu à l’intérieur duquel une recherche minutieuse permettrait de découvrir l’âme : celle-ci ne diffère pas de sa propre impossibilité, et l’on peut traduire concrètement ce paradoxe en disant que le lieu de l’âme est l’âme (alors qu’évidemment le lieu de la voiture n’est pas la voiture, mais le garage). Le principe de cette impossibilité vient d’être exposé : que la parole qui le dit puisse aussi bien ne rien concerner. Il en va de même pour tous les exemples que l’on voudra considérer et qui renverront toujours à une reconnaissance littéraire, si l’on convient de nommer ainsi le statut d’un discours qu’un savoir quelconque (et tout relève constitutivement d’un savoir, de sorte que rien ne saurait relever d’un tel discours) expose à ne pas compter : là où, selon la vérité dont le savoir est la position, il n’y a rien, est l’âme ; et l’âme est précisément qu’il n’y ait rien à savoir en dehors de ce qu’on peut savoir : une différence seulement littéraire au savoir, dont rien ne répond.

Que rien n’en réponde signifie qu’on n’a jamais raison de s’y référer, et par conséquent qu’on ne s’y réfère qu’à avoir déposé l’ambition inhérente au moi d’avoir pour lui-même raison dans des reconnaissances qui le concernent toujours. La littérature récuse en effet l’identification de la subjectivité à la volonté dont elle révèle au contraire l’imposture. Car c’est un mot et non une volonté qui en entraîne un autre (140), de sorte que le monde qui s’en trouve institué (par exemple celui de Balzac) n’est jamais le monde de l’emprise, alors même que la finalité et le signe (l’emprise transcendantale, donc) sont les premiers moments de la structure ” monde “. Un monde d’emprise (les ambitions de Lucien, les spéculations de Nucingen, etc.) peut bien advenir, son advenue récuse l’emprise puisqu’elle procède d’une nécessité non subjective : celle que chaque mot est depuis toujours pour tous les autres, sans qu’il y ait jamais aucun geste d’écarter des réalités qui ne devraient pas compter. Et en effet : dés lors que la littérature existe comme un a priori de non-savoir en déni de quoi les distinction premières devront s’imposer, la distinction originelle entre ce qui peut légitimement être reconnu comme étant et ce qui ne le peut pas devient intenable : il n’est pas plus vrai de dire que la nécessité que les mots sont les uns pour les autres concerne quelque chose, qu’il n’est vrai de dire qu’elle ne concerne rien. Le savoir, qui lui est expressément savoir de quelque chose et non pas de rien, devra donc oublier cette origine qui apparaît ainsi comme le lieu propre de la question première. C’est toujours de la métaphysique dans son rapport à elle-même, c’est-à-dire à l’origine de la question, qu’il s’agit : l’âme est ce qui insiste originellement en tout savoir, dès lors qu’il est pour lui-même expressément savoir de quelque chose et non pas de rien.

Les choses elles-mêmes, et le (non) savoir littéraire

La distinction ontologique entre ce qui compte et ce qui ne compte pas s’entend depuis le savoir : ne compte pas cela dont le savoir ne valide pas la réalité. Posée à partir de celle des égards, la question de l’âme est par conséquent la question du savoir, mais inversée juridiquement, si l’on peut dire. C’est en effet à s’interroger sur le droit qu’a le sujet autorisé de décider de l’être et du non être qu’on peut la poser. Entendue négativement, la question de l’âme est par conséquent celle de l’antériorité du savoir sur ce dont il conditionne la reconnaissance : être sans égards consiste à s’autoriser d’un savoir de l’autorité comme décision ontologique, et par conséquent d’un savoir constituant. N’être pas sans âme, c’est donc récuser la constitution – de sorte que la question positive de l’âme devient celle d’une éventualité de voir le truisme qui veut que tout ce qu’on aperçoit effectue la possibilité qu’on l’aperçoive c’est-à-dire une nécessité transcendantale (constituante) récusé non pas par un nouveau sujet autorisé d’un nouveau savoir (un savoir du vrai de l’authentique, de l’originel et autres significations mystificatrices) mais des choses elles-mêmes et comme telles. Traduisons encore : la question de l’âme est, à l’encontre de l’emprise subjective (transcendantale) qui est toujours la raison du savoir, celle de la raison des choses. N’être pas sans âme, c’est par conséquent reconnaître que des choses peuvent donner tort aux sujets par là même différés de ce statut pourtant tautologiques. Et certes, subjectivement, la question de l’âme n’est jamais celle d’être encore plus sujet qu’on ne l’était à s’autoriser d’un savoir qu’il fallait constamment servir.

Dénoncer la distinction ontologique, c’est refuser d’assimiler la reconnaissance des choses qui porte avant tout sur l’éventualité qu’elles nous donnent tort et donc sur la justesse qu’elles nous imposent à leur égard (par exemple on a tort de parler à voix haute dans une église), à la connaissance des objets qui renvoie au contraire à une désinvolture de principe, celle d’en faire les inessentiels de leur propre position (en toute position d’objet, il s’agit de la nécessité matérielle et formelle de sa constitution, c’est-à-dire finalement du sujet qui pose). Rompre avec la distinction ontologique au profit d’une autre distinction, celle de la désinvolture et de la justesse, ne constitue pas l’injonction d’une nouvelle sagesse mais indique simplement la possibilité propre à la métaphysique d’un renversement qu’elle comprend depuis toujours, en supposant l’unité première de l’alternative originelle entre quelque chose et rien, c’est-à-dire en instituant l’évidence de l’être (il va de soi que n’importe quoi doit d’abord être) en nécessité seconde par rapport à l’alternative première dont elle est à la fois l’indication et la dissimulation (le refoulement originel, autrement dit). Notre question n’est pas celle d’une aperception immédiate et inconditionnée d’un originel que les évidences métaphysiques auraient à la fois recouvertes et préservées, mais seulement celle de la secondarité de ces évidences. N’être pas sans âme ne consiste donc pas à nier l’autorité et le savoir, ni donc la subjectivité, au profit d’une vérité première et comme telle forcément mystificatrice, mais seulement à refuser d’y reconnaître l’origine – dès lors seulement pensable comme refus de la distinction ontologique, comme refus de la dépossession de l’être en quoi consiste toujours le savoir.

Quand en effet je sais ce qu’il en est d’une chose, par exemple de ce stylo, je sais en quoi cela consiste, qu’elle soit (c’est un des instruments de mon travail). Le savoir consiste donc toujours à différer, et par conséquent à séparer, l’être de l’étant, puisque c’est justement sur cet être que porte la constitution (moi s’y reconnais un instrument, mais le marchand qui me l’a vendu y apercevait une occasion de bénéfice, etc.). Si le savoir s’accomplit toujours comme distinction ontologique, alors on en reconnaîtra pour l’étant le caractère à la fois premier (sans compréhension préalable de son être, comment pourrais-je reconnaître un étant ?) et mensonger (comment peut-on différer l’être de l’étant, alors que l’étant ne se définit que de son être ?). La question des choses peut bien être ramenée à celle de la vérité, elle ne peut aucunement être ramenée à celle d’une primauté ; de sorte que c’est seulement depuis la primauté irréductible du savoir que la question de la vérité – dès lors aperceptible ici comme celle de l’extériorité au savoir – peut se poser. Autrement dit, la question n’est pas plus pour nous de suturer une différence ontologique première que de revenir en deçà d’une telle différence, mais d’assumer la question de l’extériorité au savoir au lieu même de l’origine savante, qui est le discours.

Le discours qui n’impose pas la distinction ontologique à la chose dès lors convertie en objet, les exemples précédents nous ont montré que c’était la littérature, dont la notion est paradoxalement celle de l’impossibilité qu’on reconnaisse jamais une essence du littéraire dont certaines réalités pourraient s’autoriser pour exclure les autres du droit d’exister. Dans l’impossibilité au savoir qu’on désigne ainsi sous le nom de littérature apparaît donc une différence purement négative de l’objet à lui-même : au lieu qu’il soit effectuation réfléchie des a priori de son aperception (en ce sens tout objet est un objet transcendantal), il ne l’est pas – sans qu’évidemment il soit autre chose dont on puisse ensuite produire la connaissance. Allons même plus loin et rappelons que la considération objective du dit littéraire serait une simple absurdité, qu’on ne peut même pas appeler folie : les maisons n’attendent pas plus leurs occupants que les eaux stagnantes ne rêvent ou qu’on ne croise dans la rue les personnages des romans du siècle dernier ! Cependant il y a parfois de la justesse à le reconnaître – sans que dès lors on ne puisse dire ce qu‘il est juste de reconnaître. Traduisons encore : il n’est pas faux de dire certaines choses, bien qu’il soit évidemment absurde de leur attribuer la moindre réalité. En cette distinction pour le moins problématique, nous reconnaissons la question de l’âme, qui est celle de l’extériorité au savoir – précisément en tant qu’impossible c’est-à-dire constitutivement appuyée sur la nécessité a priori qu’il y ait un savoir de tout (si une chose échappait au savoir, par exemple à cause de son caractère ineffable ou définitivement mystérieuse, elle renverrait quand même à un dernier savoir, qui serait celui de Dieu et plus précisément des desseins impénétrables de la Providence). Répétons-le: c’est seulement depuis le savoir (la métaphysique reste l’horizon) que se pose la question du savoir (la métaphysique est par là même origine), par ce décalage interne à lui-même qu’il nous faut penser comme le trait propre de la littérature qui ne tient la nécessité d’être juste que de l’impossibilité d’être vraie.

L’insistance dont le savoir en tant que tel est le lieu, elle renvoie à ce que traduit la mention corrélative du ” reste ” et de la littérature. Non pas quelque chose dont un nouveau savoir serait par là même déjà engagé, mais rien, précisément : ce dont il n’y a pas de savoir, alors même que nous restons dans l’a priori de toujours savoir. De quoi s’agit-il, dans cette antériorité au savoir dont le littéraire en tant que tel prendrait acte ? D’une énigme(141) forcément, celle que le savoir obture par l’évidente nécessité des distinctions ontologiques.

Dans la métaphysique, c’est-à-dire dans le monde ou dans la principielle antériorité du savoir sur l’existence (142), tout va toujours pour le mieux. Non pas certes que nous ne subissions jamais de malheur, mais en ce sens que l’a priorité du savoir se trouve par là même conditionner toute chose à sa propre idéalité, c’est-à-dire à son Bien. Le Bien structure le monde, pour cette raison – qu’on peut également représenter en disant que la mondanéité de l’étant se confond avec son inscription dans des ordres toujours finalisés, ou encore en disant que le monde est l’horizon dont la vie en tant que telle est l’ouverture, elle qui s’identifie à la nécessité qu’elle est pour soi. Bref, toute chose est donc en manque de son Bien, et c’est de le rejoindre qu’elle est alors reconnaissable – ou plus exactement compréhensible (intégrable à la finalité qui la justifiera). Mais si l’on décide de rapporter cette évidence transcendantale au moment littéraire dont nous venons d’apprendre que le savoir était toujours l’oubli, alors nous dirons que ces mêmes choses qui relèvent du savoir parce qu’elles sont toujours-déjà engagées sur le chemin de leur Bien, ne le font que depuis un manque dont leur compréhension est l’oubli, et qui serait donc leur vérité littéraire.

L’a priorité du savoir, qu’on mentionne en étant certain d’avance qu’il y a potentiellement un savoir de tout c’est-à-dire en admettant implicitement un entendement divin comme le lieu où il s’agit pour nous d’avoir raison, elle ne va de soi qu’à la condition qu’on interroge pas la question originelle de la métaphysique comme témoignant, précisément, de l’origine : l’alternative elle-même qu’il s’agira d’oublier aussitôt (et certes, il n’y a pas de savoir de rien qui serait conservé avec le savoir de quelque chose). Mais si on le fait en pointant l’unité de l’alternative qui est une différence, on se trouve conduit à reconnaître la réalité de ce qui relève du savoir non plus en fonction de ce dernier (des réalités compréhensibles, toujours-déjà prises dans les finalités mondaines) mais antérieurement et donc en manque de ce dernier – puisque c’est encore et toujours de son point de vue que nous nous plaçons même quand nous questionnons son origine (on ne quitte jamais la métaphysique). Or nous le disons : ce qui est alors reconnu, le trait littéraire autrement dit, c’est une souffrance, celle-là même que l’ordre mondain qui ordonne tout au savoir récuse en quelque sorte d’une manière constitutive.

Notre thèse est de nommer littérature l’attestation dans le monde de la souffrance des choses, cette même souffrance antérieure à tout (rien, par conséquent) que nous mentionnons implicitement depuis le début de notre réflexion en reconnaissant dans l’impossibilité d’avoir des égards la réalité subjective du savoir. Expliquons-nous. Si c’est bien de l’antériorité absolue qu’il s’agit quand nous interrogeons l’alternative originelle (quelque chose, rien) attestée par le manque d’égards (par la question de l’âme), alors on peut déjà dire que les choses sont en souffrance, au sens où dit qu’un dossier est en souffrance : le savoir de la personne qui doit le traiter est nécessaire pour qu’il advienne à lui-même et puisse ensuite s’inscrire dans l’ordre qui le justifiera. D’où cette autre affirmation inséparable de cette définition du trait littéraire : la question de l’âme est en fin de compte celle de la reconnaissance de la souffrance des choses. Dans cette hypothèse que nous allons essayer de justifier, on peut par conséquent dire que les lieux de l’âme (par uniquement au sens spatial) sont d’une manière ou d’une autre en souffrance, et que c’est justement la tâche de l’écrivain de dire cette manière, c’est-à-dire d’attester pour les choses envers quoi on n’est pas sans égards – et non pas pour un Dieu qui ferait de cette attestation la dernière pièce qui manquait au puzzle du savoir – que les humains sont capables de reconnaître l’âme. L’âme, on la reconnaît en ses lieux propres : là où elle hurle (par exemple les camps de concentration), là où elle crie (par exemple une prison), là où elle gémit (par exemple une maison laissée à l’abandon), là où elle soupire (par exemple une maison familiale qui affronte les intempéries hivernales) – mais aussi là où elle rit (par exemple dans un paysage d’été après la pluie), là où elle chante (par exemple dans les couleurs contradictoires des yeux d’une jeune fille qui s’absente). En bien d’autres endroits encore.

D’une manière générale, et sans qu’il soit besoin de se référer à une subjectivité consciente d’elle-même et autorisée du savoir de sa propre reconnaissance (143). Un exemple banal montre très bien, à condition qu’il mette en évidence la différence de la souffrance et de la douleur avec laquelle on veut souvent la confondre, que l’extériorité au savoir s’entend en premier lieu comme souffrance. Ainsi, le malade opéré que son médecin vient visiter le lendemain matin pourra dire ” j’ai souffert toute la nuit ” ; si le médecin (le savoir personnifié) ne dit rien, on gardera ce terme ; mais s’il explique en quoi a consisté l’opération et de quelles atteintes à l’intégrité elle était faite, le malade changera aussitôt de langage : ” Je comprends ; dites-moi maintenant si cette douleur va persister longtemps “. Alors que la douleur est apaisée par des médicaments, la souffrance est apaisée par le savoir (144). La souffrance ne diffère de la douleur (qui peut être physique, morale ou psychique) qu’à ce que l’appel au savoir, en quoi elle consiste proprement, reste sans réponse. Tout savoir renvoie donc potentiellement à une souffrance, y compris les plus objectifs (en résistance de matériaux, par exemple, on peut parler de la ” souffrance ” d’un tablier de pont pour désigner l’éventualité d’une rupture dont on ignore le point critique). On souffre toujours de ne pas savoir, de sorte que la souffrance n’est rien d’autre, subjectivée, que l’extériorité au savoir. Et c’est de littérature qu’il s’agit alors, quand on dira cette souffrance : le malade qui ignore les termes exacts est déjà littérateur malgré lui à la fois pour dire sa douleur (” c’est comme si l’on me donnait des coups de poignard “…) mais aussi sa souffrance (” je ne sais plus qui je suis “, ” plus rien n’a de sens “), n’advenant ainsi lui-même à la parole qu’en excès au savoir médical toujours universel. Dans le premier cas, il s’agit simplement de son ignorance (un médecin emploierait les termes exacts), mais dans le second il s’agit de l’impossibilité pour ce savoir médical de dire ce dont il se constitue pourtant d’être la réponse, autrement dit sa vérité qui est la souffrance. Par souffrance on entend ici le retour du sujet dont, comme savoir, la médecine est l’exclusion (à l’hôpital, on est réduit à une pathologie, quand ce n’est pas à un numéro). Rien qui concerne l’âme, dans tout cela, si ce n’est, toujours d’une manière négative, à travers la question d’une reconnaissance de la souffrance dont on ne peut pas dire qu’elle soit reconnaissance de quelque chose, puisqu’à savoir de quoi il y a reconnaissance, on ne pourrait plus parler de souffrance (mais éventuellement de douleur psychique, et certaines sont impossibles à supporter). Il suffit d’avoir été une fois dans une salle de réanimation comme le sont celles de nos plateaux hospitaliers pour savoir qu’en ce lieu où médecine et savoir coïncident absolument, la souffrance ne compte pas : il n’y a que la douleur qu’on prenne en compte, jusque dans son irréductible dimension psychique. Autrement dit la souffrance, c’est-à-dire l’irréductibilité subjective au savoir (ou à la douleur qui est un problème médical) n’y a tout simplement pas lieu d’être. Or que dit-on là, sinon qu’une salle de réanimation est un lieu sans âme ? Et ce qui s’y passe comme acharnements impitoyables, ou au contraire comme indifférences et abandons prématurés des efforts, n’est-il pas la marque irrécusable de pratiques, et quelquefois de personnes, sans âme ?

La question de l’âme n’est pas celle du sujet, ni même celle de la souffrance : c’est celle de la souffrance impossible à savoir dont la souffrance elle-même doit déjà relever, elle qui appartient bien en fait à l’ordre des choses compréhensibles, parce que c’est au lieu de l’évidente nécessité du savoir qu’il faut interroger un manque qui ne soit pas la demande d’encore un peu plus de savoir. Elle apparaît quand on s’interroge sur la reconnaissance de cette souffrance qui est donc moins celle des êtres que celle des choses, en tant que cette interrogation ne peut pas ne pas être littéraire. Pas de meilleur exemple que la question même de l’âme : dire qu’une salle de réanimation est un ” lieu sans âme ” n’a aucun sens, objectivement – si l’on appelle ” sens ” la nécessité pour une observation qu’elle se réfère à un état de choses. C’est d’ailleurs ce qu’on voit parfaitement dans la notion du ” supplément d’âme “, par exemple celui qui consisterait à un introduire dans ces endroits terribles des personnels spécialement formés à prendre la souffrance en compte, et qu’on appellerait des ” psy ” : un mensonge, puisqu’on opérerait une conversion de la souffrance comme manque adressé au savoir en une réalité ” gérable ” c’est-à-dire intégrée au service général des biens dont le savoir indéfiniment différencié est l’assurance (145). L’âme relève donc d’une mention sans référent (il n’est question d’aucun ineffable) et sans argument (le savoir des spécialistes épuise assurément ce dont il traite), mais irrécusable à notre réflexion comme la nécessité qu’une première impossibilité de l’alternative ontologique nous apparaisse l’avoir conditionnée. Rien, on le voit : puisque de toute façon, et si loin qu’on veuille remonter dans l’ordre des raisons et des conditions, il y a toujours quelque chose (et non pas rien).

La littérature libérant la chose de l’objet, donne l’âme

La littérature ne saurait être vraie au sens de la connaissance conceptuelle. On peut même dire qu’une de ses conditions réside dans le rejet, implicite tellement il va de soi, de la vérité au sens habituel : non seulement les récits fantastique ou de science-fiction supposent d’emblée la suspension du critère de vérifiabilité faute de quoi ils seraient parfaitement illisibles, mais surtout la narration ou l’ode, pour ne garder que ces catégories emblématiques, n’ont justement de sens qu’à ne concerner aucun état de fait, dont on pourrait prendre acte objectivement. Car mentionner une succession d’événements n’est pas plus une narration qu’une description des phénomènes astronomiques, météorologiques ou biologiques qui le composent n’est une ode au printemps. Et comme ” vérité ” s’entend habituellement au sens de ” savoir “, on peut résumer cette impossibilité en convenant de nommer ” littéraires ” des réalités dont l’idée même qu’elles relèvent du savoir serait absurde. On peut donc décider de faire de la littérature la constitution du littéraire en tant que tel, c’est-à-dire de ce qui échappe au savoir. Et comme échapper au savoir c’est échapper à la constitution, on peut dire que la littérature s’identifie à sa propre impossibilité. La question qu’il faut poser est donc celle des effets d’un discours qui, à l’encontre de tout autre qui s’identifie à sa nécessité (le dit est la réalité objective du dire, lequel est toujours causé socialement), n’est, lui, qu’une impossibilité : celle que ce qu’il pose soit un moment de ce même savoir qui, dans l’indéfinie multiplicité de ses modes, est à chaque fois une figure de l’emprise, c’est-à-dire de la vie qui est sans âme (146). Et comme il y a potentiellement un savoir de tout, force nous est bien de reconnaître que le littéraire en tant que tel n’est rien. Qu’en est-il de ce rien que tout récuse ? voilà la question de l’âme.

Le littéraire et la libération de l’emprise

Dire que rien ne saurait correspondre au dit littéraire – et réciproquement définir la littérature depuis cette seule impossibilité – c’est exclure d’emblée qu’on n’y reconnaisse jamais l’expression d’un auteur, de quelqu’un qui se serait représenté des états de choses préalables à son écriture. Non pas qu’il s’agisse ici de limiter la lecture à une économie purement interne des textes (147), mais en ce sens qu’un dit n’accède au statut littéraire, au sens purement négatif qui vient d’être indiqué, qu’à ne pas exprimer l’auteur qui, en fait, s’y exprime toujours. Dire que c’est un mot et non une volonté qui en entraîne un autre ne signifie pas qu’une subjectivité ne puisse pas s’y poser elle-même (interrogé sur son texte, l’auteur peut toujours répondre que, oui, c’est bien ce qu’il a voulu dire), mais seulement, comme récusation de l’emprise transcendantale, que la nécessité du littéraire est elle-même littéraire et qu’il serait dès lors absurde d’en faire l’inessentiel (l’expression) d’une représentation portant forcément sur des états de faits préalables (par exemple les sentiments éprouvés par un assemblage de briques et de divers autres matériaux) (148). Si l’on nous accorde ce truisme, alors on nous accordera que le littéraire en tant que tel (par exemple la joie de la maison qui ouvre ses fenêtres à la lumière d’un matin d’été) n’est littéralement rien et que c’est justement de ne pas être quelque chose dont la reconnaissance devrait dès lors forcément s’autoriser d’un savoir, qu’il échappe non seulement à ce savoir mais même à sa nécessité transcendantale : au lieu propre du littéraire, il n’y a rien à reconnaître pour un sujet qui reste essentiel à lui-même, et par conséquent aucun manque d’égards n’est possible qui accomplirait subjectivement le savoir de cette reconnaissance. Le littéraire, on peut donc aussi bien le définir en disant qu’il est ce que la littérature constitue qu’en disant qu’il est celui qui exclut originellement le manque d’égards.

Or c’est cette extériorité radicale au savoir, c’est-à-dire au manque d’égards, que nous nommons l’âme (on a vu qu’il n’y avait pas de différence entre l’âme et le lieu de l’âme, et la question de l’âme est uniquement celle du manque d’égards). Elle est par là extériorité à l’anonymat dudit savoir, qui concerne un sujet interchangeable : peut être dit sans âme ce qui vaut pour n’importe qui, en tant que tel. Impossible en effet de s’autoriser d’un savoir (par exemple le savoir médical) sans avoir depuis toujours cédé sur son propre nom (par exemple consulter un médecin, c’est attendre de lui des paroles et des actes littéralement constitués d’être ceux de n’importe quel médecin), de sorte que la position d’une réalité littéraire se fait nécessairement depuis un nom forcément propre, celui de la signature d’un sujet produit comme tel par l’attestation (signer) de cette positon. Le littéraire est donc toujours nominal. Il y a par exemple des ambitions balzaciennes et des souvenirs proustiens, et c’est à partir de cette nécessité première que le monde s’humanise – si l’on décide momentanément d’appeler ” humanité ” non plus le lieu commun dont chacun s’autorise pour vouloir se croire le semblable de ses semblables mais au contraire l’impossibilité pour le savoir qui conditionne cette semblance d’être sans reste. Ce reste, nous l’avons indiqué : c’est la métaphysique comme origine (l’alternative une de quelque chose et de rien) dont la métaphysique comme évidence (tout est quelque chose et non pas rien) est faite d’être l’oubli. En ce sens le nom propre renvoie à l’origine du savoir – comme on le voit très clairement dans l’impossibilité qu’il soit traduit (traduire, c’est transférer un savoir dès lors acquis), et qu’il soit remplacé par un autre qui l’équivaudrait (opération interne au savoir). Ajoutons avec Lacan que le nom se manifeste comme tel par l’insistance de son caractère littéral (les noms inappropriés qu’on propose en remplacement au moment d’un oubli gardent des lettres qui assurent l’assemblage des différents noms, attestant ainsi de leur insistance) (149).

Concrètement, l’origine se dit comme nom marqué – celui-là même qu’on peut, pour prendre acte qu’on vient ainsi de le recevoir, apposer au bas d’un texte dont on n’est bizarrement que le destinataire dans l’acte même de le produire, puisqu’un écrivain n’est pas plus un sujet qui s’exprime qu’un sujet qui transmet des connaissances, et qu’il est par conséquent toujours surpris de ce qu’il est en train d’écrire – le recevant par là même dans l’institution de son nom comme l’adresse de ce qui lui est envoyé. Car la question de l’écriture est celle du nom qu’on en recevra, et du don que par là même on sera en mesure de faire à des réalités (une ambition dans la Comédie humaine, un souvenir dans la Recherche, etc.) dont la question de la réalité objective ne se pose dès lors pas – car ” balzacien ” ou ” proustien ” ne sont pas des catégories scientifiques, si l’un des traits distinctifs de la science est la décision que tout discours ait effectivement un objet, qu’on parle toujours de quelque chose et non pas de rien (150). Penser l’âme renvoie donc d’une manière ou d’une autre à cette double nécessité du nom et de la destination, parce qu’ils sont les traits du littéraire et que nous avons convenu de ranger dans cette catégorie impossible et précisément à cause de son impossibilité, tout ce qui n’était pas sans âme. Insistons ainsi pour dire que le nom et la destination ne constituent pas de nouvelles réalités dont il faudrait désormais élaborer le savoir (une découverte, autrement dit, si toute découverte l’est de quelque chose et non pas de rien), mais encore, toujours, et seulement la mention d’une résistance – résistance au savoir, c’est-à-dire au manque d’égards, c’est-à-dire encore à la perte de l’âme. C’est en effet le même d’inventer la vie comme le fait celui qui nomme les traits qui vont désormais compter pour les vivants (151), de recevoir son nom d’une écriture qu’on ne comprend pas, et de n’être jamais sans égards : à chaque fois c’est de ce qui limite l’emprise qu’il est question. Bref, la question de l’âme qui renvoie à la position de récuser la nécessité transcendantale sans pour autant songer à la contester, est celle de la littérature : c’est n’être pas sans âme que reconnaître les choses sans le savoir (il n’y a pas plus de psychologie des maisons qu’il n’y a d’étude du sommeil des eux marécageuses) – c’est-à-dire là où aucun manque d’égards n’est même envisageable. Le nom et la destination qui décident du littéraire opèrent donc la distinction de la chose et de l’objet. Voyons rapidement de quelle manière nous pouvons la concevoir.

la vérité sans garantie extériorise les choses du savoir

Si pour nous rien n’est ontologiquement admissible que par sa représentabilité et sa valeur qui sont les réflexions de notre emprise, nous ne sommes pas pour autant sans savoir qu’à l’étant il appartient, en propre, d’être. De cette propriété de l’être dont il est par définition exclu de produire un savoir positif (l’étant au sens propre serait spécifiquement l’objet de l’ontologie, elle-même branche de la métaphysique), témoignent forcément les réticences et les limitations du savoir.

Convenons d’abord d’opposer la chose qui existe et qui est en elle-même ce qu’elle est (que nous soyons ou pas en mesure de savoir quoi), à l’objet, réification du savoir qui porte sur lui et qui est donc finalement fait de la jouissance d’une aperception de soi qui reste le véritable essentiel de tout ce qu’elle pose. Avant de commencer à interroger le statut littéraire de leur différence (étant bien entendu qu’il s’agit de la même réalité : l’objet, c’est la chose qu’on appréhende), soulignons la familiarité qu’elle a pour nous, qui ne sommes jamais sans savoir que nous construisons ce qui nous est donné.

Pour cerner la réalité spécifique des objets qui peuvent être littéralement n’importe quoi (une feuille d’arbre aussi bien qu’une personne ou qu’un pays), l’exemple des produits industriels est à la fois paradigmatique en droit et spécialement commode en fait : l’identité du construit et du donné, de la production collective et de la réalité singulière y est expressément manifeste, alors qu’un effort supplémentaire de réflexion est nécessaire pour la faire apparaître à propos de réalités qu’on dirait spontanément naturelles (il faudrait montrer la construction sociale et historique de la représentation qui renvoie toujours au sens et à la finalité, les catégories linguistiques qui sous-tendent les découpages évidents de la nature, etc.). Car pour préserver la spécificité ontologique des choses sur les objets on pourrait naïvement suggérer d’opposer les productions artificielles, qui seraient en pour ainsi dire tout évidemment des objets, aux réalités naturelles qui existeraient sans être subjectivement constituées (c’est par elle-même et non pas par notre savoir botanique que la fleur éclôt, etc.), et dont on pourrait pour cette raison parler comme de choses. Certes, la différence phénoménologique de l’artefact et de la réalité naturelle s’impose ; mais cela ne change rien à la nécessité pour toute réalité, naturelle ou non, d’apparaître dans l’a priori d’un savoir dont une subjectivité doit préalablement s’être autorisée pour, précisément, la reconnaître comme telle ou telle – artificielle ou naturelle, puis de telle ou telle nature, porteuse de telle ou telle signification. Pourrais-je jamais apercevoir un arbre ou une fleur si je n’avais absolument aucun savoir botanique ? Sans doute ; mais alors il ne s’agirait ni d’un arbre ni d’une fleur : peut être des réalités magico-religieuses qui me restent inimaginables, et qui n’en continueraient pas moins de renvoyer à un savoir conditionnant (un ensemble de mythes par exemple) et à la subjectivité correspondante (une mentalité ” primitive “). Institué du savoir préalable et de la subjectivité qui doit s’en être autorisée pour le reconnaître, l’objet n’échappe jamais à sa constitution (à son ” objectité “) parce que la nécessité en est transcendantale, quelles que soient par ailleurs les modalités spécifiques de son apparaître, thématisées ou non.

Si la question de l’âme est bien celle de l’extériorité au savoir, nous devons plutôt réfléchir sur l’opposition d’un objet technique entièrement fait de savoir (calibré, indéfiniment reproductible à l’identique), au travail d’un artisan qui, lui, n’est jamais exactement ce que l’artisan sait qu’il doit être (encore qu’on puisse imaginer des imperfection volontairement produites pour séduire les touristes, auquel cas on en reviendrait à la première catégorie, qu’on aurait redoublée d’un volonté supplémentaire de manipulation). Un objet industriel n’est pas une chose, bien qu’il soit caractérisé par tous les caractères d’unité, de substantialité et de matérialité qu’on implique habituellement dans ce vocable, parce qu’il n’est rien d’autre que son propre modèle réifié. Nos modernes processus de fabrication l’attestent pour ainsi dire d’une manière intrinsèque et matérielle, puisqu’une une même chaîne informatique, c’est-à-dire de modélisation purement représentative, ordonne la conception du produit et sa fabrication par les machines à commande numérique ; la matière même dont il est fait, et qu’on aurait pu concevoir comme la toute dernière trace d’une existence mondaine irréductible à la représentation (l’acier ou le plastique sont bien d’une part du charbon et du fer, et d’autre part du pétrole : la terre de la nature, sinon des hommes) est elle-même la réification d’un modèle moléculaire construit au moins autant par l’ordinateur que par le chimiste qui l’utilise en fonction des contraintes que l’objet aura à subir (ce que les ingénieurs appellent ” l’hyperchoix des matériaux “). Réel et toujours-déjà intégré au monde dont il effectue les a priori, l’objet – dont il n’importe plus qu’il existe ou non (ce qu’illustre notamment la politique de gestion ” à flux tendu “) – n’est dès lors rien d’autre que l’impossibilité de la chose (152), et notamment il n’est pas son masque.

Nous sommes donc installés dans la nécessité constituante d’un savoir préalable, c’est-à-dire dans l’inessentialité corrélative d’une existence. Car si pour les futurs habitants il y a une différence absolue entre l’existence et la simple possibilité d’une maison (son savoir), il n’y en a pas du tout du point de vue de la vérité, dès lors qu’on a reconnu un homme comme étant un maçon et qu’au maçon il appartient essentiellement de savoir construire des maisons. Qu’on le mette au pied du mur, et l’on ne verra toujours que lui : l’élévation des murs vérifiera simplement qu’il connaît son métier. Absolument inessentielle au savoir qui en rend exhaustivement compte, l’existence est par là même la non-vérité de l’objet – fut-il artisanal. L’objet est bien en ce sens l’impossibilité de la chose, qu’il serait donc illusoire de situer du côté d’une existence préalable et irréductible au savoir : justement parce qu’on peut exhaustivement justifier non seulement les déterminations mais surtout l’existence d’une chose, celle-ci n’est pas, par opposition à l’objet, une réalité ” authentique ” dont il faudrait déplorer la perte. La chose n’est pas l’objet qui aurait retrouvé ou préservé son caractère authentique. Autrement dit la notion d'” authenticité “, inséparable des injonction à se conformer à la vérité depuis toujours supposée exister, est une imposture (153), parce qu’elle en reste à la même nécessité d’être sans égards envers ce qui ne compte pas – l’existence, pour le savoir qui est à lui-même toute sa vérité, laquelle devient volonté dès lors qu’il s’agit pour ce savoir d’une effectuation dont toute la signification est justement de montrer à l’existence combien on raison d’être sans égards envers elle (154).

L’objet réalise le savoir qui permet sa reconnaissance, et n’est en ce sens qu’un réfléchissant transcendantal : en lui, il va seulement de moi, comme entendement (il est intelligible) et comme volonté (il vaut), et l’on peut souligner avec Heidegger la corrélation qu’il y a entre la métaphysique, c’est-à-dire la vérité préalable dont, au dire de Platon, toute chose doit déjà relever pour être simplement elle-même, et la subjectivité qui n’a finalement d’autre sens que de se vouloir elle-même. On n’échappe pas plus au règne de l’objet, c’est-à-dire de l’asservissement imposé aux choses par une vérité dont elles doivent impérativement relever, qu’on ne philosophie en dehors de la métaphysique : partout règne la nécessité formelle de la constitution, c’est-à-dire l’antériorité logique et finale du savoir sur ce qui le réalise. Tout relève a priori du savoir, à commencer par ce qui prétendrait n’en pas relever : nos problèmes sont réductibles à un manque provisoire de savoir, même la mort que la médecine fait reculer chaque jour et qu’elle veut très consciemment réussir à vaincre (notamment en élucidant la programmation des processus de vieillissement). Quant au reste, c’est-à-dire l’âme, il n’est que littérature – laquelle ne risque plus d’être prise pour une forme paradoxale du savoir, puisqu’il n’est pas question de ne pas vivre parmi les objets de notre emprise (cette chaise, cette table, ces connaissances que je mobilise pour travailler), et qu’au littéraire rien ne correspond jamais (la gaieté ou la tristesse d’une maison, par exemple, ce n’est pas quelque chose, c’est-à-dire l’objet d’un éventuel savoir qu’il s’agirait de promouvoir après avoir repéré des objets si paradoxaux). La différence de la chose et de l’objet est donc une pure impossibilité dont le littéraire aura la charge.

Or nous savons qu’elle se situe d’emblée au plan ontologique puisque cette différence, dont l’emprise transcendantale est le principe, concerne l’étant selon qu’on le considère comme dépossédé de son être (comme objet, en lequel il va seulement de la constitution subjective) ou comme chose. La question de l’être, plus précisément celle de la propriété de son être pour l’étant (155), doit donc apparaître comme la question du littéraire lui-même.

Le langage comme être des choses, donc littérature comme piété

Personne aujourd’hui ne serait assez naïf pour croire le monde spontanément donné, les choses spontanément présentes, et pour identifier le langage à un instrument dont un sujet souverain userait pour communiquer à d’autres sujets tout aussi souverains des pensées qu’il aurait fabriquées avec maîtrise : le sujet est le résultat d’un procès (qu’on peut dès lors nommer assujettissement) langagier et plus généralement symbolique (donc historique et social). Il en va par conséquent de même pour les objets qui ne sont dès lors jamais naturels, quand bien même ils ne s’agirait pas d’artefacts (” la nature est une invention de la culture ” disait Barthes). Rien là qui n’aille aujourd’hui de soi. Aussi, penser la distinction de l’étant (défini par la seule propriété de son être) et de l’objet (défini au contraire par l’impropriété du sien) ne consiste pas à renvoyer à une nature première, authentique et ineffable, dont notre immersion dans les nécessités historiques nous aurait privés, mais à prendre d’abord acte de l’impossibilité pour quoi que ce soit de ne pas relever du langage, c’est-à-dire de n’être pas déjà constitué d’un savoir potentiellement commun. Refuser la mystification de l'” authentique ” revient donc à renvoyer au langage la question de cette distinction de l’étant et de l’objet, qui n’est jamais distinction entre des choses – les unes (authentiques) méritant tous les égards, tandis que les autres (inauthentiques) autoriseraient au contraire que toutes les désinvoltures.

Assurons d’abord la possibilité de le faire en rappelant succinctement la portée ontologique du langage, telle qu’elle apparaît dans l’institution déterminée du possible en tant que tel.

Dire qu’il peut pleuvoir tout-à-l’heure, c’est bien donner à la pluie une réalité irrécusable, productrice d’effets eux aussi irrécusables, (à cause d’elle, je vais m’embarrasser d’un imperméable) mais qui sera toujours différente du fait qu’il pleuve : présentement, il ne pleut pas. Pareillement la nécessité (l’état de l’atmosphère étant ce qu’il est en ce moment, il est impossible qu’il ne pleuve pas dans un heure) pose une réalité (la pluie) à l’encontre de l’existence (de fait, il ne pleut pas encore). Et je puis mentionner de la même manière la pluie qui est tombée hier. Dans la mention langagière qui ne pose pourtant aucun état de fait objectivement constatable, il est impossible de ne pas reconnaître l’être (on parle de la pluie : quelque chose et non pas rien ; autrement dit il y a quelque chose dont nous parlons) dans sa différence avec l’existence (que la pluie de ce soit possible ou nécessaire, qu’il ait plu ou qu’il ait fait beau hier, je constate uniquement qu’il ne pleut pas). Le langage produit donc l’être de l’étant, en distinction avec l’existence, même si l’on voulait imaginer cette dernière originellement donnée.

Remarquons ensuite que sans le mot, rien n’aurait d’unité, de constance, de stabilité. La joie qu’ont les enfants à découvrir les mots ne tient pas à la dénomination (la question la plus fréquente n’est pas de savoir comment tel objet ” s’appelle “) mais à la reconnaissance d’une réalité qui surgit enfin moins au sujet qu’à elle-même dès lors qu’elle trouve dans le mot qui la désigne une essence, qui lui permettra enfin d’unifier comme siens des aspects parfaitement dissemblables (coloré, sonore, rugueux…).De plus cette identité est une indépendance relationnelle : pourrait-on parler d’une chaise si elle n’avait aucun rapport d’aucune sorte avec la table, avec le sol et le mur, avec la fatigue et le repos des hommes, avec les fauteuils et les bancs qu’ils peuvent ou non lui substituer ? Mais ces rapports eux-mêmes, ils ne sont possible que d’une manière catégorielle (relations d’appartenance, d’inclusion ou d’exclusion, de contiguïté ou de remplacement, etc.) c’est-à-dire qu’en fonction d’universaux dont le langage est le lieu non seulement propre mais exclusif ; de sorte qu’il suffit d’envisager que l’être des étants s’entende indépendamment du langage pour apercevoir l’absurdité de l’hypothèse (156).

Et cet être, comme les philosophes l’ont dit de multiples manières depuis toujours, ne diffère pas de ce que la réflexion identifiera comme pensée : être ceci ou cela, c’est bien déjà être engagé dans la voie de l’idéalisation, de sorte que la chose concrète, cette chaise ou cette table, n’apparaît qu’en déhiscence, selon le terme qu’emploie Merleau-Ponty dans le Visible et l’Invisible, de sa propre singularité (157), laquelle est toujours-déjà engagée qu’est la simple phénoménalité vers une idéalisation qui la constitue précisément comme phénomène. Car ce n’est jamais une réalité brute, massive, et aveugle qui apparaît, mais bien une chaise ou une table ; de sorte que l’apparaître est en même temps causé d’une manière finale par l’idéalité dont il est en même temps la cause efficiente. Qu’on le nie, et l’on devra nier que toute perception soit en même temps une identification et une reconnaissance (voir une chaise, c’est reconnaître que c’est une chaise), comme Platon a été le premier à le dire. Par là, on aperçoit l’impossibilité de séparer la réalité des choses de la liberté du regard qui assume leur visibilité et qui est, comme toujours-déjà engagé dans l’universel, fonction du langage dont la chose elle-même, et comme telle (c’est-à-dire multiple mais une, indépendante mais toujours en relation), est déjà faite ; il n’y a de chose que par la liberté du regard qu’elle suscite : non pas un attribut de l’homme, mais la distance de la phénoménalité. Bref, toute chose a partie liée à une expérience qui n’est pas la sensation ineffable d’un sujet singulier qui en l’éprouverait indiciblement, mais qui est une distance à elle-même qui lui appartient en propre et que maintient ouvert l’universalité du nom – lequel ne se contente donc pas de la désigner (une fonction purement humaine, dans ce cas) mais, justement par cette distance qui est inhérente à son être, la phénoménalise. Car c’est la chose elle-même qui est déjà absente dans sa présence – n’étant présente que de cette absence (elle est toujours-déjà en chemin d’idéalisation) qui fait justement qu’elle est cette chose qu’elle est (une table et une chaise, la chaise devant la table…). Parce qu’elle est déjà absente dans sa présence même qui par là même est son apparaître, la chose est concrète et immédiate (tessiture du matériau, infimes détails, poids, allure particulière…).

Mais il faut aller plus loin et remarquer que l’absence propre qui la cause comme présente n’est pas simplement la différence de sa singularité matérielle et de son universalité idéale : c’est déjà la nécessité d’une parole qui ne se contente pas de la dire mais qui l’engage dans une suite langagière – un récit, donc – qui lui conférera une place. Car le mot, qui atteste de l’immédiateté d’un être en soi (cette chaise et cette table sont réellement dans la pièce et ne sont aucunement des fantasmagories de mon imagination) en appelle forcément un autre puisqu’un mot n’est jamais lui-même que par tous les autres de la même langue et qu’en leur appel réside tout son sens (si je comprends le mot table, ce n’est pas parce qu’il y a une table devant moi mais uniquement parce que je parle français). Pas de présence matérielle, par conséquent, qui ne soit déjà l’engagement d’un récit, qui n’en soit en même temps l’ébauche et l’interruption, et par là même, sourdement, l’indication. C’est pourquoi les primitifs ont raison – indépendamment de ce que Lévi-Strauss et Lacan nous ont appris de la nécessité inconsciente et inhumaine dont procèdent les mythes (algèbre et topologie qui ne signifient rien, sinon les lois purement machiniques du signifiant) – de placer à l’origine de chaque chose, aussi humble et banale qu’elle puisse être, un récit qui l’institue précisément comme chose et lui permette d’advenir à elle-même, c’est-à-dire à sa phénoménalité propre. Et voilà la littérature : plus originelle qu’elle-même parce que toutes les choses qui la susciteront pour être vraiment ce qu’elles sont (une maison et non pas un logement, une souffrance et non pas une douleur…) seront précisément les choses du monde et non pas d’une abstraction réflexive qui le suppose, et dont la pure formalité scientifique est la limite idéale.

Car la distance phénoménale qui diffère la chose à la fois d’un en-soi aveugle, massif et impossible à reconnaître et d’une pure idéalité, autrement dit qui institue la phénoménalité comme la temporalité d’une idéalisation déjà engagée et d’une matérialité charnelle encore insuffisamment dégagée de l’inhérence que nous sommes nous-mêmes à notre corps et plus généralement à la ” chair ” du réel, cette distance, donc, n’est pas une structure ontologique universelle et indéterminée, puisque la chose est effectivement reconnue (c’est par exemple une chaise, qui se trouve devant la table, etc.) : la phénoménalité est toujours-déjà porteuse de sens, et c’est à cette condition évidente qu’on peut parler de monde. Par conséquent il faut admette que l’inhérence langagière des choses est concrètement déterminée, et que les choses sont intrinsèquement faite d’un langage dont il serait dès lors absurde de dire qu’il les exprime (et a fortiori qu’il en exprime la représentation) sans les concerner. Dire le nom, c’est déjà jouir de la chose et d’une certaine manière la connaître, même s’il doit s’avérer plus tard, par exemple à propos d’un nom propre comme Bergotte, que cette connaissance était illusoire (158). Et ce nom est déjà sa phénoménalité propre c’est-à-dire la distance qu’elle est pour elle-même.

Nom et récit fondateur ne sont donc pas pour les choses des réalités indifférentes, purement humaines, si l’on refuse de les confondre avec l’objet dont ensuite elles autoriseront ultérieurement la construction (et donc aussi bien la destitution – l’algorithme destituant l’idéalité comme celle-ci destituait la chair) : ils leur appartiennent d’une manière intrinsèque non seulement parce que la temporalité phénoménale est toujours-déjà langagière (la chose est déjà sa propre phénoménalité, alors que l’objet n’est pas encore sa propre construction par le savoir qui opère sa reconnaissance), mais encore parce que l’extériorité au savoir que signifie la notion de chose, précisément à l’encontre de la notion d’objet, renvoie par là même à une visibilité première dont le savoir devra ensuite s’autoriser. Cette extériorité est en propre l’affaire de la littérature, dont on peut dès lors aussi bien dire qu’elle est intrinsèquement pieuse si la piété renvoie en dernière instance au refus de distinguer l’étant de son être, c’est-à-dire d’opérer la distinction ontologique toujours-déjà imposée par les nécessités transcendantales de l’emprise.

Pour donner une idée du statut spécifiquement langagier de l’être propre dont le savoir sera ensuite la destitution, on rappellera que la poésie établit une équivalence entre signifiant et signifié, alors que la représentation qui la suppose sans le savoir essentialise le signifié, dont le signifiant ne serait que l’instrument. L’idée même de la littérature récuse la croyance platonicienne en une antériorité du signifié, puisqu’elle aurait pour conséquence que l’écriture fût une simple technique d’enregistrement au service d’une réalité mentale qui, préexistant de toute éternité à la façon des vérités premières de Descartes, renverrait pour l’épuiser l’être au savoir et à l’autorité. Mais l’acte d’écrire est intransitif, et renvoie par là même à cette position très particulière qui consiste à ” s’autoriser de soi-même “, c’est-à-dire à ne pas constituer le littéraire – précisément ce envers quoi il est impossible d’être sans égards – comme le moment contingent d’un savoir de toute façon suffisamment essentiel à lui-même. Or s’autoriser de soi-même, comme on le fait par exemple à l’occasion fugitive d’une métaphore heureuse (précisément : on n’apprend pas à faire des métaphores), c’est être le premier surpris de ce qu’on est en train de dire – ou d’écrire, si c’est depuis la lettre insistante de notre nom qu’on travaille. Ainsi par exemple la rime manifeste un sens qui reste irréductible au signifié que le matériau sonore devrait exprimer, et qui atteste bien d’une réalité qui n’est pas celle de réalités insignifiantes et aveugles mais déjà du monde qu’elles habitent, lequel monde est par là même ouvert depuis une origine qui reste langagière et donc, justement comme origine, poétique : ” Pétrarque fait rimer pace avec sface, piena avec pena, suggérant la coïncidence paradoxale d’une paix et d’une destruction, d’une peine et d’une plénitude ” (159). Contre la conception instrumentale et volontaire du langage, on souligne ainsi que la poésie atteste d’une ressemblance qui n’est pas d’analogie entre l’ordre des mots qu’elle installe actuellement et l’ordre des choses mais de ” co-naissance ” selon le mot de Claudel, – que ce soit dans les allitérations ou dans la calligraphie, dans la syntaxe qui évoque l’objet et produit à son propos un savoir irréductible, dans le symbolisme des sons : ” si jour est plus sombre que nuit, on peut l’éclaircir en l’insérant dans un environnement évoquant la transparence, comme le fait Racine faisant dire à Hippolyte ‘le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur’ ” (160). Dans la réalité du langage dont seul un effort d’abstraction réflexive pourra faire croire au caractère instrumental (précisément : si c’est depuis le sens qu’on réfléchit, on le trouvera forcément donné et on pensera que les mots servent à l’exprimer), les mots renvoient aussi bien aux signifiants qu’aux signifiés, par opposition à une signification fixe, telle qu’elle figurerait une fois pour toutes dans le dictionnaire. Nuit, par exemple, peut renvoyer à jour, mais aussi à nuire, à unir (161), et c’est ainsi que nous pensons, dans la constante convergence des rapports de paradigmes aussi bien que de syntagme. Ainsi, les oxymores, les métaphores, les analogies ouvrent un espace qui va permettre à certaines réalités inédites de s’offrir à la perception et à la pensée, à la reconnaissance et au savoir, par des métaphorisations réciproques, des rapprochements étonnants, dont seule une réflexion savante pourrait distinguer par après ce qui procède d’une logique du signifiant et ce qui procède d’une logique du signifié.

Or comment nommer la reconnaissance de ces aberrations objectives, sinon piété – déjà envers le langage, et ensuite envers les réalités qu’il fait advenir et à propos desquelles l’idée même d’exercer une emprise devient absurde ? A la naissance langagière du monde dont la réalité du savoir est proprement l’oubli, peut donc répondre la piété d’une parole qui, de dire des réalités qui se situent au-delà de tout savoir possible (la souffrance des maisons, le rêve des eaux dormantes, la trace des gens qui n’ont jamais existé…) ne dit littéralement rien, et vaut ainsi pour elle-même – c’est-à-dire pour l’impossibilité de la dépossession d’un être que par là seulement l’étant peut recevoir pour le sien propre. Entendons en effet que le littéraire qui ne relève pas du savoir parce qu’il ne diffère pas de rien (les maisons souffrent-elles ? les plans d’eau rêvent-ils ? les gens qui n’ont jamais existé laissent-ils des traces ?) n’est pas l’originel, si l’on entend par là une réalité archaïque que les nécessités de la représentations auraient refoulée et que la littérature ferait enfin réapparaître : c’est de surprise qu’il s’y agit avant tout, par exemple de la surprise des métaphores qui ne valent comme justesse qu’à ne pas répéter une réalité qui serait déjà toute constituée de savoir et qui se trouve par là, si bizarre qu’elle puisse être par ailleurs, affligée d’une banalité originelle. Autrement dit, si la littérature permet de penser concrètement la différence de la chose et de l’objet, elle ne le fait pas sur le mode de la restauration, mais bien au contraire sur le mode de l’accentuation de l’oubli : rien de ce qui est littéraire n’est banal, pas même une journée banale (par exemple celle que raconte Joyce dans son Ulysse), de sorte que c’est par l’oubli de ce que nous savons être le statut réel des réalités racontées que nous pouvons seulement accéder à leur dimension littéraire. Or cet oubli, qui est celui de la nécessité d’être sans égards et qui conditionne ainsi la reconnaissance du littéraire, il se redouble de ce qu’on ne peut jamais reconnaître le littéraire en tant que tel – une réalité spécifique, comme l’est assurément n’importe quelle réalité. Faire du ” littéraire ” une catégorie positive (il y aurait des choses qui auraient pour nature d’être expressément littéraire, et d’autres seulement justiciables du savoir objectif) récuserait l’impossibilité que la littérature est constitutivement à elle-même, et par quoi nous ne sommes pas autorisés à dire que les réalités littéraires sont quelque chose et non pas rien.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit dans les réalités littéraires. Si je parle par exemples des souffrances d’Edmond Dantès au château d’If, est-ce que je parle de quelque chose, ou est-ce que je ne parle de rien ? On voit bien que chacun des termes de l’alternative métaphysique originelle devient absurde, ici : il ne s’agit pas de rien, puisqu’il s’agit de ces souffrances-là, que nous pouvons caractériser avec une assez grande précision ; mais d’un autre côté qu’en est-il des souffrances d’un homme qui n’a jamais existé ? Ainsi, de récuser l’évidente alternative originelle (n’importe quoi est forcément quelque chose, et non pas rien), autrement dit de récuser la légitimité a priori de tous les manques d’égards (et non pas de certains manques d’égards auxquels on en substituerait d’autres qui seraient plus ” authentiques “), le littéraire s’impose à l’encontre de la distinction ontologique dont la primauté définit la métaphysique comme oubli d’elle-même (de cette distinction, précisément, qui est réputée tellement évidente qu’elle ne mérite même pas d’être problématisée).

Or la piété a justement pour condition première cette suspension du jugement ontologique qui distingue ce qui est c’est-à-dire ce qui mérite des égards, de ce qui n’est pas et qui n’en mérite dès lors pas. Autrement dit la piété consiste précisément en cette accentuation de l’oubli qui est toujours oubli de ce qu’on savait – à commencer forcément par l’exclusion première qui interdit de traiter comme quelque chose ce qui n’est rien, et inversement. On peut d’ailleurs remarquer dans la vie morale que l’oubli est la condition de la piété : elle est ce que laisse le deuil qui a été accompli (162) quand l’impiété consiste au contraire à oublier l’oubli lui-même en posant expressément que les choses dont on a fait son deuil ne sont plus rien, ne mérite plus aucun égard (par exemple en considérant que l’espace foncier occupé par les cimetières est scandaleusement mal employé, et que la terre appartient aux vivants).

L’impossibilité que la littérature est à elle-même, en tant qu’elle est d’abord l’impossibilité de jamais faire du ” littéraire ” une catégorie positive impliquant qu’on soit sans égards envers ce qui n’en relèverait pas, renvoie comme piété à cette impossibilité qu’on ait jamais raison d’être sans égards. Est pieux en effet celui qui a toutes les raisons d’être sans égards (il sait bien que les tombes des ancêtres sont vides et que la terre natale n’est qu’un mélange de sable et de végétaux décomposés) et qui n’est pourtant pas sans égards (il entretient les sépultures, et veut que ses enfants connaissent le pays de leur père) : il sait parfaitement qu’il n’y a aucune raison, ni matérielle ni morale, de faire ce qu’il fait – mais il le fait quand même parce que ce qu’il sait ne compte pas. Or ce qui ne compte pas, ici, c’est l’a priori ontologique dans lequel la réalité des raisons enferme habituellement tout ce que nous pouvons comprendre en faisant de l’être des étants leur seule nécessité (163). Comprendre en effet, c’est reconnaître en tant que nécessaire c’est-à-dire en tant que ne pouvant pas ne pas être – en récusation implicite et préalable de tout problématicité dans la reconnaissance de cet être. La littérature, parce qu’elle est sa propre impossibilité (on n’est écrivain que bien au-delà du savoir qu’on a de ce qu’on écrit), réalise dans le langage la disposition dont la métaphysique est l’oubli, la disposition pieuse parce que les réalités dont elle est la position s’entende justement par la mise entre parenthèses de cette nécessité tautologique, et par conséquent par la possibilité que leur être accède enfin à la dimension de la pensée.

La nécessité matérielle du langage et sa générosité

Le paradoxe du ” littéraire ” est qu’il donne lieu à une intentionnalité spécifique (la piété) dont l’analyse phénoménologique est relativement aisée, sans constituer pour autant une réalité (même idéale) dont un savoir serait habilité à traiter et dont par conséquent une subjectivité pourrait s’autoriser (il y aurait des professionnels de la piété comme il y a des professionnels de la santé). Parler d’extériorité au savoir pour le penser revient non seulement à dire que cette notion du littéraire ne concerne rien (puisque tout relève au moins potentiellement d’un savoir), mais encore que celui qui le mentionne ne saurait avoir raison dans ses thèses parce qu’il n’y a pas de différence entre avoir raison et être autorisé, et qu’on doit toujours l’être du savoir dont relève ce dont on parle. Pour la même raison, il est impossible d’avoir tort de mentionner des réalités comme la souffrance ou la joie des maisons, et plus généralement ce qui atteste de l’âme : c’est de littérature, autrement dit du ” reste ” dont le monde se constitue expressément d’être le rejet, qu’il s’agit seulement. Est-ce à dire que la notion de vérité ait perdu tout sens ? Assurément non, puisque la question de la littérature est par définition celle de la nécessité que le langage est pour lui-même… Mais comment le comprendre ?

On pourrait entendre ce critère dans un sens purement structural, c’est-à-dire objectif. Par exemple la question que pose l’apparition du fantôme à Hamlet n’est pas de savoir si les fantômes existent et quelle serait alors leur nature, mais celle de sa nécessité dans l’économie de la pièce. Or on voit immédiatement que cette construction (modéliser la pièce) établirait non pas la réalité littéraire de ce fantôme, mais une nécessité structurale ou logique qui l’épuiserait, et entérinerait encore la dépossession ontologique (la nécessité a priori se substitue à la réalité propre), c’est-à-dire finalement la distinction ontologique dont le manque d’égards (être sans âme) est la traduction subjective (seule l’organisation de la pièce est quelque chose, le fantôme du père d’Hamlet n’étant rien – comme d’ailleurs la pièce elle-même, avantageusement remplacée par son modèle). Notre notion du ” littéraire “, qui ne récuse pas cette distinction mais lui est indifférente (il s’y agit justement de quelque chose – par exemple la souffrance d’une maison – qui ne diffère pas de rien), renvoie au contraire à l’impossibilité de cette destitution, puisque toute destitution et destitution de quelque chose et non pas de rien. Ce qu’on peut encore exprimer en disant que la vérité des choses diffère de leur réalité, que la primauté des raisons sur ce qu’elles justifient suffit à définir (164).

Peut-être un premier exemple analogique engagera-t-il l’aperception de cette extériorité au savoir, que la notion du littéraire a pour finalité de faire reconnaître – de façon à ce que nous puissions ensuite aborder la question de la vérité à travers l’impossibilité de la dépossession ontologique (165).

Quand il nous arrive de dire, à propos de certaines productions artisanales, non pas qu’elles ont une âme (un supplément d’une nature spéciale que dès lors le marchand s’appliquera à intégrer à ses produits pour qu’ils se vendent encore mieux) mais quelles ne sont pas sans âme, à l’opposé des objets industriels qui sont indéfiniment réitérables parce qu’ils ne sont rien d’autre que l’effectuation de leur modèle, n’est-ce pas justement parce que le savoir de l’artisan n’est pas le tout de leur réalité ? Contrairement à ” l’éternel retour ” de la machine indifférente au matériau qu’elle usine ou emboutit (166), le geste des hommes n’est jamais exactement identique à lui-même, moins à cause de l’imperfection de l’organisme humain que de la réalité matérielle dont, le plus souvent sans s’en rendre compte, il peut parfois ne plus refuser d’être l’assomption. Dans certains meubles artisanaux qu’on ne songerait pas à prendre pour des œuvres d’art, la particularité des veines et des nœuds du bois n’est pas niée comme elle l’est dans son utilisation industrielle, mais elle pour ainsi dire acceptée et respectée : il semble que le menuisier, à la différence de la dégauchisseuse qui calibre exactement toutes les planches que des robots assembleront, a retenu sa force devant la singularité du matériau dans le geste même où il lui donnait une forme que dès lors il n’avait pas exactement prévue, et dont il ne peut donc plus totalement se dire le sujet – justement de n’avoir pas été sans égards envers une réalité que son travail était pourtant d’asservir. Un effet de non savoir advient alors : la mise entre parenthèses en quelque sorte infinitésimale d’un entendement et d’une volonté qui ont parfois su céder devant une nécessité qui n’était plus seulement formelle c’est-à-dire réflexive (qu’en l’objet il n’aille finalement que du sujet) mais matérielle et donc, si peu que ce soit, irréductible à la nécessité de son épuisement par la réflexion transcendantale. Sauf quand il en use au titre d’un redoublement mensonger du savoir (on laisse volontairement des imperfections pour que l’objet ait bien l’air artisanal, c’est-à-dire pour que la clientèle y reconnaisse sans aucune ambiguïté l’idée qu’elle se fait de l'” authentique “), et à condition bien sûr d’écarter l’hypothèse triviale d’une insuffisante habileté, l’artisan s’oppose à l’industriel selon une différence dans le rapport au savoir – différence dont l’opposition des techniques employées est moins la cause que l’effet, puisqu’on ne peut instituer une chaîne informatisée de conception et de fabrication qu’à d’abord avoir décidé d’être sans égards avec ce qui, par exemple dans la veinure, la consistance ou la teinte singulières de chaque pièce de bois, relevait du donné qui reste contingent c’est-à-dire irréductible au vouloir et au savoir. Une différence permet donc parfois de ne pas dire sans âme certaines productions pourtant expressément finalisées c’est-à-dire asservies : qu’au voulu s’oppose, même d’une manière infinitésimale, le donné, et que la nécessité formelle de la réflexion transcendantale ait été comme suspendue par égard pour une nécessité matérielle – à laquelle elle se constitue pourtant elle-même d’être absolument aveugle.

L’ordre du littéraire est en ce sens l’ordre d’un reste matériel : on peut bien asservir le langage à une signification qui le finalisera, l’inexactitude des langues naturelles, notamment dans leur caractère irréductiblement métaphorique (les notions sont d’anciennes métaphores dont on a oublié qu’elles en étaient – comme par exemple la notion même de métaphore), laisse émerger des réalités qui n’auront pas été voulues (non modélisables) mais qui restent données, irréductiblement, par le langage lui-même dès lors poétique et par conséquent généreux. De même qu’une production artisanale se définit de n’avoir pas entièrement substitué le voulu au donné, et qu’une production industrielle se définit au contraire de l’avoir fait d’emblée (on a déjà cité l’exemple de l’ ” hyperchoix des matériaux ” comme limite de cette nécessité), de même ce que nous disons quotidiennement atteste d’une irréductibilité à la formalisation qu’on a raison de nommer inexactitude (non pas fausseté, mais impossibilité congénitale d’être exact), et qui ne dit rien quand bien même il est certain que quelque chose a été dit (167). Eh bien, cette irréductibilité langagière au savoir de ce qu’on a voulu dire et par conséquent à l’autorité que nous nous supposions pour le dire, comment ne pas reconnaître qu’elle fait advenir le donné comme tel, c’est-à-dire au double encontre de ce qu’on savait et de ce qu’on voulait ?

Dans un premier temps, on peut dire que le donné est purement interne à la langue et qu’il ne consiste en rien, puisque sa notion est seulement, réifiée, celle de l’inexactitude des langues naturelles, c’est-à-dire justement de leur caractère originellement impropre à l’élaboration d’un savoir rigoureux, et donc à la constitution. L’objet constitué est toujours parfait, puisqu’il réfléchit la nécessité de sa constitution en la réalisant et qu’il est matériellement fait de cette nécessité formelle. Si l’on convient de nommer ” donné ” l’autre impossible du constitué (car de tout ce qu’on reconnaît comme étant, il est facile de montrer la constitution à la fois formelle et matérielle), on reconnaîtra à la langue naturelle la capacité d’instituer – par exemple le sommeil de l’eau, pour un locuteur français qui peut méditer sur le mystère des eaux dormantes. Institution s’oppose à constitution comme ce qui est donné s’oppose à ce qui est à la fois su et voulu, et c’est par exemple la générosité de notre langue de permettre aux eaux de dormir, et donc de nous offrir la possibilité de respecter ce sommeil : une possibilité particulière de n’être pas sans égards que n’ont pas reçue en partage ceux qui vivent dans un autre horizon d’inexactitude. Possibilité interne à la langue, assurément (l’expression ” eau dormante ” est idiomatique) mais en même temps irréductible à elle, puisque la reconnaissance et la piété qui peuvent advenir en nous donnent effectivement lieu à des comportements qu’on pourrait objectiver (les promeneurs attendent d’être suffisamment éloignés de l’étang pour reprendre leur conversation). Il est par conséquent impossible d’enfermer cette première acception du littéraire dans un simple effet subjectif dont les hasards de la naissances impliqueraient que nous fussions le lieu.

Mais la notion du littéraire doit donner lieu à une compréhension plus vaste, si nous l’entendons à l’encontre des nécessités de la constitution, c’est-à-dire de l’emprise : elle devrait concerner n’importe quelle chose, dès lors que nous la différons de l’objet que nous y apercevions primitivement, par exemple cette table. Or on ne voit pas de quelle manière nous pourrions déposer la nécessité transcendantale qui nous interdit de reconnaître la table elle-même dans cet objet que nous utilisons si familièrement. Le domaine de l’âme serait restreint, pour le moins… En effet ; et c’est pourquoi il faut interroger l’éventualité d’une déposition du savoir qui ne soit pas simplement liée, comme celle qu’on vient d’indiquer, à la seule reconnaissance de l’inexactitude des langues naturelles et à la mention positive qu’elle autorise – puisque si les langues sont inexactes, c’est parce qu’elles disent toujours plus qu’elles ne devraient (168).

Le ” parti pris des choses ” : la nécessité matérielle et le savoir

Nous admettons, par exemple en refusant de réduire une maison à une habitation, la distinction de la chose et de l’objet. Mais cette différence reste problématique puisqu’elle paraît renvoyer à la suspension de la nécessité formelle, c’est-à-dire de la constitution, alors même que nous avons reconnu comme naïf ou mensonger le souhait de retrouver une ” authenticité ” qu’elle aurait recouverte. L’exemple de l’artisanat, en nous fournissant la notion d’une nécessité matérielle (l’objet artisanal diffère du produit industriel en ceci qu’il obéit aux nécessités de son matériau, alors que celui-ci l’asservit absolument au concept qu’il réalise) éclaire pourtant cette éventualité paradoxale : la différence entre la maison et le logement ne tient-elle pas à cette différence dans la nécessité, matérielle pour la première qui renvoie à la chose elle-même et à ce qu’elle impose en tant que telle, et formelle pour le second qui renvoie à une subjectivité qui n’est rien d’autre, de constituer d’avance toute chose dans sa nécessité, que la nécessité de sa propre (ré)assurance ? Une différence paraît bien s’imposer qui ne soit pas réductible à une nécessité langagière. Car si la différence maison / logement est sémantique et par là inhérente au langage, la reconnaissance réelle (et non plus la pensée subjective) d’une maison diffère de celle d’un logement ; de sorte que nous sommes revenus à la question philosophique de la déposition du transcendantal.

Cela n’est pas sûr ; car comment une nécessité ” matérielle ” pourrait-elle être reconnue sans attester expressément par là même de son conditionnement par la nécessité formelle (transcendantale) ? Nous respecterions certaines choses (les maisons) alors que d’autres n’auraient droit qu’à être utilisées (les logements), attestant par là d’une emprise qui aurait simplement différé d’un degré de l’attitude objectivante habituelle. Pas plus qu’on ne sort de la métaphysique en décrétant qu’on est en train de le faire, on ne libère la chose de l’objet qu’elle est elle-même en décidant de modifier moralement sa position subjective (par exemple en étant moins arrogant, plus respectueux, etc.), puisque la morale est encore un savoir a priori, au sens d’un statut d’énonciation (on aurait des égards pour les maisons, mais pas pour les logements). Quant à s’en tenir à l’attitude phénoménologique et à l’entreprise corrélative de dégagement des ” essences intentionnelles ” qui déterminent la diversité des manifestations concrètes (169), c’est encore réassurer d’un degré réflexif l’emprise et le savoir qui l’autorise, puisqu’on fait alors porter l’attention concernant le savoir – savoir préalable et donc réciproquement constituant de la subjectivité et de la possibilité de son objet – non plus seulement sur les déterminations régionales et les logiques correspondantes (on en range pas sa bibliothèque selon la même logique que sa cuisine, par exemple), mais sur les modalités d’apparition elles aussi correspondantes (un livre ne se donne pas à voir de la même façon qu’un ustensile domestique). Bref, ce n’est pas en suivant l’idéal platonicien de la ” conversion du regard ” dont Heidegger montre qu’il est inhérent à la métaphysique (170) (et dont relève encore la démarche husserlienne d’élucider des nécessités phénoménologiques qui sont encore a priori), qu’on peut espérer différer la chose de l’objet et par conséquent poser la question de l’âme. Impossible par conséquent de chercher la nécessité matérielle qui libérerait de l’emprise transcendantale dans des choses dont l’immédiateté n’indiquerait que notre naïveté. La nécessité matérielle reste langagière, et c’est l’excès poétique de ce qu’on dit sur ce qu’on sait qu’il faut continuer d’interroger.

Or c’est ce que permet de faire ce paradoxe de la nécessité matérielle dont témoignent nos premiers exemples, les textes de Péguy et de Bernanos : ils enseignent que l’âme, située par nous dans l’impossibilité que la chose diffère de l’objet, aurait la littérature moins comme lieu que comme vérité. Tous les exemples qu’on pourrait donner, notamment celui de l’artisanat opposé à la nécessité que l’industrie est toujours pour elle-même, en seraient alors des formes dérivées.

Revenons donc à la littérature, dont le titre de Ponge Le parti pris des choses rendra compte – si nous prenons soin d’indiquer que toute chose, pas plus que tout objet, n’est forcément une réalité matérielle et surtout que ce parti pris, en l’occurrence, est d’abord celui de la littérature. Contre quoi en effet prendre le parti des choses, sinon les objets (même d’utilisation quotidienne, comme le cageot que les maraîchers abandonnent tout de suite aux services de la voirie) c’est-à-dire la corrélation constituante du savoir et de la volonté ? Mais on ne prend le parti des choses contre les objets qu’ils sont, c’est-à-dire contre la nécessité formelle du transcendantal, qu’à ne pas les représenter. Et ne pas les représenter dans un texte qui parle d’eux, c’est exclusivement assurer le soin du texte – ce que nous nommons la nécessité matérielle. C’est en effet du texte seul qu’il s’agit dans le travail poétique, et non des choses dont il devrait permettre l’aperception à la manière d’une fenêtre plus ou moins transparente. Car enfin, dans un recueil de poèmes, c’est la poésie qui est en cause – et seulement la poésie qui traite ainsi la question qu’elle est pour elle-même, exactement comme un paysage ou un portrait ne renvoient à leur ” sujet ” que par là même ils libèrent de son statut d’objet qu’à traiter effectivement (” poétiquement “) la question que la peinture est toujours pour elle-même – si on ne fait œuvre de peintre qu’en excès à son savoir, dont l’effectuation éventuellement talentueuse définit au contraire l’académisme. Voilà en effet ce qui importe : la matérialité de la nécessité (le soin du texte, celui du tableau) a pour effet de rendre le motif (un cageot, de vieux souliers…) absolument étranger à une aperception par l’auteur ou par le spectateur qui serait forcément constituante.

Bien sûr, il ne s’agit pas de simplement transporter la nécessité formelle du motif à sa représentation par un laborieux artisan, en ce sens que le poète ou le peintre délaisseraient ce qu’ils savent du cageot ou des vieux souliers pour mobiliser leur savoir en vue de produire un texte ou un tableau, puisque cette notion de la nécessité matérielle n’a de sens qu’à l’encontre du savoir que le peintre ou le poète ont forcément déjà de ce qu’est un tableau ou un poème, et par conséquent à l’encontre de l’intention qu’ils ont forcément quand ils commencent à peindre ou à écrire. On ne parle donc de ” nécessité matérielle ” qu’à propos d’un travail qui s’accomplit sans le savoir et est d’abord incompréhensible à celui qui a la stupeur de le voir apparaître sur son chevalet ou sous sa plume. Or cette condition produit la définition de l’œuvre, si c’est d‘exister (dès lors en extériorité à tout savoir) qu’elle est seulement essentielle, c’est-à-dire si elle est une chose qui compte. De sorte que c’est l’excès au savoir distinguant le travail créateur de l’académisme qui permet seul depenser une nécessité matérielle : celle que la peinture ou la poésie sont problématiquement pour soi, alors que la nécessité formelle de la représentation eût concerné par exemple de vieux souliers de paysans ou un cageot qu’on aurait essayé de figurer avec le plus de ressemblance possible, pour que ceux qui ne les ont pas vus directement puissent quand même s’en faire une idée.

On apercevra encore plus clairement cette idée de la nécessité matérielle, dont l’opposition à la nécessité formelle du transcendantal fait penser qu’elle libère la chose de l’objet, quand nous aurons rappelé que l’œuvre a pour seul critère de reconnaissance – si le propre d’une œuvre est bien d’inventer le domaine dont elle relève, et non pas d’en être représentative – le respect de son matériau. Est-ce vraiment du marbre lui-même, dans la nécessité de son grain, de ses veines et de ses nuances, qu’il s’agit dans telle sculpture, ou seulement d’un motif auquel la technique de l’auteur l’a forcé à se conformer ? Est-ce vraiment de la peinture qu’il s’agit dans cette figuration d’un champ de blé, ou seulement d’un champ de blé (technique agricole, rendement à l’hectare, occupation des sols, mais aussi agrément du promeneur…) que le peintre veut faire apercevoir en utilisant le moyen dont il dispose de manière contingente (il se trouve que Van Gogh était un peintre et non un photographe) ? non, bien sûr. Et si c’est le respect du matériau qui constitue le seul critère de l’œuvre en tant qu’œuvre (figurative ou non), alors la conception préalable de son auteur en proie aux exigences irréductibles dudit matériau tombe forcément devant une nécessité réelle et non plus représentative, qui ne sera donc jamais celle de son expression. Autrement dit : il ne représentera pas le motif de son œuvre, quand bien même, comme pour le roman ou le cinéma, celle-ci serait expressément figurative. Voilà ce que nous appelons ” nécessité matérielle ” dans sa dimension subjective : le tableau de Van Gogh amène les vieux souliers à notre respect parce qu’en lui il s’agit exclusivement de peinture c’est-à-dire parce qu’il est littéralement fait de la déposition de l’auteur qui s’y exprimerait (et donc qui y exprimerait l’objet de sa vision), et que sa nécessité dès lors seulement picturale nous conduit à la reconnaître comme le traitement du problème qu’il est exclusivement pour lui-même (qu’il invente la peinture, alors même qu’on – à commencer par le peintre qui s’installe devant son chevalet – sait déjà ce qu’est un tableau). Car si dans ce tableau il ne s’agit pas de vieux souliers, alors du même coup il nous faut reconnaître que ces souliers que nous voyons sont libérés de toute emprise, et par conséquent enfin rendus à eux-mêmes : visibles pour la première fois… Et si l’on nous accorde d’opposer cette nécessité formelle (la peinture est absolument aveugle à tout ce qui n’est pas le problème qu’elle est pour elle-même) à la nécessité transcendantale (la subjectivité est absolument aveugle au problème qu’elle est pour elle-même), alors peut-être ira-t-on jusqu’à nommer ” âme ” l’impossibilité de réduire de vieux souliers paysans comme ceux qui sont peints par Van Gogh à de vieilles chaussures dont on n’aurait plus l’usage, et que dès lors rien n’empêcherait de jeter. On peut donc nommer chose cet étant que ” laisse être ” la nécessité matérielle en tant qu’elle est forcément déposition de l’emprise représentative, déposition de la nécessité transcendantale – et qu’elle l’est sans le savoir (le problème du peintre est seulement la peinture, et non les paradoxes que présente la notion du transcendantal).

La nécessité matérielle comme piété de l’œuvre

La distinction de la chose et de l’objet, nous l’entendrons désormais non pas à partir d’on ne sait quelle disposition humaine procédant forcément d’un choix et donc d’un savoir (par exemple : la piété serait une attitude plus ” authentique ” que les autres), mais à partir de la nécessité que l’œuvre, par exemple picturale quand il s’agit d’un certain champ de blé, est eidétiquement pour elle-même. Pour synthétiser trivialement ce qui vient d’être acquis, on dira que seule l’œuvre peut ne pas s’occuper de ce qu’elle représente, alors même que représenter consiste à s’occuper tellement d’une chose qu’elle s’en trouve convertie en objet, dépossédée d’un être propre dont la nécessité transcendantale fait dès lors office. Argument tout négatif, comme on voit, parce qu’on part forcément de l’objet et que le génie se définit suffisamment de reconnaître le retrait qu’impose la chose, dès lors bordée d’une impossibilité, celle du transcendantal, qui la fait par là même advenir à une visibilité qui n’est plus l’envers d’une vision, c’est-à-dire d’une institution.

Même quand elle la représente, la libération de la chose de son évident statut représentatif est l’effet de l’œuvre en tant qu’œuvre et non pas en tant que moyen d’accéder à la chose : en tant que s’y traite l’aberrant problème de l’existence, puisqu’une œuvre n’advient à ce statut qu’à valoir seulement d’exister. Car dans l’œuvre, ce qui compte n’est pas qu’elle soit ressemblante ni même qu’elle soit produite avec talent : c’est uniquement qu’elle existe – comme une personne. En toute œuvre, il s’agit donc d’une œuvre de piété puisqu’elle a toujours-déjà pris son parti contre le savoir c’est-à-dire aussi bien contre elle-même : l’extériorité de l’œuvre et du savoir, y compris celui qu’elle serait également pour elle-même (tout tableau est un manifeste de la peinture comme tout roman en est un pour la littérature), autrement dit l’exclusivité à la représentation (on ne travaille qu’à la condition de ne pas comprendre ce qu’on est en train de faire), restitue à la chose cette propriété que la définition même du savoir est d’identifier à la finalité que le sujet autorisé est pour soi (171). On peut donc parler de la production, par l’œuvre qui lui est indifférente (le problème de Van Gogh n’est pas la cordonnerie mais la peinture), du service de la chose elle-même : ce qui compte dans telle chose (par exemple la paire de vieux souliers) c’est en fin de compte seulement qu’elle existe, puisqu’elle s’impose désormais à une vision qui a déposé la nécessité de constituer ses objets qui la définissait depuis toujours. Cette piété, qui est donc toujours piété envers l’existant comme existant, définit l’œuvre comme subjective : non plus comme représentation de l’objet où chacun est tour à tour l’inessentiel mensonger de l’autre (on voit tantôt le tableau comme composition et matérialité picturale – or c’est une représentation – tantôt comme image d’une paire de souliers – or c’est une peinture), mais bien au contraire comme disposition subjective (ce que la piété est par définition), alors même que c’est une réalité purement matérielle, par exemple un quadrilatère de toile coloré, qui se trouve subjectivé. Ainsi seulement peut-on reconnaître comme œuvre représentative le tableau de Van Gogh commenté par Heidegger, qui ” laisse être ” les vieux souliers de paysan – lesquels sont bien des choses absentes, et nullement des objets représentés, sauf à nier que le tableau soit de Van Gogh.

Mais justement il l’est, si l’effroi de cette signature est d’abord d’attester du statut d’œuvre de ce tableau. Par la signature de Van Gogh (172), les vieux souliers de paysan ne sont pas des objets représentés et comme tels inessentiels à la représentation en plus de l’être à eux-mêmes (c’était un peintre figuratif, et il faut bien pour cette raison que ses tableaux représentent quelque chose – peu importe quoi), mais ils sont eux-mêmesen vérité, tels que le tableau, qui est une œuvre et qui ne vaut donc que de sa seule existence, les laisse apparaître parce que ce statut d’existant pour soi ne fait qu’un avec la déposition du caractère transcendantal, c’est-à-dire de la nécessité des objets : si l’important de ce tableau est en fin de compte seulement qu’il existe, alors il est impossible de dire que ce qu’il est tout entier constitué de représenter (et comment nier qu’il soit une représentation ?) ait une réalité représentative. L’impossibilité de distinguer l’apparaître des vieux souliers de leur vérité (alors qu’une photo des mêmes vieux souliers se réduirait à cette seule distinction) – impossibilité qui est leur vérité opposée à leur réalité (car en fait, ce sont des souliers représentés) s’entend par conséquent du génie, c’est-à-dire de l’absence, de Van Gogh, attestée par sa signature comme trace dans le tableau de ce que celui-ci ignore toujours (son auteur, dont il serait alors l’expression).

Par conséquent il faut admettre que le respect de la nécessité matérielle de l’œuvre se confond avec une piété dont la chose figurée est non pas l’objet, puisque la piété consiste précisément à déposer la nécessité représentative, (au sens où l’on peut parler de déposer les armes ou même de la déposition d’un roi) mais bien au contraire l’initiatrice. Toute œuvre est donc forcément œuvre de piété : le peintre ne se sert pas de son motif pour avoir quelque chose à peindre, puisqu’il ne peint qu’à l’encontre de ce qu’il peut déjà savoir de la peinture – à commencer par ce que ses précédentes œuvres, à l’instar de celles qu’il a pu rencontrer dans les musées, lui avaient appris. Cet encontre, dont on ne peut pas dire que le motif (par exemple le champ de blé) soit l’objet, est par là même sa délivrance. Parce que la pensée n’est jamais pensée d’autre chose que de l’impossibilité qu’elle est pour soi (on ne pense que dans l’a priori de l’existence et de la vérité, et penser consiste précisément à ne pas esquiver que cet a priori manque toujours), autrement dit parce que la notion de pensée n’est pertinente que dans une problématique de la création (autrement on parle de représentation, d’activité mentale, de psychisme, etc.), elle est piété envers les choses. La certitude de soi est au contraire la disposition subjective des ” bousilleurs ” (173).

C’est en effet la définition de la piété qu’elle soit d’abord la délivrance du vrai, puisqu’elle consiste à ne pas reconnaître la nécessité pourtant évidente d’une emprise toujours-déjà engagée par la vie et autorisée du savoir préalable. On est pieux quand on dépose toute autorité devant une réalité qui concerne l’origine, et donc d’abord l’existence dont la compréhension, qui institue l’étant dans l’a priori de sa propre possibilité, est la perte – de sorte qu’il y a comme un pléonasme à parler de la piété de la pensée, si toute pensée est pensée de ce qui manque (par opposition à la représentation qui est au contraire représentation de ce qu’on a et de ce qu’on est). Et déposer l’autorité, c’est forcément cesser de poser en principe le savoir préalable (théologique) dont, justement, on s’autorise pour être ce sujet capable de se représenter les choses (et par là même de les dominer) que nous sommes toujours en fait. Or quel est le premier effet de ce savoir, sinon la distinction ontologique c’est-à-dire l’imposition du statut de n’être rien aux réalités dont la constitution transcendantale st impossible, comme l’expose Kant à l’extrême fin de l’Analytique transcendantale. Ce qu’il faut donc nommer la déposition théologique (le travail, en tant qu’il surprend le travailleur) définit donc la piété, dont la notion est par conséquent celle de l’athéisme comme dimension subjective (la surprise de produire ce qu’on ne comprendra jamais) (174).

En reconnaissant la différence impossible de la chose et de l’objet – autrement dit la pensée dont la piété est la disposition spécifique – comme le lieu propre de l’âme, et en définissant ce lieu par la seule nécessité matérielle par opposition à la représentation qui est la nécessité formelle, on se trouve donc corréler la question de l’âme à la reconnaissance d’un vrai – si cette notion récuse d’avance la construction transcendantale en nécessitant que la vérité soit le propre du vrai (175). Et celui-ci n’a rien d’un ineffable : sa définition à partir de la nécessité matérielle, certes étrangère au savoir (ne rien comprendre à ce qu’on fait est la première condition de la création) mais positive et déterminée (peinture et non poésie, tel tableau et non tel autre…), pose la question de la vérité selon une disposition dont le paradoxe est qu’elle soit subjective sans être le fait d’aucun sujet : c’est l’âme comme piété du tableau envers la chose. L’œuvre n’est telle que par son âme, c’est-à-dire que par une déposition de autorité devant ce qu’elle ne représente plus, mais présente enfin, qu’il s’agisse du savoir du domaine dont elle relèverait (un dramaturge virtuose montre combien il connaît les ressorts et les ficelles de la composition) ou de celui de ce qu’il a pour motif.

N’importe quel exemple le montre très clairement. C’est de Shakespeare que nous recevons tout uniment le théâtre et la royauté, et celle-ci à cause de celle-là. L’ambition, le courage et la lâcheté des rois, la dimension effroyable du pouvoir sont à chaque fois la vérité propre de ces réalités – et non pas opinion d’un auteur anglais mort depuis longtemps. Et l’envers de cette vérité est la composition théâtrale, seul souci de Shakespeare qui n’était pas professeur de sciences politiques. Que la question des œuvres de Shakespeare soit seulement celle du théâtre, c’est ce qu’on peut nommer leur piété : la déposition de l’autorité qui pouvait être celle de leur auteur pour produire du théâtre ET pour parler du pouvoir. Sans piété, on ne peut produire que des réalités représentatives de son époque, comme l’est n’importe quelle production humaine (par exemple des pièces représentatives d’une technique de composition dramatique ET d’une science politique).

La distinction entre la nécessité matérielle et la nécessité formelle oblige donc à faire de la piété la disposition de l’œuvre. On s’étonnera peut-être de nous voir attribuer ce qui paraît un sentiment à des choses, fussent-elles des œuvres. Or l’examen qui vient d’en être fait atteste bien au contraire que c’est depuis une piété non subjective qu’on peut penser la piété au sens subjectif. Car la subjectivité mondaine ne peut pas, en tant que telle, ne pas relever depuis toujours de la nécessité que le vivant est pour lui-même. La vie en tant que telle, est le prototype même de la réalité sans âme, bien plus encore qu’une réalité, par exemple minérale, qui serait purement naturelle : la prédation figure bien que la nécessité de soi-même, à quoi tout vivant identifie son être, est en fin de compte identifiable au seul fait d’être sans égards (176). Traduisons encore : c’est le même de vivre et d’ignorer, ou plus exactement de dénier, que les réalités ont un être propre, un être en soi irréductible à cette nécessité que tout vivant est pour soi – comme Hegel le souligne ironiquement en rappelant que l’animal diffère du philosophe kantien de ce qu’il ne maintient pas l’être propre des choses qu’il dévore. Et certes, exercer son emprise sur une entité quelconque, c’est refuser d’avance qu’elle ait une autre réalité que l’emprise qu’on exerce sur elle et par laquelle cette emprise apparaîtrait scandaleuse ou même monstrueuse (177). Or qu’est-ce que la nécessité matérielle sinon précisément l’impossibilité que l’être propre du représenté soit jamais l’affaire de la subjectivité au travail, autrement dit soit jamais réductible à la représentation que cette subjectivité lui avait conférée comme être ? Dire que l’affaire du peintre n’est pas la pomme ou le compotier qu’il représente assurément sur sa toile, mais la peinture, revient à dire qu’il ” laisse être ” cette pomme qu’il pourra manger ou ce compotier qu’il utilisera dans son mobilier quotidien quand, à un autre moment de la journée, la question ne sera plus pour lui de peindre mais de vivre. Et si le tableau est une œuvre, autrement dit si en lui le problème de la peinture est impossiblement résolu (178) par la manière même dont il est posé, alors on pourra dire que l’être propre de la pomme ou du compotier aura été préservé à l’encontre de la vie qui les avait au contraire condamnés d’avance (un aliment, un ustensile sont déjà une disparition dont on ne peut même pas dire qu’elle leur soit propre). On emploie souvent, par exemple à propos d’une soierie irisée ou d’une peau de pêche délicatement nuancée dans la peinture flamande, le verbe ” rendre ” sans bien avoir conscience que cette restitution qu’on met en avant suppose forcément une première spoliation, laquelle est forcément celle de l’être propre dès lors que toute chose est déjà un moment de la vie (179).

La piété est la disposition de l’œuvre, parce que l’œuvre est la déposition de celui qui dès lors n’en est plus l’auteur. La distinction de la chose et de l’objet que la notion d’œuvre impose comme son corrélât renvoie par conséquent à une piété première, subjective, dont la nécessité matérielle de l’œuvre témoigne toujours, et qui est, cette fois-ci pour l’homme, elle-même piété. Car le travail créateur est lui-même piété envers la vérité matérielle, et produit l’œuvre en tant qu’œuvre pour cette seule raison. Cela concerne toutes les œuvres, y compris celles – l’immense majorité, en fait – qui restent étrangères à toute question de figuration : si un portrait figure assurément une personne individuelle, une sonate, un temple, un monochrome ne figurent rien. Pourtant ces œuvres valent aussi par l’unité ontologique qu’elles assurent d’un étant et de son être – et relèvent en ce sens de la disposition pieuse. Dans les exemples musicaux, elle peut concerner le temps dont les nodosités apparaissent enfin contre son habituelle linéarité, ou l’espace du clavier dont la topologie propre est habituellement résorbée par la compréhension courante de la salle où se trouve le piano, ou par le caractère répétitif des exercices que celui-ci impose quotidiennement. On peut encore concevoir qu’une sculpture dise une certaine piété de l’artiste envers l’espace qui en est dès lors le sujet : le critère de la sculpture, c’est justement qu’en elle il aille de l’espace et du matériau et de leur rapport, et nullement de la volonté d’un auteur qui aurait choisi de s’exprimer à travers elle. La distinction entre les œuvres qui figurent et celles qui ne figurent pas est donc secondaire, purement catégorielle, et ne change rien à la définition générale de l’œuvre comme piété dont la notion générale de ” littérature ” pourrait bien rendre compte, si l’on nous accorde qu’à toute pratique comme à toute théorie, le langage naturel sert de discours indépassable, d’ultime métalangage. En toute littérature il peut donc aussi bien s’agir de la chose elle-même qui se trouve figurée dans certaines œuvres que du matériau langagier dont celles-ci sont faites : à chaque fois autre chose que ce qui était quelque chose – rien, donc, sinon la vérité de la chose opposée à la réalité de l’objet.

La piété, le savoir et la différence ontologique

D’une manière générale, on peut définir la piété comme la reconnaissance envers ce qui est en soi parfaitement indifférent. Exemple : piété filiale, par laquelle on marque sa reconnaissance envers sa famille qui peut très bien avoir entièrement disparu, et dont il serait dès lors absurde (aussi absurde que de croire les maisons attentives ou les rues hantées de gens qui n’ont jamais existé) d’attendre un quelconque avantage. La piété est une gratitude sans réciprocité possible, parce qu’elle concerne une réalité (famille, patrie, dieux) non pas selon des propriétés qui peuvent nous être éventuellement favorables (richesse matérielle, affective ou symbolique) mais simplement selon leur être. Rien n’est donc plus contraire à la piété que le marchandage des croyants de toutes les époques avec leurs dieux (demandes de guérisons, de prospérité, de victoires etc.). C’est que la déposition de l’emprise (et donc l’absence de réciprocité) fait de l’autre une pure existence – une existence échappant dès lors au monde entendu comme horizon premier de possibilité dont toute chose doit d’abord relever. Reconnaissance de l’incompossibilité de l’existence et du monde, la piété fait donc de ce sur quoi elle porte une origine, précisément celle que l’ordre mondain c’est-à-dire vital se constitue d’avoir oublié depuis toujours. Pas de piété qui ne soit mémoire, si l’on veut bien opposer la mémoire au souvenir pour renvoyer non pas à un passé qui a été vécu mais bien au contraire à une antériorité que tout passé doit forcément supposer en tant que tel. En ce sens la piété est reconnaissance que la vie n’est pas sa propre origine alors même qu’elle se définit d’être la position de sa propre nécessité, que l’origine de la vie n’est elle-même pas vitale, n’est pas de même nature, et lui est antérieure. Et justement : qu’est-ce qui est antérieur à la vie, dès lors que celle-ci est toujours compréhension, et que toute compréhension l’est de quelque chose dont on peut seulement dire qu’il existe ? Il suffit donc de formuler la question pour avoir la réponse : c’est l’existence – antériorité absolue et non pas mondaine : avant tout avant, puisque la vie est toujours-déjà là, et que rien ne peut être reconnu comme ceci ou cela qu’à déjà avoir été compris comme potentiellement reconnaissable. Si la piété s’oppose à l’emprise, autrement dit à la nécessité que la vie est toujours d’avoir tout ramené à sa propre nécessité, alors on commencera pas dire qu’aucune réalité mondaine ne peut susciter la piété, pour continuer en disant que la piété est, comme attitude de la vie, la reconnaissance de l’absolument antérieur dont il apparaît dès lors qu’elle s’autorise – puisque toute vie est compréhension de l’existence et que la compréhension a forcément un principe qui est le compris lui-même (180). Autrement dit la piété est la disposition par laquelle on reconnaît finalement une extériorité au monde dont il n’y a rien à savoir, parce qu’il y a un savoir de tout et que tout ce qui relève du savoir appartient au monde, mais dont on se reconnaît d’une certaine manière autorisé – non pas à comprendre mais à vivre.

Car dans la piété, la vie reconnaît non seulement qu’elle n’est pas sa propre origine parce que l’antériorité qu’elle est toujours pour elle-même doit à son tour s’entendre depuis une nécessité première (comme emprise la vie est compréhension, et toute compréhension l’est de l’existence) mais encore elle reconnaît qu’elle n’est pas son propre critère, alors même que la réalité de la vie consiste à se nécessiter elle-même (la totalité de l’organisme est la fin de chacun de ses moments). Autrement dit encore, la vie qui est intrinsèquement bonne parce que la finalité qui la définit à notre réflexion, et donc aussi à elle-même en tant que procès réflexif, ne diffère pas de son institution axiologique : vivre, c’est intrinsèquement se poser soi-même comme but autrement dit ” vouloir vivre “, et par conséquent être sans égards envers tout ce qui viendrait contredire cette nécessité (le mauvais en tant que mauvais : ce qui est, mais qui ne doit pas être) et aussi envers tout ce qui est simplement indifférent à cette nécessité (ce qui ne compte pas). Dans la piété au contraire, la vie s’identifie à la suspension de la nécessité axiologique qu’elle est pour soi, autrement dit à la suspension de l’emprise, de la dépossession ontologique de l’étant qui fait de toute chose un moment positif, négatif ou neutre de cette même nécessité réflexive, et non pas une réalité caractérisée par une existence propre. La piété est en ce sens reconnaissance de la propriété de son être pour l’étant dont il n’est donc pas différé, alors que le procès vital consiste justement à différer tout étant de son être propre pour en faire un moment plus ou moins médiatisé dans la nécessité que le vivant est pour lui-même. Opposée à l’emprise, la piété est par là même déposition de l’autorité dont celle-ci, comme nécessité que le vivant est finalement pour lui-même, est toujours-déjà investie.

Comme déposition de l’autorité, la piété est l’opération subjective consistant à différer la représentation qui différait elle-même la présentation. Par piété on entend donc la disposition qui restitue le propre, dont le savoir est la dénégation. Le propre de l’étant, par définition, c’est son être – que le savoir a toujours-déjà dénié en en faisant la possibilité d’être su, c’est-à-dire la représentabilité. On ne pense donc l’âme de l’œuvre comme piété (disposition subjective à reconnaître le propre, qui ne soit par conséquent jamais le fait d’un sujet) qu’à penser la restitution ontologique qui définit la chose (181). C’est donc à travers la notion heideggerienne de ” différence ontologique ” qu’on peut interroger la piété.

Contre Heidegger, philosophe de l’authentique, nous dirons que le savoir (la métaphysique, puisqu’il est toujours préalable et qu’il autorise la subjectivité) se définit non par l’identification de l’être et de l’étant mais bien au contraire par leur distinction expresse. Car de toute chose dont j’ai un savoir, je puis au moins idéalement dire en quoi, par opposition à elle-même, son être consiste : dire que le marteau est un outil, qu’un arbre est un moment de la nature, que Napoléon est un homme, ou que l’égalité de ses angles à deux droits est une des propriétés du triangle, c’est bien dire en quoi cela consiste, que ces réalités soient : à chaque fois, et selon une compréhension que la phénoménologie élucide, c’est de l’être expressément différé qu’il est question. Si l’on nous accorde ainsi l’impossibilité de séparer le savoir préalable de la reconnaissance de cet être toujours différé, il faudra admettre que la théologie ne confond pas l’être et l’étant (même si par ailleurs elle ramène cet être à une unique nécessité : non pas celle d’un étant suprême, comme dit Heidegger à propos de Dieu ou de la subjectivité, mais celle de la constitution juridique de la subjectivité par le savoir préalable), et qu’elle a bien au contraire la différenciation ontologique pour toute première fonction. On ne comprend une chose que depuis le savoir qui autorise cette compréhension, laquelle est toujours celle de son être (par exemple c’est bien un début de savoir médical qui me fait apercevoir la chaleur et la transpiration comme symptômes fébriles : ” symptôme ” ne qualifie pas la chaleur, mais dit en quoi son être consiste) ; de sorte que la déposition de l’autorité en quoi consiste la piété est, en même temps que mise à distance du théologique (du savoir préalable juridiquement constituant), récusation de cette différence ontologique qu’il a justement pour toute première fonction d’opérer.

Parce qu’elle s’origine dans la déposition de l’autorité, et que l’autorité dit toujours ce qu’il en est de l’étant quant à son être que dès lors elle diffère, la piété est d’abord récusation de la différence ontologique. Aucun logement, pour reprendre notre exemple, ne suscitera jamais la piété, puisque la notion de logement est purement représentative et humaine ; une maison, si. Alors que tout objet doit préalablement être posé dans la double différence de sa réalité et de la subjectivité d’une part, de son être et de lui-même d’autre part, ce qui ordonne pieusement la pensée est d’abord l’indifférence à la différence ontologique qui suscite le désir de savoir et qu’on peut par après réintroduire entre lui-même qui est, et le fait qu’il soit. La piété consiste à libérer la chose de la distinction avec son propre être, à cesser de la distinguer de cet être – à le lui restituer en quelque sorte, puisque l’objet est toujours premier (vivre, c’est effectuer l’a priorité du savoir). La piété est cette disposition subjective que suscitent donc certaines choses vraiment présentes, comme une maison ancienne, accueillante et secrète, et auxquelles d’autres, comme une habitation neuve, claire et bien aménagée sont parfaitement étrangères – puisqu’en elles il va seulement et constitutivement d’une subjectivité autorisée (celle du marchand de biens, du propriétaire, du décorateur, etc.), et donc finalement de la vie qui assure son emprise. Seule une chose qui ne diffère pas de son propre être – lequel est son être par là même non différé, non transféré à la corrélation de la subjectivité et du savoir – suscite la piété, qui est la disposition subjective correspondante.

Parce qu’elle s’entend en récusation du savoir qui diffère l’être et dès lors soumet l’étant à l’emprise, la piété est aussi bien déposition subjective à l’égard d’une réalité qui, pour s’entendre désormais en extériorité au savoir, n’en a pas moins été préalablement ce qui comptait dans la causation du sujet par le savoir dont il s’autorisait. Par exemple, si la maladie est causée comme telle par un regard que la faculté autorisait, elle causait elle-même le médecin en retour d’apparaître si claire et si distincte. C’est d’ailleurs une remarque banale qu’on assure et fonde sa propre identité dans sa compétence, et qu’on trouve sa compétence dans la grâce que les choses veulent bien mettre quand elles se conforment aux a priori incertains (par exemple on vient juste d’obtenir son diplôme de médecin) où cette identité s’appuyait (un jeune docteur aux yeux de qui toutes les pathologies seraient confuses et douteuses finirait par penser qu’il n’a pas le droit de se dire médecin). Le sujet se trouve donc en quelque sorte redevable de sa subjectivité à l’égard de choses qu’il constituait pourtant – de sorte que c’est bien l’existence, comme telle c’est-à-dire dans son irréductibilité incompréhensible à la constitution, qui se trouve en quelque sorte visée à vide dans toute reconnaissance que dès lors il faut prendre au double sens, phénoménologique et moral. Si donc on envisage cette déposition du savoir dont la notion si paradoxale du littéraire rassemble l’idée, alors il faut bien l’entendre comme reconnaissance envers l’existence. Et justement parce que la déposition est l’acte par lequel la subjectivité (exhaustivement produite par le savoir, ainsi que Descartes nous l’a appris) n’importe plus à l’étant, ne reste que ce paradoxe, qui lui est inhérent, de la reconnaissance d’une grâce : celle de l’existant à exister.

La reconnaissance de l’existant selon son existence, c’est sa différence du savoir qui le différait de cette même existence en l’identifiant à sa seule possibilité. Mais ici encore il ne faudrait pas tomber dans le piège de croire en une existence première, authentique et ineffable, dont les constructions artificielles du savoir nous auraient séparés et que les vertus de la poésie nous rendraient miraculeusement. La secondarité de la chose par rapport à l’objet vaut aussi pour l’existence, toujours secondaire par rapport à la possibilité qui était l’a priori de tout ce que le savoir pouvait comprendre. L’existence est une conquête de la piété et non pas une authenticité que le savoir habituel aurait fait perdre. Elle est donc déterminée d’une certaine manière par ce même savoir, qui est toujours premier ; de sorte qu’on ne l’entendra pas comme un absolu opaque ou ineffable, mais comme la résorption de la différance première que ce même savoir (originellement identifiable à la vie, en tant qu’elle est compréhension) en depuis toujours a opéré. Car c’est seulement depuis l’œuvre que nous pouvons poser l’existence, par exemple celle des vieux souliers de paysan, comme irréductiblement propre à ce qui existe. Ce qui revient plus simplement à dire que la vérité n’est surtout pas l’en-deçà du savoir mais bien au contraire une extériorité qui le suppose nécessairement, et qui est toujours seconde par rapport à lui – ainsi qu’il convient à l’origine, dont la reconnaissance (qui est sa seule réalité) suit et même procède de la perte dont le savoir est la formalité transcendantale.

La piété n’appartient pas à l’homme, qui la reçoit de l’œuvre

Mais reconnaître, objectera-t-on, n’est-ce pas forcément s’autoriser d’un savoir ? Car pour s’adresser pieusement à une réalité quelconque, il faut bien encore et toujours le faire depuis un savoir et par conséquent selon une disposition qu’il autorisera (essence de la piété, détermination morale et phénoménologique des objets qui la ” mériteraient “…). Ne sommes-nous pas devant une aporie, s’il n’y a de reconnaissance vraie qu’en récusation du savoir ? Il faut répondre que non, parce que la question repose sur la confusion habituelle de la piété et du respect, sentiment moral qui, comme tel, suppose expressément la corrélation du savoir et de la subjectivité (la morale est un savoir et c’est comme telle qu’elle est constitutive de la subjectivité – dite ” conscience morale ” – qui s’en autorise. Or cette identification, si nécessaire à la bonne conscience (et par là suffisamment jugée), n’a plus aucun sens dès lors qu’aucune subjectivité n’est en cause : c’est l’œuvre, d’abord stupéfiante pour celui qui la signera, qui est une disposition pieuse envers ce qu’on ne pourrait considérer comme son objet qu’à la condition absurde d’en faire une nouvelle subjectivité (le tableau de Van Gogh ne considère pas les vieux souliers). Sans cette distinction entre la disposition (la piété qui est le fait de l’œuvre) et la subjectivité humaine qui se constitue du savoir dont elle s’autorise, on ne peut pas distinguer la piété du respect (on adopterait cette disposition seulement à l’égard de ce qu’on saurait être respectable). Or c’est justement la différence qui s’impose, quand on admet la notion de nécessité matérielle, c’est-à-dire l’extériorité absolue de la pensée et du savoir.

On peut encore présenter ce paradoxe de la disposition subjective d’une chose en disant que l’œuvre apparaît finalement comme quelqu’un qui aurait depuis toujours identifié son existence à sa décision d’exister : une réalité en quelque sorte personnelle, donc séparée d’elle-même, mais exclusive de toute subjectivité. C’est d’ailleurs phénoménologiquement aperceptible, puisque le premier trait de l’œuvre est de nous apparaître comme une personne – par exemple à travers cette impression d’une nouvelle présence quand quelqu’un esquisse à côté de nous les premières mesures d’une sonate de Mozart (la sonate semble une personne de plus, comme si quelqu’un venait d’entrer discrètement dans la pièce). Phénoménologiquement, une œuvre est quelque chose qui existe à la façon de quelqu’un, et la question de sa manifestation est celle d’élucider pareille aporie. Cette impression, qui ne concerne assurément pas quelqu’un, est impensable si l’on n’admet pas que l’œuvre est faite d’une disposition subjective, qui est la piété. Autrement dit, ce n’est pas l’homme qui est concerné ici mais l’œuvre, qui va par exemple rendre aux vieux souliers de paysan un être propre dont leur reconnaissance habituelle étaient simplement la dépossession (ils étaient objets d’une aperception humaine, en laquelle il n’allait que de la nécessité transcendantale). Et si certains hommes (peu nombreux, à ce qu’il semble) sont capables d’être pieux, c’est parce qu’ils ont appris la piété – on pas d’autres hommes (il s’agirait alors de s’autoriser de leur savoir) mais de certaines choses qui, nées à l’encontre du savoir, sont par là même libérées du théologique et de l’emprise qu’il autorise.

Chose en disposition de piété, l’œuvre étrangère à tout savoir dit la vérité de ce que dès lors elle ne représente pas quand elle le représente. Car si le respect s’entend toujours d’une représentation (la conscience morale renvoie à la représentation de la loi et à celle des personnes que constitue leur assujettissement à cette même loi), la piété s’entend d’une présentation. Autrement dit, il n’y a de piété envisageable qu’envers ce qui se présente, à l’encontre du respect qui ne peut porter que sur ce que je me représente. Appelons âme la possibilité que certaines choses, par exemple la royauté, ont de se présenter, c’est-à-dire de renvoyer à vanité la représentation que nous pouvons nous en faire : de valoir comme vraies – si l’on entend ce terme non pas d’une manière positive, mais seulement à l’encontre de la constitution. Il faut qu’elles l’aient reçue. Et une chose (l’œuvre) n’est pas sans âme, quand elle atteste de l’âme des choses. Point d’arbitraire ” subjectif “, par conséquent : ni sentiments ni états d’âme, mais seulement la réalité de l’œuvre, de laquelle éventuellement certains hommes apprendront la piété, s’ils parviennent à ne pas en faire un objet esthétique. C’est pourquoi la disposition humaine devant les œuvres n’est pas la piété, qui est la disposition propre des œuvres, mais la gratitude – pour leur seule existence c’est-à-dire pour la piété qu’ils en ont reçue.

L’œuvre rend à la chose une existence dont le savoir est toujours simplement la forclusion, et atteste par là d’une impossibilité de devenir à son tour une modalité supérieure du savoir. Refuser d’en faire une nouvelle catégorie métaphysique (un méta-objet) comme il en irait forcément si l’on choisissait entre vérité et réalité, entre chose et objet, c’est par conséquent reconnaître à propos de l’existence une initiative dont nous ne pouvons pas être les sujets et que seule peut figurer l’idée du donné – qu’il faut donc admettre préalablement à la constitution qui l’objectivera. La gratitude que l’œuvre suscite en nous est l’envers de ce statut originellement propre de l’existant comme tel c’est-à-dire de ces choses dont l’existence compte, à l’encontre de l’objet où il n’y a jamais que le savoir qui compte. On ne retiendra donc pas l’idée husserlienne (c’est-à-dire réflexive) de la donation ” originaire “, parce qu’elle serait celle du moment originel (Husserl parle du ” je pur ” comme ouverture au fait même des choses qui seront ensuite constituées) et final de la constitution (dans l’intuition des essences qui donne finalement sens à n’importe quelle aperception empirique) (182), mais on pensera bien au contraire la ” donation ” qui est en cause ici à partir de la définition corrélative de la théologie comme ingratitude, si l’on appelle théologie la formalité même du savoir préalable (car où pourraient se situer les vérités que nous allons découvrir et celles que nous supposons dans n’importe quelle reconnaissance, sinon dans l’entendement divin ?) et si l’on reconnaît que l’effet de cette formalité est d’autoriser une subjectité dès lors identifiée à sa seule emprise. Autrement dit nous désignons par ingratitude théologique l’impossibilité de séparer la ” donation ” des choses de la certitude de soi d’un sujet, qui s’assure juridiquement de sa suffisance dans la supposition d’un savoir dont ces même choses relèvent déjà. Concrètement, la question de la donation, donc de l’irréductibilité de la chose à l’objet, deviendrait alors une problématique athée du don, si l’universalité de la constitution qui en est le déni pouvait être mise en défaut. Ce qu’il faut penser, c’est l’idée apparemment absurde d’un don de la vérité qui s’opposerait à l’emprise de la réalité.

La vérité ne précède pas le savoir qui l’aurait recouverte, et l’œuvre ne dévoile qu’une existence dont sa piété est la révélation. En ce sens, la vérité que l’impossibilité de l’œuvre (c’est justement de ne pas exprimer son auteur qu’elle est une œuvre) amène à sa piété est l’âme de ce qui est en cause. En vérité, c’est donc d’être shakespeariens et non pas d’être rois, que les rois sont grands – comme c’est de relever d’un fragment de Ponge que le plus insignifiant des ustensiles justifie une attention qui est comme une compassion, une fraternité en existence qui peut aller jusqu’à nous arracher des larmes. Insistons sur la notion de la piété comme déposition de l’emprise et comme rassemblement de la différence ontologique opérée par le savoir pour dire qu’on ne mentionne pas, en disant cela, les déterminations de l’œuvre qu’une projection attribuerait à son motif, ni moins encore l’expression idiosyncrasique de son auteur. Car ce n’est pas de Shakespeare qu’il s’agit quand nous réfléchissons sur le comportement des rois : c’est de la grandeur et l’effroi de la royauté qui est en elle-même, c’est-à-dire proprement, shakespearienne. Or ce trait n’est-il pas son âme, à la royauté ? Par âme, c’est donc le don de la vérité par l’œuvre qu’on entend, à l’encontre d’une conception qui ferait de l’œuvre une représentation spécifiquement adaptée à un quelconque ineffable définitivement étranger à l’universalité du concept.

Mais ce don ne consiste en rien, concrètement. Nous accordons en effet que cette réalité sociale est ce qu’elle est, comme n’importe quoi : la conséquence de ses causes, puisqu’un roi n’est en réalité que ” ce que nous sommes ” : le hasard de sa naissance l’oblige à tenir un rang symbolique dans certaines sociétés, comme d’autres hommes ont dû rester paysans ou devenir pharmaciens. Mais les rois ont une âme, et cette âme est la dimension shakespearienne de leur existence, qui les écrase s’ils sont par ailleurs des hommes médiocres, et qui les pousse parfois à des actes terribles. Car le paradoxe de l’âme est celui d’une différence impossible : celle de la vérité et de la réalité dont l’œuvre, qui ne construit rien (aucune réalité) est par là même le lieu propre – justement à cause de son impossibilité c’est-à-dire à cause de l’impiété qu’il y aurait à en faire l’expression de son auteur. Et justement : si la vérité des royaumes réside dans leur dimension shakespearienne, si les rois ont une âme même quand ce sont des gens médiocres, c’est parce que la question de Shakespeare n’était pas la royauté mais le théâtre – seulement le théâtre.

Personne n’a donné la royauté : c’est une institution dont nos érudits retracent l’histoire, faite de bouleversements, d’aveuglements, d’incompréhension, de violences, de calculs, et surtout d’ajustements sociaux – un moment réel de la réalité du monde, autrement dit, comme tout ce qu’on peut prendre pour objet. Personne ? Si. Shakespeare a donné la royauté, puisqu’il y a une vérité des royaumes qui reste irréductible à leur réalité – et que par lui les rois ont une âme, même quand ce sont des individus médiocres. Voilà l’œuvre comme nécessité matérielle : le don. Alors que ce qui est pris est réel, ce qui est donné est vrai. C’est cette différence du réel et du vrai, autrement dit de l’emprise et de la déposition, de la volonté et de la piété, qu’on nomme don – statut exclusif de l’âme, qui n’appartient justement qu’à ce qui a été donné, en tant que tel.

Définir l’âme comme le trait du don par lequel certaines choses seraient en quelque sorte marquées à l’encontre de leur réalité, c’est-à-dire de la nécessaire emprise de leur aperception, renvoie par conséquent à la notion d’une donation originaire qui n’est surtout pas celle d’une authenticité enfin redécouverte, mais bien au contraire cette d’une production pour la chose de son ordre propre – par opposition à l’impropriété qui définit l’aperception en quoi toute réalité des objet atteste d’une nécessité du sujet. La propriété s’institue dans un ” laisser être ” dont la sensibilité respectueuse à la matière singulière est le principe, à l’encontre de l’imposition de la forme universelle qui définit le transcendantal et qui renvoie au contraire la matière à un pur rien dont on ne peut à la limite même pas faire la cause occasionnelle d’un savoir assumant une existence objectivement donnée (puisqu’il constitue ses objets, il décide avant tout de leur être-là : l’observateur autorisé constatera quelque chose là où celui qui ne l’est pas ne constatera tout simplement rien). La notion de donation originaire renvoie ainsi au paradoxe d’un don qu’aucun donateur potentiellement privateur n’aurait pu accomplir – et qui ne serait dès lors que la forme inversée de la privation, d’une emprise qui refuserait de se limiter aux choses. Car l’œuvre n’est pas quelqu’un : elle ne veut rien donner, quand elle donne à voir enfin ce qu’elle fait accéder à la visibilité. Pourtant il y a bien un don, parce que la chose n’advient qu’en oubli d’un objet toujours premier que la notion ontologique de l’impropriété suffit à définir, et que dès lors l’œuvre cause l’impossibilité de confondre être et ne pas être, c’est-à-dire justement la distinction de la chose et de l’objet. Ce qui compte, en effet, c’est seulement qu’elle soit. Or cette distinction est forcément seconde (c’est l’objet qui est premier, puisque le savoir est la fonction objective de la vie, qui est toujours-déjà compréhension) ; de sorte que ce c’est l’indistinction objectale qui est première, telle qu’on la rencontre dans ce qu’on peut nommer généralement – c’est-à-dire en rappelant le statut du langage naturel qu’il soit à chaque fois le dernier métalangage – le ” littéraire “.

La notion du don, et son application à l’œuvre

A nommer ainsi l’ordre de l’indifférence à la question de l’être, on en fait l’origine – si l’on nous accorde que l’évidence ontologique (n’importe quoi est forcément quelque chose et non pas rien) trouve sa condition dans une indistinction que, rétrospectivement, nous pouvons imaginer comme première mais qui est en réalité seconde ; de sorte que l’origine apparaît à la fois en indifférence à la question de l’être (elle est antérieure à la décision d’être sans égards, laquelle décision consiste à faire le départ entre ce qui est quelque chose et ce qui n’est rien), et au contraire absolument axée sur une positivité qu’aucun objet ne peut revendiquer, puisque c’est l’existence à l’encontre du savoir qui apparaît alors comme vérité. Et certes, nous ne dirons pas que la question de l’œuvre par quoi les choses adviennent enfin à un être dont le savoir les dépossédait doit s’entendre en indifférence à la question de l’être !

Mais en quoi consiste ce rapport, de l’œuvre au vrai qu’elle permet enfin de reconnaître, à l’encontre des différents objets que le savoir permettait de constituer ? Nous l’avons dit : en un don. Eh bien c’est justement le paradoxe de cette notion de s’entendre à la fois en parfaite indifférence à la question de l’être et en une position qui soit irrécusablement ontologique.

Le propre du don, en effet, c’est d’abord son impossibilité : non seulement il est impossible dans le monde (dans l’ordre des possibles) parce qu’il serait alors un moment du fonctionnement général de ce monde (du commerce généralisé), mais encore il est impossible selon sa définition qui est l’action de donner commise par un donateur, puisque donner consiste à en rester à son propre bon vouloir (on ne donne évidemment qu’à la condition de ne pas y être obligé), c’est-à-dire à brandir l’éventualité de ne pas donner comme la vérité originelle qu’on veut bien momentanément suspendre. Donner, c’est donc toujours priver (et d’abord priver de la possibilité de demander plus, si c’est de plus que l’autre a besoin). On peut retourner cette nécessité en disant que s’il y a un don, alors ce don est entièrement fait de sa propre impossibilité, non seulement dans son origine mais encore dans son objet. Car donner, ce n’est pas offrir ; et de même que l’action d’un donateur est en réalité une privation, de même le cadeau renvoie à une positivité qui est en réalité déjà un asservissement parce qu’il oblige implicitement celui qui reçoit sans que l’obligation soit pour autant, comme dans le cas de la morale, une position représentative de soi : par le cadeau, on est obligé, mais on ne peut même pas le poser clairement, puisqu’il se proclame gratuit (exemple des cadeaux publicitaires : si le commerçant spécifie à chaque fois qu’on ne s’engage à rien en l’acceptant, c’est bien pour dénier le sens parfaitement manifeste de sa démarche, qui est d’obliger celui qui reçoit à devenir son client). Bref, l’impossibilité qui définit le don caractérise aussi ce qui est donné. Or on peut s’interroger sur ce qui est donné en général, avec l’espoir que la réponse obtenue lèvera l’hypothèque dont nous venons de souligner la patence.

Pour bien distinguer le don du cadeau, commençons par imaginer un individu qui serait doué par exemple pour la musique ; nous verrons ensuite si ce que nous aurons appris peut s’appliquer au don entendu comme l’acte de quelqu’un.

On parle de don à propos de dispositions qui semblent innées, indiquant par là qu’aucun moment ne peut être repéré où la personne aurait positivement reçu la facilité et la familiarité dont elle fait d’emblée preuve dans ses rapports avec tel domaine particulier. Or si une personne est véritablement douée pour la musique, nous avons l’idée qu’il y aurait un gaspillage et même quelque chose comme une impiété si elle se limitait à en faire un passe-temps, une occupation agréable plus ou moins importante : la question du don, même limitée à cette acception, n’est pas du tout celle de ce qui importe (toujours plus ou moins), c’est la question de ce qui compte. Or ce qui compte, c’est ce qui pose une marque (une marque de comptage, précisément) permettant à un individu d’apparaître comme sujet, irréductiblement à tout espace subjectif pour lequel il n’y a que des choses qui importent (découvrir une nouvelle activité, par exemple un nouveau sport, c’est importer de l’extérieur des dispositions dans un intérieur qui reste le même espace de subjectivité c’est-à-dire d’autorité). Celui qui est doué se trouve donc par là même compté comme sujet. Or comment nommer l’ordre de ce qui compte (par exemple ici la musique), dès lors que par lui on est compté à titre de sujet, sinon le destin ? La question du don serait en réalité celle du destin ?

Le destin, évidemment, ce n’est pas la destinée, dont la notion est celle d’une pure extériorité d’indifférence dans laquelle on se trouve toujours-déjà pris sans y être pour rien, et surtout sans y être institué en sujet. Par exemple dans des sociétés comme la nôtre, certains animaux (bovins, ovins, etc.) sont destinés à l’abattoir dès avant leur conception, d’une nécessité que l’individu subit aveuglément, et qui est parfaitement indifférente à sa singularité. Doit être comprise comme destinée toute détermination a priori du futur pour laquelle l’individu concerné ne compte absolument pas. On voit bien que c’est tout le contraire du destin, qui renvoie aussi à une nécessité a priori mais dont la notion est au contraire celle d’un individu qui compte. Dira-t-on que Napoléon était pour rien dans son destin, et qu’il est devenu empereur par des mécanismes historiques aussi déterminants et aveugles que ceux qui rendent compte des destinées sociales ? Peut-être, mais alors Napoléon n’est personne : un point de singularité, par lui-même insignifiant, d’une nécessité elle-même insignifiante (l’histoire comme machine, ou l’histoire comme eschatologie – ce qui revient exactement au même, une fois opérée la médiation théologique). Parler du destin d’un individu, c’est donc à la fois mettre l’accent sur l’impossibilité de choisir et par conséquent sur la récusation de toute dimension subjective, et sur une identité qui est celle de l’individu lui-même, alors que les choix qu’il aurait effectué n’eussent de toute façon été que l’effectuation des savoirs dont il aurait plus ou moins consciemment disposé (on choisit forcément ce qui apparaît comme préférable, et c’est le savoir qui produit cet apparaître). Bref, on ne suit son destin que sans le savoir et c’est justement cette extériorité au savoir (aux choix) qui permet de reconnaître vraiment quelqu’un. Et ce paradoxe qu’on peut encore exprimer par l’opposition du futur, dont la détermination par le savoir caractérise la destinée (exemple des animaux de boucherie : leur futur est tout tracé), et de l’avenir dont la singularité extérieure au savoir caractérise le destin. Revenons donc à notre exemple : celui qui est vraiment doué pour la musique ne choisit pas de composer des symphonies et des sonates, mais se trouve toujours-déjà engagé, sans jamais y avoir réfléchi autrement que sur le mode du déni ou de la rationalisation, sur le chemin de le faire : il est comme pris dans son rêve, happé par un avenir qu’il ne comprend pas (et pourquoi faudrait-il plutôt composer neuf symphonies, trente-deux sonates, etc. que de profiter des douceurs d’une vie toute de tranquille médiocrité ?), mais qui s’impose à lui comme la vérité d’un sujet s’impose à sa subjectivité qui la méconnaît. Le don apparaît ainsi plus comme une malédiction que comme un cadeau de la fortune, et c’est de cette malédiction qu’on parle quand il est question d’un destin. On peut évidemment échapper volontairement à son destin (alors qu’on ne peut échapper à une destinée que par hasard), mais on ne se le pardonnera jamais. Être doué, c’est être concerné en première personne par la question du pardon – et cette nécessité suffit subjectivement à définir le destin.

Que donner ne soit pas offrir, autrement dit que le don diffère du cadeau, on nous l’accordera. Mais si ce que l’on donne n’est jamais un cadeau, cela implique-t-il qu’il s’agisse toujours d’un destin ? Et puis n’oublions pas le trait principal du don, qui est l’impossibilité du donateur. On ne peut tout de même pas réserver la notion de don au sens qui vient d’être indiqué sans dénier la vérité de cette notion qui est de désigner un acte.

Un acte, précisément, et non pas une action – si cette dernière s’entend toujours du savoir (par exemple moral) qui la justifie. S’il y a des dons, ils ne sont par conséquent effectués que sans le savoir – sans avoir été choisis ni même reconnus sur le moment ni par celui qui donne ni par celui qui reçoit. Le don se reconnaît toujours après coup, par opposition au cadeau dont la reconnaissance immédiate impose une obligation qui sera, elle, plus ou moins médiatisée. De sorte que c’est rétrospectivement, depuis une vie par exemple de musicien, qu’on peut revenir à un moment jusque là parfaitement méconnu, un moment qui a été celui du don de ce qu’on pourra dès lors nommer un destin. Mais alors ce moment dont la reconnaissance peut (ou pas) advenir des décennies après qu’il se soit produit, comment le nommer autrement que l’origine ? Par origine, il faut en effet entendre une promesse – que personne ne l’a jamais faite mais par quoi seulement l’avenir diffère du futur (183). Tout don est don d’un destin, parce qu’il apparaît rétrospectivement avoir été l’institution d’une promesse comme être même de celui qui reçoit (et par exemple apercevoir qu’un enfant est doué pour la musique, c’est reconnaître en lui la promesse d’un destin de compositeur).

Si la notion du don est celle d’un acte d’institution destinale qu’on commet ou qu’on reçoit nécessairement sans le savoir, alors cela signifie déjà que certains actes que les hommes commettent sans le savoir ont pour sens d’instituer des destins qui ne seront reconnus que par après, de sorte que seuls ceux d’entre nous qui ont manifestement un destin peuvent reconnaître le don qui leur a été fait par celui qui, de toutes façons, ne s’est rendu compte de rien, si indifférent qu’il ait pu être par ailleurs (184).

Mais l’œuvre ? Comment accorder qu’elle puisse donner, même si l’on admet que la réalité de cet acte tient tout entière dans son extériorité au savoir ? L’œuvre ouvre-t-elle à un destin qu’on peut recevoir d’elle sans en avoir aucune conscience et par quoi on advient à la malédiction de n’être pas n’importe qui – à désigner ainsi le sujet du service habituel des biens (faire pour le mieux, c’est ce qui s’impose à n’importe qui, et chaque fois qu’on cherche son bien, on fait ce que n’importe qui ferait à notre place) ?

En réfléchissant à la distinction du futur et de l’avenir dont le principe est la promesse, on aperçoit que cette dernière a elle aussi pour premier trait de récuser le savoir, puisqu’il n’y a de promesse, d’une manière générale, qu’en récusation du savoir qu’on a forcément du devenir, non seulement du monde (” quelle que soit la situation, je t’aiderai “) mais encore de soi-même (” ce qui est dit est dit “). Or ce qui reste quand tout change, ce qui résiste à l’ordre de la vie par conséquent, comment le nommer autrement que l’existence ? Toute promesse est un ancrage de la vie mouvante dans l’immobilité de l’existence permettant un effet de réel (selon la définition qu’en donne Lacan : ” ce qui revient toujours à la même place “), c’est-à-dire d’impossibilité et par conséquent d’irréductibilité à la représentation. Et qu’est-ce qu’on ne peut pas réduire à la représentation, dès lors que celle-ci est constitutivement prétention à la vérité, sinon la vérité elle-même ? Voilà ce que donne l’œuvre : l’un de l’existence et de la vérité, dont la représentation, moment subjectif de la vie toujours changeante, sera dès lors la métaphore plus ou moins inappropriée.

Mais cette identité existence-vérité qui reste quand tout passe, n’est-ce pas justement elle qui diffère l’avenir du futur, qui empêche de confondre un destin, par exemple celui de Napoléon, avec une vie, subsistance changeante de n’importe qui ? Qu’on nous accorde que ce qui compte dans l’œuvre, c’est en fin de compte (185) seulement qu’elle existe et l’on nous accordera que sa rencontre est celle de cet identité existence-vérité qui permettra seulement qu’il y ait un point qui reste quand tout change toujours. Ce qui reste, au sens d’un ancrage fixe opposé à la mobilité des éléments, c’est aussi le reste : ce que la vie qui se comprend et s’anticipe toujours elle-même ne peut pas comprendre, ce qui ne relève pas du savoir, ce qui, en somme, ” n’est que littérature “. Traduisons tout cela par un seul mot : c’est l’origine que l’œuvre donne – et elle la donne comme impossibilité locale de la vie. Car la vie n’est pas impossible, puisque nous vivons et que nous comprenons l’étant en fonction de nécessités, les nôtres, qui nécessitent que nous soyons sans égards envers la propriété de l’être qui le définit pourtant. Mais là où est l’œuvre, en un point où la compréhension vitale est impossible, il y a de l’origine, et c’est l’âme, impossibilité concrète de vivre, que l’œuvre donne ainsi.

L’œuvre donne l’origine, et c’est l’âme : la souffrance des choses

Par origine, nous entendons désormais l’un de la vérité et de l’existence qui reste à l’encontre de la vie c’est-à-dire de la compréhension, et qui interdit aux réalités qu’il concerne de s’épuiser dans un futur qui n’est que son propre savoir (186). A l’instar de tout ce qui existe, la pierre de l’escalier progressivement usée a un futur qu’on peut limiter au maintien de son intégrité : un jour les marches seront si usées qu’on les démantèlera ; et les fragments de pierres finiront à leur tour en simple poussière, intégrée à la terre indéfiniment indifférente. Dans le cas de l’œuvre d’un sculpteur, il en va différemment pour la même pierre et aussi pour le corps du dieu que cette statue représente assurément. Car la pierre ou le corps du dieu, pour indiquer ce que la statue a libéré de la trivialité des escaliers ou des croyances, sont bien par cette libération même qui ramène à vanité leur futur (les escaliers s’usent, les croyances se transforment, etc.), l’ouverture d’un avenir qui est dès lors leur extériorité au monde et donc au savoir (savoir architectural, savoir religieux, etc.). La notion d’avenir indique l’ouverture du temps comme temps propre c’est-à-dire non mondain, donc irréductible à tout savoir (c’est bien parce qu’on sait que le monde change et qu’on changera soi-même qu’on donne sa parole), puisque le futur est la continuation indéfinie d’un temps nécessaire a priori, c’est-à-dire anonyme et indéfiniment commun. Ainsi la réalité de la statue est l’installation de la pierre et donc aussi du corps divin dans un ordre d’apparition et plus généralement de vérité – bref une origine – qui est depuis toujours le leur, et dont l’œuvre seule, en tant que telle, peut être la cause dès lors impossible.

Car l’origine n’est pas un fait (sinon celui d’un simple arbitraire que l’habitude a aveuglément entériné, c’est-à-dire tout le contraire d’une origine), et la vérité qu’elle établit ne l’est qu’à se reconnaître d’une antériorité toujours antérieure au fait qu’elle pourrait encore constituer (187) : ce n’est pas quelque chose qu’on possède par la stupidité d’une simple contingence (par exemple pour nous l’endroit de notre naissance, la nationalité de nos parents), c’est quelque chose que l’on reçoit alors même que son don ne concerner aucun bien dont on pourrait d’une manière ou d’une autre profiter : l’origine, c’est qu’en toute occurrence il aille encore et toujours de la vérité et de l’existence, du trait de leur unité qui reste le même alors que les plus diverses compréhensions (nécessités représentatives) s’imposent évidemment. Or il n’y a jamais, concrètement, que ces nécessités changeantes. De sorte que par origine c’est aussi bien un retrait, une impossibilité à la vie, qu’il faut entendre. Le rapport à l’origine en tant que tel, c’est la piété, dont nous avons vu qu’elle était d’abord déposition de l’emprise c’est-à-dire de la vie.

Donnée sans être l’objet d’aucun don, et par là même absolument propre sans être jamais naturelle, l’origine renvoie d’une manière générale à une instance de donation dont seule la piété matérielle peut rendre compte, parce qu’elle est la rigueur d’un retrait devant ce qui dès lors seulement advient à sa propre visibilité, et donc à un avenir qui ne soit pas la nécessité a priori du temps qui continue. Si donc on considère l’origine comme ce qui cause l’avenir à l’encontre du futur, comme le retrait qui empêche l’avenir de n’être qu’un futur, autrement dit si toute origine est forcément une promesse à l’encontre du monde, une promesse qu’on devient en son être même et non pas qu’on aurait faite, alors on admettra que l’œuvre seule peut la conférer, justement parce que tout le travail ” créateur ” consiste à déposer l’emprise. Le retrait qui permet la manifestation trouve sa condition dans le reste que la vie ne comprend pas, dans ce reste qui n’est assurément ” que littérature “, et qui rend compte de la négativité d’un travail qui n’est destinal qu’à s’entendre comme déprise. N’importe qui n’est pas en mesure de donner : ne peut le faire que celui qui peut amener l’un de la vérité et de l’existence à l’éventualité d’être donné. Ce qui signifie très concrètement que le don a pour condition qu’on ait d’une manière ou d’une autre posé sa propre parole en extériorité à soi et donc au savoir qu’elle est habituellement condamnée à servir, dans l’élaboration d’une œuvre (188), mais aussi dans le refus définitif de céder sur les promesses qu’on a faites, parfois sans en prendre conscience sur le moment, mais qu’on perdrait son âme de ne pas honorer. C’est toujours le don de la parole, tel qu’il apparaît notamment dans l’œuvre et dans la promesse, qui rend possible le don qui n’est jamais le don en général parce qu’il est finalement toujours le don d’un destin. Et comme la parole extériorisée (parole donnée, métaphore juste qu’on a été surpris de s’entendre proférer, livre qu’on n’aurait jamais cru pouvoir écrire…) vaut enfin pour elle-même, on peut dire que cette extériorité qui définit l’œuvre est par là même l’instance du don, puisqu’une parole est une ouverture à une suite temporelle et par conséquent à l’advenue d’un sujet. Si certains hommes ont ainsi le pouvoir de donner un destin, les œuvres seules ont le pouvoir de donner l’origine. La différence est abstraite, bien sûr, puisque le destin n’est rien d’autre que la vie selon l’origine ; mais il faut quand même la mentionner parce que seul un vivant capable de donner peut assurer approprier la vie qui est toujours oubli dans le moment même où elle est imposition du savoir, à l’origine qui est toujours mémoire quand elle n’est jamais effective que sans le savoir.

Ainsi, la réalité de la statue, c’est que la pierre et par conséquent le corps du dieu viennent de plus loin qu’eux-mêmes – de plus loin que tous les commencements qu’on peut leur attribuer (la formation géologique du terrain devenu carrière, la formation de telle religion particulière, les techniques de la sculpture…), et qu’ils apparaissent selon cette distance depuis ce qui reste, qui ouvre le visible comme vrai et non pas comme réel. Insistons sur cette différence du réel et du vrai : l’origine est cette distance impossible qui conditionne l’apparaître comme vérité et non pas simplement comme phénoménalité, puisque le vrai est précisément défini d’être ce qui apparaît selon l’origine (189). La distance de la phénoménalité, autrement dit l’apparaître des choses qui ne sont pas stupidement murées en un être en soi aveugle et massif mais nous concernent et sont d’une certaine manière tournées vers nous (ce livre est à portée de ma main, je suis derrière et non pas devant mon bureau, à telle distance de la fenêtre qui me fait face etc.), n’est pas d’emblée vérité, puisqu’il est bien au contraire conditionné par le savoir dont leur reconnaissance s’autorise : c’est la causation (cartésienne) par le savoir de cette subjectivité dès lors autorisée qui permet d’en rendre compte (190). Mais justement parce qu’elle est pure extériorité au savoir la phénoménalité que l’œuvre confère à son matériau et à son sujet les fait apparaître comme vrais : ce qui est en cause, c’est la pierre et non pas un objet géologique, le corps du dieu et non pas l’objet d’une histoire des croyances.

Or cette phénoménalité si particulière qui fait taire et qui contraint au respect, justement en tant qu’elle se trouve insérée dans la vie qui est toujours savoir, apparaît comme le manque de ce savoir. Dans la pierre ou dans le corps du dieu, ce qui manque, c’est que la vie oublieuse et sans égards soit simplement possible à leur endroit, lequel est au contraire fait de mémoire sans savoir et d’égards sans raisons. Pour la pierre et le corps du dieu, cette distance assumée par la piété peut se nommer vérité, mais pour le sujet vivant que nous continuons d’être jusque dans la piété cet apparaître est manque de savoir. Et comme il reste vrai que l’œuvre se trouve à l’intérieur du monde même si elle ne lui appartient pas, nous devons reconnaître c’est en fin de compte nécessairement comme manque du savoir qui assure la vie que nous pouvons reconnaître sa vérité – que sa vérité se donne à reconnaître (puisque dans le cas de la vérité, le reconnu et la reconnaissance ne peuvent pas différer (191)). Or cette idée, nous l’avons déjà rencontrée : c’est la définition de la souffrance. Par l’œuvre qui l’arrache à la compréhension mondaine, la pierre ou le corps du dieu sont donc en souffrance dans le monde. L’œuvre donne l’origine, et ce don se marque comme souffrance. D’où notre thèse : par l’œuvre l’âme advient et ce trait du don n’est finalement pensable que comme souffrance. Les choses, et pas seulement les êtres, souffrent. Et c’est à le constater qu’on n’est pas sans âme. Interrogeons donc cette idée de l’âme – souffrance que les choses doivent à l’œuvre. Dire que l’œuvre donne l’origine aux choses, qu’elles ne sont de vraies choses et non pas des réalités déjà moins importantes que le modèle qu’elles ont alors pour vérité que par ce don qui laisse en elle un trait d’impossibilité (l’âme), c’est dire que ce don est toujours effectué au sein du monde comme un manque et par conséquent comme une souffrance. Les vraies choses, contrairement aux réalités déjà en train d’être représentées et qui sont donc d’emblée inessentielles au savoir qu’elles effectuent, sont des choses souffrantes, et c’est nous qui ne sommes pas sans âme si nous ne sommes pas sans égards pour elle.

Car la notion des égards est incompréhensible sans celle de la souffrance. Nous l’avons abordée jusqu’ici d’une manière toute négative en montrant de qu’elle procédait de la distinction ontologique dont la nécessité était inhérente à la métaphysique (que tout savoir soit savoir de quelque chose et non pas de rien) en tant précisément qu’elle se réalise par et dans l’oubli de sa propre origine (l’un de l’alternative de quelque chose et de rien) – du moins telle que celle-ci apparaît après la déposition du transcendantal qui laisse apparaître le littéraire. Mais nous n’avons pas jusqu’ici à quoi les égards s’adressaient spécifiquement.

D’une certaine manière, la réponse est évidente et il n’était pas utile de la mentionner : tout le monde sait bien que c’est spécifiquement pour la souffrance qu’on a des égards – qu’elle soit immédiate (devant les hôpitaux un panneau routier réclame le silence aux automobilistes) ou qu’elle passe par l’intermédiaire de choses insensibles (on prend soin d’un objet qu’on nous a confié, parce que sa perte ou sa destruction causerait de la souffrance pour son propriétaire). Mais si la notion d’égards a une portée aussi générale que celle de la métaphysique définie comme primauté du savoir, autrement dit si nous avons eu raison d’identifier cette question à celle de l’âme et d’y reconnaître par là même l’envers de la métaphysique, alors il faut convenir que la question de la souffrance a une portée exactement identique à celle du savoir, c’est-à-dire qu’elle concerne absolument tout (il y a potentiellement un savoir de tout, et rien n’est autorisé à lui échapper). On peut être sans égards non seulement envers les êtres qui souffrent évidemment (humains, animaux) mais encore envers les choses les plus concrètes et même envers les idéalités les plus subtiles : il suffit de les considérer selon un savoir qui n’autorisera pas leur reconnaissance, c’est-à-dire pour lequel ils ne compteront pas, dès lors que compter vaut pour le sujet qui se constitue entièrement d’être autorisé du savoir – de ce sujet dont Descartes nous apprend qu’il n’a finalement pas à différer de l’idée de Dieu qui est en lui. La souffrance serait donc toujours souffrance de ne pas compter, et là serait l’âme… Pourtant nous sommes parvenus à la définition de celle-ci comme trait du don. Ne sommes-nous pas ainsi devant une contradiction, puisque les choses qui comptent pour nous sont le plus souvent des choses qu’on nous a données et que, parfois malgré leur laideur et le manque de goût qu’elles expriment, nous conservons pieusement ? C’est par conséquent qu’il ne s’agit pas du même sujet : celui qui s’autorise du savoir n’est que sa propre emprise, alors que celui qui a reçu le don n’est que l’impossibilité de s’en autoriser et par conséquent d’exercer l’emprise qui identifie le salut au manque d’égards.

La souffrance des choses : leur âme et la nôtre

D’abord on s’étonnera de nous voir proposer l’idée que des choses purement matérielles (la pierre) ou purement imaginaires (le corps du dieu) puissent souffrir. Cette notion ne renvoie-t-elle pas par définition à une subjectivité qui fait à l’occasion de ce qu’elle subit ou de ce qu’elle manque l’épreuve d’elle-même ?

A quoi déjà nous répondrons que non. Si l’on peut parler d’une expérience de la psychanalyse, c’est d’abord celle-ci que les plus terribles souffrances, celles qui peuvent aller jusqu’à récuser l’éventualité même de la vie, sont parfaitement inconscientes. C’est seulement pour l’idéalisme des philosophies de la conscience, que leur position contraint à confondre la souffrance et la douleur morale, que la souffrance ne fait qu’un avec la conscience de souffrir. Si nous n’adoptons pas cette position (que d’ailleurs ladite confusion qu’elle implique suffit à récuser), nous destituons d’emblée la notion de souffrance de sa dimension nécessairement subjective (ce qui ne signifie évidemment pas qu’elle ne puisse pas, par ailleurs, constituer une modalité originale de la conscience). Comment savoir qui souffre quand personne n’a conscience de souffrir ? Est-ce par exemple l’enfant insouciant qui reste affairé auprès de ses jouets, ou l’adulte qui, des décennies plus tard, viendra pour le subjectiver en reconnaissant qu’il n’a jamais cessé d’être cet enfant ? Or que dire d’une souffrance dont personne ne fait actuellement l’épreuve mais qui reste constituée par une épreuve qui n’est même pas celle de l’après-coup (par exemple une dépression sévère) mais celle du travail psychique auquel ce moment aveuglément répétitif a donné lieu ? On voit bien que sa définition comme réalité consciente et subjective ne va plus du tout de soi. Est-ce une raison pour imaginer que de pure choses, voire des idées ou des abstraction – bref, tout ce envers quoi on peut être sans égards – souffrent ?

D’un point de vue phénoménologique, en tout cas, l’idée n’est pas totalement absurde. Les choses ont bien leur unité et la subsistance qui nous permet à chaque fois de reconnaître qu’elles sont les mêmes que celles que nous avons aperçues à d’autres moments, mais on nous accordera que cet absolu est toujours en manque de lui-même – toujours en manque de l’accomplissement comme essence qu’il serait s’il pouvait enfin advenir dans l’unité qui le définit. C’est que les choses, concrètement, ne se donnent que par profils, en insuffisance d’une réalité qui se confond avec leur idéalité essentielle, avec leur identification au savoir platonicien qu’elles satisferaient en le réalisant. Leur phénoménalité concrète, avons-nous rappelé après Merleau-Ponty, est toujours-déjà déhiscence (c’est le mot qu’il emploie) vers une idéalité qui est par là même en train de s’élaborer. Or comment nommer cette insuffisance à soi quand elle est tout entière faite de la nécessité de l’idéalité c’est-à-dire du savoir, sinon souffrance ?

Et cette souffrance à son tour peut se comprendre comme peur d’exister – si l’on nous accorde à la fois que les choses existent (ce n’est certes pas sur une idée de bureau que je suis appuyé en ce moment ! ) mais en même temps que les profils qui constituent en fait leur seule réalité phénoménale sont comme une retenue de cette existence qui, en soi, sans orientation ni distance, ne serait existence d’aucune chose déterminée. La peur de l’en soi est donc la réalité phénoménale des choses, si l’on accorde que la peur renvoie expressément à l’abolition dans l’en-soi (192) dont Sartre nous donne l’idée limite quand il parle de l’opacité propre de l’être, au début de l’Être et le Néant. Or cette peur dont témoigne la différence de l’existence et de la phénoménalité, n’est-elle pas justement la distance dont celle-ci trouve son principe dans le langage qui dit à chaque fois ce que sont les choses – autrement dit le savoir. Par notre savoir, les choses supportent en quelque sorte leur impuissance à exister et c’est de cette souffrance que témoigne leur phénoménalité. D’une certaine manière, on peut dire que les choses sont originellement en souffrance…

Considérons cette idée dans le statut que nous lui accordons habituellement. Si nous reprenons la définition de la souffrance proposée plus haut à partir de l’exemple du malade auquel le médecin explique sa pathologie et qui cesse aussitôt de parler en termes de souffrance pour se mettre à parler en termes de douleur, et si nous la rapprochons de l’habitude qui est la nôtre de parler de réalités qui restent en souffrance (par exemples des dossiers non traités, des marchandises indéfiniment conservées dans des entrepôts, etc.) on voit bien qu’une signification commune apparaît : comme le revirement du malade tient à son acquisition du savoir, les réalités en souffrances cesseraient de l’être si le savoir dont elles se constituent de manquer (un dossier non traité manque de tout ce que l’agent administratif sait qu’il doit en faire ; et une marchandise qui resterait encore très longtemps dans le même entrepôt mais dont on saurait à qui elle est destinée et quand elle sera expédiée ne serait plus en souffrance). Les choses sont en souffrance quand le savoir qui assure leur inscription dans le monde – et qui compte, pour elles – fait défaut ; de sorte que leur souffrance est aussi bien la souffrance du monde lui-même de ne pas pouvoir s’accomplir comme la modalité ordinaire de tout (il appartient aux dossiers de passer de bureau en bureau ; il appartient aux marchandises de voyager jusqu’à leur utilisateur final, etc.), que celle des choses de ne pas appartenir à ce tout. Être en souffrance renvoie donc à l’opposition métaphysique de tout et de rien, à l’impossibilité que ce qui est quelque chose ne relève pas de tout – ne soit rien. Et une chose qui est en souffrance, c’est bien une chose qui est comme si elle n’était pas – bref, une chose envers quoi on est sans égards. Et justement, la question des égards, c’est la question de l’âme, laquelle apparaît ainsi être aussi bien celle de la souffrance, dès lors qu’on ne la confond pas avec la douleur. C’est qu’on parle de souffrance quand le monde, c’est-à-dire la compréhension dans l’a priori du savoir dont la subjectivité se constitue d’être autorisée, est structurellement récusé par une réalité (un état de son propre, un dossier qui ne circule pas, une marchandise que personne n’expédie…) qui ne compte pas c’est-à-dire qui n’est pas engagée, comme le savoir dont elle serait alors l’effectuation, dans le pointage du sujet de ce savoir. Là est la souffrance : il y a un sujet, puisqu’il y a un savoir et que d’une manière générale – indépendamment de la question d’une éventuelle extériorité au savoir – ce qui compte est ce qui marque le sujet. Quand on parle de la souffrance des choses, par exemple un dossier, c’est pour indiquer la contradiction de la réalité d’un sujet (l’employé de bureau tout entier fait du savoir administratif qui le justifie et que le traitement du dossier effectuerait) et de l’impossibilité qu’il soit compté (quand le dossier n’est pas traité, il pourrait aussi bien n’y avoir personne dans le bureau). La chose cesse d’être en souffrance quand les deux nécessités n’en font plus qu’une et que le sujet du savoir est enfin assuré d’être ce sujet qu’il était depuis toujours autorisé à être (193). Et si nous reprenons l’idée précédente de l’impuissance à exister que le langage panse d’une certaine manière, nous devons bien reconnaître que la souffrance n’est pas simplement interne au monde comme on vient de l’indiquer, mais encore qu’elle constitue un véritable a priori ontologique, dont le règne du savoir toujours-déjà engagé dans la réalité mondaine est l’oubli.

C’était du monde qu’il s’agissait, dans ces exemples. Or quand on parle de la pierre ou du corps du dieu qui sont en souffrance, on le fait selon l’impossibilité qui définit l’œuvre (le produit que nul ne peut produire, l’impossible à comprendre) : c’est comme vrai qu’elle les ” laisse être “, et non pas simplement au titre de réalités qui devraient être assumées et qui ne le sont pas. Il serait même contradictoire avec l’idée de monde, qui est celle du service des biens (constitué de son autorisation par le savoir le sujet est toujours-déjà engagé sur la voie du salut universel et anonyme), qu’un existant puisse donner lieu à une reconnaissance propre. Et si l’on considère que cette reconnaissance est parfois effective (la piété) il faut par là même reconnaître qu’elle est, depuis l’intérieur du monde, une récusation de la mondanéité pourtant évidente de tout étant. Dans la piété en effet, le monde est laissé en arrière – aussi bien comme indéfinie nécessité d’ajouter de la parole au bruissement des choses que comme service habituel des biens. Or le don de l’œuvre consiste précisément à permettre au vrai d’advenir par déposition de la nécessité transcendantale. Mais ce vrai qui advient dès lors comme existence et dont l’étrangeté s’accomplit dans la piété de ceux qui ont déposé l’emprise – c’est-à-dire la vie – il s’entend pour cette dernière raison comme scandaleux et aberrant, de sorte que la manifestation comme vraie s’entend d’abord d’une impossibilité première de la vie. Le don de l’œuvre est l’existence, qui se distancie donc en apparaître depuis ce don, au lieu de le faire, comme c’est le cas des choses habituelles, depuis l’ouverture de la subjectivité par le savoir (la fameuse ” idée de Dieu ” dont notre âme n’a pas à différer, d’après Descartes). La distance du vrai et donc, de notre point de vue, la piété qu’il inspire, n’est pas autre chose que le don de l’œuvre qui impose, précisément comme distance (le don est sa propre impossibilité) la confrontation absolument impossible de l’existence qui est l’impossibilité de la vie, à la vie qui est sa propre nécessité. On peut dire par conséquent que le don de l’œuvre est une impossibilité locale de la vie : locale parce que la pierre ou le corps du dieu se trouvent bien quelque part, et en même temps impossible parce qu’il n’appartient à personne de pouvoir se situer dans ce lieu qui dès lors échappe à tout horizon de compréhension. Voilà en quoi consiste la souffrance de ce qui reçoit son existence d’une instance de vérité – de ce qui reçoit un destin (car les hommes, pas plus que la souffrance, ne sont seuls a être concernés par la question du destin : la pierre accomplit son destin dans la statue et seulement sa destinée dans l’escalier).

D’une part, donc, on a la souffrance comme impuissance à exister pansée par le langage – de sorte qu’il est finalement égard à cette souffrance (194) – et d’autre part on a la souffrance comme impuissance à être vrai, assumée par l’œuvre, en tant qu’elle donne cette vérité.

La souffrance que les choses doivent à l’œuvre, c’est l’aberration absolue de l’existence pour la vie (il n’y a que du bon ou du mauvais) ou, si l’on préfère, l’aberration absolue de la vérité pour le savoir (il n’y a que ce qui mérite d’être reconnu et qui conduit au salut universel et anonyme, et ce qui n’a droit à aucun égard). La trace du don, c’est cette souffrance des choses dont la piété est, comme impossibilité subjective de vivre, indistinctement la reconnaissance et l’accomplissement. Mais cette reconnaissance est bien une faiblesse quand on considère le point de vue de la vie, puisqu’elle consiste en la déposition de l’emprise. Corrélativement à cette aberration transcendantale (l’étant n’est quelque chose que dans la mesure de sa compréhension, or celle-ci est suspendue), la place que le savoir fait à la vérité est forcément une place d’aberration : là où il y a vérité c’est-à-dire souffrance le savoir cède forcément, alors même que l’a priorité de la fonction transcendantale exclut que rien lui échappe jamais. Autrement dit la vérité n’est jamais aperceptible que comme l’aberrante impossibilité au savoir, étant bien entendu qu’il y a par principe un savoir de tout et que rien n’échappe à la possibilité d’être compris. On peut donc parler d’une souffrance au sens absolu, sans qu’elle soit ni la souffrance du matériau, ni celle du sujet de l’œuvre, ni celle d’un être humain que sa piété accorderait à cette souffrance. En un mot, c’est la différence de la vérité et du savoir qui est la souffrance – dont par après nous pourrons reconnaître les choses (la pierre, le corps du dieu), puis les hommes, comme les lieux vrai. Vrai, cela signifie institué par la vérité, par opposition à la réalité qui renvoie toujours à l’institution par le savoir (par exemple le médecin constate la réalité de la maladie dans la convergence des symptômes qu’on lui présente).

Le don de l’œuvre, vérité phénoménale de son matériau et de son sujet quand elle en a un, est donc cette souffrance propre des choses dont la piété est la dimension subjective et dont on peut pour cette raison dire qu’elle leur est enfin originelle (n’oublions pas que la chose est toujours seconde par rapport à l’objet). Si la piété est bien l’attitude qui consiste à n’être pas sans égards envers l’origine, et si cette dernière n’est rien d’autre que sa propre impossibilité, alors il faut bien convenir que la souffrance des choses est, dans l’ordre de la piété, l’origine elle-même. Mais il faut donc aller plus loin et reconnaître que cette souffrance, comme différence pure de la vérité et du savoir, est souffrance absolue – souffrance qui n’est d’abord propre à aucune chose ni à aucun être, mais dont les choses et les êtres pourront ensuite, sur le mode de la vérité pour les choses et de la piété pour les êtres, relever. La souffrance pure, quand on la rapporte à la métaphysique dont toute cette problématique est l’exploration, c’est qu’en dehors de tout (ce qui relève du savoir) il n’y ait rien (qui n’en relève), et que cette différence, comme a priorité de la distinction ontologique (il va de soi que n’importe quoi est forcément quelque chose et non pas rien), soit la nécessité qu’on ait toujours raison d’être sans égards – puisque la meilleure des raisons (la distinction ontologique toujours-déjà opérée par le savoir) nécessite qu’on le soit. L’origine n’est rien, nous le savons, et le savoir des choses renvoie finalement à un salut dont le sujet s’autorise pour s’installer dans son impiété, pour avoir raison d’être impie. Là est la vie sans âme : toujours dans les bonnes raisons qu’on a de l’être. Or l’ensemble des bonnes raisons, c’est le savoir dont tout relève (rien qui ne soit compréhensible d’une manière ou d’une autre), et hors de quoi rien ne saurait jamais apparaître que comme littérature. La dernière question est donc celle du rapport que le don des choses entretient à la littérature, le dit de l’âme.

Conclusion : la littérature et le trait du don

Conclusion : la littérature et le trait du don

L’ordre littéraire concerne ce qui relève de la pure extériorité à tout que le savoir, auquel rien ne saurait échapper, indique …sans le savoir. Nous l’avons dit : il ne s’agit pas de ne pas tenir un discours métaphysique, de ” dépasser ” la métaphysique mais au contraire de l’approfondir. Le savoir parle toujours – il parle toujours du salut c’est-à-dire d’un anonymat enfin accompli (195) – et il se situe par là dans une impiété dont il serait naïf et arrogant d’imaginer qu’elle est de dernier degré. Car si tout savoir est savoir de quelque chose et non pas de rien, si tout savoir est constitutivement la justification du manque d’égards (le manque d’égards est même sa réalité), il indique par là même sa propre limite, la limite de son impiété : il lui appartient en propre de ne pas pouvoir problématiser ce ” rien ” dont il indique, dès lors forcément sans le savoir, qu’il est son envers. Tout commence en effet par la question ” pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas plutôt rien ? “, c’est-à-dire par l’indication originelle et toujours-déjà oubliée de l’unité qui conditionne l’alternative, et qui par conséquent lui échappe.

Sans le savoir, le savoir renvoie donc nécessairement à l’unité première dont il s’autorise de l’oubli. Le savoir des choses et l’oubli de l’origine sont le même, assurément, mais cet oubli est en même temps une indication : dire qu’il va de soi que tout est forcément quelque chose et non pas plutôt rien, c’est témoigner d’un aveuglement à l’origine (à la nécessité des égards) dont par là même nous pouvons considérer qu’il est attesté, puisque l’unité du discours (quelque chose ET non pas rien) reste celle de l’alternative originelle. La question première de la métaphysique insiste dans la positivité de ce qu’on dit, sourdement, sans que personne ne l’aperçoive. Pour autant elle n’est pas sans effet : à toute réalité positive correspond l’indication d’une extériorité dont il n’est plus pertinent de demander si elle correspond à quelque chose ou à rien. La littérature est par conséquent ce que le savoir ne cesse d’indiquer. Les gens sans âme attestent alors du paradoxe de l’impiété, qui n’est pas d’être le manque ou l’ignorance de la piété, mais sa méconnaissance : ils ne cessent de répéter que, tout relevant a priori du savoir, le reste est littérature…

Ce reste qui n’a droit à aucun égard et qui est absolument relégué, nous l’avons désigné par la notion générale du ” littéraire ” : des réalités dont on ne peut ni affirmer ni nier qu’elles relèvent de l’être, et par conséquent des réalités dont la production sera la production de l’origine : travailler à ce qu’on ne comprend pas, c’est produire l’antériorité à l’évidence tautologique de l’être, autrement dit l’origine qui est clairement ce que les gens sans âme ne cessent de pointer dans leur haine du littéraire. Or cette production, comment la penser sinon comme un don – une fois celui-ci expressément ramené à sa propre impossibilité ? C’est parce qu’elles sont données que les choses sont à une distance d’elles-mêmes suffisante pour apparaître, de sorte que l’aveuglement à cette distance (l’impiété), en quoi consiste le savoir est en réalité aveuglement au don lui-même. Et dès lors qu’on est aveugle au don, les choses en effet sont toujours-déjà prises dans un procès idéalisation langagier dont les œuvres deviennent alors l’oubli.

La phénoménalité des choses, nous l’avons répété, doit être pensée à partir de la déhiscence que le langage leur a depuis toujours imposée : leur distance à elle-même, c’est déjà la différence de la singularité de leur existence et de l’universalité de leur concept. Mais que le langage devienne une pure aberration en ce sens qu’on ne serait plus autorisé à affirmer la réalité de ce qu’il pose, par exemple que Bayard était un lion (un chevalier français du début du seizième siècle était en vérité un félin des savanes africaines ? ?), et cette phénoménalité non pas savante mais sachante des choses se brise. Au lieu de s’offrir à l’emprise qu’est déjà leur compréhension, elles restent en retrait, loin des réalités intelligibles que nous voyons en elles, séparées de ces réalités qu’elles sont pourtant par la distance d’un malentendu – celui-là même que nous sommes désormais en mesure de reconnaître dans le mépris des gens sans âme pour ce reste dont ils disent qu’il n’est que littérature. Or ce qui se maintient loin de sa propre phénoménalité quand les réalités habituelles sont déjà en train de s’universaliser dans notre esprit, c’est ce qui a été donné – c’est ce qui témoigne de l’origine précisément comme lieu du don. L’aberration de situer les choses dont elles parle en deçà de la différence entre ce qui est quelque chose et ce qui n’est rien fait de la littérature l’institution de ce lieu, de sorte que tout ce qui pourra être donné à voir ou a entendre (par opposition à tout ce qu’on peut voir ou entendre) attestera d’un don qui le marque en quelque sorte dans la distance qu’il tient de son origine littéraire.

Or cette distance, nous pouvons maintenant la caractériser sans ambiguïté : c’est la distance du rêve. Un lion là où le discours portait sur un nomme, n’est-ce pas une figure onirique ? Et ainsi de toutes les métaphores : les choses qui sont données le sont depuis le rêve d’elles-mêmes qui interdit que leur réalité aille jamais de soi. La chose est seconde sur l’objet, l’origine est seconde sur le savoir, le donné est second sur le construit, et le reste qui en autorise le don doit supposer que tout soit potentiellement déjà su – et surtout le rêve est second sur la veille, à laquelle par après il accorde l’excès qu’elle est pour elle-même, par exemple quand on revient après une longue absence à la maison qui nous a fidèlement attendus. Ce don que le rêve fait à la veille et qui est le don du littéraire, c’est lui bien sûr qui rend la vie possible aux hommes. Mais si la vie peut être rendue possible, c’est qu’elle est originellement impossible ? En effet, et voilà l’âme : le littéraire qui surgit au moment du retour ou à l’occasion d’une promenade, c’est du rêve qui vient parer à une impossibilité locale de vivre. La vie est première, forcément., et par là même elle ne peut être totalement impossible. Mais elle l’est localement, dans les choses qui nous émeuvent comme si elles étaient des personnes, dans ce qui se dérobe à l’emprise ou au contraire la submerge. Alors, dans le langage qui les nomme et qui les engage déjà dans une universalité qui ne les concerne plus, nous rêvons. L’âme, dont la littérature est ainsi l’ordre c’est cela : que la vie soit donnée, alors même que le don est impossible et que la vie est toujours-déjà là. De cette contradiction des traces se laissent apercevoir (par exemple dans la physionomie d’une maison, dans la fraîcheur d’un jardin…) comme autant de rêves qui, d’y parer, prouvent que la vie n’est jamais donnée. Or nous les humains, nous ne pouvons mener qu’une vie qui nous ait été donnée. La vie est impossible, donc, et son impossibilité apparaît dans des traces locales. L’âme des choses, le trait qu’elles tiennent d’une production (l’œuvre) que son impossibilité met au lieu exact d’un donateur qui n’aurait pas été la figure mensongère d’un privateur. Là est notre impossibilité de vivre.

L’œuvre donne aux choses la vérité alors que le savoir, qui assure leur réalité en s’y effectuant, en fait le rapport salutaire qu’il entretient avec lui-même (par exemple la vérité médicale est le succès du traitement, par quoi la médecine s’accomplit dans la santé). Mais l’œuvre ne donne rien, en fait : rien dont on puisse produire le savoir. Il va en effet de soi que les matériaux et les sujets des œuvres ne souffrent pas, et l’idée d’une souffrance absolue, comme pure différence de la vérité et du savoir, ne peut correspondre à aucun état de fait. Bref, dans toute la problématique de l’âme, il n’est jamais question que de…rien.

La littérature non plus ne dit rien quand elle dit quelque chose. L’aide qu’elle apporte aux choses n’est pas celle du savoir qui est déjà leur perte, mais bien au contraire celle de la retenue du savoir : le langage aide à exister ce qui n’y parvient pas, mais au lieu basculer en savoir et d’idéaliser ce qui dès lors ne mérite plus aucun égard, il se met à valoir pour lui-même, assurant aux choses une réalité qui n’est plus celle de l’impuissance d’exister des phénomène (la peur comme nécessité a priori) et qui n’est pas celle du manque d’égards que le savoir a toujours envers elle. C’est que la littérature est elle-même œuvre, et que les réalités littéraires reçoivent le don de la vérité, au même titre que celles qui ont été peintes ou sculptées. Voilà en effet le propre de la littérature : qu’elle soit en même temps langage et œuvre : qu’elle vale pour les choses dans leur existence même et non pas dans l’idéalité qui les supprimerait en les accomplissant, et que ce soit au lieu même de leur impuissance d’exister qu’elle situe la vérité.

Dès les le littéraire (par exemple la joie de la maison familiale quand on ouvre enfin ses volets qui étaient restés fermés pendant des années…) a-t-il encore besoin d’exister ? Toute la littérature, c’est-à-dire tout l’égard littéraire, est dans la nécessité de cet ” encore “. Il suffit aux réalités dont on parle qu’on les libère de la perte, au sens spirituel du terme, que constitue le savoir. La métaphore est une aberration littérale. Le récit est une déposition des choses par rapport au savoir, qui n’est plus la vérité de leur lieu parce que le lieu réel qu’il accomplit est, justement comme accompli, celui des modèles. Dans la littérature, c’est tout autre chose : les personnages, les lieux et en général tout ce qui est en question dans les poèmes et les récits n’existent pas dans la réalité mais seulement entre les mots, seulement d’un mot à l’autre – et jamais dans une volonté d’emprise qui a déjà fait des choses ce qu’elle avait besoin qu’elles fussent. Anna Karénine n’existe pas ailleurs que dans le roman de Tolstoï, mais c’est une vraie femme.

La littérature s’entend à l’encontre du savoir qui supporte les choses et qui constitue en même temps leur menace suprême, puisqu’il établit que la vérité des choses ne se trouve pas en elle, qu’elle n’est aucunement leur existence, mais qu’elle est l’idéalité sur la voie de quoi elles sont elles-mêmes déjà engagées que et nous ” accouchons ” une fois que nous sommes parvenus à les modéliser. Eh bien notre thèse est précisément que la reconnaissance de cette souffrance, et même de cette peur, n’est autre que la littérature, dont la motivation première est la peur comme structure a priori et qui assure le soin des choses par un langage pour qui elles sont enfin vraies.

La vérité du littéraire s’oppose à la réalité de ce qui relève du savoir, et même au réel de ce que le savoir accomplit peut enfin livrer dans la formule purement littérale, qui ne signifie rien. Du littéraire au littéral c’est la question de l’âme. On peut d’ailleurs la reprendre en disant que cette question n’est rien d’autre que celle de sa perte éventuelle, et que perdre son âme consiste justement à passer du littéraire (par exemple la maison familiale qui est joyeuse du retour des enfants) au littéral (un promoteur qui veut le terrain pour construire une galerie commerciale m’en propose un million… c’est un chiffre !). Les choses habitent cette distance entre piété envers l’origine et l’anonymat des meilleures raisons qui, elles, sont toujours littérales. Nous avons des égards pour ces choses, ou nous les trahissons pour une jouissance que personne ne pourra nous reprocher d’avoir choisie, mais nous saurons alors que nous aurons perdu notre âme. Le littéraire comme soin envers la souffrance et la peur des choses est donc aussi la question humaine de l’âme : pour les uns, il est ce qui compte et ces gens ne sont pas sans âme ; pour les autres qui ont perdu la leur ou qui n’en on jamais eu, il est ce reste dont ils ne croient pas si bien dire, dès lors qu’il faudrait avant tout être quelque chose et non pas rien, en prétendant qu’il ne compte pas.

© Jean-Pierre Lalloz

NOTES

1Qu’est-ce que l’âme, pour les religions ? Une chose en plus du corps, qui représente le sujet, dont les théologiens se sont longtemps demandé si les femmes en étaient pourvues – et dont la misogynie habituelle des diverses religions semble en tout cas témoigner du manque, les concernant. Ainsi la psychanalyse nous évite-t-elle d’emprunter un chemin trop évident ou trop fantasmatique pour autoriser la réflexion.

Sous le soleil de Satan, Pléiade p. 224

3″ On reconnaît facilement qui achète et vend de son métier : il a l’œil éveillé et le visage tendu, il craint la tromperie ou la médite, et il est sur ses gardes comme un chat à la brune. C’est un métier qui tend à détruire l’âme immortelle ; il y eut des philosophes courtisans, des philosophes polisseurs de lentilles, et même des philosophes ingénieurs et stratèges, mais aucun philosophe, autant que je sache, ne fut grossiste ou boutiquier. ” Primo Levi, Le système périodique, Albin Michel 1988, p. 203

4 Le rien n’est pas l’absence, ou le manque, ou le vide, dont on peut à chaque fois penser la nécessité structurelle, et dont des propriétés très remarquables peuvent être indiquées dans l’ordre des différents savoirs (théologie, psychanalyse, physique…).

5 Insister sur le ” colloque singulier ” et les phénomènes de transfert éventuellement bénéfiques qu’il induit ne fait que repousser le problème d’un cran (d’ailleurs un transfert réussi a son propre oubli comme accomplissement).

6 Quand on le fait comme dans le cas des soins palliatifs, c’est à reconnaître une insuffisance momentanée du savoir, qu’il faut toujours s’employer à réduire.

7 Une personnage à la fois comique et tragique est M. Brecht, dentiste de la famille Buddenbrook, qui ne supporte pas le spectacle de la douleur et qui blêmit en découvrant la nécessité d’extraire une dent de sagesse. Un très mauvais praticien, assurément : on ne peut écarter que sa pusillanimité ait causé la mort du sénateur, à la fin du roman de Thomas Mann (chapitres 7 et 8).

8 On s’étonnera de cet embryon d’éventualité : la ruse n’est-elle pas le parangon des pratiques sans âme ? En effet. On peut même considérer généralement que le choix de la ruse est comme tel déjà une lâcheté puisque l’adopter revient à accepter de frapper son adversaire dans le dos ou quand il n’est plus en état de se défendre. La victoire d’Horace qui se laisse poursuivre par les Curiace inégalement blessés et qui les tue l’un après l’autre sans difficultés n’est guère moins lâche que la simple fuite, redoutée par son père. A celui-ci, d’abord abusé par un savoir insuffisant, Sabine avait demandé ” Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ? ” et le vieillard de répondre ” Qu’il mourût ! “. Parole sublime d’un homme sans âme. Autrement dit : la question de l’âme qui n’est même pas la question de l’âme n’est pas celle de l’idéal, et moins encore de la pureté morale qu’il faudrait préserver en restant sans égards pour ce qui y porterait atteinte. Et puis on rappellera que les discours les plus radicaux dans le refus des égards ont la pureté pour principe : pureté ethnique, pureté idéologique, pureté morale, pureté religieuse, etc. Qu’on pense également aux discours de Saint Just, qui liait le manque d’enthousiasme pour la terreur au manque de désir pour la vertu.

9 Par exemple un médecin ” humain ” est meilleur qu’un médecin qui serait seulement technicien : sa compétence est plus étendue, puisqu’elle prend en compte des facteurs comme l’angoisse de ceux qui vont être opérés, qui sont psychologiques donc finalement physiologiques c’est-à-dire étroitement médicaux, et qui restent habituellement ignorés de ceux qui s’en tiennent à une approche purement objective. Concevons une compétence plus grande encore, qui engloberait les phénomènes de transfert inconscient dont l’incidence thérapeutique est parfois considérable.

10 ” le mal ne vient que du renversement dans la maxime de l’ordre moral des mobiles ; nous adoptons dans notre maxime et la loi morale et l’amour de soi, mais remarquant qu’ils ne sauraient subsister côte à côte et qu’au contraire l’un des deux doit être subordonné à l’autre comme à sa condition suprême, nous faisons du mobile de l’amour de soi et des inclinations qui en découlent la condition de l’accomplissement de la loi morale, quand au contraire celle-ci, en qualité de condition suprême de la satisfaction de nos inclinations sensibles devrait être acceptée comme unique mobile dans la maxime universelle du libre arbitre “. Kant, Religion dans les limites de la simple raison, Première partie, III, p. 39

11 ” En effet, il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affirmer par là notre libre arbitre “. Descartes, Lettre au Père Mesland, 9 Février 1645

12 Kant, Religion dans les limites de la simple raison, Première partie, III, p. 38

13 Dire que si ne fait que repousser le problème d’une cran : parmi tous les anges, un seul était ainsi fait qu’il s’est déterminé à l’encontre de l’évidente nécessité du Bien.

14 ” je ne crois point que pour mal faire, il soit besoin de voir clairement que ce que nous faisons est mauvais (…) ; car si nous le voyions clairement, il nous serait impossible de pécher pendant le temps que nous le verrions en cette sorte ; c’est pourquoi on dit que omnis peccans est ignorans ” Descartes, Lettre au Père Mesland, 2 Mai 1644

15 Kant, Religion dans les limites de la simple raison, Première partie, IV, p. 49

16 ibid.

17 ibid., p. 52

18 A l’idéologie répressive du code pénal de 1810 qui refusait de considérer la réalité des hommes (on ne considère que l’acte et on applique au coupable la peine correspondante) a succédé une idéologie qu’on peut nommer thérapeutique : le problème posé par les criminels n’est plus celui de leur punition mais celui de leur réinsertion c’est-à-dire finalement de leur guérison. Peut-être passera-t-on ensuite à une idéologie de la ” responsabilité civique “, aussi mensongère que les précédentes (car qu’est-ce qu’avoir enfreint la responsabilité, sinon s’être montré ” irresponsable ” c’est-à-dire faible – ce dont le reproche est simplement absurde ?). Paradoxe qui ne tient pas à la perversité de ses partisans, mais à ceci que la société est constamment confrontée à la réalité du mal alors même que c’est d’exclure toute éventualité de savoir (donc d’attitude sociale) que celui-ci se reconnaît.

19 Et de fait invoquer la nécessité d’être ” normal ” atteste touj_urs d’une âme perdue.

20 ” Car il est, ce me semble, certain que ex magna luce in intellectu sequitur magna propensio in voluntate [d’une grande lumière dans l’entendement suit une grande inclination dans la volonté] (…) ” Descartes, Lettre au Père Mesland, 2 Mai 1644

21 ” Il y a des cas où des hommes, même avec une éducation qui a été profitable à d’autres, montrent cependant dès l’enfance une méchanceté si précoce, et y font des progrès si continus dans leur âge mur qu’on les prend pour des scélérats de naissance et qu’on les tient, en ce qui concerne leur façon de penser, pour tout-à-fait incorrigibles ; et toutefois on les juge pour ce qu’ils font et ce qu’ils ne font pas, on leur reproche leurs crimes comme des fautes ; bien plus, eux-mêmes (les enfants) trouvent ces reproches tout-à-fait fondés, exactement comme si en dépit de la nature désespérée du caractère qu’on leur attribue, ils demeuraient aussi responsables que tout autre homme. Cela ne pourrait arriver si nous ne supposions pas que tout ce qui sort du libre choix d’un homme (comme sans doute toute action faite à dessein) a pour fondement une causalité libre, qui dès la plus tendre jeunesse, exprime son caractère dans ses phénomènes (les actions). ” Kant Critique de la Raison pratique, PUF, p. 104.

22 C’est pourquoi il est finalement absurde de considérer la méchanceté comme un malheur originel pour ceux qu’elle caractérise, c’est-à-dire comme une innocence de second ou de énième degré. Certes, on peut reprendre le mythe d’Er le Pamphylien que Platon nous propose au livre X de la République (614 a) pour rendre compte des destinées et dire que personne ne souhaiterait spontanément être méchant (celui qui choisit une vie de tyran choisit les jouissances qu’elle autorisera, non la méchanceté qu’elle suppose). Mais c’est une pétition de principe, puisqu’on imagine que celui qui n’est pas actuellement méchant ne souhaiterait pas le devenir. Forcément : il faut être déjà méchant pour souhaiter l’être ! Le mal est sa propre antériorité juridique, et donc sa propre nécessité personnelle. Ainsi, non seulement les méchants vivent heureux et sans remords comme tout le monde l’a toujours su, mais encore leur condition n’est un malheur qu’aux yeux des justes qui sont scrupuleux, et dont la souffrance tient précisément à ce qu’ils sont justes.

23 Notre proche avenir technique semble fait non plus simplement de fonctions comme diffuser un film ou préparer le café, mais de choix : le système vidéo choisira de présenter tel film et non tel autre, la cafetière d’utiliser (et donc de commander) telle variété plutôt que telle autre. Rien là de problématique, puisque le savoir est évident : c’est notre ” profil ” de spectateur (type et niveau de culture…), de consommateur (goûts, revenus…).

24 L’opposition entre choisir et décider se traduit encore en termes subjectifs par l’opposition d’un sujet de l’indifférence (il suffit de savoir pour faire ce que n’importe qui aurait raison de faire dans la même situation) et d’un sujet de la signature (signer, c’est poser ce qu’on a fait comme un acte et non plus comme une action).

25 Paradoxe dont se constitue la notion même de politique : la compétence qui impose ordinairement le silence s’incline devant la conscience du citoyen. La politique est donc ordre de décisions et non de choix (qui relèvent de l’expertise). Seulement, si la notion de délibération permet de penser des choix collectifs (chacun apporte les raisons qu’il aperçoit, et en théorie le choix résultera automatiquement de leur confrontation), celle de l’extériorité au savoir et donc à la conscience qui définit la décision interdit absolument qu’elle ait jamais un autre lieu que la solitude absolue, là où un sujet ne sait même pas qu’il se rencontre. Or cette exigence est évidemment contradictoire avec la politique qui est la nécessité de vivre et d’agir ensemble comme responsabilité et soin du monde (Hannah Arendt). Concrètement il n’y a donc que des choix effectuant des savoirs plus ou moins réfléchis et plus ou moins radicaux : depuis la simple gestion du quotidien avec le savoir-faire qu’elle implique, jusqu’aux différentes conceptions de la ” vie bonne ” et aux idéologies forcément extrémistes qui les sous-tendent plus ou moins clairement. Reprendre le problème aristotélicien des conditions de ” l’opinion droite ” revient forcément à exposer une suite d’apories dont le jugement de Freud sur l’impossibilité de la politique est l’inévitable conclusion. Des choix politiques, on peut alors seulement souhaiter, quand on a fait tout ce qu’on pouvait pour rendre possible l’existence commune, qu’ils soient moins absurdes, moins iniques et moins épouvantables qu’ils ne peuvent toujours l’être.

26 ” bien que notre pensée puisse faire abstraction de toute sensibilité, la question qui demeure est toujours celle de savoir si notre pensée n’est pas dans ce cas la simple forme d’un concept et si, après cette séparation, il reste encore quelque part un objet, une intuition possible. ” Kant, Critique de la Raison pure, PUF, p. 227

27 La possibilité n’est pas la simple cohérence d’un concept : il faut encore qu’elle soit déterminée par rapport à des intuitions qui sont finalement sensibles (chez Kant, c’est la problématique du schématisme), ce qui est par définition exclu concernant les noumènes. En tant qu’elle est éthique et non pas morale, la distinction entre choix et décision ne s’autorise par conséquent d’aucune possibilité préalable.

28 ibid. p. 228

29 La différence du mal et du malheur tient à l’irréductibilité du droit au fait, à commencer par celui que le droit peut lui-même constituer : ce n’est pas seulement un malheur (une innocence) que le mal existe, mais c’est déjà un mal. Croire à la façon des manichéens que le mal existe métaphysiquement est une contradiction, puisqu’ainsi on renvoie à un fait de dernière instance et qu’un fait, comme tel, est forcément neutre ; tout au plus peut-on le déplorer, c’est-à-dire y apercevoir un malheur (il est bien triste que la réalité soit ainsi faite). Or la notion du mal tient précisément son sens de son irréductibilité définitive à celle du malheur, même universalisé métaphysiquement. Bref, la question du mal se ramène au paradoxe d’une nécessité irréductiblement juridique. Son essence réside donc dans une légitimité qui est en même temps impossible à nier (sinon il ne s’agit pas du mal mais d’un déplorable état de fait) et impossible à reconnaître (reconnaître une légitimité, c’est apercevoir une figure du bien).

30 Heidegger, Introduction à la Métaphysique, Gallimard, p. 13

31 Comme le fait Jean-Luc Marion : Dieu sans l’être Fayard, 1982.

32 ” L’ensemble du monde organique est un enchaînement d’êtres, entourés chacun de petits univers qu’ils se sont créés en projetant en dehors d’eux leurs forces, leurs désirs, leurs expériences habituelles, pour en faire leur monde extérieur ” (Nietzsche, Volonté de Puissance, t. I, 2, § 89). Du point de vue de la vie, la vérité se caractérise alors ainsi : ” Non connaître, mais schématiser, imposer au chaos assez de régularité et de forme pour satisfaire notre besoin pratique ” (id. t. I, 1, § 193) ; de sorte que son critère n’est en fait ” que l’utilité biologique de ce système de falsification méthodique ” (id. t. I, 1, § 211).

33 Je pense à la mort de Primo Levi, dont toute l’œuvre pouvait laisser croire qu’il était apaisé puisque, contrairement à d’autres survivants (Jean Amery par exemple), c’est la vie et non la mort que le lecteur apercevait à l’horizon de ses livres. Certes, au dire de ses amis Philip Roth et William Styron, la raison de son suicide ne se trouve pas dans les souffrances qui lui restaient du Lager. Mais la simple relecture de l’appendice qu’il ajouta en 1976 à Si c’est un homme et surtout son statut (” pour l’édition scolaire “) suggère cette idée qu’il est, pour celui qui a reconnu le mal, de plus en plus difficile de vivre. Et en ce qui le concerne, on peut concevoir qu’une vie entièrement consacrée à témoigner de l’épouvante et à essayer de prévenir son retour pour un public parfois attentif mais toujours prospère et satisfait de lui-même (et donc, au fond, goguenard et ironique) devienne de moins en moins acceptable : après avoir écrit, parlé, témoigné, il a bien dû constater la vanité et peut-être la naïveté de son effort. Dans son ouvrage sur les comportements humains ” face à l’extrême “, Tzvetan Todorov note ainsi que pour Primo Levi ” il devient désespérément clair que, quel que soit le destin de tel ou tel individu, l’être humain ne s’améliore pas. L’humanité, prise comme un tout, refuse d’entendre la leçon d’Auschwitz, il n’y a pas d’illusion à se faire là-dessus ” (Face à l’extrême, Coll. Point-Seuil 1994, p. 286). Si tel est le monde, il n’est en effet pas évident qu’on ait raison de survivre ni donc, humainement, qu’on le puisse…

34 Si le mal est vérité, ce n’est pas avec la lucidité qu’on peut le reconnaître, parce qu’elle est une position intrinsèquement mensongère. On comprendra ce jugement en constatant qu’elle est d’abord une pétition de principe, comme le voit à ce que ses tenants ne nous expliquent jamais pourquoi il est souhaitable d’être lucide ; ensuite elle est une naïveté consistant à supposer qu’il y a une réalité factuelle de dernière instance à quoi on aurait finalement un accès immédiat ; enfin elle est par là même autocontradictoire, puisqu’elle suppose qu’on refuse d’être lucide sur les présupposés de la définition spontanée de la vérité par le couple sujet lucide / objet donné. La racine de son caractère mensonger tient donc à ce qu’elle aboutit nécessairement à nier la réalité du mal, en l’identifiant au fait de dernière instance, donc de dernière innocence, de sa réalité (le simple malheur, ou le malheur que constitue l’existence du mal, ou même encore le malheur que constitue la malignité du mal).

35 Les hommes politiques, par exemple, ne relèvent pas seulement de cette désignation à cause de la façon particulière qu’ils ont d’accéder aux postes qu’ils convoitent mais parce que leur activité est la fonction mondaine de l’origine : elle atteste de l’homme comme ” vivant politique ” – ce dont la vie habituelle, toujours prise entre la misère du trivial et l’imposture du sublime, suppose expressément l’oubli. Parler de peuple élu ou qualifier d’élue une personne pourvue de toutes les grâces renvoie à cette même idée de la réalité mondaine de l’origine. Le roman de Thomas Mann qui porte ce titre a pour thème la rencontre de l’origine, qu’il situe avec virtuosité au triple niveau du héros, du narrateur, et de l’auteur lui-même (ce roman pose ainsi la corrélation d’une typologie et d’une topologie de l’élection). Dans l’absolu, c’est-à-dire si l’on ne mentionne aucune détermination de l’origine, je crois qu’on peut appeler ” élu ” un sujet qui s’est rencontré lui-même et qui fait par là même figure d’origine aux yeux des autres, par lesquels dès lors il sera tout uniment aimé et haï (par exemple l’Occident est la civilisation élue de l’humanité, pour cette seule raison qu’il est rencontré lui-même dans le moment galiléen).

36 Non seulement il y a des temps humains différents, par exemple celui du travail et celui des vacances, de l’amusement ou de l’ennui, mais encore les choses relèvent de temporalités elles-mêmes différentes, toujours au sein du monde. On l’aperçoit avec une évidence particulière dans le cas des techniques : le temps l’architecture, celui de la mécanique et celui de l’informatique sont quasi-incommensurables (ce ” quasi ” est la marque de l’ouverture originelle du monde, dont ils sont des modalités) ; mais on le voit aussi pour n’importe quelle chose concrète (par exemple deux modèles d’automobiles) : l’expressivité de leur apparaître (telle calandre est agressive et incite à dévorer les kilomètres, alors que telle autre invite calmement à la promenade) est déjà une temporalité dont nos comportements concrets seront l’assomption. A chaque instant, notre temporalité consiste donc à ” caler ” nos schèmes de pensée et de comportement sur ce qui en décide et qui est ce que nous croyons utiliser (telle voiture plutôt que telle autre, un clavier plutôt qu’un porte-plume, etc.) – dans l’horizon commun d’une même temporalité originaire ou historiale.

37 L’acte s’oppose donc à l’action (ou la décision au choix) comme le monde s’oppose à l’extrême. Tout acte, c’est-à-dire tout ce qu’on peut signer (une action est une nécessité subjectivée sur le mode de l’anonymat : les raisons de la faire valent pour n’importe qui) atteste donc de l’extrême.

38 Chacun connaît la dernière phrase des Mots et chacun sait aussi que c’est un mensonge. D’abord, si tous les hommes valaient Sartre, nous serions à la fin de l’histoire et non pas dans le monde. Mais surtout les assassins et les délateurs existent, et je ne croirai jamais qu’ils valent le plus généreux des penseurs, lui, pas plus que les bourreaux petits ou grands ne valent les ” Justes ” retrouvés par Marek Alter pour son film Tzedek. Sartre devait pourtant écrire cela, puisqu’il est le philosophe de la conscience et que la conception représentative de la vérité implique non pas certes l’anonymat (un texte de Sartre se reconnaît immédiatement) mais la thèse de son universelle nécessité : il n’y a jamais que des situations historiques, suscitant jusqu’aux modalités de leur subjectivation. En fait c’est indéniable ; et l’honnêteté extrême de Sartre a été de le montrer pour lui-même, jusque dans la nécessité qu’il le fasse (à la fin de sa vie il a même envisagé une écriture sociale, qui ne soit plus celle de ” Sartre “, et qui s’autoriserait seulement de sa pertinence politique). Or la question de la vérité personnelle n’est pas celle du fait anonyme dont le sujet est l’assomption par là même anonyme (la théorie de la conscience c’est-à-dire de la liberté est finalement théorie de la passivité, a-t-il établi), mais c’est celle de la signature – marque langagière qui atteste du sujet contre tout savoir. Autrement dit la vérité de Sartre n’est pas qu’il ait été n’importe qui (ce qu’il était forcément, comme tout le monde : ” un homme fait de tous les hommes “), mais qu’il ait été Sartre.

39 Voici par exemple ce que c’est que vouloir vivre à n’importe quel prix : ” Tous sont ennemis ou rivaux, et la seule conduite à tenir dans ce cas, c’est de résister aux ennemis et de n’avoir aucune pitié pour les rivaux… étouffer sa dignité, éteindre toute lueur de conscience, se jeter comme une brute contre les autres brutes “. Primo Levi Si c’est un homme, Presses-Pocket, p. 101.

40 L’expression métaphorique de ” traversée du miroir ” est galvaudée. Je crois qu’elle s’applique uniquement à ceux qui reviennent de l’extrême, c’est-à-dire de l’impossibilité des possibles. Qu’est-ce qu’un miroir en effet, sinon une surface définie de sa seule impossibilité ?

41 Primo Levi raconte que jamais, au camp, se disait morgenfrüh (demain matin). On peut donc savoir qu’on se trouve à l’extrême des possibilités objectives. Mais cela ne signifie pas qu’on reconnaît l’extrême comme tel. Le héros du roman de Joseph Kessel (et film de Jean-Pierre Melville) l’Armée des Ombres, un héros de la Résistance ayant décidé qu’il fallait à n’importe quel prix libérer le pays de l’occupant nazi, fait une découverte stupéfiante, en arrivant au lieu des exécutions : il suffit de ne pas y croire, et la mort – c’est-à-dire l’impossibilité qu’il y ait du possible – n’arrivera jamais. Il a décidé que l’extrême en tant que tel était simplement impossible, que le cours du monde était l’absolu, que l’existence du sujet et que la conscience subjective étaient identiques. En langage philosophique, il s’agit de s’en tenir à la formalité métaphysique du savoir et au ” discours du maître “, hors de quoi ses actes précédents ont montré que rien ne comptait pour lui.

42 Evidemment, ceux qui croyaient à l’immortalité religieuse, ou ceux qui croyaient à l’avènement au moins possible de la société sans classe qui viendrait justifier toutes les souffrances – et qui ont trouvé là une marge d’existence précieuse pour eux-mêmes et pour ceux qu’ils ont aidés à survivre et parfois sauvés – n’ont pas été concernés par cette alternative : la Vérité, la Justice etc., qui rendaient les vies inessentielles à elles-mêmes, finiraient de toute manière par triompher (et triomphaient déjà dans leur courage et leur abnégation). La notion de l’extrême, en d’autres termes, est uniquement celle de récuser la métaphysique (la théologie), puisqu’elle est la position subjective d’une limite au savoir.

43 Mille exemples littéraires viennent tout de suite à l’esprit. Je n’en prendrai qu’un seul, à la peinture : le portrait par Ingres de Monsieur Bertin. Imagine-t-on de quoi un tel homme serait capable pour se sauver, lui-même et son argent, si les circonstances devenaient extrêmes ? C’est d’ailleurs une pensée dont il ne faut pas user avec les vivants, non seulement parce qu’on n’est jamais vraiment sûr de ce qu’on ferait soi-même, mais surtout parce que la réponse à cette question est sinistrement évidente, pour certaines des personnes qu’on est amené à côtoyer. Il y a des savoirs qu’il vaut mieux écarter parce qu’ils rendraient la vie sociale simplement impossible.

44 C’est un hasard miraculeux et non la perte de l’âme qui a sauvé Primo Levi : la scarlatine qui le rendait intransportable au moment de l’abandon du camp lui a évité de mourir sur la route, abattu ou épuisé comme la plupart de ceux dont il nous a transmis le souvenir. Il est évident qu’on ne peut compter sur une telle éventualité mais uniquement sur la férocité et l’insensibilité, quand on veut vraiment survivre.

45 Lors d’une réunion consacrée à l’enseignement supérieur commercial, un homme particulièrement fier des aptitudes de son fils a voulu me dire que celui-ci était capable de vendre n’importe quoi à n’importe qui. Mais c’était en fin de journée et il était un peu fatigué, alors il a dit ” il est capable de vendre n’importe qui à n’importe quoi “, sans indiquer précisément qui son fils n’hésiterait pas à vendre s’il y trouvait le moindre intérêt. La souffrance inconsciente qui avait enfin trouvé à se dire a témoigné ce jour-là qu’on peut atteindre l’extrême du seul fait que ceux qu’on ne cessera pourtant pas d’aimer ont décidé que tout était possible.

46 Caractériser ainsi les autres témoignerait d’une structure psychotique dont un des premiers traits phénoménologiques est précisément l’inconsistance de la structure ” monde “. L’errance et le sentiment crépusculaire auxquels le délire essaie de parer, et finalement l’hallucination (notamment l’aperception en l’autre d’une pure chose ou d’une pure force), en sont les formes la plus patentes.

47 ” A prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable démocratie et il n’en existera jamais (…). S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes “. Rousseau Le Contrat social, Livre 3, chapitre 4.

48 Impossible de trouver un titre plus juste que celui du film de Leni Riefenstahl sur le congrès nazi de Nuremberg en 1933 : Le Triomphe de la Volonté.

49 Primo Levi Si c’est un homme, chapitre 10. Presses-Pocket, pp. 108-115. Dans cette dernière formule qui marque la conscience de l’étrangeté radicale, on peut éventuellement apercevoir que l’inhumanité du nazi envers le déporté trouve sa première condition dans la légitimité, communément évidente, qu’il y aurait à être sans aucun égards envers les animaux qui vivent habituellement dans des aquariums… Nous y reviendrons, à propos d’une citation de Lévi-Strauss.

50 Primo Levi, Le fabricant de miroirs, Livre de Poche, p. 100

51 Ce siècle est celui des idéologies radicales. Pour cette raison, il rend expressément évidente la corrélation du savoir et de l’absence d’âme. Mais la nécessité reste toujours la même, dès lors qu’il s’agit pour une subjectivité d’avoir raison, et qu’on n’a jamais raison qu’en référence au savoir dont on s’autorise.

52 Primo Levi, Le fabricant de miroirs, Livre de Poche, p. 100

53 Dans ce même sens, on pourrait citer l’hypothèse (mensongère à mon avis, mais idéologiquement vraisemblable) qui voudrait que l’Aveu ait été écrit par Arthur London à l’instigation du Parti Communiste Français (Cf. Karel Bartochek, Les aveux des Archives. Editions du Seuil, collection ” les archives du communisme “).

54 L’accomplissement de l’idéologie stalinienne pour laquelle aussi la totale absence d’égards était la figure universelle de la vérité, apparaît dans des exemples analogues à ceux du nazisme, qu’on peut emprunter aux Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov. Celui-ci nous fait voir littéralement de ” l’humain mort ” : le triomphe du savoir qui justifie les camps, c’est qu’en certains hommes, l’humanité n’est effectivement plus rien. De sorte qu’à la limite l’idéologie elle-même finit par disparaître dans le règne indistinct de l’organisation, de l’arbitraire et de la sauvagerie : non seulement on ne voit pas en quoi l’indéfinie accumulation des souffrances peut être utile à un quelconque idéal, même d’une manière négative, mais c’est jusqu’à l’idée de se le demander qui perd son sens.

55 Il y a bien sûr les ” cas de conscience “, mais il vérifient cette nécessité, puisqu’ils sont des conflits de devoir qui peuvent encore relever du savoir : entre deux devoirs également impérieux, je dois assumer celui dont l’accomplissement fera le moins de mal à autrui. Cela dit, il peut arriver que le choix soit impossible. On se trouvera alors devant la nécessité de décider (par exemple entre poursuivre des soins de réanimation qui n’ont plus qu’une chance infime d’être efficace et laisser le malade mourir en paix). On parlera alors d’éthique en désignant ainsi l’éventualité qu’on perde non plus sa conscience mais son âme. La différence qu’il y a entre la morale et l’éthique est la même que celle qu’il y a entre la conscience et l’âme.

56 Kant, Critique de la Raison pratique, PUF, p. 173

57 idem

58 ” Et ainsi ce n’était pas l’objet (le bonheur des autres) qui était le principe déterminant de la volonté pure, mais la simple forme de la loi, par laquelle je limitais ma maxime fondée sur le penchant, pour lui procurer l’universalité d’une loi et l’adapter ainsi à la raison pure pratique “. Ibid., p. 35

59 Matthieu, 18, 14

60 Luc, 17, 2

61 Matthieu, 19, 14, ce qui est répété en Marc 10, 14, et Luc, 18, 16

62 Matthieu, 18, 3 Voir Première épître aux Corinthiens, 14, 20, et aussi Première épître de Pierre, 1, 14, où il s’agit d’être ” comme des enfants obéissants “.

63 Matthieu, 25, 40

64 Matthieu, 19, 22

65 Matthieu, 8, 22, et Luc, 9, 60

66 Luc 14, 26

67 Ce qui manifeste concrètement l’extériorité de l’amour et du savoir : on n’aime jamais que sans le savoir – exactement là où le savoir manque

68 Matthieu, 10, 34

69 Luc 11, 13

70 Matthieu, 10, 21

71 Luc, 21, 19

72 Matthieu, 10, 22

73 La volonté est toujours une tension entre ce qui vaut comme quelque chose et ce qui vaut comme rien (toute la métaphysique de Schopenhauer consiste à le développer). Prenons un exemple concret : un patient craintif fait preuve de volonté en allant chez le dentiste, et on dira qu’il n’a pas de volonté s’il rebrousse chemin. Pour le patient en tant que tel, il y a ce qui compte (la nécessité des soins) et ce qui ne compte pas (la crainte), de sorte qu’il a subjectivement à faire qu’il n’y ait rien d’autre que ce qui compte c’est-à-dire à refuser d’avoir aucun égard pour ce qui ne compte pas. N’étant rien d’autre que le refus des égards, la volonté est la fonction subjective du savoir (ce qui compte est, ce qui ne compte pas n’est pas) ; elle sera par conséquent la détermination originelle de la subjectivité selon Descartes.

74 Descartes, Lettre à Clerselier du 23 Avril 1649

75 C’est l’hypothèse du malin génie, qu’on retrouve constamment dans l’éventualité de l’athéisme : ” Mais si nous ne savions point que tout ce qui est en nous de réel et de vrai vient d’un être parfait et infini, pour claires et distinctes que fussent nos idées, nous n’aurions aucune raison qui nous assurât qu’elles eussent la perfection d’être vraies ” (Quatrième partie du Discours de la Méthode, avant dernier paragraphe). L’impossibilité de l’athéisme est identique au caractère aberrant de cette hypothèse, parce qu’il s’agit simplement là de l’institution de la subjectivité par le savoir, c’est-à-dire de la nécessité pour l’aperception qu’elle soit constitutivement légitime (c’est-à-dire autorisée).

76 L’idée qu’on aurait raison d’être athée est donc une contradiction dans les termes. Cela revient à dire qu’un acte éthique, si l’on appelle ainsi ce qu’on fait sans s’autoriser d’un savoir préalable (également valable pour d’autres personnes) n’est jamais pensable en termes d’avoir raison ou d’avoir tort. Perdre ou sauver son âme constituant les limites de l’éthique, il ne s’agit pas dans notre problématique d’un tort ou d’une justification de dernière instance.

77 C’est pourquoi le cogito, l’idée de Dieu, la question du monde extérieur ne peuvent pas relever, chez Descartes, d’une évidence qui serait simplement supérieure à celles dont le malin génie récuse le principe (il dit que les mathématiciens n’apercevront pas les évidences propres à la métaphysique). Mais d’autre part, elles ne peuvent pas constituer un autre type d’évidence : le ” remplissement de l’intentionnalité ” (Husserl) reste un fait que son statut transcendantal ne suffit pas à instituer juridiquement, alors que la question de la vérité est celle d’une différence de droit et non de fait avec la fausseté, puisque souvent les idées fausses ” ne sont pas moins vives et expresses ” que les vraies. Je conclus donc qu’en ces moments cruciaux il doit s’agir exclusivement de ce qui cause la vérité comme telle – ce qui suffit à définir l’autorité non pas au sens substantiel d’une suprême réalité de fait (ce qui repousserait simplement la question : les autorités d’un pays, par exemple, peuvent être ou devenir illégitimes et la position réaliste de Dieu exigerait qu’on démontre son statut de cause juridique, ce qui produirait une pétition de principe), mais au sens fonctionnel : la position de Dieu n’est pas une thèse qu’on puisse séparer du cogito, puisque Dieu causant est la réalité même de la subjectivité dès lors légitimement nommée ” âme “, (voir aussi plus loin à propos de la ” marque de l’ouvrier sur son ouvrage “). La doctrine cartésienne consiste à établie que cette fonction (la causation de la vérité) n’est rien d’autre que la constitution de la subjectivité mondaine. J’appelle perte de l’âme la modalité propre de cette causation.

78 De même que l’inconscient est freudien, ou qu’on peut parler de ” structures lacaniennes des psychoses ” (Charles Melman), la subjectivité est intrinsèquement cartésienne.

79 On vient de le dire : si l’on parle d’athéisme, on parle toujours d’un acte éthique c’est-à-dire étranger au savoir, non subjectif et irrécusable comme la seule existence – bref, sans excuse. Mais bien sûr le fait même d’en parler appartient à l’ordre subjectif, excusable (on peut se tromper, avoir mal compris, etc.). Donnons à la fameuse formule de Wittgenstein sur la nécessité de taire ce dont on ne peut pas parler le sens d’indiquer l’éthique, c’est-à-dire l’athéisme.

80 Pour le sujet mondain et comme tel, il est impossible de rien considérer qui ne soit déjà, c’est-à-dire en son être même, un moment de la vérité. Ne pas rire, ne pas pleurer, mais comprendre, dit Spinoza. Et en effet : le comique n’est possible qu’à mettre l’accent sur l’individualité, c’est-à-dire qu’à oublier le tout qui en est la vérité et hors de quoi, par définition il n’y a rien. Quant au tragique c’est également une absurdité, puisqu’il suppose une lutte du destin et de la liberté dont l’intelligence, qui consiste a tout apercevoir dans sa nécessité, montre l’inconsistance. Il y a bien d’autres raisons de pleurer, dira-t-on, mais elles ne valent pas plus que celle de s’indigner : les choses sont ce qu’elles sont, c’est-à-dire tout ce qu’elles doivent être, et on n’a jamais raison qu’à le reconnaître. Voilà une parole de maître, d’un premier point de vue. Mais justement : la philosophie classique peut bien figurer l’endoctrinement, elle est en réalité une écriture. C’est-à-dire que la vérité de Spinoza n’est pas de nous transformer en disciples, mais d’avoir accédé à son propre nom (” Spinoza “) par les livres qu’il nous laisse et que nous n’avons jamais fini de relire (on n’accède pas à son nom en écrivant un livre lisible une fois pour toutes parce qu’il s’identifie alors à l’anonymat du savoir transmis, que celui-ci soit finalement véridique ou erroné).

81 Ainsi, l’autorité se tient en-deçà de la différence entre être et ne pas être, ce qui signifie simplement qu’elle n’est pas une réalité parmi les autres, même la première. C’est la raison pour laquelle le Dieu du savoir est forcément créateur et un : si créer, c’est faire être à partir de rien  (par opposition à fabriquer qui est faire être à partir d’autre chose, ou à s’exprimer qui est faire être à partir de soi), la création est l’attribut nécessaire d’un Dieu qui n’assure la vérité (la légitimité de ce qu’on pense par l’autorisation de le penser) qu’à par là même assurer la réalité. C’est aussi la raison pour laquelle Dieu n’est que son propre nom : il serait aussi absurde de dire qu’il s’agit de quelqu’un qui, par ailleurs, s’appelle ” Dieu “, que de dire qu’il s’agit d’un être dont la divinité est la nature et qu’on nommerait alors d’une façon générique (dieu, comme table ou maison), à ceci près qu’il serait seul à représenter sa catégorie. Non : Dieu est Dieu, et c’est tout.

82 Dire que Dieu n’est que son propre nom, c’est dire que toute autorité, c’est-à-dire toute décision ontologique, est nominative (Euclide, Freud, etc.). Mais l’autorité n’est pas une place pour celui qu’elle concerne (sinon à titre d’imposture), puisque l’être des étants va de soi. C’est donc toujours sans soi-même qu’on accède à son propre nom, approprié dès lors dans la vérité de sa définitive étrangeté (à la fin de sa vie Lacan raillait ses épigones, les lacaniens : lui, il avait toujours été freudien). On ne s’autorise de soi qu’à n’y être pas.

83 Les eschatologies chrétiennes du ” Jugement dernier ” ne disent rien d’autre : ceux qui ne seront pas ” élus ” n’iront pas rôtir dans les flammes d’un enfer existant c’est-à-dire ontologiquement positif (du bon côté de la distinction originelle) mais accompliront la vérité purement négative du péché, qui est le néant.

84 Chez Descartes, c’est toute la question réflexive de la méthode (ce qui autorise d’avance à parler) dont l’aboutissement métaphysique, c’est-à-dire l’avènement dans le cadre d’une problématique subjective de la vérité, sera l’invention en 1630 de la théorie des vérités éternelles. Cf. infra.

85 Par exemple on ne peut faire des mathématiques qu’à croire que les solutions des problèmes existent quelque part de toute éternité, même si on vient de les inventer, puisqu’il s’agit de les trouver.

86 Quatrième partie du Discours de la Méthode, avant dernier paragraphe

87 Est incertain ce qui ne relève pas de la méthode, c’est-à-dire, brièvement, ce qui n’est susceptible ni d’être mis en ordre (toutes sortes de modèles que Descartes appelle ” comparaisons “) ni d’être mesuré (nous parlerions de paramètres).

88 Allons-nous différer d’un cran cette nécessité transcendantale et proposer, à travers la question de l’âme qui est celle des égards envers ce qui ne compte pas, un salut encore meilleur, encore plus authentique ? Mais le retournement du manque d’égards (par exemple il faudrait avoir systématiquement des égards pour ce qui ne compte pas – et dès lors forcément être sans égards pour ce qui compte) est toujours le manque d’égards ! Quant à prétendre ” sauver ” l’âme dont les doctrines habituelles du salut assureraient la perte, c’est s’en tenir, à la façon des habiles, au calcul de second degré.

89 D’abord une différence comme deux modalités de la même semblance ” Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme ” (Gn1, 27) puis, une création spécifique renvoyant à une fonction nominative préalablement indiquée (” afin que tout être vivant portât le nom que lui donnerait l’homme “, au verset 19) : ” L’Eternel Dieu forma une femme de la côte qu’il avait prise de l’homme, et il l’amena vers l’homme. Et l’homme dit : voici cette fois celle qui est os de mes os et chair de ma chair ! On l’appellera femme parce qu’elle a été prise de l’homme ” Gn, 1, 22-23

90 De sorte que l’idée de création métaphysique qui la suppose (quelque chose à partir de rien) est une simple absurdité.

91 Descartes, Réponses aux objections, (Sixièmes), § 607

92 Descartes, Discours de la Méthode, Quatrième partie, avant-dernier paragraphe.

93 C’est la seconde preuve de l’existence de Dieu, dans la Troisième Méditation : il est impossible que je sois par moi-même, de sorte que la reconnaissance de mon propre être est par là même (c’est-à-dire en tant qu’autorisée, en tant que reconnaissance légitime – le cogito ne pouvant être faux) celle de l’Autre dont je suis ainsi l’effet.

94 C’est la preuve dite ” ontologique ” de la Cinquième Méditation : que le savoir soit inconditionnel à lui-même (on n’est médecin, c’est-à-dire subjectivement causé par la médecine, qu’à ne pas s’interroger sur la nécessité de guérir) signifie l’impossibilité que son concept ne soit pas en même temps sa position effective (la médecine ne peut pas être autre chose que la compétence des médecins, laquelle est bien sa réalité actuelle).

95 Voici donc la première preuve cartésienne, par l’idée d’infini

96 Troisième Méditation, § 39 Cette remarque définit l’âme au sens positif, et me paraît constituer le cœur de tout le cartésianisme – avec la curieuse formulation ” est ou existe “, utilisée aussi bien à propos de moi-même que de Dieu et qui me semble renvoyer à une extériorité personnelle au savoir, c’est-à-dire à une conception de la vérité comme rencontre de la personne qu’on est (la première) et de celle qui existe (la seconde), par opposition à celle qu’on se représente (la troisième, sujet du savoir) dont la possibilité est alors assurée comme pure extériorité (le monde comme champ représentatif). Le moment de vérité est de se rencontrer soi-même, et ainsi advient la possibilité du savoir.

97 ” Mais quoi ? ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples “. Première Méditation, § 4

98 Descartes, Les Principes de la Philosophie, Préface, § 3

99 Première Méditation, § 4 En psychopathologie, il s’agirait du fantasme d’avoir un corps potentiellement morcelé, cassant, c’est-à-dire de l’absence d’un garant à l’unité du corps et par là même à la permanence du sujet.

100 Si quelqu’un, par exemple un criminel pervers, établit définitivement l’impossibilité que les autres se reconnaissent en lui, on le dira immonde. Le monde est au contraire la nécessité a priori que la reconnaissance des semblables soit toujours-déjà engagée, puisqu’il se vectorialise d’une promesse forcément universelle et que chacun a, au-delà des différences de fait, finalement la même vocation que tous les autres. C’est ainsi qu’il suffit d’avoir assez d’intelligence et d’intuition pour reconnaître partout la même misère humaine, d’un point de vue chrétien, par exemple. Le terme de ” compréhension “, tel qu’il apparaît dans la devise qui commande l’univers romanesque de Simenon ” Comprendre et ne pas juger “, en atteste parfaitement : univers à la fois totalement juste (c’est le monde comme monde qui y est littéralement à l’œuvre), et absolument mensonger (rien ne s’y entend que de l’impossibilité ontologique de l’altérité). Comme à chaque fois, le génie y est oxymore.

101 Ce n’est pas simplement dans l’ordre des choses qu’on trouve le mensonge de distinctions qui valent ontologiquement. Les comportements racistes, par exemple, en plus d’être des crimes contre des personnes concrètes, sont des crimes contre l’âme : des actes qui la font perdre ou qui témoignent de sa perte. D’un point de vue philosophique, leur nécessité se confond avec celle dont la volonté se constitue tout entière (on a déjà cité le titre du film sur le congrès nazi de Nuremberg), puisqu’il sont en acte le refus que la semblance ne soit pas l’absolu de l’être, et que la semblance est l’impératif même du salut. La bonne volonté des bonnes âmes antiracistes et la légitimité incontestable de leurs imprécations morales ne sont donc pas du côté qu’elles veulent croire.

102 Lors du dernier tremblement de terre de Californie, un homme, célèbre paraît-il dans le milieu du cinéma, est mort brûlé en voulant sauver son chat resté prisonnier des flammes. Pour lui, les différences métaphysiques, c’est-à-dire la différence à chaque fois réitérée entre ce qui compte et ce qui ne compte pas, étaient sans importance.

103 Les ” producteurs  de viande ” sont des gens qui ont perdu leur âme (les contraintes économiques sont implacables ? mais justement : c’est à avoir des raisons incontournables de le faire qu’on vend son âme). Pareillement, une ville sans âme ne laisse aucune place, aucun droit aux morts, et un univers est nécessairement sans âme quand il est entièrement masculin.

104 Traité du Monde, Ch 7, § 9

105 Traité du Monde, Ch. VI, § 7

106 Discours de la Méthode, Cinquième partie, §2

107 Traité du Monde Ch VI, § 6

108 Lettre à Mersenne du 15 Avril 1630

109 Luc 13, 7, texte forcément familier depuis toujours à Descartes.

110 Règle VI. Pléiade, p. 54

111 Règle XII, Pléiade, p. 80

112 D’un point de vue psychanalytique, la formule ” comme maître et possesseur ” [souligné par nous] qui renvoie à l’idée que tout est légitimement possible, est un mensonge, puisqu’elle se réfère à une fonction paternelle qui autoriserait la jouissance alors que la vérité œdipienne de cette fonction est au contraire de faire advenir le désir comme l’impossibilité subjectivée de cette jouissance (le désir, où il est toujours question de l’origine, suppose la castration). Le génie de Descartes aura été de faire de son mensonge la vérité de notre monde : une sublimation, c’est-à-dire un désir authentique. Les rêves du 10 au 11 Novembre 1619 sont clairs, de ce point de vue : d’abord le don du monde à la modernité par là même instituée depuis la souveraineté subjective (ce qui ne va certes pas sans un fort sentiment de culpabilité : ce premier rêve était un cauchemar), avec le melon qui renvoie au globe dont l’iconographie classique fait le symbole du monde dans la main des souverains (le rapprochement du melon et du globe mondain est de G. Rodis-Lewis) ; puis les étincelles qui renvoient au travail du métal et plus généralement à la mécanique (mais aussi à la culpabilité précédemment citée, désormais symbolisée et non plus éprouvée, comme la mathesis universalis le fait pour les choses de notre vie) ; enfin le livre où Descartes lit très explicitement en latin (langue du savoir) la question de son chemin – ce qu’en langage d’aujourd’hui on appellerait son désir. On peut admirer que le philosophe de la conscience n’ait pas méconnu l’importance de ces rêves, qu’il a toujours commémorés.

113 Descartes traduit cela par la nécessité maintes fois répétée que la philosophie soit utile, et donc finalement triviale : il s’agit d’assurer solidement la possibilité de vivre et d’améliorer constamment une ” humaine condition ” qui est d’abord un état de fait, comme il le soulignera dans sa correspondance avec Elisabeth. La médecine et la mécanique en sont les conditions matérielles, et la morale la détermination qui n’a rien de transcendant (contrairement à ce que pensera Kant), puisqu’elle consiste encore à ” régler nos mœurs et nous conduire en cette vie “.

114 ” Mais j’ai bien eu plus de curiosité [que de casser des œufs fécondés], car j’ai fait autrefois tuer une vache, que je savais avoir conçu peu de temps auparavant, exprès afin d’en voir le fruit “. Descartes, lettre à Mersenne, 2 Novembre 1646

115 Certes, ” ce n’est pas un crime d’être curieux d’anatomie “. Mais le même paragraphe qui le proclame (en utilisant exactement la forme que Freud nommera ” dénégation “) insiste à deux reprises sur le spectacle non des organes, qu’on fait apporter ensuite chez soi pour ” anatomiser plus à loisir “, mas de la mise à mort : Descartes préfère la ville ” pour voir tuer des pourceaux ; car il s’en tue bien plus dans les villes que dans les villages (…) ” et il va ” quasi tous les jours en la maison d’un boucher pour lui voir tuer les bêtes “. Lettre à Mersenne, 13 Novembre 1639

116 Lettre à Morin, 12 Septembre 1638

117 Troisième Méditation, §1

118 Lettre à Newcastle du 23 Novembre 1646.

119 D’un point de vue ” historial ” le problème de l’Occident – c’est-à-dire de la philosophie – réside tout entier dans ce paradoxe d’une origine qui n’est assumée qu’à la condition d’être reniée. On peut le dire ” sans âme ” en le comparant aux autres civilisations, et c’est justement en cette possibilité qu’on le dise et qui atteste d’une déchirure de la vérité et du savoir qui est son âme, que réside son identité – car les autres ne posent pas la question de l’âme. On le voit bien pour la philosophie, qui est le savoir même mais qui n’advient qu’à l’instant impossible d’une écriture, c’est-à-dire qu’en exclusion radicale à toute possibilité de savoir. La tabula rasa de Descartes et son étrange ” nemo ante me ” (faux en fait, notamment à propos des passions) attestent donc fidèlement du paradoxe occidental. Tout se tient dans ce déchirement auquel le destin démocratique et le progrès technique appartiennent donc en propre : une civilisation dont l’âme nécessite qu’elle se trouve elle-même au seul instant de sa perte constamment réitéré, qui est par là même sujet de la réalité du monde et de toutes les autres (ce dont témoigne l’universelle ” hainamoration ” dont l’Occident est l’objet, depuis le moment galiléen où il s’est rencontré lui-même).

120 Kant, Critique de la Raison pure, PUF 1967, p. 226

121 Pour Descartes, la constitution est finalement positive puisqu’elle ne diffère pas de la création par Dieu : elle renvoie à une ” nature qui ait été constituée telle par une détermination de sa volonté ” (Sixièmes réponses, § 610). Autrement dit la notion du mensonge transcendantal est finalement identique à celle de Dieu : un sujet pour l’être des étants, alors que c’est précisément d’être lui-même sujet de son être que l’étant se définit tautologiquement.

122 Kant, Prolégomènes, § 32

123 Kant, Critique de la Raison pure, PUF, pp. 248-249

124 Discours prononcé le 23 Octobre 1996 au Vatican, devant l’Académie Pontificale des Sciences, et rapporté par Le Monde en son numéro du 29 Novembre 1996, duquel j’extrais les citations et résumés suivants.

125 Comme il y a mensonge de la part de Grandet quand il donne de l’or à sa fille : il la maudit quand il aperçoit qu’elle en a disposé pour des fins qui n’étaient pas celles de son père.

126 Marc 12, 27, et Matthieu 22, 32

127 Claude Lévi-Strauss, ” Entretien “, Le Monde du 21 Janvier 1979.

128 Hannah Arendt, lettre à Jaspers, citée dans Hannah Arendt de Sylvie Courtine-Denamy, Belfond 1994 , p. 109.

129 ” Puis Dieu dit : faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre ” Genèse, 1, 26.

130 Lévi-Strauss, Race et Histoire, Folio, p. 21

131 Les leçons de vie sociale que Vautrin donne à Rastignac puis à Rubempré viennent tout de suite à l’esprit. Citons plutôt la vicomtesse de Beauséant, parce qu’elle met Eugène sur un chemin qui le conduira à devenir ministre et pair de France alors que Lucien se suicidera à la Conciergerie. Remarquons qu’elle commence par une référence au savoir total : ” Maintenant, je sais tout. Plus froidement vous calculerez, plus avant vous irez. Frappez sans pitié, vous serez craint. N’acceptez les hommes et les femmes que comme des chevaux de poste que vous laisserez crever à chaque relais, vous arriverez ainsi au faîte de vos désirs “). Balzac, Le père Goriot, L’Intégrale, Seuil 1965, t.2, p. 242 On retrouve l’idée de Lévi-Strauss que nous avons développée à propos des écarts radicaux (par exemple entre animaux et humains) : on ne peut ” frapper sans pitié ” qu’à la condition d’avoir préalablement admis qu’on puisse traiter ainsi les chevaux de poste.

132 Cette démarche est précisément celle de Kant, adversaire implicite de toute cette problématique : à partir d’un savoir particulier (la physique de Newton), c’est la question de la possibilité du savoir en général qu’il pose, et par conséquent la question des conditions auxquelles l’étant doit en quelque sorte consentir pour accéder à la reconnaissance de son être.

133 Ethique et non pas morale, puisque la morale relève expressément d’un savoir – à nommer ” savoir ” la possibilité toujours juridiquement préalable (métaphysique) d’une posture d’énonciation (par exemple en ouvrant le journal du matin, je me sens d’avance capable de porter un jugement moral sur les actions humaines dont il me permettra de prendre connaissance).

134 Dans cette hypothèse, il y aurait les réalités objectives que la science mettrait très clairement en formules, et les réalités subjectives (sentiments, états d’âme, nuances imperceptibles et pensées ineffables…) dont les poètes et les romanciers seraient seuls à même de rendre compte ! Cette position humaniste et par conséquent exclusive de l’examen (demander ce que ” rendre compte ” signifie exactement dans un tel contexte rend le mensonge immédiatement manifeste) est, à partir de la distinction ontologique inhérente à la formalité métaphysique du savoir, l’effectuation réflexive de la doctrine du ” supplément d’âme ” – dont les multiples figures nous sont familières (par exemples l’installation d’œuvres d’art dans les centre commerciaux, de vieilles pierres dans les ” villes nouvelles “… ou de cours de lettres et de philosophie dans l’enseignement commercial ). Cette doctrine s’identifie au déni d’une distinction ontologique qu’on a par ailleurs déjà reconnue : il faut que l’autre terme de l’alternative originelle (rien) ne soit pas absolument exclusif du premier (quelque chose) ; autrement dit il faut que l’âme soit quand même un peu quelque chose, dont on puisse dès lors disposer. Disposer de l’âme et en mettre partout, c’est l’obsession constante des humanistes.

135 On aurait pu parler de l’habitation en convenant de prendre ce terme dans son sens habituellement substantif, comme dans ” Habitation à Loyer Modéré “, et non dans son sens verbal qui met plutôt l’accent sur le rapport subjectif au lieu et sur la justesse qui peut éventuellement le caractériser. Voir Bâtir, habiter, penser et aussi ” …L’homme habite en poète… ” in Heidegger, Essais et Conférences, pp. 170-193 et pp. 224-244, Gallimard 1973

136 Qu’est-ce qu’une eau dormante, en fait ? une étendue aqueuse dont la pression est constante en tous les points de sa surface. Et une eau vive ? une eau suffisamment agitée pour qu’un taux élevé d’oxygène dilué y soit maintenu. Aveugles au sommeil tranquille des étangs, sourds à la vie bondissante des torrents, ces cartésiens ne cèdent pas, contrairement à d’autres qui sont enclins à la rêverie, sur les différences premières du monde : ils savent bien, eux, que les choses ne sont que des choses et qu’il s’agit là de métaphores qui ne veulent rien dire. En quoi certes on ne leur donnera pas tort.

137 J’aggrave encore mon cas en mentionnant les paysages d’Etretat où j’ai suivi les traces d’Arsène Lupin, et le Grand Hôtel, la plage et la campagne autour de Cabourg, où j’ai marché dans les pas d’Albertine. Et surtout une promenade dans Paris serait-elle simplement possible, si elle ne renvoyait presque à chaque tournant de rue, en tout cas dans chaque quartier – sauf les plus récents, qui sont sans âme – à des souvenirs de lectures ? Parfois même elle devient difficile, par exemple au jardin du Luxembourg qui est comme saturé d’ombres et de paroles, d’espoirs et de craintes, d’effrois et de ravissements qui frémissent encore dans une mémoire que nous voulons croire romanesque et cinématographique mais dont est littéralement faite chaque perspective.

138 De fait, il n’y a que l’abbé Faria qui ait existé : un ancien professeur marseillais devenu adepte de Babeuf, incarcéré pour cela en 1812 durant quelques mois au Château d’If avant de gagner Paris pour pratiquer le mesmérisme, rédiger un remarquable traité sur l’hypnose, et mourir en 1819 aumônier d’un pensionnat.

139 Je ne peux m’empêcher, à propos de Descartes, de rapprocher la manie qu’il avait de toujours déménager de la pure extériorité à soi dont il fait la nature de toute réalité mondaine, corrélativement à la certitude autorisée du cogito et à la nécessité que les idées soient d’abord claires et distinctes pour être susceptibles de légitimité.

140 Un écrivain n’a pas de savoir à exprimer ni même d’histoires à raconter – puisque ces nécessités s’inscrivent dans le temps du monde, alors que l’écriture commence par le récuser en s’imposant comme telle, c’est-à-dire comme non-sens (noircir la page blanche). Non : un écrivain est quelqu’un qui a comme travail journalier par exemple de produire trois pages, et qui ne sait rien en s’installant à sa table de travail de ce qu’il aura à corriger le lendemain matin ; il n’a même pas l’idée de l’anticiper (sinon il devrait produire son œuvre avant de la produire, ce dont Bergson souligne l’absurdité).

141 On ne confondra évidemment pas l’énigme avec le secret qui suppose l’inaccessibilité d’un savoir par ailleurs avéré (un secret industriel, diplomatique…), ou avec le mystère qui renvoie à la première récusation du savoir à partir de quoi un savoir sera ensuite possible (par exemple les mystères de la foi, au premier rang desquels l’Incarnation pour les Chrétiens, sont la possibilité même de la théologie).

142 La supposition d’un savoir finalisé structure le monde, comme le montre très clairement notre habitude théologique de supposer que des solutions existent aux problèmes que nous rencontrons. Parodiant un film de prison où il s’agit de découvrir le moyen de s’évader, Woody Allen fait au contraire dire à son héros : ” je sortirai de cette prison, même si je dois y passer ma vie ” (Prends l’oseille et tire-toi). La question de l’âme relève de ce même athéisme, puisqu’elle s’entend en extériorité à tout savoir – et donc aussi en extériorité à elle-même.

143 C’est un truisme de la psychanalyse de souligner que les plus grandes souffrances sont inconscientes – ce qui suffirait déjà à exclure du service des biens le travail de leur émergence.

144 La corrélation de la vie et du savoir (toute vie met en œuvre un savoir minimum, et d’autre part tout savoir est finalisé par un salut qui est son accomplissement universalisé comme ” vraie ” vie) oblige donc à reconnaître qu’il y a une souffrance de vivre. Par contre, l’extériorité de l’existence au savoir conduit à reconnaître qu’il y a une douleur d’exister.

145 Ce qui ne signifie évidemment pas qu’il ne faut pas soulager la souffrance, mais que la question propre de la souffrance n’est pas celle d’une compétence, parce qu’il faudrait définir cette dernière par la certitude que la vérité puisse être enfin ” toute “.

146 La vie en tant que telle est sa propre nécessité aveugle. L’aigle qui dévore vivant le lapin dont il vient de s’emparer est sans aucun égards pour la souffrance, la terreur, et les cris de sa victime. Est-ce à dire qu’il est méchant ? Bien sûr que non : c’est un aigle, et voilà tout – autrement dit un vivant en tant que vivant.

147 Le point de vue structural conditionne l’étude objective des textes et s’applique pareillement à toute production culturelle ; il définit le littéraire par l’écart qui le distingue constitutivement d’autres a priori d’énonciation, dans la compréhension d’une structure plus générale et finalement insignifiante – telle culture de telle époque – qui sera elle-même révélatrice de grands invariants anthropologiques c’est-à-dire méta-naturels (les modalités minimales de nouage du biologique et du symbolique, qui en est d’ailleurs une forme seconde).

148 Dans la lecture, la curiosité est à la fois toujours prise dans les péripéties et en même temps toujours indifférente. On ne lit pas les aventures d’un héros de roman comme on lit les faits divers dans le journal, bien qu’ils puissent être objectivement identiques. La curiosité est donc sans cesse détournée de l’histoire, dans l’instant même où elle porte précisément sur l’histoire. C’est ce détournement qui permet d’opposer le sens au savoir : on ne lit pas un roman pour savoir ce qui va advenir au héros – bien qu’on lise pour cela aussi puisqu’il est un être humain, un de nos semblables.

149 Lacan, Séminaire Encore, p. 46

150 C’est peu dire que la science appartienne en propre au destin de la métaphysique, précisément comme oubli de l’indifférence de l’être ou, si l’on préfère, comme injonction originellement adressée à ce qui est en cause d’être quelque chose, et donc comme interdiction d’être rien. Mais on apercevra tout de suite le paradoxe de ce destin quand nous aurons rappelé que l’autre trait distinctif de la science est son langage formalisé, univoque, par opposition aux langues naturelles et inexactes dont l’exercice est toujours plus ou moins poétique. Bref, il n’y a science qu’à la condition qu’en rien (les formules qui la spécifie sont pure littéralité dénuée de signification) il s’agisse de quelque chose (l’objet). Par science, on entend donc très exactement l’oubli de la littérature et non pas simplement son envers, puisqu’elle est le seul discours possible dès lors qu’il ne s’agit pas de rien, c’est-à-dire dès lors qu’on a passé le stade de le distinction ontologique originelle.

151 On a souvent rappelé que l’amour était né de la littérature courtoise, par exemple, et on peut dire la même chose de n’importe quel trait humain, dès lors qu’il diffère d’un fait anthropologique : la bêtise, si évidemment partagée à toutes les époques, est née sous la plume de Flaubert ; l’absurdité administrative, déjà flagrante dans l’antiquité romaine, sous celle de Kafka, et ainsi de suite. Bien sûr, le littéraire ne se limite pas à la production des livres : il y a des silhouette felliniennes, des paysages impressionnistes, des attitudes gaulliennes – autant de réalités dont on ne peut pas dire qu’elles en sont, puisque c’est du reste du savoir (le nom propre : une pure marque attestant de l’origine), et non pas du savoir (qui est en fin de compte toujours théologique puisqu’il finalise toutes les choses sur la nécessité du sujet qui se les représente), que s’autorise une reconnaissance dont il n’est dès lors aucunement assuré qu’elle en soit réellement une (une reconnaissance en reste, donc).

152 D’un certaine manière, nous vivons depuis l’âge classique dans l’a priori de la Cinquième Méditation, qui pose que la vérité de l’objet réside dans la nécessité qu’on l’identifie à son propre modèle.

153 On le voit bien dans l’usage prescriptif que la société industrielle en fait constamment pour catégoriser les produits de consommation : des ” choses simples ” à côté desquelles ils ne faut pas passer, au ” vrai ” qu’il faut savoir apprécier et à l'” authentique ” qui nous parle de nos ” racines “, les marchands de fromage, de lessive, et de cassoulet en conserve entendent bien, eux aussi, nous enseigner les vraies valeurs et nous apprendre à vivre. On pourrait aussi mentionner la terrible signification politique que ne manque jamais de prendre toute apologie de l’ ” authenticité “.

154 Un moment décisif pour notre civilisation est aujourd’hui l’institution de la réalité virtuelle : les monuments et les villes peuvent bien se voir anéantis, ce n’est pas cela qui nous empêchera d’en jouir, de nous y promener, d’y rencontrer nos semblables enfin advenus comme nous-mêmes à la vérité de la semblance, dénommée avatar. Mais l’ironie est trop facile, et d’une certaine manière mensongère puisqu’elle renvoie implicitement à l’authenticité première d’un originel dont nous aurions perdu le sens et qui désignerait comme vrai ce qui a le droit d’exister (le réel comme tel) et comme faux ce qui ne l’a pas (le virtuel comme tel). Autrement dit c’est parce qu’il est encore sans poète (au sens large où par exemple Léger a été le poète du monde mécanique et publicitaire) que le monde virtuel n’est pas un monde (comme le monde industriel n’en était un ni pour les anciens citadins, ni pour les anciens paysans).

155 La question de l’être n’est certes pas une autre question que celle de l’étant, pour cette raison de principe qu’il faudrait alors que l’être fût autre chose que l’étant. L’absurdité redoublée de cette formulation atteste qu’il n’y a d’être que de l’étant qui s’en trouve par là même suffisamment défini. C’est ce qu’on peut appeler le ” cercle ontologique ” : définition de l’étant par son être et de l’être par l’étant dont il est acte. (Voir notre étude Qu’est-ce que l’étant ? in Philosophie, Numéro 18, Éditions de Minuit).

156 ” Le langage re-produit la réalité. Cela est à entendre de la manière la plus littérale : la réalité est produire à nouveau par le truchement du langage “. Et plus loin : ” L’homme a toujours senti – et les poètes ont souvent chanté – le pouvoir fondateur du langage, qui inaugure une réalité imaginaire, anime les choses inertes, fait voir ce qui n’est pas encore, ramène ici ce qui a disparu. C’est pourquoi tant de mythologies, ayant à expliquer qu’à l’aube des temps quelque chose ait pu naître de rien, ont posé comme principe créateur du monde cette essence immatérielle et souveraine, la Parole. ” (Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard Collection Tel, t.1, p. 25)

157 Et de fait, les choses sont doublées de mots c’est-à-dire toujours-déjà engagées dans la pensée : cette table et cette chaise ne sont aperceptibles pour moi que selon ces mots ” table ” et ” chaise ” qui les rend réelles parce qu’intersubjectives, et intersubjectives parce qu’universellement communicables, et donc pensables d’avance : les voir, c’est déjà pouvoir en parler. Le langage, c’est le social, c’est la nomination, c’est l’institution des choses et du sens qui fait que le monde n’est pas simplement la collection des existants, ni l’effectuation d’un savoir préalable. On le vérifie d’ailleurs très bien quand les psychotiques nous parlent de leurs hallucinations ou du caractère menaçant ou subitement monstrueux des choses et des personnes : la ” forclusion du nom du père ” (Lacan) se traduit alors par l’impossibilité pour le langage de les avoir toujours-déjà intégrées à l’ordre symbolique et donc par la nécessité d’un retour sauvage (l’hallucination) ou d’une platitude et d’une équivalence généralisée (sentiment crépusculaire).

158 ” Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller depuis que j’avais lu ‘La Chartreuse’, m’apparaissait compact, lisse, mauve et doux, si on me parlait d’une maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu, on me causait le plaisir de penser que j’habiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui n’avait de rapport avec les demeures d’aucune ville d’Italie, puisque je l’imaginais seulement à l’aide de cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes. ” Proust, A la recherche du Temps perdu, Pléiade, tome 1, p. 388

159 Exemple emprunté à l’exposé de l’Encyclopaedia Universalis sur la poésie.

160 Passage emprunté au même endroit.

161 Exemple emprunté à l’exposé de l’Encyclopaedia Universalis sur la poésie

162 Par exemple on ne parvient plus à évoquer le visage de ceux dont on entretient la tombe : quand on se les figure, ce sont des traits empruntés à des photographies qui viennent à l’esprit, et ils n’ont plus de voix. Au seul moment de cet oubli commence la piété, qui laisse derrière elle les soins dont ceux que nous avons aimés avaient encore besoin des années après leur mort et qui rendaient utiles et même nécessaires nos visites au cimetière. Qu’on y aille encore, maintenant que cela ne sert vraiment plus à rien (que la visite ne soit plus une modalité du travail de deuil), maintenant que cela ne concerne vraiment plus personne – voilà la piété : agir malgré tout et pour rien.

163 On pourrait définir la métaphysique ainsi : que les raisons comptent. La définition me paraît suffisante, si l’on fait attention à ce qu’elle implique : compter (par opposition à importer ou à être essentiel) renvoie à la constitution du sujet ; les raisons qui relèvent de l’être (il y a des raisons à n’importe quoi) et qui s’opposent ainsi à l’existence (les raisons n’existent pas, puisqu’elles constituent le savoir dont s’autorisera la subjectivité qui reconnaîtra les choses). Dans l’a priori de la distinction ontologique, qui seule compte, il me semble que la métaphysique se constitue en faisant de la distinction de l’être (les raisons) et de l’existence (les choses) ce qui importe le plus. Que les raisons soient plus importantes que les choses, c’est ce que la science montre à chaque instant, qui n’accède à elle-même qu’à substituer à la réalité des choses un réel finalement identifié à des formules insignifiantes. Bref, la métaphysique est un type de constitution subjective qu’il faut penser comme différence de l’être et de l’existence à partir de ce qui compte, la différence de l’étant et de rien. La topologie de cette constitution subjective – paradoxale en ceci que c’est d’être exclu des formules que le sujet advient – a donc un point de départ très simple : le chiasme de ces quatre notions (être / existence ; raisons / choses).

164 En ce sens la réalité serait du côté de l’être, et s’opposerait au réel, du côté de l’existence.

165 Si ce sont les raisons des choses qui importent plus que les choses elles-mêmes, c’est-à-dire si l’aperception métaphysique consiste à fait de tout donné l’expression des raisons qui en rendent suffisamment compte, alors on peut dire que la dépossession ontologique (l’objet n’est que par la subjectivité transcendantale – commune et historique, en fait – qui le constitue) est à comprendre dans sa corrélation avec l’irréductibilité réciproque de l’existence et de l’être.

166 Cette interprétation a évidemment pour origine la lecture du Nietzsche de Heidegger.

167 Pensons à l’absurdité des expressions idiomatiques, tellement comiques et rétives quand nous traduisons des discours étrangers.

168 Elles disent aussi moins, rappellera-t-on. Certes, mais la remarque est inutile : il suffit de parler assez longtemps, d’accumuler assez de périphrases pour parvenir à construire le signifié du mot qui manquait. Alors on en aura trop dit.

169 Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, collection Tel, Gallimard 1985

170 Heidegger, La doctrine de Platon sur la vérité, in Questions II, pp. 119-163, Gallimard 1970

171 C’est pourquoi la notion du savoir est scriptible également comme s’avoir.

172 C’est la signature et non la fabrication qui fait l’œuvre. Car fabriquer est une action relevant d’un choix, c’est-à-dire d’une mobilisation de savoirs : on choisit toujours le préférable, et c’est le savoir qui le fait apparaître tel. Or cette mobilisation se confond avec l’éventualité déjà engagée de l’excuse : en cas d’échec, on dira légitimement qu'” on ne savait pas ” – puisqu’il est impossible de tout savoir et qu’on aurait évidemment paré aux causes de l’échec si on les avait aperçues. Par là on comprend a contrario ce qu’est la signature, si l’on accorde qu’elle est tout entière constituée d’exclure a priori l’éventualité de l’excuse. C’est déjà évident dans l’exemple des contrats : on ne pourra pas arguer qu’on n’avait pas compris telle clause ou qu’on s’était insuffisamment renseigné avant de signer, même si c’est vrai. Autrement dit, la signature concerne des actes et non pas des actions, des décisions et non pas des choix, selon un savoir de second degré (par exemple le droit commercial) que la société mobilise, et que l’art ne comprend évidemment pas (ou alors on dénie la notion même de l’œuvre et il n’y a plus de problème). Signé, le tableau est littéralement décisif, et réciproquement le peintre est sans excuse : sa peinture est hors savoir, et son tableau est une œuvre, pas un objet esthétique. Inversement, une signature n’en est une que depuis la position décisive d’être sans excuse c’est-à-dire en extériorité radicale au savoir. Ainsi des tableaux qu’on jugeait médiocres quand on les attribuait à des épigones apparaissent à bon droit comme des œuvres quand une expertise purement objective (radiographie, etc.) permet de les attribuer à tel grand peintre – par là même identifié à une signature, dont il n’importe dès lors plus qu’elle soit effective puisqu’elle est réelle. L’épigone n’était pas moins bon peintre, pourtant, si on dit qu’un faiseur de tableaux est un peintre… C’est qu’il y a des savoirs de tout : on peut apprendre à faire des tableaux ou des livres, et savoir très bien peindre ou écrire ; on inscrira son nom, on apposera son paraphe, mais on ne signera pas. Opposée à l’anonymat du savoir l’œuvre est une réalité personnelle, et on n’est soi-même que sans le savoir c’est-à-dire sans excuse.

173 Heidegger, Introduction à la Métaphysique, Gallimard 1972, p. 34

174 On ne confondra évidemment pas l’athéisme défini à l’encontre de la nécessité transcendantale du savoir préalable, avec la croyance religieuse de certaines personnes pour qui Dieu – et quel Dieu, d’ailleurs ? – n’existe pas.

175 C’est la nécessité, dont la représentation est normativement l’établissement,

176 Par exemple les nazis entendaient autoriser les pires atrocités de la vie en tant que vie.

177 On a déjà dit que la figure privilégiée de la perte de l’âme était la tautologie répétitive. Ainsi : un aliment est un aliment, et rien d’autre (même si cet aliment est une bête terrorisée).

178 Résoudre possiblement consisterait à faire de la peinture une nouvelle région mondaine, et par conséquent un nouvel ordre de possibilité (on apprendrait à peindre, et on deviendrait ensuite un professionnel de la peinture). Or le propre d’une œuvre c’est que nul, pas même celui qui la signe, n’ait la possibilité de la produire, si simple et évidente qu’elle puisse apparaître (Malévitch, Mondrian, Klein…). Celui qui signe ne le fait qu’à attester de l’impossibilité de ce qu’il signe – de ce que peindre soit un acte et non pas une action, quelque chose qu’on s’aperçoit après coup avoir fait mais jamais quelque chose qu’on avait l’intention de faire.

179 L’idée d’une ressemblance si parfaite qu’elle constituerait une duplication de l’apparence est une simple absurdité : qu’aurions-nous à faire d’un simulacre de vêtement précieux ou d’un simulacre de fruit (Pascal) ? Si l’art peut être pensé comme ” imitation de la nature ” ce n’est assurément pas en un sens aussi trivial, mais au sens où l’on peut nommer nature le mouvement d’apparaître, propre à la chose (précisément : c’est elle-même qui apparaît), à l’encontre de la réalité dont elle ne serait dès lors que l’expression toujours inessentielle (réalité sociale dans le cas du vêtement précieux, biologique dans le cas du fruit – mais dans d’autres contextes que le nôtre on pourrait aussi bien parler de la générosité divine ou même de la nature en général comme puissance universelle d’éclosion productrice). Parler d’imitation de la nature, c’est donc donner le vêtement ou le fruit dans leur visibilité et par conséquent dans leur propriété : c’est attester de ce qu’un don se fait toujours sans donateur c’est-à-dire sans qu’on puisse jamais y reconnaître le bon vouloir asservissant d’un privateur potentiel (car le propre du donateur, c’est qu’il aurait pu ne pas donner, de sorte que ce qu’il donne est seulement la figure positive d’une privation dès lors seule vraie). Et si l’on nous accorde ce dernier truisme, alors on nous accordera que la déposition de l’emprise en quoi consiste finalement le travail du peintre a bien pour vérité de rendre ce que la vie, sa vie propre à lui qui mange des pommes et qui utilise des compotiers, avait toujours-déjà spolié : l’être de ce qui est. D’où ce paradoxe que la ” différence ontologique ” entre l’être et l’étant serve à penser à propos du don la vérité (il n’y a de don que d’un être dès lors propre) et le mensonge (donner quelque chose c’est brandir sa capacité de priver).

180 Pour la réflexion c’est évidemment l’inverse qui est vrai, puisque réfléchir consiste à déplacer de son objet à son unité la question du critère de la compréhension. Autrement dit c’est le même de prendre l’attitude réflexive et de reconnaître que tout est toujours construit, mise à part la première cause occasionnelle (un être en soi dont on ne peut rien dire), de sorte que la question de la vérité perd toute possibilité d’être pertinente pour être remplacée par celle de l’unité matérielle et formelle de l’aperception. Et précisément parce qu’on se situe dans la position réflexive, cette unité est indistinctement une et se confond, comme on le voit dans la philosophie idéaliste que dès lors on adopte forcément, avec la réalité d’une subjectivité dont on ne peut jamais demander de quel droit (autorisée de quel savoir) elle se pose elle-même. Ce manque, qui dit la faillite de tout idéalisme en dit en même temps l’universelle nécessité, puisqu’il est la vérité d’une réflexion qui n’est précisément possible qu’à rester aveugle sur sa possibilité.

181 D’où sa paradoxale secondarité ontologique : la chose est toujours seconde relativement à l’objet : le savoir est toujours-déjà là, et toujours assuré d’un savoir théologique dont il s’autorisait lui-même pour autoriser. C’est seulement par la déposition de l’autorité toujours préalable (autrement dit par la pensée) que la chose peut advenir comme telle. Nous vivons donc en réalité depuis toujours auprès de l’objet c’est-à-dire dans l’horizon théologique. On ne peut dénoncer l’imposture de l'” authentique ” et dire ensuite que l’art nous permettrait d’accéder aux vraies choses que le savoir aurait recouvertes !

182 Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, collection Tel, Gallimard 1985

183 La différence de l’avenir et du futur est très concrète, comme on le voit par exemple à propos des techniques : le moteur thermique a encore un long futur devant lui mais il n’a plus d’avenir, alors qu’on peut imaginer qu’une découverte pleine d’avenir ait été privée de tout futur (un moteur a eau pure dont les lobbies pétroliers auraient empêché le développement). On a compris que la différence de l’avenir et du futur était la promesse : dire qu’une technique a un avenir, c’est dire qu’elle est prometteuse – et dans l’ordre humain, on peut qualifier de promesse une parole qui ouvre l’avenir, et qui le fait précisément à l’encontre du futur où la contingence elle-même impose sa nécessité implacable.

184 Pour indiquer concrètement ce qu’est un don dans l’ordre des actes humains, je proposerai l’exemple d’une des plus belles chansons de la langue française  : L’eau vivre, de Guy Béart. Écoutons-la attentivement. Ne pose-t-elle pas très exactement, et des décennies avant le tournage du film où sa fille s’est rencontrée elle-même, une figure qui est celle de Manon des sources ? Voilà un don véritable, je crois : la parole parfaitement juste d’un père qui institue sans le savoir (et pour cause : de très nombreuses années avant la naissance de la personne concernée) un point d’impossibilité (et certes Manon n’existe pas : c’est un personnage de Pagnol) où son enfant pourra apercevoir son propre visage et entendre son propre nom, comme dit Borges – et par là naître à elle-même : assumer un avenir qu’elle a reçue sans que personne n’en soit le privateur potentiel.

185 Car bien entendu elle peut être plus ou moins importante : marquer un tournant ou au contraire assurer une continuité dans l’histoire de la pensée, etc.

186 Non pas au sens où le futur serait prévisible, évidemment, mais au sens où le futur n’est actuellement rien d’autre que sa propre nécessité. Or qu’est-ce que la position d’une nécessité pure, sinon la fonction transcendantale radicalisée  ?

187 Ce paradoxe de l’origine comme ouverture première de la légitimité est le paradoxe dont sont constituées les notions du droit et de la vérité : c’est l’antériorité à soi (et donc au fait que cette antériorité pourrait encore constituer) qui les définit. En effet, il n’y a de vérité qu’en vérité (on peut facilement imaginer des circonstance où l’on a tort d’avoir raison et inversement), autrement dit la vérité ne l’est qu’à l’être vraiment – et d’autre part il n’y a de droit qu’à bon droit.

188 Fût-elle une chanson brève – surtout quand elle est à la fois, comme dans l’exemple cité, une réalité que sa simplicité et son évidence maintiennent en dehors de toute problématique d’expression subjective et la parole juste d’un père.

189 Le faux est ce qui apparaît à son encontre, par exemple un faux biller de banque (mais bien sûr il sera vrai s’il est utilisé pour faire voir ce que les faussaires sont capables de faire). Ce qu’on peut encore traduire en appelant faux tout ce dont la visibilité n’est pas autorisée (illégitime, pas à bon droit).

190 Autrement dit, tout ce qui nous apparaît habituellement peut ensuite être représenté, et a même cette possibilité particulière pour vérité constitutive. Ce ne sont pas des représentations mais des choses que nous voyons, bien sûr, mais la vérité de tout cela, c’est que nous puissions nous le représenter, et en élaborer un modèle qui pourra légitimement s’y substituer (c’est toute la problématique de la représentation, telle qu’elle apparaît notamment chez Kant avec la différence entre Darstellung et Vorstellung).

191 La compréhension de l’être appartient à l’être lui-même, dit Heidegger.

192 Il ne faut évidemment pas confondre la peur avec le fait de craindre ou celui de redouter. Plus qu’une analyse sémantique qui n’a pas sa place ici, une formulation concrète indiquera la différence. En voiture, par exemple, on redoute un accident ; et à propos d’un accident, on craint d’être blessé, mais on a peur d’être tué.

193 Cette définition de la souffrance permet d’apercevoir la dimension de malheur subjectif du chômage en plus, évidemment, de la blessure narcissique parfois insupportable qu’il provoque. En se référant à Hannah Arendt (Condition de l’homme moderne, Pocket 1994) on peut dire que dans une société où il ne faut surtout pas poser la question de ce qui fait que ” la vie mérite d’être vécue ” et où la production des biens est en même temps celle des subjectivités, le chômage fait que ses victimes ne comptent plus. Quand le travailleur ne travaille plus, il n’y a plus personne – alors qu’on aurait pu imaginer qu’il reste un lecteur, un citoyen, un ami, etc. Voilà la misère : que la détermination mondaine du sujet soit totale – de sorte que, dans une logique dès lors clairement totalitaire, ceux qui ne sont plus les moments d’autant plus anonymes qu’ils ont été plus personnalisés (au sens de ” personnalisez votre voiture ” en achetant au supermarché des accessoires supplémentaires) deviennent, selon l’expression qui est encore d’Hannah Arendt, ” des hommes superflus “. Un chômeur est certes une personne qui souffre, mais la misère des sociétés industrielles implique qu’il soit avant tout un sujet social en souffrance.

194 Si le langage en tant que tel est égard à la souffrance des choses, le langage comme tel est le lieu de l’âme. Comment comprendra alors qu’il y ait des gens sans âme, et qu’une réalité entièrement faite de savoir (aéroport, galerie marchande…) soit sans âme ? Mais c’est que le savoir est manque d’égards envers le langage, justement, dès lors que la parole dit toujours plus que ce qu’on savait devoir dire. On le voit bien à propos de la science, qui n’est elle-même qu’à la condition de la formalité de son discours c’est-à-dire qu’à la condition qu’il puisse fonctionner sans que l’inconscient du savant vienne gauchir et même récuser sa nécessité. Les langues naturelles sont inexactes et en ce sens impropres au savoir – lequel n’advient donc à sa propre nécessité qu’à briser avec cette inexactitude (la science). Mais on peut retourner l’argument en disant que le savoir est impropre aux langues naturelles, à la surprise que le locuteur reçoit souvent de ce qu’il ne savait pas qu’il était en train de dire. Bref, le savoir est langage, assurément, mais il est d’abord absence d’égards pour le langage, et par conséquent pour la souffrance des choses. Voilà aussi l’âme : il y a des choses qui veulent exister à n’importe quel prix et qui s’engagent totalement dans l’assomption langagière qui panse la différence de leur existence et de leur phénoménalité, sans reconnaître le caractère diabolique de ce piège qui les conduit à une plus compter du tout, une fois assurée la modélisation qui accomplit leur déhiscence.

195 Etre en parfaite santé, par exemple, c’est bien être dans sa réalité singulière exactement ce que n’importe qui doit être idéalement.