Cours du 01 mars 2002

 

L’autorité : reconnaissance d’une vérité matérielle préalable

 

L’identification du sujet à l’objet est apparue, la dernière fois, comme le ressort de l’autorité c’est-à-dire du fait d’être un auteur. C’est pour moi un acquis décisif. On considère habituellement cette identification en privilégiant le premier terme, par exemple quand on fait la théorie de la fin de l’analyse. A mon avis, c’est le second qui doit l’être quand on pose la question non pas du sujet dans sa réalité mais du sujet dans sa vérité – de ce sujet dont le paradoxe est qu’il soit pensable dans sa vérité d’être humain à travers l’inhumanité du matériau. En quoi je rappelle seulement ce que tout le monde sait depuis toujours, à savoir que c’est de son rapport à la vérité dont le vrai doit encore être la cause, que l’humain s’institue comme tel. Le marbre du sculpteur, le son du musicien ou la lettre du poète, voilà assurément des réalités qui n’ont rien de subjectif, mais qui sont en vérité les sujets d’un ” devenir ” dont j’ai essayé de vous montrer la dimension éthique – un devenir que l’idée du passage du sujet à la personne permet de concrétiser comme nécessité éthique de l’œuvre. Et bien sûr, c’est d’être le sujet de sa propre apparition que celle-ci se signale avant tout, de sorte qu’on se trouve devant le paradoxe d’une chose fait d’éthique. Une telle chose, je dis que c’est une œuvre, ou encore que c’est le vrai – sujet de la vérité et donc des effets de vérité, qui sont les marques. La nécessité des effets de vérité dont l’œuvre est à chaque fois le sujet, on la nomme tradition, de sorte que celle-ci s’entend formellement à travers la question de la métaphore (tout moment est la métaphore du précédent) et matériellement à travers celle des marques (c’est le même d’appartenir à une tradition et de marquer depuis les marques, c’est-à-dire les lieux de vérité, que le moment précédent a laissées sur nous).

 

L’œuvre est ce qui éprouve personnellement

Il ne faut pas penser l’œuvre comme une chose magique possédant on ne sait quelles propriétés métaphysiques, mais comme l’être éthiquement devenu du sujet matériel. En fait, tout ce que je dis là tient à l’évidence suivante : une œuvre, ce n’est pas une chose dont on a l’expérience mais uniquement une chose dont on fait l’épreuve – une chose qui marque, autrement dit encore une chose qui compte. Bref, je le dis d’un mot : la question de l’œuvre est toujours pour nous celle d’une rencontre – celle d’une temporalité personnelle (et pas simplement réelle) du toujours et du désormais (” désormais je suis un autre, bien que je sois toujours le même “). Corrélativement la question de l’auteur est celle d’une marque renvoyant à une antériorité dont la prise en compte définira la vérité d’un certain travail, puisqu’un sujet personnel se définit de la vérité dont il s’autorise et qu’il faut donc identifier à un préalable. La question du génie est celle d’un temps toujours antérieur, parce qu’elle est celle de l’illégitimité qu’il y aurait à ramener un être à la réalité qui est indéniablement la sienne. Et on ne saurait parler d’illégitimité qu’à se référer à une antériorité dont il va de soi qu’elle n’est pas réelle (sinon la vérité serait une nouvelle sorte de réalité, dont il suffirait de pointer le caractère paradoxal de la temporalité). Nous savons maintenant qu’il faudra penser cette antériorité impossible (celle de la vérité à elle-même, donc) en la rapportant à l’identification du sujet à l’objet dont j’ai parlé l’autre jour. Car le génie d’un peintre ou d’un sculpteur, par exemple, c’est un certain droit que la couleur ou la pierre ont depuis toujours de suivre leur destin à eux et non pas son vouloir à lui.

Poser la question de notre rapport à l’œuvre comme celle d’une rencontre c’est lui reconnaître un statut personnel – la personne étant définie de la vérité dont elle s’autorise à faire ou à être ce que nous ne pouvons pas nous représenter qu’elle ait raison de faire ou d’être.

Une chose qu’on rencontre, par opposition à toutes les autres, si intéressantes qu’elles soient, dont on fait l’expérience, voilà l’œuvre. Toute œuvre fait événement, mais tout événement n’est pas une œuvre : certes, il compte et donc il marque, mais il n’est pas sujet et ne relève pas du devenir-personne où le sujet trouve sa vérité. Pour qu’on parle d’œuvre, il faut qu’il y ait un sujet qui soit advenu comme vérité là où il pouvait sembler qu’il était comme réalité – par exemple comme statue là où était simplement de la pierre – mais une pierre qui ” était ” déjà vraie, puisqu’elle est le matériau de la statue et non pas un matière qu’un artisan forcera à ressembler par exemple à un corps humain.

Je dis que l’œuvre est une chose qu’on rencontre, et par là même qu’elle est une chose personnellement marquante. Cela signifie qu’on n’en fait pas l’expérience mais qu’on est éprouvé par elle, et cela signifie aussi que cette épreuve est personnelle et non pas réelle (comme serait une épreuve réelle un accident ou une maladie dont on resterait marqué), parce qu’il n’y a d’œuvre que par une antériorité de vérité (le génie) et que c’est justement de cette antériorité que la personne, sujet de droit par opposition à l’individu sujet de fait, se définit.

En faisant appel à la formule freudienne de l’éthique pour en penser la propriété, je ne dis absolument rien d’autre : parler de rencontre personnelle, c’est bien mentionner implicitement qu’un certain sujet est advenu là où il était originellement, c’est-à-dire déjà en vérité. L’œuvre et une chose qui existe comme si elle était une personne, c’est-à-dire autorisée à être ce qu’elle est, et donc toujours déjà instituée dans l’ordre d’une épreuve qui ne peut pas ne pas produire un effet de vérité.

 

Le génie est la reconnaissance du matériau comme sujet

Corrélativement à cette idée de rencontre personnelle, il faut définir l’auteur en disant que sa signature, cela même qui suffit à constituer l’œuvre, assure cette passe du sujet à la personne dont la citation freudienne donne la formule. En dehors de cet effet qu’il faut dire véritatif de la signature, il n’y a qu’un rapport de mise en forme, étranger à quelque vérité que ce soit, puisque l’artisan auquel il faudra alors se référer se sera autorisé de son métier et de tout ce qu’on voudra d’autre, et non pas de lui-même. Il serait en effet absurde, s’agissant de l’artisanat, d’avancer que la signature suffit à constituer l’œuvre.

L’antériorité de vérité qui définit l’œuvre comme réalité personnelle, on peut donc aussi bien la considérer à partir de l’autorité de l’auteur qui l’aura signée qu’à partir de l’impossibilité pour le matériau de ne pas être le sujet advenu de l’œuvre elle-même, qui est encore lui – et uniquement lui. Car le matériau, d’être celui de l’œuvre, était déjà vrai. Je voudrais donc penser le ” war ” dans le cadre très particulier de la considération du matériau comme sujet dont la mêmeté avec l’auteur permettra de penser l’autorité de celui-ci. La signature suffit à causer l’œuvre, c’est-à-dire à autoriser le sujet à s’entendre personnellement.

Pour penser l’autorité, c’est-à-dire ce que c’est qu’être un auteur, il faut opposer le devenir du sujet matériel (par exemple la statue comme être devenu de la pierre) à la mise en forme dont n’importe qui, avec du métier et du talent, est capable (par exemple une représentation humaine faite à partir d’un bloc de pierre). Ici est la question de la réalité, là celle de la vérité. La pierre, par le nom propre, disons de Michel Ange ou de Rodin, est ce qu’elle avait a être depuis toujours, alors que n’importe quel prix de Rome vous produit des sculptures très jolies, parfois même magnifiques, qui montrent de quoi lui, et non pas la pierre, était capable. Tant mieux pour lui, si cet individu est capable de performances extrêmes. C’est alors un champion de sculpture comme il y a des champions de boxe ou de course à pied, mais ce n’est pas un artiste. On ne dira jamais assez de quoi les médiocres sont capables (c’est la question du métier et du talent), alors que les auteurs, paradoxalement, ne le sont de rien, puisque leur travail consiste toujours à reconnaître la capacité de vérité d’un autre, ce sujet que nous appelons le matériau.

C’est cette reconnaissance de la capacité de vérité d’un autre qui est l’essentiel, ici. Je parle du génie.

Or cette notion désigne l’être personnel, au sens d’être vraiment soi-même. De quoi en effet pouvons-nous nous autoriser pour exister personnellement ? Une seule réponse possible, que certains d’entre vous connaissent depuis longtemps : de la reconnaissance de la vérité non pas des autres, ce qui ne donnerait lieu qu’à une vérité représentative autrement dit qu’à une doctrine philosophique (représentation), mais la vérité d’un autre (existence). C’est seulement là où je reconnais l’autre avoir raison que, en vérité, je suis. Car alors je suis causé par la vérité, et mon être personnel s’entend expressément comme effet de vérité. Mais par ailleurs je ne suis qu’un effet de réalité. Les plus anciens d’entre vous savent que cette reconnaissance est la constitution de la première personne à partir de la seconde – je dis bien la première personne par opposition au sujet qu’on est soi-même ; ils savent aussi que c’est l’articulation de l’être et de l’existence qui permet de penser métaphysiquement ce rapport. Mais il suffit de dire ici que je ne puis avoir raison qu’à reconnaître ce qui se définit précisément de nécessiter sa reconnaissance, ce qui se définit dans la rencontre d’être toujours déjà passé du statut de sujet à celui de personne.

Certes, j’indique ainsi la condition éthique du jugement esthétique.

Car on ne peut reconnaître qu’une œuvre en est une qu’à le faire à travers une catégorie originelle de passage : il faut que ce soit la pierre elle-même et non pas la pratique du sculpteur qui rende compte de la statue, au sens où celle-ci apparaît comme l’être devenu de cette pierre et non pas comme le travail d’imposition d’une forme qu’un artisan aurait opéré. Or il est certain que cette nécessité ne correspond à rien, en fait : je ne peux pas constater que telle sculpture a la pierre pour sujet et non pas le sculpteur : il faut que je le décide. Cette décision est un acte subjectif dans lequel je m’engage envers et contre tout ce que je pourrais constater et c’est pour cette raison que le spectateur n’est pas passif devant l’œuvre, alors qu’il l’est forcément pour les productions qui réclament du talent et du métier, puisque ceux-ci sont évidents et consistants et que par eux, la réalité compte. Mais la décision d’avoir affaire à une œuvre, est aussi bien celle d’une interdiction : ce ne sera pas la réalité qui comptera, mais seulement la vérité – ou plus exactement leur distinction, puisque la vérité n’est pas autre chose que la réalité. Je décide donc que la réalité ne comptera pas – et je traduis cette décision subjectivement par le sentiment de respect (par opposition à l’estime pour le talent ou le métier) qui détermine alors ma sensibilité. C’est dans cette décision sensible que réside l’intelligibilité de la rencontre. J’appellerai alors ” auteur ” celui dont la signature aura justifié (de manière purement juridique) cette décision. Là où j’ai raison, comme spectateur, de reconnaître avoir été personnellement affecté par une chose qui était originellement son propre matériau, là est pour moi le génie. Là, c’est au niveau de ma sensibilité : dans le sentiment de respect que j’éprouve. Mais inversement là où je n’éprouve que de l’estime, alors il n’y a pas de génie mais du talent ou du métier, puisque le matériau de ce que je considère apparaît en avoir été la matière – dès lors, précisément, que c’est le talent ou le métier que j’ai pris en compte.

Bref, je synthétise : là où je respecte, c’est le matériau qui est sujet et il faut dès lors qu’il s’entende selon la formule freudienne ; là où j’estime c’est l’être humain qui est sujet et il faut qu’il s’entende selon la causalité ” formelle ” pointée par Aristote qui, parlant de statue, de bronze et de sculpteur, ne parlait pas d’art c’est-à-dire de vérité mais d’artisanat c’est-à-dire de réalité.

Je parle comme spectateur quand je reconnais dans propre respect une décision toujours déjà prise. L’auteur, lui, ne décide pas que l’œuvre en sera une : que la pierre, ou le marbre ou le bronze aient proprement à être telle ou telle œuvre, il n’y est littéralement pour rien, dès lors qu’il s’agit bien de matériaux et non pas de matières, autrement dit dès lors qu’il s’agit à chaque fois du sujet et non pas de l’objet à quoi un artisan appliquera son attention et son talent. En ce qui concerne ce que l’auteur se constituera d’avoir reconnu, c’était déjà vrai depuis toujours – et ce l’était là où était le matériau. Le génie n’est rien d’autre que cette reconnaissance, s’agissant d’un matériau, d’une nécessité qui était la sienne.

 

L’auteur est celui qui distingue le matériau

” Là où c’était “, c’était où, s’agissant du matériau ? Et ce lieu non pas mystérieux mais énigmatique où le sujet éthique (ici, l’œuvre en tant qu’elle ne se donne pas à l’aperception mais à la rencontre comme épreuve) doit ” advenir “, c’est où encore ? Pour comprendre ces questions, il faut les rapporter à la nécessité qu’elles concernent le matériau et non pas la matière, autrement dit à la nécessité pour le vrai, sujet tautologique de la vérité, qu’il l’ait déjà été, puisque c’est la structure de la vérité qu’elle se précède véritativement elle-même.

Si le matériau est le sujet de la statue, il n’est pas celui qui en a la capacité. J’entends capacité non pas comme une aptitude réelle à fabriquer des statues mais bien au contraire comme une aptitude juridique à produire des œuvres. En effet, l’auteur n’est pas celui qui fait, bien qu’il le soit aussi par ailleurs : il est celui qui signe. J’insiste sur la distinction ainsi définie : là où il n’y a qu’une aptitude juridique, en fait, il n’y a rien ; et c’est justement parce qu’il n’y a rien, contrairement à ce qui vaut dans le cas du talent ou du métier, que le spectateur devra décider que ce qu’il voit est une œuvre. Dans le cas du métier ou du talent, il n’y a pas à décider : tout le monde voit tout de suite ce qu’il en est. Bref, je parle de l’autorité, qui ne contraint pas à la constatation mais qui oblige à la reconnaissance, l’obligation ne s’assumant que dans une décision subjective. Donc l’antérieur de la statue dont la pierre est le sujet, ce n’est ni le talent ni le métier du sculpteur mais seulement son autorité qu’on ne séparera dès lors pas de la nécessité propre à la pierre d’ ” advenir “. Ainsi il pourra signer des productions qui en fait auront été réalisées par ses aides, ce qui serait impossible si la notion du génie correspondait à quelque réalité que ce soit. Et par ailleurs il est bien impossible de considérer cette autorité comme une autre chose que le matériau, puisque la distinction qui définit l’auteur est précisément identique à l’impossibilité que son autorité consiste en quoi que ce soit.

On n’est sculpteur, par exemple, qu’à ce que son travail consiste à laisser le marbre advenir à sa vérité. Et comme c’est du marbre de la statue qu’on parle et non pas d’une matière minérale à laquelle un quelconque artisan (éventuellement plein de talent) aurait imposé une forme imaginée par lui, on reconnaîtra que c’était déjà en lui, et précisément comme matériau, que le matériau était autorisé !

Etre autorisé, je le dis, c’est être signé : porter le nom propre de l’auteur à titre de marque. Le marbre qui allait donner la statue, il était déjà marqué. On peut d’ailleurs imaginer le sculpteur choisissant tel bloc dans une carrière : c’est tel bloc qu’il avait décidé de prendre et non pas tel autre, dont on pourrait admettre qu’il présentait par exemple moins d’imperfections. Bref, vous voyez où je veux en venir : ce bloc qui ne différait en rien des autres, le sculpteur l’a distingué.

 

Et s’il l’a distingué, cela signifie qu’il lui a reconnu un destin.

Pure distinction que cette notion du destin, qui ne correspond en effet à rien. J’ai souvent dit qu’il fallait l’opposer à la destinée ou encore la fatalité. Cette dernière indique une nécessité inéluctable toute en extériorité ; par exemple le 31 décembre de cette année arrivera fatalement, même si entre temps la planète a été détruite. La destinée indique une nécessité identifiée à un savoir qui décide d’avance de l’existence ; par exemple les animaux de boucherie sont destinés à l’abattoir, dès avant même leur conception. Quant au destin, nous avons vu que c’était la notion réelle de la liberté : c’est le même de dire que Napoléon était vraiment lui-même et de dire qu’il avait non pas une vie, comme n’importe qui, mais un destin. Le destin, donc, c’est la nécessité qu’en soi il aille vraiment de soi. Eh bien j’affirme que c’est la reconnaissance (par opposition à la constatation ou à la connaissance) d’une telle nécessité qu’on traduit en disant que le sculpteur a distingué un bloc de marbre parmi tous ceux qu’il aurait pu acheter au responsable de la carrière.

Distinguer le destin, dans ce cas, cela signifie que la nécessité de la statue comme vérité propre (et non pas comme information contrainte !) du marbre était déjà sa réalité. Il y a des enfants qui sont marqués et qui sont déjà ce qu’ils ont originellement à être bien qu’en réalité ils ne soient encore rien de particulier (par exemple tel élève de l’école militaire de Brienne). Il y a des êtres qui sont leur propre promesse. Ceux-là, quand on les rencontre, on en reste marqué. Le marbre aussi peut être déjà sa propre vérité, puisqu’il sera le sujet de l’œuvre et que celle-ci, comme vraie, l’était forcément déjà. La promesse se donne donc à reconnaître, et c’est à reconnaître en un certain bloc la promesse d’une certaine œuvre que le sculpteur, pour garder notre exemple imaginaire, l’aura distingué.

La question de l’auteur devient donc celle de ce qu’il faut être pour reconnaître le matériau comme sujet, autrement dit comme identique à sa propre promesse – puisque c’est lui exclusivement qui donnera l’œuvre et qu’il n’en sera pas la matière.

 

Qui est capable de reconnaître une promesse, dans la distinction de sa notion ? Telle est maintenant la question de l’autorité.

 

La distinction nominale du matériau comme antériorité de la vérité à elle-même

Tout le monde n’est pas capable de reconnaître une promesse : la plupart des gens ne sont capables que de reconnaître les engagements.

L’auteur se distingue de reconnaître, lui, la promesse originelle du matériau.

Vous savez que ce qui distingue la promesse de l’engagement est que la réalité ne compte pas : quand je m’engage à quelque chose (par exemple à faire le prochain cours), j’admets d’avance que certaines choses peuvent s’y opposer : je peux être malade, victime d’un accident et même être mort d’ici la semaine prochaine – auquel cas vous m’excuserez de manquer notre rendez-vous ; j’aurai en effet ” la meilleure des excuses “. L’idée d’engagement implique donc qu’en dernière instance ce soit la réalité et non pas le sujet qui décide (si je suis mort d’ici la semaine prochaine, la réalité aura décidé que notre prochaine séance n’aura pas lieu). Dans le cas de la promesse, c’est le contraire : on ne promet jamais qu’envers et contre tout, c’est-à-dire originellement envers et contre la meilleure des excuses. On ne promet donc que par-delà la mort : quoi qu’il en soit de tout (sous entendu cette aberration : ” même si je suis mort “), je ferai ce que j’ai dit. Telle est la formule littéralement folle de la promesse, dont l’envers est cette vérité que toute excuse, à commencer par la meilleure et la moins récusable d’entre elles, est toujours un mensonge.

Si donc on appelle ” matériau ” (par opposition à matière) le sujet de l’œuvre, on l’identifie à la promesse de celle-ci. Si la statue par exemple est le vrai, alors cela signifie que c’est le marbre qui l’aura donnée pour la seule raison qu’il s’imposait envers et contre tout. Le marbre est un matériau prometteur. Voilà ce qui apparaît au sculpteur. Le marbre offre de multiples possibilités, voilà ce qui apparaît à l’artisan. C’est ce que le sculpteur a reconnu quand il a distingué tel bloc de tous les autres, dont par ailleurs il ne différait pas – puisqu’en réalité la promesse est parfaitement inconsistante (il n’y a aucun répondant quand on dit qu’un mort est obligé).

Alors je le demande : cette promesse qui définit le matériau comme sujet, comment la comprendre, sinon à partir d’une nécessité qui soit ” auctoriale “, puisque c’est justement de la promesse de l’œuvre qu’il s’agit ?

Or qu’est-ce qui fait l’autorité ? le nom propre , et rien d’autre, puisque lui seul suffit à constituer l’œuvre comme telle. En effet : on appelle œuvre une diversité quelconque, dès lors qu’elle est unifiée par un nom propre.

L’antériorité qui définit le matériau comme tel et non pas comme matière, autrement dit qui en fait le sujet ayant à advenir là où il est déjà, je dis par conséquent que c’est le nom propre, parole qui reste au-delà de tout et par conséquent toujours promesse. Et comment rassembler le matériau sujet et le nom promesse, sinon à reconnaître une ” nature ” ?

Quand j’ai réfléchi avec vous sur ce que c’était que philosopher, j’ai proposé ce concept pour désigner ce dont traite chaque philosophe. Or si vous admettez, comme il est impossible de ne pas le faire, qu’une philosophie est une œuvre, autrement dit si vous admettez que c’est le nom propre du philosophe qui conditionne quant à valoir en vérité la reconnaissance de ses objets, vous allez reconnaître que ceux-ci, les ” natures “, ne sont rien d’autre que le matériau de son œuvre ! Et ce qui vaut pour le philosophe vaut pour tous les autres domaines de la pensée, c’est-à-dire les autres domaines autorisant qu’on substitue l’idée d’œuvre à celle de production ;

Reprenons les exemples philosophiques, et nous verrons ensuite que cette nécessité définit tout œuvre, et par conséquent aussi toute autorité.

Plus c’est simple et évident, mieux c’est. La morale pour Kant, l’histoire pour Hegel, voilà notamment des matériaux de leurs œuvres. Vous voyez bien qu’il n’y a pas de différence entre reconnaître le matériau d’une œuvre et reconnaître en ce matériau l’antériorité de la vérité dont je parlais plus haut. C’est ainsi que la morale ” commune ” dont Kant fait son matériau (par exemple dans la première partie de la Fondation de la métaphysique des mœurs), nous savons bien, nous et quiconque accepte d’y réfléchir, qu’elle était déjà kantienne ! Voilà exactement ce que j’appelle l’antériorité de la vérité à elle-même : le vrai c’est l’œuvre (un ensemble de textes rassemblés sous le nom de Kant, ici) et le sujet de cette identité, le matériau, devait bien comme tel déjà être vrai au sens où l’œuvre l’est absolument. Et de fait, la morale commune dont Kant s’emparera pour en penser à la fois la possibilité et les implications, nul ne peut nier qu’elle ait été déjà kantienne. Elle l’était bien avant la naissance de Kant, infiniment avant – éternellement avant, si je puis dire. Pareillement, l’histoire dont Hegel fait son matériau, elle était hégélienne depuis toujours ! et ainsi de suite, pour tous les concepts qu’on voudrait emprunter à l’histoire de la philosophie.

Mais on pourrait en prendre dans tous les domaines de la pensée. Je pense notamment à une sculpture de Picasso : une tête de taureau, qui est en réalité une simple selle sur laquelle il a soudé un guidon sans doute pris à la même bicyclette. Rien de plus étonnant que cette œuvre : on voit bien que ce sont des objets triviaux, empruntés tels quels à la réalité. Car absolument rien n’a été modifié : l’objet est là dans sa nudité et sa simplicité originelle – une selle et un guidon de vélo, voilà tout. Eh bien cette tête de taureau appartient sans conteste à l’univers des tableaux et des autres sculptures qui l’entourent, et fait apercevoir au visiteur médusé que la selle et le guidon, puisqu’ils n’ont été modifiés en rien et qu’ils sont soudés de la manière la plus simple qui soit, étaient déjà sans le savoir de nature ” picassienne “,si l’on peut dire. L’étonnant de cette sculpture est la certitude qui s’empare de nous de reconnaître cette antériorité pourtant objectivement impossible. Ces objets banals étaient déjà vrais et la pensée de l’auteur n’a finalement été rien d’autre que de prendre acte d’une antériorité qui était depuis toujours celle de la vérité – dont ils étaient les sujets. J’insiste pour dire que Picasso n’y est pour rien : il a pris ces choses telles quelles. Car la selle et le guidon sont les sujets de la tête de taureau, qui n’est que leur vérité à eux : Picasso ne les a pas utilisés pour les forcer à ressembler à une tête de taureau mais en les rassemblant il les a simplement autorisés d’accéder à une vérité (leur nature ” picassienne “) dont la bicyclette à laquelle ils appartenaient primitivement était l’interdiction. Il les a libérés de la mondanéité c’est-à-dire de l’ordre des importances et c’est bien là où ils étaient depuis toujours que, par son nom qui était leur nature, ils sont advenus dans l’un de la tête de taureau. Voilà exactement quelle est ma compréhension du ” war ” de la formule freudienne.

Nous apercevons comment on peut parler du sujet de la vérité : le matériau est sujet et il n’est rien d’autre dans l’œuvre que son accomplissement éthique de sujet – au sens exact et exclusif de la formulation freudienne. Mais il doit être autorisé à l’être. Et pourquoi ? parce qu’il est originellement interdit de l’être à cause de la nécessité mondaine, c’est-à-dire du service des biens. Et qu’est-ce que le service des biens, sinon l’anonymat, au sens où un bien (la santé quand on est malade, la richesse quand on est pauvre et ainsi de suite) est ce que n’importe qui a raison de rechercher ?

Pas de différence par conséquent entre libérer la matière du service des biens pour en faire le matériau, et s’être depuis toujours libéré soi-même de la nécessité à la fois vitale et transcendantale d’être n’importe qui. Là où était l’objet est le sujet – doublement donc.

Je vous remercie de votre attention.