Cours du 1er avril 05

Le dit de la souffrance ou : qu’est-ce qu’une plainte ?

Les grandes douleurs sont muettes, prétend la sagesse populaire. Je ne sais pas. Par contre je sais qu’il y a un dit de la souffrance, et que c’est lui qu’il faut interroger quand on a entrepris d’en découvrir la vérité, comme je vous ai proposé de le faire cette année. Le dit de la souffrance porte un nom : la plainte. On ne saurait donc penser la souffrance sans obtenir une réponse précise et satisfaisante à la question de savoir ce que c’est que se plaindre.

Poser à un autre la question du sujet, qui est celle d’être sujet

Se plaindre n’est ni crier, ni gémir : la souffrance n’est pas la douleur. La plainte est une parole et suppose comme telle une distance entre son sujet et son objet, distance dont on peut admettre que le cri est l’abolition. Le gémissement ne renvoie à rien de précis (on se demande ce que celui qui gémit, homme ou animal, peut avoir) alors que la plainte est expressément savoir de son objet. Se plaindre ne se fait pas en général ou à vide, si l’on peut dire, car on se plaint toujours de quelque chose à quelqu’un, même si ce n’est parfois, et pour l’un et l’autre cas, que l’exercice d’une méconnaissance. Quand son sujet est sûr d’être entendu, le gémissement vaut alors pour une plainte, bien qu’il n’en soit pas une en lui-même. En somme, le plaignant est un sujet qui se pose comme sujet. Par exemple, il dénonce une injustice dont il pense être la victime et demande réparation.

En toute plainte il y a cette double dimension de dénoncer et de demander. Se plaindre du dos, par exemple, c’est dénoncer quelque chose comme une injustice dont on pâtit et, à le faire, on demande la compassion de celui qui nous écoute – en tout cas au moins son attention et sa reconnaissance, sinon de la légitimité de la plainte du moins de sa réalité subjective. Car toute plainte demande d’abord à être entendue comme plainte, la question de son éventuelle satisfaction ne venant qu’ensuite, voire parfois pas du tout. C’est dire qu’en toute plainte il s’agit qu’elle soit reconnue comme parole d’un sujet et qu’elle est faite du savoir de la difficulté que cela présente, si c’est d’abord d’être admise qu’elle est la demande (une plainte peut être rejetée d’emblée). En quoi nous apprenons déjà que, contrairement à ce qu’une première réflexion pourrait faire admettre (tout serait très simple : il y aurait d’un côté les sujets, de l’autre côté les objets), être sujet ne va pas de soi… C’est d’abord de cela qu’on se plaint : plaignez moi qui, en tel ou tel lieu de mon corps, de mon esprit ou de mon âme, éprouve tant de mal à être sujet ! Celui qui se plaint du dos, par exemple, signifie qu’en ce lieu de sa personne, et donc pour les longues stations debout ou les promenades à cheval, il est empêché d’être sujet. On se plaint toujours de ne pas parvenir à être sujet, que ce soit pour des raisons de fait ou pour des raisons de structure. Se plaindre du bruit nocturne de ses voisins, pareillement, c’est indiquer le mal qu’on a à être sujet du sommeil, comme on peut imaginer qu’on se plaigne de la finitude de la vie par quoi il est impossible de jamais achever totalement ce qu’on avait à faire, et par là d’en être totalement sujet. Comme adresse, toute plainte est avant tout la demande d’être plaint quant au mal qu’on éprouve à être sujet…

C’est seulement ensuite, dans la considération de son objet, qu’on pourra parler d’une demande qui soit de restauration de l’existence subjective – comme si le sujet pouvait être partiellement détruit et partiellement réparé, la plainte s’entendant de porter ce paradoxe à la parole. Toute plainte dit ainsi la partialité de ce qui compte pour le sujet : son argent, son sommeil, la fidélité de son conjoint, l’état de sa voiture, la durée de sa vie, et ainsi de suite, selon le champ d’adresse de la plainte qui est en même temps un champ d’identification. Ainsi peut-on se plaindre de son garagiste, ce qui est une manière de signifier qu’on n’arrive pas à être un client satisfait et donc, comme client satisfait, qu’on est empêché (par une réparation mal faite) d’advenir à son propre statut de sujet des échanges. D’où cette indication que la question du sujet est aussi bien celle de son objet, puisqu’à dire qu’il n’arrive pas à être sujet, il mentionne à chaque fois que c’est à propos d’un certain objet…

Le décisif et la distinction comme enjeu de la plainte

La question du sujet, qu’il présente comme celle de sa réparation dans un certain objet (par exemple l’automobiliste accidenté attend d’être réparé comme automobiliste dans la réparation de son véhicule), est forcément adressée à quelqu’un qui soit susceptible d’opérer cette réparation (ici le garagiste) non pas tant dans son savoir (la mécanique, la carrosserie) que dans son bon vouloir. Toute plainte est donc adressée à une autorité dont le paradoxe est qu’elle soit, dans la mesure exacte où la plainte est la plainte (et non pas une exigence ni une revendication), arbitraire. Négativement, c’est toujours de la mauvaise volonté de l’autre qu’on se plaint, les autres raisons (par exemple l’incompétence du garagiste) en étant simplement dérivées (il refuse de se mettre à niveau pour réparer les nouveaux modèles de voitures). C’est donc dans la contingence de l’autorité qui assurera le sujet de ses identifications que se trouve paradoxalement la question qu’il est pour lui-même et qu’on peut indiquer dans un premier temps comme celle de l’insuffisance radicale du savoir dont il s’autorise pour se dire sujet. En quoi nous retrouvons l’idée de décision dont on ne sait pour l’instant si elle est celle du sujet qui souffre à prendre la responsabilité de son statut de sujet à cause d’une réalité (de fait ou de structure) qui l’en empêche, ou celle de l’autorité à qui la plainte est adressée et dont rien ne suffit jamais à faire qu’elle compte le sujet. Il est certain en tout cas que la question de la plainte sera celle d’une décision dont, comme sujet, il aura à relever – qu’il s’agisse de la sienne propre ou de celle d’un autre (déposer plainte, juridiquement, c’est bien attendre une décision de justice).

Ainsi, nous reconnaissons que la question du sujet (celle qu’il est pour lui-même) n’est pas simplement celle de l’objet : c’est celle du décisif. Penser la plainte comme adresse de la question propre à un autre, ce sera élaborer cette notion d’une manière ou d’une autre, le sujet de la décision s’entendant de ce que le savoir ne compte pas – puisque la décision s’oppose au choix, qui est la fonction subjective automatique du savoir (quiconque aurait le même savoir que moi ferait nécessairement les mêmes choix). On voit donc qu’il ne suffit pas de dire que la plainte est adressée à l’autorité au sens où toute plainte est une attente de réponse non en forme de savoir mais en forme de décision : il faut encore se demander ce que signifie, quant à l’effet de subjectivation produit (si c’est toujours de ne pas parvenir à être sujet qu’on se plaint), que le savoir ne compte pas. Bref, la question que le sujet est pour lui-même doit lui revenir, à propos de l’objet, d’un autre qui l’ait non seulement reconnu mais compté comme sujet, la plainte étant le dit de cette nécessité.

Reconnaître d’emblée que la plainte engage le sujet dans son rapport au décisif, c’est reconnaître que la question qu’il est pour lui-même, et qu’il adresse à un autre qui ait d’abord à le compter, est celle de sa distinction. C’est toujours de ne pas être distingué que l’on se plaint, au sens où toute plainte indique le scandale d’une universalité objective qui jure avec la singularité subjective. Si je me plains de douleurs au dos, c’est en reconnaissant qu’elles procèdent de nécessités physiques et physiologiques qui sont simplement naturelles mais que ces nécessités anonymes se poursuivent comme si je n’avais pas socialement besoin d’assister à des cérémonies et comme si je n’aimais pas les promenades à cheval. La nature ne me distingue pas de la nature, alors que je suis moi – et c’est de cela que je me plains en disant que je souffre du dos. De la même manière les coquettes ont des amants ; et Alceste se plaint de n’être qu’un cas particulier de cette nécessité générale. De la même manière encore, les personnes sans éducation font du bruit sans égards pour leurs voisins ; or je suis, moi, le voisin d’une de ces personnes, contre qui je porte plainte pour qu’une décision de justice me rende d’être moi contre cette règle générale, et par conséquent d’être à nouveau sujet de mon propre sommeil. Et ainsi de suite. Que j’en reste au premier terme, et je parlerai de douleurs, physiques ou morales. Je parle de souffrance, et par conséquent je me plains, quand j’articule ce savoir au non savoir que je suis pour moi-même, moi qui me distingue de toute réalité d’être non pas mon propre concept mais au contraire ma propre question.

Distinguer, on le sait, s’opposer à différencier : c’est toujours au sein du même qu’on distingue, de sorte qu’il appartient à cette notion qu’elle exclue tout appel aux raisons. Le sujet distingué n’a rien de plus que les autres, absolument rien. Oui. Et c’est bien ce qui fait toute la différence ! Bref, on retrouve la notion qui vient d’être avancé : la distinction ne relève pas d’un choix (c’est le propre de n’importe qui de s’éprouver comme unique) mais d’une décision. C’est le même de dire que tout plainte concerne le fait de ne pas être distingué et de dire qu’elle est attente d’une décision qui fasse de soi… un autre, ce même entre les mêmes qu’on appellera l’élu. Toute plainte est une demande d’élection.

Insistance de la vérité, la souffrance est sa propre problématicité, celle d’être sujet, donc la plainte sera sa propre impossibilité

Le savoir distingue la douleur et la souffrance. Une douleur, c’est un problème adressé à une compétence – paradigmatiquement celle du soignant qui saura faire le nécessaire pour qu’elle disparaisse. La souffrance, au contraire, renvoie le sujet à sa question qui est celle de sa vérité : interroger quelqu’un sur sa souffrance, c’est lui demander comment il supporte sa vie – dans son corps et ou dans son âme, là où il s’agit d’un certain rapport du sujet avec sa vie et non de cette vie elle-même (sinon en tant que rapport à soi). La question de la souffrance est la question de la difficulté – que l’origine en soit de fait ou de structure – qu’il y a à être sujet. C’est en effet toujours de ne pas parvenir à être sujet qu’on souffre. Mais bien entendu, seul un sujet peut ne pas être sujet (comme on dit que seul un humain peut être inhumain), puisqu’être sujet n’est pas un état – sujet n’est pas une catégorie – mais déjà une responsabilité dont seul un responsable peut avoir à assumer… la responsabilité. Comme la vérité dont elle est l’insistance, et justement parce qu’elle est cette insistance, la souffrance est l’identité de sa nécessité à son impossibilité : de même qu’il n’y a de vérité que problématique parce qu’elle s’entend uniquement en vérité et non en réalité (auquel cas on confondrait la vérité avec une autre réalité), il n’y a de souffrance que problématiquement.

Dire en effet que la souffrance, contrairement à la douleur qui le suppose satisfaisant, excède le savoir parce qu’en elle ce n’est pas de l’existence qu’il s’agit mais de la vérité, c’est dire que la souffrance est toujours au-delà d’elle-même : elle ne peut être réduite à son propre fait. Telle est la différence de la douleur et de la souffrance ou, si l’on préfère puisqu’il s’agit de la même insistance, de l’existence et de la vérité. On le voit bien, phénoménologiquement : est-ce que je souffre quand je souffre, ou est-ce que je me joue la comédie de la souffrance ? Il suffit que je me pose la question pour ne plus le savoir. Par contre la douleur est irrécusable : on ne peut douter d’avoir mal quand on a mal. Cela signifie que la douleur et la souffrance entretiennent avec le savoir un rapport contradictoire : souffrir c’est ne pas savoir si l’on souffre, tandis qu’avoir mal c’est savoir qu’on a mal. « Ne pas savoir si » s’oppose à « savoir que » : la souffrance s’entend d’une suspension du savoir, dont l’insistance (l’insistance de cette suspension : que le savoir ne compte pas) peut s’entendre comme vérité dès lors qu’on y aperçoit la nécessité d’une décision subjective, tandis que la douleur s’entend de ce que le savoir ne soit pas suspendu mais laisse malgré tout passer une insistance, celle de l’existence. Insistance de l’existence contre la vie dans le cas de la douleur, insistance de la vérité dans le cas de la souffrance. L’existence est son propre fait, alors que la vérité est l’identité (elle-même non factuelle, si c’est seulement en vérité qu’il y a de la vérité…) de sa propre nécessité de droit et de sa propre impossibilité de fait (si en fait il y a de la vérité, ce n’est qu’une modalité seconde du réel et nullement la vérité).

La question de la vérité, dès lors qu’on l’entend à partir de l’impossibilité que le savoir échappe à la décision originelle de soi (elle est ce à quoi le savoir ne s’égale pas), est en même temps la question du sujet. On dit la même chose autrement en rappelant que le sujet est ce vivant marqué par le vrai, distingué de sa propre vie (ce qui l’autorise à se plaindre d’être mortel, d’après ce qui précède) et dont, dès lors et à l’encontre de l’état qu’elle pourrait constituer (le biologique), il est… sujet. Tout sujet est sujet de sa vie, et il a ainsi à être sujet de ce statut de sujet, qui n’est pas pour lui un statut métaphysique (sujet n’est pas une catégorie) mais encore et toujours une responsabilité, de sorte qu’il n’y a pas de différence entre être sujet et être pris dans la difficulté d’être sujet. Tout sujet est un souffrant, autrement dit, puisque c’est originellement et finalement de ne pas parvenir à être sujet qu’on souffre. S’il y a un discours de la souffrance, ce sera donc forcément un discours sur la difficulté d’être sujet, pour un sujet. En quoi j’ai désigné la plainte.

La parole du plaignant, si c’est toujours de ne pas pouvoir être sujet qu’on se plaint, doit pâtir de ce qui l’affecte : une parole ne saurait dire l’empêchement subjectif qu’elle ne soit elle-même, et précisément comme parole, originellement empêchée. Je vais même plus loin : c’est de l’impossibilité même de la parole, qui est la réalité du sujet, que naît cette parole particulière qu’on appelle la plainte et qui dit l’empêchement partiel – s’il était total, il n’y aurait rien – d’être sujet.

La question de la plainte est celle d’un discours qui dise cette difficulté, et non d’un discours qui la raconte ou la conceptualise (une théorie de la plainte n’est pas une plainte, du moins d’emblée). Comme discours, la plainte sera donc très particulière : elle aura pour dit son propre dédit. Plus simplement : ce sera une parole faite de l’impossibilité même de la parole. Car si la parole est possible, on est sujet et il n’y a dès lors pas lieu de se plaindre.

Cette parole, faite de son propre empêchement parce qu’elle est celle d’un sujet qui se trouve empêché d’être sujet, il est évident qu’elle ne saurait s’entendre comme la simple transmission d’une information : en tant qu’elle est en elle-même une plainte, la formule « je souffre » n’équivaut en rien à une autre du type « il pleut ». Cela signifie qu’en elle, c’est bien autre chose que ce qu’elle dit qu’il faut entendre – et d’abord qu’elle soit dite : disant qu’il souffre, le sujet ne m’informe pas seulement de son état psychique, mais il se plaint. Dire, ici également, c’est faire. Et comme nous avons convenu de définir formellement la plainte comme le dit de la souffrance, nous avons la surprise de constater que c’est dans la souffrance elle-même, insistance de la vérité dans la vie en tant qu’elle rend partiellement impossible d’être sujet, qu’il y a autre chose à entendre : quelque chose qui soit tel qu’il ait depuis toujours conféré au dire le statut d’un faire. Ce qui est une décision.

Mais cette décision est paradoxale : elle ne peut pas être souveraine bien qu’il semble appartenir à la décision, dès lors qu’on ne la confond pas avec le choix, qu’elle le soit nécessairement. Disons-le autrement : le dédit que la plainte est pour elle-même oblige à reconnaître que l’autorité à quoi elle se constitue d’être l’adresse aurait elle-même à être depuis toujours sa propre destitution. Bref, ce n’est pas d’un maître qu’il s’agit quand on mentionne la nécessité, pour la plainte, d’être adressée à une autorité. Du point de vue de l’objet, cela signifie qu’il serait naïf d’imaginer la plainte seulement adressée à une autorité, qui la jugerait recevable ou pas, digne d’être satisfaite ou pas. Car ce n’est pas d’y répondre qu’il s’agit dans la plainte entendue comme demande, mais d’en décider – ce qui est tout autre chose, la question de la plainte elle-même étant celle de cette substitution, telle qu’elle apparaît dans la problématique de la distinction. En somme la question de l’autorité, si elle doit s’entendre en distinction d’un simple principe de satisfaction, vaut non pas pour sa réalité mais pour son sens. L’autorité doit statuer sur ce qu’il en est du sujet de la plainte, quant à ce qu’il soit un sujet et quant à ce que signifie, dans cette plainte, qu’on en soit le sujet.

D’où cette indication qu’il faut entendre la demande, en quoi consiste la plainte, selon la nécessité d’identifier, sous le nom commun de vérité, la décision qui sera opérée du sujet (décider du sujet, par opposition à une décision qui serait le fait du sujet) et décider du sens. Trouvons de quoi cette communauté est la décision et nous pourrons nommer l’autorité à quoi il appartient proprement à la plainte de s’adresser – dès lors qu’elle est le dit de la souffrance et que par « souffrance » c’est l’insistance de la vérité dans la vie qu’on entend. Mais cela ne suffira pas, puisque l’insistance, comme on l’a vu à propos de la douleur, s’entend toujours en termes d’existence, de sorte qu’elle s’adresse forcément à une instance définie par l’impossibilité que le savoir soit pour elle ce qui compte. L’adresse de toute plainte est donc double, comme est double pour un sujet la question de son existence qui est celle de sa résistance au savoir, et celle de sa vérité qui est celle d’un autre qui répondra de lui. Bref, je veux dire qu’il faudra distinguer, quant à l’adresse constitutive de la plainte, l’instance qui aura à en décider (vérité) et l’instance à qui elle sera confiée (existence).

Peut-être l’essence de la plainte comme demande réside-t-elle dans un terme qui réponde d’une même exigence que notre réflexion présente forcément comme double – un terme qui aura dès lors pour premier caractère de tenir pour rien les nécessités la réflexion.

C’est de choses comme celles-ci que nous parlerons la prochaine fois.

Je vous remercie de votre attention.