Qu’est-ce qu’un fait

Chapitre 3 : Le fait et la référence

Le fait est réel parce qu’il s’impose envers et contre tout, et que c’est de lui que le savoir est savoir (n’être pas savoir du fait, c’est n’être pas savoir du tout). Pourtant il n’existe pas, au sens où il n’est ni une sorte chose, ni même un état de choses donné de toute éternité et auquel notre ignorance nous aurait jusque là rendus aveugles. Deux raisons en attestent : d’abord les faits négatifs conditionnels ou farfelus ne sont pas moins factuels que les autres, pouvant être inventés indéfiniment sans qu’on sorte jamais de la vérité ; ensuite la constatation du fait est un acte de savoir (il faut être médecin pour constater qu’un patient souffre de telle maladie, géomètre pour constater que le triangle possède telle propriété, etc.), de sorte que le fait lui-même est toujours de la nature du savoir de son repérage, quand bien même ce savoir viendrait tout juste d’être inventé. La simple notion du fait suffit donc à réfuter le « réalisme métaphysique » qui voudrait d’abord qu’il y ait des faits comme il y a des choses, et ensuite que les choses soient en elles-mêmes comme nos savoirs actuels, et en ce sens parfaitement contingents, avèrent qu’elles sont. La donation du fait à la subjectivité ne peut donc pas être distinguée de sa constitution par le savoir, puisque la subjectivité qui avère le fait est le savoir en acte (on a par exemple un regard de médecin ou de géomètre d’aujourd’hui).

Le fait, parce qu’il est ce que le savoir avéré dit qu’il est, doit être entendu comme le vrai : un discours est vrai quand il dit le fait ; on appelle fait ce que pose un discours quand il est vrai ; un discours est vrai quand il est celui du sujet qui sait en tant qu’il sait. Plus simplement : il revient au même de mettre en facteur silencieux devant une proposition « c’est un fait que… » ou « il est vrai que… » ou « on sait que… » En quoi s’ouvre une équivalence de principe : on peut aussi bien présenter la question du fait d’une manière objective en l’identifiant à ce que pose un discours vrai, que la présenter d’une manière subjective en disant qu’il est ce que sait un sujet défini par sa compétence. D’un côté nous pointons une réalité indépendante et extérieure (« quelles que soient vos théories, les faits sont là »), et de l’autre nous justifions la mention du fait et donc sa déterminité propre par une caractéristique expresse du sujet : qu’il soit le sujet du savoir et pas celui de l’ignorance ou de la méconnaissance. En d’autres termes : dès lors que c’est l’assujettissement au savoir qui produit le sujet, le fait est là – et réciproquement. Ainsi la question du fait est-elle avant tout celle d’un ancrage : non pas d’un fait supposé naturel dans une réalité métaphysiquement extérieure à notre représentation mais du sujet dans le savoir. Et certes, il n’y a de savoir que de quelque chose qui soit non pas une réalité extérieure subsistante (chose ou état de choses) mais toujours et seulement un fait. Quand ce qu’on sait ne constitue pas un fait, cela signifie tout simplement qu’on croit savoir mais qu’on ne sait pas.

Toute la difficulté tient à l’exhaustivité et donc à l’exclusivité de chacun des termes de l’opposition. Car il faut bien d’une part que tout du fait soit donné pour qu’on puisse buter sur lui tel qu’il est, en même temps que rien en lui n’échappe au savoir (éventuellement un savoir farfelu qu’on vient tout juste d’inventer) parce qu’alors nul sujet (ni un médecin, ni un géomètre, etc.) ne pourrait apercevoir ce reste, ni même qu’il y a un reste. Quand on identifie la pensée à la mise en œuvre du savoir, la question du fait – du vrai – n’est rien d’autre que la nécessité de lever cette contradiction.

Comment ? En se demandant de quoi on parle exactement quand on mentionne un fait : forcément d’une chose à propos de quoi notre question soit de dire le vrai, pour que le savoir dont cette parole sera l’effectuation soit bien savoir de quelque chose et non pas de rien ou, si l’on préfère, pour que nous soyons nous-mêmes sujets d’une manière déterminée (on ne considère pas son objet de la même manière selon qu’on est géomètre, médecin, etc.).

D’où la question de la référence, dont le paradoxe est ainsi qu’elle est à la fois celle de l’étrangeté au savoir (il s’y réfère, justement) et encore celle du savoir, puisque la chose dont on parle est elle-même encore – ou déjà – faite de savoir. C’est par exemple du triangle ou de la maladie qu’on parle, entités de nature géométrique ou de nature médicale, quand le vrai consiste à en déduire les propriétés ou à en indiquer l’évolution. Le référent n’est pas le vrai : ce qu’on a raison de dire est le vrai, ce à propos de quoi on le dit est le référent. Pour reprendre l’exemple de la neige : qu’elle soit blanche est le fait autrement dit le vrai (ce qu’on dit quand on sait ce qu’il en est d’elle), mais le référent, c’est la neige.

Or c’est bien la neige elle-même (et non pas le locuteur, ni le langage, ni la société, ni Dieu) qui institue comme vraie la proposition « la neige est blanche » et comme fausse la proposition « la neige est noire ». Le référent est en ce sens cause de la vérité et de la fausseté. Loin donc qu’on ait à aller chercher une réalité métaphysique derrière l’horizon de nos représentations pour qu’elle soit le critère de leur valeur pour penser la référence, il faut s’interroger, dans l’actualité du savoir, sur ce qui le constitue comme savoir du vrai et non pas du faux !

La réponse est facile à donner, qui sera donc en même temps réponse à la question de la référence : puisqu’il n’y a pas de différence entre savoir et savoir le vrai, on dira que la question de la cause de la vérité est aussi bien celle, pour un sujet, de sa propre constitution subjective par le savoir (être médecin ou géomètre, etc.) autrement dit de son assujettissement  à celui-ci. Sans qu’on la modifie en rien, cette notion de « cause de la vérité » sert de pivot à une sorte de révolution copernicienne : elle permet qu’il n’y ait pas de différence entre s’interroger sur la référence par quoi la proposition est vraie ou fausse, et s’interroger sur l’assujettissement au savoir par quoi on sera forcément dans la vérité ou dans la fausseté. D’un côté, on peut dire que c’est le triangle lui-même qui fait que ce qu’en dira le géomètre sera vrai ou faux, mais d’un autre côté on peut aussi bien dire que celui qui parle du triangle, si c’est vraiment comme géomètre qu’il le fait, est infaillible et ne peut avancer que des propositions vraies. Bref, l’argument est le suivant : il revient exactement au même pour chacun de savoir, et de tenir un discours dont le référent soit le garant.

Là est en effet l’essentiel : le référent n’est pas une chose en soi qu’on devrait admettre comme extérieure à un savoir dont la contingence de son actualité rend l’inadéquation infiniment probable, parce que la garantie qu’il apporte (c’est le référent qui autorise à affirmer ceci mais pas à affirmer cela) ne fait qu’un avec l’acte de savoir. Pas de différence, en effet, entre dire que je sais, et dire que mon savoir est garanti par la chose même dont je parle. Et cela, c’est simplement savoir. Autrement dit l’alternative du vrai et du faux dont la référence est l’instance de décision peut aussi bien être considérée comme l’alternative d’être ou de ne pas être assujetti au savoir.

La raison de cette équivalence est simple : il n’y a de savoir que du vrai. Et en effet : savoir le faux ou le douteux consiste tout simplement à ne pas savoir – en l’ignorant dans le premier cas, en le sachant dans le second.

Le référent distingue le vrai du valide et du légitime

Bien que cela revienne au même, il faut distinguer entre savoir, et avoir la vérité de son dit garantie par le référent : la première idée est celle d’une immanence alors que la seconde est celle d’une transcendance.

Du seul point de vue de l’immanence l’assujettissement au savoir ne peut se traduire que par la validité ou la légitimité des propos, c’est-à-dire leur conformité à la nécessité formelle ou matérielle que le savoir est pour lui-même – nullement par leur vérité c’est-à-dire leur conformité à la contingence que le fait, sur lequel on bute, est pour ce même savoir. Le savoir impose la validité au sens où la valeur de vérité des propositions doit pouvoir être transportée d’un moment à l’autre du discours, et il impose la légitimité au sens où les raisons qu’on donne ne doivent pas contredire les acquis antérieurs, qu’ils soient purs ou empiriques. Il s‘agit là non pas du vrai mais de l’inhérence soi du savoir – puisqu’il revient au même d’admettre la validité ou la légitimité d’une proposition et de reconnaître son appartenance de droit au savoir dont relevait son examen. La vérité de ce qu’on sait est autre chose que la validité ou la légitimité de ce qu’on avance ; autrement dit la question de la vérité n’est aucunement réductible à celle, mille fois rebattue, des conditions de validité ou de légitimité des propositions. Opter pour cette réduction reviendrait à décrire uniquement le savoir dans la nécessité qu’il est pour soi, alors qu’on avait promis de penser ce qui fait que le savoir ne compte pas. Demander ce que c’est qu’un fait revient donc à s’inscrire dans l’a priori de l’impossibilité de cette réduction, qui est aussi pour nous l’a priori de la contingence : bien que dans sa dimension réflexive le savoir soit une entreprise de justification, c’est du vrai et non pas du justifié qu’il est savoir – si savoir consiste toujours et seulement à savoir le fait comme fait.

Or qu’est-ce qui réalise la distinction du vrai et du justifié, autrement dit qu’est-ce qui cause le vrai comme transcendant au savoir, dont nous reconnaissons pourtant par ailleurs qu’il le constitue ? Une seule réponse : la référence. La question de la référence sauve le réalisme de la notion de fait, que la réduction de la vérité des énoncés à leur validité ou à leur légitimité ferait disparaître. Et cette notion est en elle-même irréductible : le langage montre qu’on ne peut pas en ramener la question à celle des conditions de validité ou de légitimité des énoncés, puisque des phrases identiques peuvent conserver leur valeur de vérité dans des univers de compréhension totalement différents[1].

Le réalisme de la vérité a bien besoin d’être sauvé puisqu’un fait, ça n’existe pas au sens où ce n’est pas une réalité existante, une chose ou un état de choses qu’on trouverait à la manière d’un caillou au fond d’une rivière. La première raison est qu’il y a autant de faits qu’on le veut, puisqu’on peut indéfiniment multiplier les constatations les plus saugrenues (je constate par exemple qu’aucun éléphant rose n’occupe en ce moment l’espace qui va de ma table de travail à ma bibliothèque). La seconde raison est qu’une constatation n’est pas la même chose qu’une aperception : ce que l’on constate est toujours quelque chose dont l’indication puisse servir de réponse à une question et non pas de répondant à un concept, au sens où le vrai n’est jamais ceci ou cela mais toujours et seulement qu’il en soit comme ceci ou comme cela. Or qu’il en soit comme ceci ou comme cela, cela ne peut avoir de sens que dans l’a priori d’un savoir, pour la raison de principe que c’est une indication forcément eidétique (il s’agit d’un fait géométrique, médical, météorologique, et ainsi de suite). Et l’eidétique, par rapport à l’absoluité de l’en soi qu’il faudrait naïvement supposer pour être « réaliste métaphysique », est une contingence (il se trouve qu’il s’agit de géométrie, de médecine, de météorologie, etc.). En quoi se fonde la notion de constatationdont le paradoxe est de nouer la vérité et à la contingence alors qu’on identifie habituellement la vérité à la nécessité pour soi. Autrement dit : on confond habituellement le vrai avec le justifié, alors que le vrai, c’est le fait – et que le propre du fait est qu’on bute sur lui, quoi qu’il en soit par ailleurs des raisons auxquelles on puisse le rapporter. Pour cette même raison de contingence, le vrai ne peut pas être ce qui répond au concept, parce qu’alors il ne pourrait pas être distingué de sa propre idée. On ne constate pas la neige, par exemple : celle-ci est une chose et aucunement un fait ; mais on constate qu’elle tombe, qu’elle est blanche ou, au moins, qu’elle est là, qu’elle existe, voire qu’elle est la neige – autant de faits. Et certes, on ne voit pas en quoi la justification des reconnaissances indiquées par les idées de validité et de légitimité pourrait le moins du monde valoir pour l’intelligence des constatations. Ainsi, ce n’est aucunement le savoir dont elle relève qui rend la proposition vraie : c’est le référent, bien qu’il soit lui aussi constitué de ce même savoir (parler du triangle, c’est faire de la géométrie, par exemple). Le vrai n’est pas le su, bien qu’il ne soit pas autre chose dont, de toute façon, il faudrait encore justifier la différence. Plus simplement : la vérité n’est pas le savoir, bien qu’on ait raison de la caractériser comme ce que dit celui qui sait en tant qu’il sait. En langage subjectif, cela reviendrait à dire que le justifié est toujours normal (justifier, c’est normaliser) alors que le vrai est toujours étonnant.

Problématiser le fait consiste donc à opposer la contingence du vrai à la nécessité du justifié. Pour nous cette remarque est essentielle, parce quelle revient à définir le référent comme le réel d’une distinction : celle qu’il faut faire entre la vérité d’une part, la validité ou la légitimité d’autre part.

Cela ne signifie bien sûr pas que le référent est lui-même réel, comme on le voit quand on envisage la vérité de propositions négatives, conditionnelles ou farfelues : la vérité qui caractérise actuellement la proposition « il ne neige pas » n’est pas un effet dans le discours dont une « non-neige » atmosphérique actuelle serait la cause ! Par contre, cela signifie que c’est exactement là où se trouve le référent, que le vrai est irréductible au valide ou au légitime : toujours à une même place qui soit celle de l’insistance de cette irréductibilité. On bute sur la distinction du vrai et du justifié alors qu’il appartient à la pure déduction de les confondre, et c’est de cette impossibilité qu’il s’agit quand on maintient la transcendance du référent contre l’immanence que le savoir est pour soi alors même qu’il le constitue. Ou, si l’on préfère, cela signifie que la référence n’est pas autre chose que l’impossibilité qu’on ramène la contingence du vrai à la nécessité du justifié : une impossibilité contre laquelle on bute dès lors qu’on refuse de céder sur une irréductibilité, celle du vrai au justifié, dont on découvre alors qu’elle est celle de la vérité au savoir ! Car la réflexion a raison de dire qu’il n’y a que le savoir, quand on parle de vérité – sauf que le « fait » est que cela ne compte pas, et que c’est pour très exactement pour cette raison que la notion de vérité a un sens

Le référent est ce qui fait que la réflexion, rapport de l’esprit à lui-même et donc définition de la vérité comme immanence, ne compte pas parce que c’est ailleurs que dans le savoir que se joue l’alternative du vrai et du faux, celle d’avoir raison ou d’avoir tort. Ce réel dont nous parlons n’est donc aucunement la réalité d’une chose particulière dont on parlerait (le référent dans son concept), mais c’est la référence même, comme impossibilité à jamais insistante que le savoir ait jamais le dernier mot quand il s’agit de vérité.

Qu’est-ce qui peut causer réellement la vérité à se distinguer du savoir ? Telle et donc la question du référent.

L’autorité du référent

Une cause, d’habitude, cela assure la réalité d’une chose ou d’un état de choses : si je suis dans l’incapacité de trouver une cause à un phénomène, je pourrai toujours me demander s’il ne constitue pas une simple apparence que dès lors il faudra expliquer comme telle – comme dans l’exemple du bâton dans l’eau qui paraît brisé. Or ici, ce qu’il faut penser, ce n’est pas une réalité ; on pourrait presque dire que c’est le contraire, puisque c’est une vérité.

Insistons sur cette opposition. Ce qui est réel est une chose, ce qui est vrai en est une autre. Par exemple des billets de banque fabriqués avec les machines, les encres, les papiers de l’imprimerie officielle qu’une équipe de malfrats aurait dévalisée ne seraient ni plus ni moins réels que ceux qui ont légalement cours, leur étant même par hypothèse parfaitement identiques. Il n’en serait pas moins faux, et tous les autres vrais – selon une opposition qu’on ne peut pas cantonner à la simple logique puisque dans cet exemple il s’agit réellement du crime de fausse monnaie. Tel est le « réel » qui nous intéresse : qui ne produit aucune différence (dans notre hypothèse, les billets sont les mêmes), mais une distinction dont on admettra qu’elle est très concrète malgré son inconsistance, puisqu’elle pourra notamment se traduire en années de prison. Pareillement entre une proposition vraie et une proposition simplement réelle (« la neige est blanche » et « la neige est X… »), on ne peut pas trouver de différence, mais d’un autre côté personne ne niera que la distinction s’impose. Cela signifie que tout le monde reconnaît à la vérité une cause distinctive, comme telle parfaitement spécifique : celle dont il s’agit dans la référence et qu’il faut maintenant déterminer.

A partir de ces exemples, il est facile de répondre à cette exigence : pour causer comme vrai (et donc aussi comme faux), il faut être une autorité, en quelque domaine qu’on en pose la question. L’autorité donne le droit et par conséquent ouvre à la possibilité non pas seulement du légitime et de l’illégitime, comme ce serait le cas s’il ne s’agissait pas de la distinction du réel et du vrai, mais bien du vrai et du faux. Ainsi les faux billets, par ailleurs identiques aux vrais, sont ceux qu’on n’a pas le droit d’émettre ; une proposition fausse est celle qu’on n’a pas le droit de soutenir, et ainsi de suite. Autrement dit vrai et autorisé valent l’un pour l’autre, exactement comme faux et représenté comme autorisé – car la fausseté n’est pas plus l’illégitimité qu’elle n’est l’autre de la vérité (comme le noir est l’autre du blanc), mais sa représentation. Et certes, pour reprendre nos exemples, un faux billet entend bien passer pour un vrai, et on ne peut pas se tromper sans croire être dans le vrai.

D’où pour nous le trait essentiel du référent, qu’il soit non pas une réalité positive comme on l’imagine quand on reste aux naïvetés du « réalisme métaphysique » et d’une interprétation de la référence en termes de causalité, mais une autorité. On peut se référer non seulement à des entités idéales comme en géométrie (donc à des impossibles par rapport aux nécessités du monde), mais encore à des entités négatives, conditionnelles ou farfelues – qui ne décideront pas moins que les autres de la vérité ou de la fausseté de ce qu’on dira à leur propos. Or décider, c’est l’acte de l’autorité en tant que telle. Ainsi la neige décide de la vérité de la proposition « la neige est blanche », exactement comme la banque centrale décide, pour une certaine quantité de billets parfaitement identiques, lesquels sont des vrais et lesquels sont des faux. L’autorité se marque très précisément là où la possibilité qui reste inchangée bute sur l’interdiction qui change tout : on peut dire tout ce qu’on veut (on peut imprimer autant de papiers colorés qu’on le veut), mais on n’a pas le droit d’affirmer n’importe quoi (d’émettre plus de billets que ce qu’a décidé l’autorité financière). La vérité en général a une cause qui est toujours l’autorité, dont la notion est alors aussi diverse que celle des possibilités de véridiction ou de vérifaction.

Torsion

En termes subjectifs, ces dernières sont toujours des manières de s’autoriser. C’est qu’on peut retourner la question en passant d’une approche objective où l’autorité répond à la question de la référence, à une approche subjective où l’autorité répond à celle de savoir ce qui cause le sujet comme sujet. Et certes on en a le droit, puisqu’on peut aussi bien dire par exemple que le triangle est ce à quoi se réfère le géomètre quand il démontre l’égalité de ses angles à deux droits, que dire qu’il produit comme géomètre (et non pas médecin ou météorologue) celui qui le reconnaît dans sa nature propre qui est d’être une entité géométrique !

Ainsi le fonctionnaire s’autorise-t-il de sa place (il est préfet, président de jury, employé d’état civil etc.) pour produire des documents qu’on doit dire vrais, puisqu’on peut les falsifier ou les remplacer par des faux. Pareillement le savant s’autorise-t-il de son savoir pour produire des énoncés qu’on doit dire vrais et qui peuvent néanmoins être faux si cette autorité est en lui seulement représentée, comme c’est le cas quand il se trompe (là où il parlait, et contrairement à ce qu’il imaginait, il ne s’autorisait pas de son savoir : peut-être  seulement de l’idée qu’il en avait, de celle qu’il avait de lui-même, de ses habitudes, etc.)[2]. On l’a dit d’emblée et tout le monde l’accorde : est vrai est ce que dit celui qui sait en tant qu’il sait, c’est-à-dire celui pour qui c’est le même d’être sujet et d’être assujetti au savoir[3]. Ainsi le vrai en géométrie est-il ce que dit le géomètre en tant que géomètre : tant qu’il parle ès qualité, il est infaillible. Et ainsi de suite pour quelque détermination subjective qu’on voudra imaginer.

Donnons le concept de ce changement de perspective qui, à la façon d’une révolution copernicienne, permet de convertir la question de la référence en question de la constitution subjective. Une autorité, en général, est une cause au sens où elle a pour réalité de produire un effet spécifique. Objectivement, on vient de nommer cet effet : il s’agit de la vérité. Subjectivement, il est tout aussi facile à indiquer, dès lors qu’on a compris que l’autorisation était identique à l’assujettissement c’est-à-dire à la production du sujet (par exemple la géométrie produit le géomètre comme tel)  : il s’agit de la responsabilité, dont on aperçoit ainsi que la notion est l’envers exact de celle de la vérité.

Posez une autorité, dont on peut figurer la notion par celle d’une machine à produire la distinction du vrai et du faux, et par là même vous aurez produit un assujettissement et donc posé une responsabilité – et plus précisément une responsabilité dédoublée, puisqu’elle porte à la fois sur ce dont le sujet ainsi constitué est responsable, et sur lui comme sujet de cette responsabilité. L’autorité de la géométrie produit non seulement la vérité des énoncés géométriques, mais la responsabilité du géomètre en tant qu’elle est indistinctement celle de ce qu’il avance et celle de rester assujetti à la discipline qui l’autorise à parler.

Resserrons la question en montrant qu’elle ne diffère pas de celle de la référence : la notion du triangle, qui est bien la géométrie ramenée à une seule entité, autorise le géomètre à dire ceci mais lui interdit de dire cela, de sorte qu’il n’y a pas plus de différence entre l’assujettissement au savoir et l’autorité de la référence, qu’il n’y en a entre la cause de la responsabilité et celle de la vérité. Le référent est l’autorité sous laquelle on est placé dès lors qu’on distingue affirmer (pas n’importe quoi) et dire (tout ce qu’on veut). Ne pas affirmer n’importe quoi quand on peut dire tout ce qu’on veut, c’est se conduire de manière responsable. Concrètement, cela revient à renouveler la question de la vérité, et donc ici la question de ce que c’est qu’un fait, en disant qu’il n’y a pas de différence entre tenir un discours autorisé par son référent, et tenir un discours responsable. La vérité de l’énoncé et la responsabilité du locuteur ne sont ainsi qu’une seule chose . Ainsi assume-t-on que le référent ne soit pas une cause produisant forcément un effet analogique (le jugement « il fait chaud » devrait lui-même être chaud !) mais bien une autorité (s’il fait chaud, on n’a pas le droit d’affirmer qu’il fait froid).

Traduisons simplement la corrélation qu’on vient d’indiquer : dans l’a priori du savoir, ce qu’on avance de manière responsable, cela s’appelle un fait. Ce qui n’est pas un fait, c’est ce qu’on avance de manière irresponsable (« Noire, la neige ? Tu dis n’importe quoi ! ») Rien là que tout le monde n’admette depuis toujours. Car enfin si je me suis trompé c’est bien que je me suis précipité au-delà du droit que j’avais d’affirmer ou de nier – droit dont mon savoir est la mesure.

La même nécessité peut encore être présentée autrement : si l’on reprend l’idée que parler sans savoir revient à dire n’importe quoi, et donc à s’installer dans l’irresponsabilité d’être sujet du savoir (on est désinvolte envers la responsabilité de rester assujetti au savoir), on se trouve dans l’obligation de dire la référence identique à l’impossibilité que le discours soit délirant. Par délire, dans un premier temps, on désigne un discours qui n’aurait finalement pas d’objet malgré son éventuelle cohérence, comme le serait par exemple une doctrine des anges ou des démons : des propositions peuvent y être valides, mais en aucun cas vraies ou fausses puisqu’il n’y a pas d’anges ni de démons pour permettre ou interdire d’en affirmer ceci ou cela. Et précisément : ne pas délirer, c’est la responsabilité du locuteur en tant que locuteur, puisque cette exclusivité se confond avec la nécessité que soit marquée la différence de la langue comme ordre potentiellement infini de signification et de la parole comme acte d’un sujet. La définition du délire, qu’on peut donner dans un second temps à partir de la disparition ou de l’impossibilité de cette différence de la langue et de la parole, correspond à la corrélation de la vérité et de la responsabilité, en ceci qu’un discours qui ne parle de rien ne peut être le discours de personne. En effet : s’il n’y a rien qui permette ou interdise d’affirmer ceci ou cela, il n’y a pas de responsabilité ; et s’il n’y a pas de responsabilité, il n’y a pas de sujet. Par exemple tout le monde comprend l’affirmation suivante : « l’actuel roi de France est chauve » ; et en même temps personne ne la comprend (sauf précisément comme citation ou exemple logique autrement dit comme non-sens exposé en tant que tel) : sans référent, elle ne peut être reprise par personne, définitivement étrangère qu’elle est à la possibilité d’être subjectivée en acte de langage. Or valoir pour un sujet, cela s’appelle être autorisé puisqu’un sujet ne peut le reprendre qu’en termes de responsabilité et qu’il serait irresponsable de prendre la responsabilité de n’importe quoi.

En quel sens le référent est un réel

Entre la vérité de l’objet et la responsabilité du sujet, une conversion est possible qui ne soit pas une simple équivalence. Opératoirement, on peut la considérer comme telle, et travailler sur l’un des termes quand il s’agit de sortir des apories impliquées par l’autre (dont le paradigme est fourni par la nécessité où l’on serait d’aller chercher le référent à l’extérieur de la représentation pour en avoir le critère). Mais il ne faut pas oublier que la vérité de l’objet et la responsabilité du sujet (et d’abord sa responsabilité d’être sujet de la responsabilité) sont réellement le même !

Le référent, contre quoi on bute (« Mais non, tu ne peux pas affirmer que la neige est noire ! »), n’est pas une chose enfermée dans quelque arrière-monde par définition inaccessible, mais le réel de la responsabilité du sujet du savoir. Par « réel » il faut d’abord entendre ici une certaine impossibilité, parfaitement déterminée, de dire n’importe quoi : celle qui se trouve très exactement là où l’on ne parle pas sans savoir, c’est-à-dire là où la responsabilité d’être sujet et la responsabilité de savoir sont la même.

On peut encore préciser ce concept en disant qu’il faut penser le vrai, c’est-à-dire le fait, en dérivant la valeur de l’énoncé de l’éthique de l’énonciation par rapport au savoir, le référent étant alors le réel de cette dérivation. Que le référent soit le réel du fait auquel il est parfaitement extérieur (la neige, par opposition non pas surtout à sa blancheur mais au fait qu’elle soit blanche), c’est ce qu’on peut encore indiquer comme l’impossibilité de jamais ramener le vrai au valide ou au légitime. L’éthique du savoir, envers de l’identification du fait au vrai, est donc une éthique de l’empêchement : c’est le même de s’en tenir au fait, et de ne pas faire le pas hors du savoir qui ferait de nous le sujet de la vérité[4].

Cette impossibilité est « réelle » au sens où par elle le savoir et la vérité ne peuvent pas être confondus, pas plus que le sujet du savoir ne peut être le sujet de la vérité. Impuissance assurément, mais dérivée d’une impossibilité de structure : il y a une extériorité définitive du référent à ce qu’on sait c’est-à-dire de l’autorité à ce qu’on affirme (pas n’importe quoi) – extériorité dont c’est alors le même de dire qu’il assure le savoir comme savoir et qu’il l’empêche d’être la vérité. C’est comme identité de cette assurance et de cet empêchement que le référent s’impose, non pas comme une chose extérieure (au contraire : le référent n’est fait que de savoir) mais comme l’un de la vérité (de la factualité du fait) et de la responsabilité d’être sujet du savoir.

Qu’il y ait des faits, ou qu’il y ait un sujet qui ait de savoir pour responsabilité, c’est donc la même chose – et cette « chose » est l’autorité : non pas une idée qui serait celle de la référence mais bien un réel, puisque c’est un fait qu’il y a de la vérité et qu’il y a un sujet – le même.

Conclusion

Acter la distinction de la langue et de la parole, prendre sa responsabilité de locuteur, s’assujettir au savoir, s’autoriser du référent ou dire le vrai, tout cela revient donc au même. C’est que la référence, opératoirement, ne diffère pas de la responsabilité que le sujet a de ce qu’il sait, c’est-à-dire du fait, et donc aussi de sa responsabilité d’être sujet du savoir. En quoi, et conformément au statut métalinguistique de la question de la référence, on aura développé cet a priori de la réflexion qui consiste à appeler « vrai » ce que sait celui qui sait en tant qu’il sait, et « vérité » ce qu’il dit.

S’opposent ainsi, au lieu du référent c’est-à-dire dans l’objet, la responsabilité et la désinvolture telles qu’on les indique en opposant l’impossibilité d’affirmer n’importe quoi à la possibilité de dire tout ce qu’on veut, puisqu’il faut nommer fait ce que mentionne le sujet du savoir qui se conduit de manière responsable, et qu’inversement on peut appeler responsabilité pour le sujet du savoir l’éthique de s’en tenir aux faits. Cela revient en somme à nommer « fait » l’autorité qui met le sujet au pied du mur de son identification au savoir (qui l’incite à devenir médecin ou géomètre, par exemple). Eh bien la nécessité pour le fait qu’il fasse autorité, et donc pour le sujet qu’il soit responsable de la responsabilité qu’il prendra d’être sujet du savoir (et donc pas de la vérité), c’est la référence.

Prochaine étude : les quatre moments de la référence

[1] Il arrive par exemple que des mots de la vie courante aient un sens parfaitement spécifique dans le langage de certains métiers (noms d’outils en ébénisterie, etc.) et que des énoncés extérieurement identiques et semblablement vrais renvoient à des réalités et à des pratiques n’ayant non seulement rien de commun mais encore rien de comparable.

[2] Il y a une troisième modalité de la vérité : celle de la pensée où il s’agit du sens et non pas des faits. Dans ce domaine, il s’agit de s’autoriser de soi, par opposition à s’autoriser de sa place ou de son savoir (donc forcément s’autoriser hors de soi et sans le savoir : dans l’objet). Là se trouve l’originel de la vérité : où la question est celle d’être auteur et non pas sujet, condition qui n’est pas de fait, précisément, mais de droit, puisqu’on est auteur non pas là où l’on produit mais là où l’on marque. De ce point de vue, l’œuvre seule peut être identifiée au vrai, causé comme tel par la marque : on appelle « œuvre » non pas une chose qui présenterait des qualités particulières de cohérence ou de finition, mais ce que pose un auteur pour la seule raison qu’il est un auteur. Telle est l’« autorité », au sens premier dont tout autre dérive. L’art contemporain a rendu flagrante cette vérité au point de s’y ramener entièrement, mais personne ne l’a jamais ignorée : en muséologie, par exemple, c’est l’attribution et non pas les qualités objectives du tableau ou de la statue qui décide de son statut d’œuvre.

[3] Autrement dit celui qui n’est pas un auteur – si on ne l’est que « sans le savoir ». D’où cette définition qu’il faudra reprendre le moment venu : on appelle fait ce que pose celui qui n’est pas un auteur, en tant qu’il n’en est pas un. L’existence de Dieu (Descartes), la rationalité de l’histoire (Hegel), etc. ne sont donc aucunement des faits – la notion de fait apparaissant ainsi comme l’exact opposé de celle de l’idée, dont le principe d’autorité est la pensée par opposition au savoir.

[4] On a compris que le sujet de la vérité est l’auteur, celui dont la responsabilité n’est pas de savoir mais de penser.