Le fait et l’événement

Contrairement à la chose qu’on se représente comme originée dans l’essence et par là dans un possible que sa réalité actualiserait (je vais acheter une lampe et je reviens avec cette lampe), l’événement est tout entier dans sa réalité, singulier donc inanticipable et irréductible à tout ce qu’on aurait pu en dire – factuel en un mot. On peut toujours remonter le cours de l’Histoire et montrer que la Révolution française aurait pu être prévue, il n’empêche qu’elle ne l’a pas été et que c’est précisément en cela qu’elle constitue un événement. En quoi c’est bien sur sa dimension de fait irréductible à tout savoir qu’on insiste. Parlant de fait, est-ce donc l’événementialité des choses qu’on entend ?

Exclusivité des notions

Il y a d’abord une protestation de l’usage : parler d’un événement ne renvoie aucunement à un fait mais seulement à l’idée d’un fait. Or l’idée du fait, c’est très précisément ce à l’encontre de quoi sa notion s’impose ! La Révolution française, par exemple, n’est pas un fait mais un événement singulier dont on a l’idée plus ou moins précise, et qu’on peut dès lors identifier à un thème d’études et de réflexion. Le fait, c’est que la Révolution française ait eu lieu – ce qui est tout autre chose ! « Lampe à moi sur table » n’est pas du tout un fait mais seulement une idée, exactement comme cette autre qu’on pourrait nommer « renversement de la royauté par le peuple français à la fin du dix-huitième siècle ». Tout fait est certes une configuration, mais une configuration n’est pas un fait : ce qui est un fait, c’est que ma lampe soit sur la table, et que le peuple français ait renversé la royauté à ce moment-là.

Mais précisément, dira-t-on : cette restriction ne renvoie-t-elle pas à l’événement dont la configuration ne donnait que l’idée ? Est-ce que ce n’est pas comme événement que l’état de chose et le fait s’identifient ?

Les faits excèdent indéfiniment les événements

Ici encore, il faut donner une réponse négative. Le principe, déjà souligné à propos de la chose, en est très simple et très clair : un seul et même événement peut s’entendre comme une quantité de faits indéfiniment ouverte.

Prenons un exemple. Que Brutus ait tué César est un fait. Que César ait été tué par Brutus, est-ce le même ? Apparemment oui : on est simplement passé de l’actif au passif en en parlant, selon un principe qu’on pourrait dire de stricte équivalence sémantique. En réalité non. On pourrait certes dire que la première mention est celle d’un crime, alors que la seconde est celle d’un malheur, mais ce serait s’exposer à l’objection d’avoir confondu les faits et notre opinion sur eux. Aussi est-il plus juste de dire qu’un historien étudiant cet événement n’écrira pas du tout le même livre selon qu’il prendra pour objet ce que Brutus a fait ou ce que César a subi : politiquement, institutionnellement, socialement, psychologiquement, etc., les questions ne seront pas du tout les mêmes ni par conséquent le savoir produit ! Or un fait, on l’a dit, c’est ce que vise le savoir en tant que tel : le su, dont la téléonomie du savoir fait le vrai. On voit donc que si l’on s’imagine qu’il est en même temps possible pour un fait d’être un crime et d’être un malheur, c’est qu’on se sera mis subrepticement à parler de toute autre chose – en l’occurrence non plus d’un fait mais d’un événement dont on se sera donné le concept : le meurtre de César par Brutus. Ce meurtre, en effet, il offre les deux perspectives c’est-à-dire qu’il les transcende. Mais ce n’est pas de cela qu’on parlait quand on disait que Brutus avait tué César, ou quand on disait que César avait été tué par Brutus – et c’est à ne pas y avoir été attentif qu’on s’est laissé aller à confondre le fait et l’événement.

On le verra encore mieux quand, à propos de ce même événement, nous passerons non plus de l’actif au passif mais du positif au négatif : on ne parle absolument pas du même fait en disant que Brutus a tué César, et en disant que Brutus n’a pas tué Pompée. Car enfin, c’est également un fait, comme tel irrécusable et incontestable : Brutus n’a pas tué Pompée ! Or – insistons –  il peut s’agir toujours et seulement du mêmeévénement : ce jour-là, c’est César et non pas Pompée que Brutus a tué. Un tout autre fait, mais assurément pas un tout autre événement.

Poussons encore : on parle encore de la même réalité mais pas du tout du même fait en disant que ce jour-là Brutus se trouvait à Rome et qu’il ne se trouvait pas à Athènes. Car c’est bien un fait, que Brutus ne se trouvait pas à Athènes – un fait dont on peut concevoir qu’il ait fallu l’établir positivement (par exemple si un crime avait été commis dans cette ville et dont Brutus eût été soupçonné). Et ce n’est pas moins certain à propos d’un fait conditionnel : Brutus se fût-il trouvé à Athènes ce jour là qu’il n’eût pas commis ce meurtre ! Personne ne dira jamais qu’un fait conditionnel est un événement : rien ne s’est passé ! Et pourtant, c’est bien un fait que Brutus n’aurait pas pu tuer César s’il s’était trouvé à Athènes ce jour-là ! D’autre part je ne change pas d’objet, c’est-à-dire de transcendant, si je dis que c’est à Rome et non pas à Athènes que Brutus a tué César : je parle toujours de ce meurtre. Si donc on accorde la possibilité d’établir la non présence de Brutus à Athènes ce jour-là, alors on accorde la non transcendance de cette non présence de Brutus à Athènes dont personne ne pourra jamais nier qu’elle est un fait. Car c’est bien un fait que Brutus n’était pas à Athènes ce jour là. Un autre fait, mais toujours le même événement.

Passons enfin à la limite, après avoir montré qu’un fait pouvait être négatif ou même conditionnel c’est-à-dire ne consister en rien qui soit arrivé. Nous mentionnerons alors ce dernier fait, tout aussi irrécusable et incontestable que les autres : non seulement Brutus n’était pas à Athènes ce jour-là, mais il n’était pas non plus sur la planète Mars ! Affirmation farfelue, on l’accorde ; à la limite du délire, en effet. Mais cette proposition est-elle fausse pour autant ? Bien sûr que non ! C’est un fait que Brutus n’était pas sur la planète Mars ce jour-là, et toutes les moqueries qu’on nous adressera n’y pourront rien changer. Or c’est le critère même du fait, ainsi que nul ne l’a jamais ignoré… Un fait certain, donc, mais assurément pas un événement.