La réalité problématique du fait

Qu’ils nous conviennent ou non, les faits sont ce qu’ils sont. Rien là qui ne serait limpide si les faits n’étaient forcément constitués, puisque liés à des points de vue en dehors desquels leur mention n’a tout simplement aucun sens… Réalisme absolu d’un côté, idéalisme absolu de l’autre. Quel est ce paradoxe ?

On peut dire dans un premier temps que c’est le paradoxe d’une transcendance non transcendante, si l’on convient de nommer ainsi l’inhérence de n’importe quel fait à une certaine perspective, hors de laquelle il n’est absolument rien. Une chose, par contre, offre une infinité de perspectives et ne transcende donc pas seulement celle dont son aperception est la mise en acte – raison pour laquelle il faut dire que sa transcendance (par rapport à la perspective où elle se donne actuellement) est elle-même transcendante (une infinité d’autres perspectives sont envisageables). Pas de réalisme pour le fait si par « réalisme » on entend ce redoublement de transcendance mais seulement un idéalisme, au sens radical où esse est percipi (être consiste à être perçu). Un fait que nul ne pense, même rétrospectivement, n’en est pas un.

Le réalisme et l’idéalisme sont portés à leur comble dans la question du fait, dont le problème devient par conséquent celui de savoir de quoi on parle quand on identifie ces deux positions après les avoir chacune radicalisées.

Voici la réponse : on parle de la vérité, dès lors qu’on en situe la notion dans l’a priori de la représentation.

Car bien sûr le propre de la vérité est qu’elle ne dépend aucunement de nous, notamment quand on l’oppose à l’opinion qui correspond à ce qu’on a envie de croire. D’un autre côté, personne n’accepterait de confondre la réalité et la vérité, reconnaissant par là même que la vérité est faite de pensée.

La question du réalisme du fait est donc identique à celle de la distinction qu’il faut opérer entre vérité et réalité : le vrai n’est pas le réel, le réel n’est pas le vrai – et la notion du fait n’est rien d’autre que celle d’effectuer cette distinction. Le réalisme du fait, c’est donc le réalisme du représenté tel que l’instaure la légitimité de sa  représentation. Voilà ce que nous pensons tous implicitement dans l’usage que nous faisons des termes de « fait », de « vrai », et de « vérité ».

Un fait n’est pas un élément de la réalité, au sens où les choses ou les événements le sont, mais c’est ce qui est posé par un énoncé vrai. La distinction des deux apparaît clairement dans le cas des faits négatifs, conditionnels, ou délirants, qui sont incontestablement des faits (par exemple : c’est un fait que Brutus n’a pas tué Pompée, et c’en est un autre qu’il n’était pas sur la planète Mars au moment de la mort de César) mais dont il serait absurde de dire qu’ils sont des éléments du monde. Quand donc on parle de réalisme à propos des faits, il ne faut pas entendre ce terme naïvement au sens de l’appartenance au monde mais en un autre sens. Lequel ? La question est maintenant celle de penser ce qui n’était tout à l’heure que l’indication de la compréhension commune.

Nous savons comment répondre à cette question d’une manière générale : d’une part en montrant que le fait tient sa réalité non pas du tout d’une quelconque réalité en soi de laquelle on l’aurait prélevé mais seulement d’être l’objet du savoir (par exemple : je sais bien que Brutus n’a pas tué Pompée, etc.) ; et d’autre part en montrant que le réalisme du fait se confond avec sa transcendance par rapport au savoir, qui n’est pas du tout une étrangeté (précisément : le fait est entièrement constitué de savoir) mais l’impossibilité que le savoir compte. Car si le fait est bien ce  que pose une proposition vraie et que dès lors on appellera le vrai lui-même, c’est parce qu’il est ce qui fait que le savoir ne compte pas. Or c’est quand le savoir ne compte pas qu’il faut parler de vérité, dont la notion représentative consiste précisément à le renvoyer à rien tout en le supposant. Le vrai est en soi ce qu’il est, c’est-à-dire indépendamment du savoir que nous pouvons élaborer à son sujet, mais le vrai ce n’est pas du tout le réel dont il n’y a, par définition, rien à dire, puisque du fait, précisément, il y a quelque chose à dire : la vérité ! Par vérité, au sens représentatif, on entend le dit du fait en tant que fait (par exemple que la somme des angles, etc.)

Dès lors la question du réalisme du fait est-elle identique à celle de l’irréductibilité de la vérité au savoir en tant qu’il est bien savoir de quelque chose c’est-à-dire non pas du réel mais bien du vrai autrement dit, pour le savoir, du su qui le finalise.

Donnons alors la chaîne conceptuelle dont l’élucidation est la réponse à la question du réalisme du fait : Le fait, c’est le vrai ; le vrai est le su ; le su est l’objet du savoir ; la vérité ne s’entend de ce que le savoir ne l’égale pas – de sorte que la question du fait est en fin de compte celle de la nature de l’excès de la vérité sur le savoir.

Quelle est alors cette nature, dont on découvre alors qu’elle sera celle du fait ?

Voici la réponse : c’est la responsabilité.

Car la responsabilité est bien la nature originelle du su en tant que tel : on ne niera pas que la géométrie euclidienne soit absolument et totalement   responsable de l’égalité des angles du triangle à deux droits ! Par là même dira-t-on que le propre du fait est d’innocenter le sujet qui en prend connaissance : je n’y suis pour rien, moi, si la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits ! Un fait, donc, c’est avant tout la corrélation de la responsabilité du savoir et de l’innocence du sujet.

Sauf que toute la question est que  ce savoir, pour qu’il devienne vérité, il faudra que le je prenne sur moi qu’il soit autorisé ! Autrement dit que j’en constitue l’autorité en le reconnaissant, advenant dès lors à moi-même comme autorité – puisque reconnaître une autorité, c’est tout simplement se constituer soi-même comme autorité.

Le réalisme du fait, en fin de compte, c’est la question d’un transfert de responsabilité du savoir au sujet en tant qu’être sujet est pour lui non pas simplement sa nature mais son affaire, en tant qu’il n’y a pas de différence entre être sujet et avoir à faire autorité.

La nature du fait, donc, c’est le passage de l’autorité du savoir à une autre, celle du sujet en tant que sujet, c’est-à-dire en tant qu’il prend sur lui d’être sujet en prenant sur lui la question de la distinction du savoir (donc du fait comme su) et de la vérité (donc du fait comme irréductible au savoir).

Attachons-nous à suivre ce chemin.