Cours du 11 mai 2001

Le mal objet de respect (2)

Je voudrais terminer mon exposé sur le paradoxe du mal comme objet de respect. Les considérations de la semaine dernière me semble suffisante à sa résolution, mais il reste encore un aspect essentiel à considérer : dès lors qu’on a défini le respect comme le rapport que nous avons nécessairement au vrai, autrement dit comme la formalité éthique de son « effet », il faut penser une équivalence qui paraît se dessiner entre le mauvais et le vrai. Equivalence pour le moins paradoxale, elle aussi, puisque le mauvais est précisément ce qu’on a tort de faire, de penser, ou de ressentir, et que le vrai serait au contraire ce qu’on a raison de penser. Mais ce retournement ne doit pas nous étonner, après que nous ayons appris que le mal consiste à respecter le bien. J’insiste sur ce paradoxe en mettant l’accent sur sa dimension subjective : une des premières choses que nous avons remarquées, à propos du respect, c’est qu’il inspire lui-même le respect. Dès que nous reconnaissons du respect dans une personne, quoi que nous en pensions par ailleurs, nous ne pouvons pas éviter d’en ressentir pour elle (on le voit dans les films de truands des années cinquante, par exemple, avec leur mythologie de la parole donnée : ce sont des truands, et pourtant le spectateur éprouve pour eux du respect). Mais l’essentiel ici est de reconnaître un respect qui soit impossible à installer dans la reconnaissance réflexive  (contrairement à cet exemple qui semblerait indiquer que des truands peuvent par ailleurs faire preuve de noblesse). Car c’est bien le mal en tant que tel, et non pas un aspect noble d’une personne par ailleurs mauvaise, qui est en cause quand je parle du service des biens en tant qu’il est précisément un service c’est-à-dire un respect : celui qui ne respecte que l’argent ou que la force, par exemple, et envers qui il est dès lors impossible de ne pas ressentir du mépris, celui-là, et précisément comme individu mauvais, il respecte, et par là il inspire du respect. Voyez le paradoxe que je veux développer comme essentiel au mal : mépriser, c’est respecter parce que les raisons du mépris sont toujours d’une manière ou d’une autre liée à un respect paradoxal. Etre mauvais et respecter sont le même, ici : un voyou paraît encore pire si nous apprenons qu’il respecte les riches pour la seule raison qu’ils sont riches, et c’est justement parce qu’il est sujet de ce respect que nous éprouvons envers lui du mépris, alors même que le respect a pour effet de susciter le respect. En insistant sur ce paradoxe d’un respect ignoble qui n’en est pas moins un respect, j’indiquais l’autre jour la nécessité d’installer la question du mal dans l’horizon plus général d’une reconnaissance de la vérité, dont nous posons dès lors qu’elle peut s’entendre non seulement en indifférence à la représentation, mais même en parfaite contradiction avec elle. Car enfin cette vérité qui se traduit subjectivement en respect, dans le cas des personnes mauvaises, il est absolument impossible que nous nous la représentions comme telle. Voilà le mal, quand on le pense à partir du respect paradoxal qu’il inspire : que la vérité puisse contredire expressément la possibilité qu’on la représente. En quoi elle est bien la vérité. Telle est la tragédie, dont je vous propose aujourd’hui d’approcher le principe.

L’existence du mal : non qu’il suscite le respect mais qu’il y contraigne

Le mal existe. Qu’est-ce que cela veut dire ? Ceci : il existe comme la vérité existe, pour la même raison et de la même façon. Voilà ce que je voudrais vous enseigner aujourd’hui, et c’est cette nécessité, qui est un autre nom pour la corrélation paradoxale du mal et du respect, que je vais essayer de présenter le plus concrètement possible. Car la question de la reconnaissance du vrai, dès lors qu’il ne diffère ni du réel ni même du faux mais qu’il s’en distingue, n’est pas celle d’un trait particulier qui lui serait propre mais uniquement d’un effet : le vrai se reconnaît à ceci qu’il impose le respect – non pas au fait qu’on éprouve du respect envers lui, mais bien à la contrainte que signifie le terme imposer. A mon avis, la question du mal est celle de cette même contrainte, et je ne crois pas que nous serons en mesure aujourd’hui d’épuiser un pareil sujet. Mais ce qu’il faut retenir d’emblée, c’est que la question de l’existence du mal (ou de la vérité), c’est à travers cette contrainte qu’elle se pose. Car existence et contrainte sont inséparables, et c’est justement en ce sens qu’on peut parler d’un problème du mal ou d’un problème de la vérité – par opposition à une simple question. Dans un problème en effet, il faut faire avec les données : on  n’y peut rien, elles sont ce qu’elles sont, et il n’y a pas de différence entre parler de problème et parler de la nécessité de respecter les données. Donc si l’on admet ce truisme qu’il n’y a de mal que par le problème du mal, alors on reconnaît aussi qu’on en sort immédiatement en reconnaissant que s’il y a un problème du mal, c’est que quelque chose s’impose qui ne soit pas simplement l’indifférence de la réalité aux exigences de la subjectivité (car cela n’est en rien le mal mais seulement le malheur, et ce n’est pas un problème mais tout au plus une question). Ce qui est donné, je le dis, ce n’est pas le respect mais c’est la contrainte au respect…

Qu’il y ait ainsi une contrainte au respect qu’on puisse identifier réflexivement à l’existence du mal (autrement dit à l’irréductibilité du mal au problème du mal, alors même qu’on commence par voir en celui-ci la condition de celui-là), c’est ce qui renvoie au paradoxe juridique du mal qui est la nécessité pour lui d’être sa propre précession. Car de même qu’il n’y a jamais de vérité qu’en vérité, il n’y a jamais de mal que ce ne soit déjà dans l’horizon du mal. Autrement dit, la position métaphysique qui consisterait à reconnaître (pour une raison que je ne peux imaginer) que le mal existe est en elle-même toujours déjà subvertie, comme est toujours déjà subverti le truisme qui veut qu’il n’y ait de mal que par le problème du mal. Car dans cette position métaphysique, on parlerait simplement d’un malheur de second degré (quel malheur que le mal existe !) et on ne parlerait donc pas vraiment du mal. Or si le mal existe, l’existence du mal n’est pas un simple malheur mais déjà le mal.

Quand je parle ainsi de l’antériorité du mal à lui-même, et qui est l’antériorité qui définit la vérité en général (le vrai ne l’est qu’à l’être vraiment et non pas réellement), j’indique le paradoxe d’une existence qu’il ne faut pas confondre avec l’inertie et la stupidité d’un simple être-là, au sens où je peux dire qu’un caillou existe. Car la contrainte qui est exercée – je dis bien contrainte et non pas obligation – l’est en vérité, et pas simplement en réalité. C’est pourquoi je dis que l’existence du mal est inséparable du problème du mal, bien qu’il appartienne à ce problème, et précisément parce que c’est un problème, de libérer de lui-même la question du mal qu’il semblait conditionner. Vous reconnaissez qu’il en va exactement ainsi quand on parle de la vérité, qui n’est pas un fait (en fait, il y a d’une part le réel et d’autre part le savoir), et qui ne s’en impose pas moins. Mais elle s’impose en vérité, précisément, et c’est ce que l’on appelle le respect.

Qu’on puisse s’imposer en vérité alors même que la notion de contrainte semble ressortir exclusivement du fait, voilà de quoi il s’agit quand on parle du respect comme « effet » de la vérité et, paradoxalement, du mal.

Dans le cas du mal, l’existence est non pas qu’il  suscite mais qu’il impose le respect – la différence étant que nous ne sommes absolument pas d’accord pour éprouver ce que nous éprouvons pourtant (alors que nous le sommes évidemment dans le cas du bien). Il semble qu’on puisse dire la même chose pour la vérité, si elle est ce qu’on a raison de penser. Eh bien non, justement, et c’est tout l’intérêt de ce développement : la vérité ne se reconnaît pas à son évidence qui est une saturation de notre capacité représentative. Car si l’évident est ce qui satisfait la nécessité représentative, cela signifie qu’en lui, c’est seulement de cette nécessité qu’il va… Et on ne va certes pas appeler « vraie » une chose dans laquelle c’est d’autre chose, à savoir de cette nécessité, qu’il est question en vérité !

C’est l’évident qui s’impose avec notre assentiment : il y a bien une contrainte, mais dans son cas nous sommes d’accord pour la subir. Mais alors, si nous sommes d’accord pour être contraints, c’est que nous ne le sommes pas… c’est pourquoi nous restons les sujets des évidences qui s’imposent à nous. D’ailleurs tout le monde le sait : dites moi ce qui est évident pour vous, et je vous dirai qui vous êtes, puisque je saurai à quoi, sans le vouloir ni le savoir (éthiquement donc) vous donnez votre assentiment. En quoi la vérité est-elle le moins du monde concernée par cela ?

Pour qu’on parle de vérité, il faut donc que la contrainte qu’elle exerce se fasse contre la nécessité représentative. C’est ce qui définit le mal, je viens de vous le montrer. Mais c’est aussi ce qui définit le vrai – ainsi que je l’ai plusieurs fois indiqué quand j’ai dit qu’il fallait toujours l’entendre en première personne, c’est-à-dire en impossibilité absolue à soi-même (puisque ne sont possibles pour moi que ce qui est possible pour n’importe qui disposant des mêmes capacités).

L’existence du mal n’est pas sa réalité

L’existence se reconnaît à son caractère contraignant, et c’est parce qu’ils contraignent au respect (malgré nous, dans l’horreur quelquefois quand il s’agit du mal) qu’il faut dire que le mal et la vérité existent. Ils existent, mais ils ne sont pas réels (ce qui est réel, c’est d’une part le malheur, et d’autre part le savoir). Cependant, je crois utile de vous indiquer ce qu’on peut malgré tout considérer comme la réalité du mal, autrement dit comment on peut reconnaître une certaine irréductibilité du mal au malheur, auquel la réflexion semble forcément le ramener.

Pour cesser de nier le mal en le réduisant au malheur (à commencer bien sûr par le malheur d’être méchant), il faut pointer non seulement sa négativité (il s’agit toujours de détruire, de délier, d’abolir…) mais encore sa « réalité » (Realität, par opposition à Wirklichkeit) qui est faite de jouissance. En effet, pour qu’il y ait mal quand on parle d’une destruction, il ne suffit pas qu’il y ait destruction mais encore il faut qu’il y ait jouissance de détruire – comme si détruire était posé absolument pour soi et non pas comme une condition, éventuellement malheureuse, d’autre chose (par exemple de la construction d’une nouvelle maison).

Pourquoi est-ce une nécessité ? pour ceci que la jouissance a une fonction de justification. Dans la réflexion qui ne se pose pas la question de la vérité, c’est en effet la jouissance qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue : les gens qui ont « cédé » (sans le savoir, au sens où l’on ne sait pas qu’on est responsable de sa sensibilité c’est-à-dire de ses qualités et de ses défauts) ne voient que la jouissance comme prix des peines en quoi la vie consiste le plus souvent. D’ailleurs, ils posent la question de savoir si la vie vaut la « peine » d’être vécue, et ils y répondent en général de manière positive en indiquant des jouissances auxquelles ils peuvent accéder. Et l’on peut imaginer quelque figure de la mélancolie dont le principe serait la certitude d’être désormais privé de jouissance : la vie ne promettrait plus rien – comme si c’était seulement de jouir qu’elle valait. Ce qui est en effet le cas quand on réfléchit, c’est-à-dire quand on fait du service des biens l’a priori de toute position possible. Or est-ce que la jouissance n’est pas l’accomplissement du service des biens ? pourquoi achète-t-on une maison, une voiture, etc. sinon à chaque fois pour en jouir ?

Gardons l’idée de jouissance comme justification et mettons la en rapport avec celle de la négativité. D’après ce que je vous ai dit la semaine dernière, cette négativité est à chercher du côté des importances : dans la primauté transcendantale des biens, il y a du manque, si l’on admet que ce qui importe n’importe plus, mais compte (que l’important compte, je vous ai expliqué que c’était la définition formelle du mal, lequel est par conséquent fait de manque). C’est donc toujours de manière réflexive qu’on parlera du mal : en se plaçant du point de vue des importances. Par exemple celui qui est capable de faire n’importe quoi pour de l’argent, voilà quelqu’un de mauvais : l’argent qui importe (et d’autant plus qu’on en a moins) disparaît comme tel, pour compter. Mais comme « compter » n’a pas de portée réflexive (réflexivement, les représentations se succèdent indéfiniment : tout importe plus ou moins et ce qui compte est, comme l’a montré Kant en établissant que nous sommes seulement phénoménaux pour nous-mêmes, en impossibilité absolue à soi), il n’y a plus que le manque. Un manque fait de jouissance, donc. Voilà ce qu’on aurait raison de considérer comme la réalité du mal, par opposition à son existence dont je viens de vous parler.

La psychanalyse nous aide à penser l’idée d’une négativité faite de jouissance : je pense plus particulièrement à des remarques de Gérard Pommier sur la « castration de la mère » et son « phallus » absent – une négativité dont la jouissance est la nature et qui est littéralement notre être.

Mais cette vérité originelle qu’on peut ramener à l’omniprésence de la pulsion de mort (au sens où Lacan rappelle qu’il n’y a qu’une seule pulsion), est-ce qu’elle ne constitue pas une sorte de malheur métaphysique ou anthropologique ? Et d’un malheur, personne n’est responsable… C’est un fait qu’il y a le langage, et c’est tout. Au malheur il manque la dimension subjective : non seulement il n’a pas été voulu, mais il n’est pas lui-même fait de volonté, même si par après il donnera lieu à une volonté (auquel cas, il s’agira non du mal lui-même, mais du malheur d’être méchant). Ce n’est donc pas du mal qu’il s’agit dans cette anthropologie originelle, mais de la mauvaiseté première du sujet né de l’homme et de la femme.

Un autre apport de la psychanalyse plus immédiatement en rapport avec notre statut d’être parlants corrobore cette nécessité : ce qu’on peut nommer la « promesse de l’Un ». Au-delà de Lacan, je fais ici plus particulièrement allusion aux travaux d’Alain Didider-Weill. Est-ce qu’il n’appartient pas en effet à tout enfant, toujours déjà pris dans des langages qu’il ne comprend d’abord pas, de les reconnaître comme autant de promesses d’un savoir total, totalement sage et totalement satisfaisant, disant ce qu’il en est vraiment de lui-même ? hélas, les discours sont multiples et il n’y a jamais de dernier mot. De sorte que nous n’entrons dans le langage qu’à ce que sa promesse apparaisse n’être pas tenue… S’humaniser et faire l’épreuve de la trahison sont en quelque sorte le même. Subjectivement, on peut donc dire qu’il n’y a pas de différence entre se mettre à parler et en vouloir à un Autre, en même temps la société et le langage, qui n’ont pas tenu cette promesse originelle de l’Un, inhérente à notre premier enveloppement dans le langage incompréhensible (un Autre dont on reconnaîtra peut-être un jour, dans une solitude sans recours, qu’il n’existe pas). Le mal originel de l’humain, c’est d’ « en vouloir » à l’Autre, comme on dit. Et certes, comment ne pas reconnaître qu’à chaque fois que nous avons été méchants, c’est parce que « nous en voulions » à quelqu’un qui n’était d’ailleurs pas le plus souvent une personne déterminée ? Que l’homme soit originellement méchant parce qu’il n’y aurait pas de différence pour lui entre entrer dans le langage et en vouloir à l’Autre, c’est encore ce qui peut rendre compte du mal, dans l’anthropologie de l’inconscient (subjectivement : c’est toujours pour se venger qu’on est méchant). Mais ici encore nous sommes loin de la problématique du respect, puisqu’on peut formuler la difficulté ainsi : « quel malheur que la promesse de l’Un n’ait pas été tenue, ou ne puisse pas l’être ! ».

C’est encore un malheur que pointe l’explication de la méchanceté originelle des humains et de leur propension à détruire tout ce qui d’une manière ou d’une autre leur rappelle l’unité perdue d’avant le langage (d’où la haine si répandue envers les animaux qui figurent cette antériorité, d’où la volonté majoritaire de salir, d’abîmer, de détruire tout ce qui est beau et innocent, parce que la beauté figure l’unité perdue…). Mais là où le mal s’explique – et certes l’explication qu’en donne ainsi la psychanalyse est satisfaisante – là n’est pas le mal, mais seulement le malheur, à la limite le malheur que le mal « existe ». Il y a bien une réalité du mal mais nous restons dans l’horizon d’un malheur métaphysique auquel seule la problématique du respect permet d’échapper.

L’existence : que les raisons ne comptent pas

Voyez le paradoxe, tel qu’il faut l’exprimer en opposant la réalité du mal à son existence. Je viens de vous indiquer cette réalité, dès lors que par « réalité » c’est forcément l’inscription dans l’a priori des raisons d’être qu’on indique. Rien ne saurait être réel qu’à effectuer les raisons de son être, c’est évident. Et réciproquement, il n’y a pas de différence entre avoir établi les raisons d’une chose et en avoir établi la réalité – ce que l’on peut nommer l’évidence de son existence, puisque cet établissement, dès lors qu’il est supposé « suffisant » (c’est bien de la raison du même nom que je parle), comble la nécessité représentative. Eh bien, j’espère vous avoir montré que la question du mal s’entend précisément à l’encontre de cette nécessité, dont vous avez reconnu qu’elle était celle de la métaphysique, telle qu’elle apparaît dans la formulation de sa toute première question.

Ce n’est jamais la réalité du mal qui inspire le respect : on peut seulement la comprendre, si l’on est sage comme Spinoza recommandait de l’être, ou, plus communément, la déplorer. En quoi on ne parle donc pas du mal, dont il faut en dernière instance nier qu’il ait une réalité, mais du malheur, dont nous pouvons désormais admettre qu’il soit le malheur que le mal ait une réalité. Or si le mal a une réalité qu’on accorde comme irréductible, c’est de métaphysique qu’on parle. Contre la métaphysique, il faut dire au contraire qu’il existe. Là est la vraie distinction et par conséquent l’indication que dans la question du mal, c’est bien de la vérité qu’il pourrait s’agir, puisque son existence consiste à imposer le respect alors même que nous définissons ce sentiment comme le plus positif qui soit en matière de morale.

On parle d’existence dès lors que le savoir ne compte pas ; quand il compte, il s’agit uniquement de réalité. Il y a des causes au mal : la castration de la mère et la promesse originelle qu’il y ait de l’Un. Il y a par conséquent une réalité indubitable du mal. On peut en objectiver la notion en disant qu’une négativité faite de jouissance est notre réalité et en vouloir à l’Autre est le fond de notre volonté. Voilà ce que nous enseigne la psychanalyse, à travers les auteurs que je viens de citer. Mais justement : cela ne compte pas, puisqu’en toute réalité ce n’est pas de la chose elle-même qu’il s’agit mais d’une nécessité qui, pour être la sienne, est d’abord l’expression de causes antérieures et donc n’est pas vraiment la sienne. Dans la réalité dont je parle, c’est finalement de l’être parlant qu’il s’agit – et pas du mal, alors même que je ne parle pas d’autre chose. Bref, vous reconnaissez la critique de la métaphysique que j’ai déjà formulée : le vrai y est dépossédé de sa vérité. Il l’est d’abord par les raisons qui en rendent compte et ensuite par la nécessité même de ces raisons – selon le double sens, objectif et subjectif de « raison ». Si donc nous parlons du mal lui-même et non pas d’une conséquence malheureuse et universelle de notre statut d’être parlants, alors il faut bien que je mette entre parenthèses ce que je sais et considérer que cela ne compte pas. La notion du mal ne s’entend jamais qu’à l’encontre de l’éventualité qu’elle corresponde jamais à une réalité. Cela dit, cette réalité est indubitable.

Le savoir anthropologique auquel je viens de faire allusion est vrai mais cela ne compte pas, et c’est à l’instant où je reconnais que cela ne compte pas que l’on parle vraiment du mal. Bref, vous m’avez compris : la notion du mal est une notion philosophique et non pas métaphysique, si par « philosophie » on entend simplement la distinction de la métaphysique.

Pour qu’il soit vraiment question du mal, il faut cet « instant » de la chute du savoir dont le vrai, comme « faisant effet », reste le sujet.

J’ai expliqué l’année dernière en quel sens il convient d’appeler « philosophie » le discours qui parle « vraiment » des choses. Je précise, en indiquant que dans ce contexte, « vraiment » signifie d’une part que je passe de la réalité à l’existence en décidant que les raisons ne compteraient pas (ce qui exclut par exemple que j’opère une déconstruction historique des objets que je me donne : évidemment qu’ils sont constitués historiquement, n’empêche qu’ils sont là, et que cette présence est absolue), et d’autre part, répété-je, que j’entends considérer le vrai (ici le mal lui-même indépendamment de son explication) dans son effet. Cet effet, on peut le nommer respect, mais aussi conscience tragique. La reconnaissance du mal comme existant, autrement dit la contrainte de respecter ce que nous refusons de considérer comme respectable, c’est ce qu’on peut nommer la conscience tragique – dimension essentielle du respect, bien entendu (comment le respect pourrait-il ne pas être un sentiment tragique ?)

Il y a des gens qui ne reconnaîtront jamais que le mal existe (ce qui n’est en rien méprisant, puisqu’à leur tête on trouve Spinoza) et d’autres qui ne se remettront jamais de l’avoir rencontré ou même très vaguement soupçonné, par exemple au fond d’un regard. Car le mal, justement, on n’en fait pas l’expérience, mais l’épreuve. Opposition subjective qui répond à celle que je viens de poser entre sa réalité et son existence. On ne l’aperçoit pas, on le rencontre.

Le propre d’une rencontre est de produire un effet de subjectivité, celui que je désigne d’une manière générale par la notion de marque : ceux qui ont rencontré le mal, ils en sont marqués, et là où ils sont marqués, justement, ils sont capables de vérité.

C’est de cette capacité qu’il s’agit quand je parle d’existence, et quand je refuse en fin de compte de distinguer le mal de la vérité – ce que la réflexion trouve forcément scandaleux, puisqu’il n’y a de réflexion possible qu’à enfermer contradictoirement la question du vrai dans l’horizon du service des biens, comme Nietzsche ne cesse de le dénoncer à sa manière.

Dire que le mal existe, c’est dire qu’il est impossible de le considérer autrement que dans cette position subjective qu’on appelle le respect. Par respect, il faut donc aussi bien entendre la distinction de l’existence relativement à la réalité. Ce dont j’ai l’expérience, je l’appréhende dans sa réalité, puisque l’expérience se définit précisément de ce que les choses soient toujours déjà écartées au profit du savoir qui les supporte (une fois l’expérience faite, on possède un savoir nouveau et on peut jeter la chose à la poubelle). Par contre, ce qui m’a éprouvé continue de compter : il continue de valoir en soi, et non pas comme détermination plus ou moins importante d’une vie qui reste la mienne, puisque c’est à partir de lui que j’existe et non pas l’inverse

Le mal est la vérité en ce sens que le mauvais ne laisse pas des traces mais des marques. Et c’est ce que signifie la notion d’existence quand on la distingue de celle de réalité. Et dire qu’il marque suffit à caractériser le vrai dont on appelle « respect » le moment subjectif de l’épreuve.

Le mal n’importe pas (c’est le malheur qui importe) mais il compte. Il ne laisse pas de traces (c’est le malheur qui en laisse) mais des marques. Voilà en quel sens je voulais préciser mes considérations de la semaine dernière sur le mal objet de respect.

Retour à la question de l’autorité : l’autorité de l’autorité

Je ne perds pas de vue la question de l’autorité. En fait, je suis même en plein dedans, si vous m’accordez qu’il n’y a jamais d’autorité que du vrai.

Car enfin, reconnaissez que si l’autorité n’est pas paradoxalement celle du mal, c’est la notion même d’autorité qui perd toute signification : je l’ai dit l’autre jour, il n’y a d’autorité qu’à l’encontre de l’approbation de celui qui obéit. Car si je n’obéis qu’aux ordres que j’approuve (comme dans l’exemple du sergent de ville qui effectue ma propre volonté que la circulation des voitures ne soit pas anarchique), cela signifie tout simplement que je n’obéis pas (le sergent de ville est avantageusement remplacé par des feux tricolores). J’avais commencé par indiquer qu’il n’y avait d’autorité qu’aberrante, en ce sens qu’il est nécessaire qu’on n’y reconnaisse pas sa propre raison pour qu’elle soit subjectivement admise par nous comme une autorité. Aberration ou folie signifiaient cette nécessité pour l’autorité d’être incompréhensible, autrement dit de ne pas relever du service des biens, puisque ce service est l’horizon du compréhensible comme tel – ainsi d’ailleurs que le terme l’indique littéralement.

Maintenant notre notion de l’autorité a considérablement progressé : l’exclusivité de l’autorité et du service des biens, ce n’est pas simplement une indifférence mais bien une contradiction, pour nous qui posons réflexivement cette notion et qui restons donc liés à la nécessité représentative. L’autorité doit contredire à la nécessité représentative pour être l’autorité !

Eh bien, de quoi est-ce que je donne la définition, en disant cela, sinon du mal ? tout le monde sait cela, depuis Kant : le mal, c’est ce qu’il est absolument impossible de faire quand on est un pur sujet de représentation.

Mais est-ce que cela ne correspond pas aussi à la définition de la vérité ? je définis le vrai par son effet, autrement dit par le respect qu’il impose et donc par la distinction que ce sentiment induit en termes de position subjective. Mais on peut s’en tenir à une définition toute négative : le vrai (par opposition au réel dont je produis la connaissance, et par opposition au faux entièrement épuisé d’être une représentation), c’est précisément l’autre absolu de la représentation – d’une altérité qui n’est pas simplement transcendantale (sinon il s’agirait de la chose en soi de Kant, dont Hegel a bien montré le caractère contradictoire) mais juridique : le vrai, c’est ce qu’on a nécessairement tort d’identifier à sa représentation, puisque la représentation du vrai, c’est le faux !

Bon, alors cet argument étant posé, est-ce qu’on n’a pas posé par là même l’impossibilité de distinguer la vérité et le mal ?

Voilà ma thèse, maintenant : s’il n’y a d’autorité que du vrai, c’est à l’impossibilité de distinguer la vérité du mal qu’on le doit. L’essence de l’autorité se donne à penser ici.

Je vous laisse méditer sur cette idée dont les conséquences vont nous occuper encore longtemps, et je vous remercie de votre attention.