Cours du 26 janvier 2001

L’irréductibilité de la marque au signe exclut que le respect soit général

La question du respect est inséparable de celle de la crainte, c’est-à-dire, concrètement, de la distinction de la crainte filiale et de la crainte servile. Respecter consiste par conséquent à craindre d’offenser, laquelle crainte est la distinction même, en acte, entre crainte servile et crainte filiale. On a toujours raison de craindre d’offenser parce qu’il est impossible de s’appuyer sur des raisons de distinguer c’est-à-dire de poser comme respectable : la distinction, à l’encontre de la différence, ne renvoie à aucune sorte de raison, et c’est de cette impossibilité de principe que procède la crainte filiale. La question du respect est donc identique à celle de son caractère non métaphysique : on ne respecte qu’à ce que les raisons de respecter ne comptent pas, et qu’à instaurer comme ne comptant pas les raisons de respecter – précisément parce qu’elles ne sont pas des raisons de respecter mais seulement des raisons d’estimer – au sens où par exemple certaines personnes apparaîtraient comme plus respectables que d’autres.

En quoi la morale rejoint son lieu naturel qui est la métaphysique et, peut-être, le respect le sien qui serait le paradoxe d’une réflexion éthique, une réflexion dont l’objet ne serait pas quelque chose de réel (a fortiori quelque chose de plus réel) mais seulement quelque chose de vrai. Voilà le thème de ma réflexion d’aujourd’hui : cette extériorité à la métaphysique, donc à la subjectivité toujours plus ou moins « servile », où se constitue le respect.

Le respect et la marque

Le respect concerne ce qui compte, et non ce qui importe – lequel relève exclusivement de l’estime, qui consiste à déterminer la valeur, y compris morale. Ce rapport est décisif : l’estime est au respect comme ce qui importe est à ce qui compte.

Chaque fois que nous avons affaire à ce qui compte, nous éprouvons du respect ; de sorte que ce sentiment est aussi bien la conscience que nous prenons d’être marqués par ce que nous rencontrons. Tout le monde ne respecte pas les mêmes choses, bien que l’abstraction réflexive en soit par ailleurs le commandement. Ce que nous devons respecter relève de la nécessité représentative (ainsi il est impossible de nier qu’on doive respecter l’humanité) tandis que tout ce que nous respectons relève de la nécessité éprouvée (le respect étant un sentiment, c’est forcément d’une certaine affectation sensible qu’il s’agit quand nous parlons de ce que nous respectons en fait).

Je le dis autrement : ce qui compte relève de la rencontre et non pas de l’aperception, et rien de ce dont nous pouvons avoir l’expérience ne peut par là même relever du respect, puisque dans l’expérience, c’est uniquement le savoir qui compte, les choses dont nous extrayons ce savoir n’étant dès lors que plus ou moins importantes. Il appartient donc au respect que la nécessité transcendantale s’y trouve à chaque fois récusée : dans la rencontre, c’est l’autre qui compte. Autrement dit, le sentiment du respect est la réflexion que nous faisons d’une épreuve, et par là c’est la conscience que nous prenons d’être marqués par ce dont nous venons de faire l’épreuve.

Paradigmatiquement, et aussi programmatiquement, c’est toujours d’une certaine « hauteur » que nous faisons l’épreuve dans le respect, et c’est d’être marqué par cela qu’il s’agit dans la réflexion impliquée dans ce sentiment (la crainte est son premier moment).

 Vous savez que j’appelle « marque » le point de récusation de la nécessité transcendantale. Cette définition est suffisante, à mon avis, bien qu’on puisse également en donner une formulation positive en disant que la marque est le lieu où la vérité se décide (car bien sûr la vérité n’est pas un fait mais toujours à chaque fois une décision). Là où nous sommes marqués, et là seulement, il ne s’agit plus des objets c’est-à-dire du constitué, mais du vrai : de ce qui compte, de ce qui relève non pas de nous (définition de l’objet) mais de soi. Par cette dernière formule je rappelle la définition tautologique du vrai comme « sujet de la vérité », en indiquant que la question reste ouverte de savoir de quel droit (forcément le sien, mais en quel sens ?) il le fait. Ce droit, bien sûr, il faut le nommer « autorité » : le vrai ne peut l’être qu’à bon droit et jamais en fait puisqu’en fait la notion de vérité n’a aucun sens, et  le respect en est la reconnaissance (son objet est le vrai dont par ailleurs on peut aussi bien faire un réel quelconque). C’est ce que j’ai exprimé à travers la notion de distinction, qu’il faut donc entendre à travers la problématique d’une marque imposée par cette « hauteur » que tout le monde reconnaît dans ce qu’il respecte.

Bien sûr la notion est métaphorique, et par conséquent exprime elle-même le caractère « marqué » de celui qui l’utilise, puisque la métaphore ne se distingue du concept qu’à n’être pas proférée par n’importe qui, c’est-à-dire par celui que chacun de nous est « par ailleurs ».

 J’ai souvent indiqué ce paradoxe de la marque qui est sa réversibilité, et dont l’application apparaît aujourd’hui à travers l’impossibilité de ne pas rester marqué non seulement de ce qui nous a imposé le respect mais encore du fait même d’avoir respecté. Le respect inspire le respect, et cette réflexion en est proprement constitutive. J’insiste sur le paradoxe de cette structure d’infinité qui est inséparable de la nécessité pour la vérité de l’être d’abord vraiment et qui s’applique dans la réversibilité de la marque.

Le respect concerne un UN de réalité et de vérité, parce que cet UN est en propre l’objet de la distinction et que le distingué est comme tel l’objet du respect, précisément en récusation de la nécessité transcendantale pour laquelle rien ni personne ne compte (j’ai souvent indiqué cela chez Kant : ce n’est absolument pas l’autre que je respecte, mais la loi morale qui est forcément présente en lui – une chose, donc). Mais la question de la distinction, justement parce qu’elle s’entend toujours à l’encontre de l’aperception dont par ailleurs elle ne diffère pas (comme la métaphore s’entend à l’encontre du concept),  est elle-même d’abord la question de ce dont le distingué s’autorise pour l’être. Car bien sûr, je ne puis distinguer que ce qui s’est préalablement distingué de semblables dont il ne diffère pas ! Il est en effet bien évident que si je prenais l’initiative de la distinction, je le constituerais comme tel et nous saurions seulement affaire à une forme paradoxale (aberrante en fait) de la constitution, dont la simple notion de respect est la récusation de principe (car ce que je respect, pour moi, il compte – alors qu’en tout objet que je puis avoir, moi seul comme sujet pourrai jamais compter). C’est bien sûr de la marque qu’il s’agit, dont on peut dire qu’elle est le vrai objet de la crainte dès lors qu’on a reconnu son inconsistance : ce n’est pas une différence qu’elle ajoute, mais une distinction. Et la distinction, c’est ce qui procède de l’autorité – à moins bien sûr que ce ne soit l’inverse, selon une problématique dont la suite de nos réflexions devrait montrer les articulations mais dont la question du respect est déjà la reconnaissance.

Quand je me suis demandé quel était le vrai objet de la crainte, j’ai répondu que c’était la marque, puis que c’était l’autorité : la même chose, en vérité, puisque la marque cause comme vrai et que le vrai ne se distingue du réel qu’il est par ailleurs que par une certaine autorité, dont la reconnaissance au sein du réel (reconnaissance qui s’appelle donc « distinction ») est pour ainsi dire l’énigme du respect.

D’une manière générale, vous pouvez dire que le respect est le rapport que nous entretenons à la marque, parce qu’il n’y a de respect que de ce qui est distingué et par conséquent de ce qui est d’une manière ou d’une autre marqué ; le respect en est la reconnaissance, précisément comme marqué. Le marqué est l’objet du respect, par opposition à la marque qui est l’objet de la crainte – encore que l’expression « par opposition » ne convienne que sur le plan conceptuel, puisque la crainte est le premier moment du respect. Un « hôte de marque », par exemple, c’est quelqu’un de distingué : il suscite le respect corrélativement à la crainte inspirée par la « marque ». Cette crainte est « filiale » parce qu’elle ne renvoie à rien qui pourrait nous intéresser, notamment à aucun signe d’un éventuel bénéfice pour nous ; et on peut imaginer que si elle devenait « servile » (témoigner du respect à un hôte de marque peut éventuellement se révéler payant), elle serait de nature offensante.

Bref, vous m’avez compris : c’est l’irréductibilité de la marque au signe qui permet de penser le respect, puisqu’offenser consiste précisément à traiter la marque (« hôte de marque ») comme si elle était un signe : l’indication qui nous soit faite, volontairement ou non, d’une importance.

Opposer la crainte « filiale » à la crainte « servile » comme nous l’avons fait revient donc à opposer la marque au signe, ou encore (mais vous le savez depuis longtemps) la philosophie à la métaphysique.

Les gens distingués, qui sont forcément des gens « marqués », n’ont rien de plus ou de moins que les autres : à l’encontre du respect que nous devons à n’importe qui, ils suscitent en nous un respect particulier ; respecter particulièrement n’est pas estimer spécialement, la distinction n’étant pas une sorte de différence. Le renvoi auquel donnerait lieu le signe serait au contraire une sorte de différence : impossible pour le signe de ne pas signifier quelque chose et de ne pas le signifier à quelqu’un. Là où il y a signe, il est donc impossible qu’il y ait distinction, et c’est pourquoi traiter une marque comme si elle était un signe est offenser.

J’ai dit que tout respect était nécessairement crainte d’offenser ; vous voyez que cette nécessité est fondée dans la distinction de la marque relativement au signe. A l’encontre du signe, la marque ne s’adresse à personne, n’indique rien, est intransitive : c’est elle qui compte et par conséquent elle institue le marqué dans une autorité qui n’est rien d’autre, précisément, que le fait que ce soit la marque qui compte. Si la distinction inspire le respect, c’est parce qu’elle en impose, comme on dit, et elle le fait parce qu’être distingué et être marqué sont le même, installé qu’on s’en trouve en récusation de toute transitivité et donc de toute mondanéité – si le monde est bien l’ordre où tout fait sens pour autre chose, l’ordre où rien ne compte, bref l’ordre des importances. Ce qui est marqué s’entend donc en extériorité au monde et c’est précisément ce qu’on pointe en le distinguant.

La question est maintenant celle de ce « pointage ». Je l’exprimerai en disant qu’elle est celle du respect « particulier », au sens où certaines personnes (à l’exception des autres qui ne relèveraient que du respect « en général ») nous inspirent un respect « particulier ».

Pour accomplir conceptuellement la distinction du signe et de la marque, je voudrais vous montrer que l’idée de respect se détruit quand on ne la considère pas à travers la nécessité que tout respect soit un respect particulier, adressé à des personnes particulières – et pas seulement singulières.

Conséquence de l’irréductibilité de la marque au signe : la question du respect particulier

Mon idée est simple : elle consiste à dire que le respect en général n’existe pas et que le respect est toujours respect particulier. Evidemment, la question sera de comprendre cette nécessité dont le principe est toujours la récusation du transcendantal par le vrai et donc, ici, celle du signe par la marque (car c’est bien entendu la même chose).

Je prends d’emblée un exemple pour que mon indication soit plus concrète : vous ne pouvez respecter quelqu’un qu’à la condition de l’avoir distingué du reste de l’humanité, et votre motif de l’avoir distingué est la raison de votre respect. C’est ce que j’appelle un respect particulier que j’opposerais donc à un respect général qui concernerait, ici, l’humanité. Mais vous voyez bien que dans un cas vous parlez d’un sentiment et dans l’autre vous parlez d’un commandement. Le respect en général relève du commandement et doit être pensé comme tel, c’est-à-dire comme une nécessité expressément représentative : ce que je dois respecter, je ne le respecte pas, à moins bien sûr qu’il ne s’agisse d’un respect particulier ! Donc si je respecte telle personne particulièrement, cela signifie d’abord que, par opposition, je respecte l’humanité généralement mais cela signifie aussi que cette distinction est purement représentative, parce que ce qui est vrai, c’est que je respecte cette personne, un point c’est tout. Quant à l’humanité, j’ai seulement l’idée oligatoire de la respecter, ce qui n’est certes pas la même chose. Alors est-ce que je ne respecte jamais l’humanité ? Si, mais alors c’est à la condition d’éprouver pour elle un sentiment particulier ! je dirai ainsi que je respecte tous les vivants, et que j’éprouve un respect particulier pour l’humanité. Cela signifiera que je ne respecte pas du tout les autres vivants, au moins dans le moment où j’éprouve ce sentiment à l’égard de l’humanité, exactement comme je ne respecte pas du tout l’humanité dans le moment où je respecte particulièrement une personne concrète, alors même que la nécessité représentative motive le respect particulier d’une raison générale (je respecter telle personne parce qu’elle appartient à l’humanité).

Vous voyez bien qu’il s’agit toujours de la problématique de la distinction : je distingue telle personne concrète de l’ensemble des humains, je distingue l’humanité de l’ensemble des espèces, et ainsi de suite. Impossible par conséquent de ne pas rabattre l’idée du respect sur la logique du particulier, situé entre l’universel de la représentation et le singulier de l’existence.

 Il est dès lors certain que la distinction a à voir avec cette dimension : si c’est toujours un distingué comme tel qu’on respecte, cela signifie déjà que la crainte porte sur l’autorité dont il s’est prévalu pour s’être préalablement distingué, et que cette autorité justifiera un respect particulier de s’entendre à la fois en extériorité à la représentation et à l’existence ! Dans les séances qui viennent, je devrai donc indiquer de quoi il peut bien s’agir dans cette double extériorité, qui soit le lieu de la vérité – car enfin c’est toujours de la reconnaissance du vrai qu’il s’agit dans le sentiment du respect.

Pour l’instant, je me limite aux indications négatives. Distinguer, donc respecter, cela signifie opérer une séparation entre ce qui relève du transcendantal et qui va constituer le premier terme, celui qui vaudra seulement « par ailleurs » parce qu’il ne comptera pas (forcément : dans l’objet, c’est le sujet qui compte), et d’autre part ce qui relève de la marque, raison de la distinction, et qui se reconnaîtra comme vrai. Le positif (encore que ce terme vaille seulement par opposition aux indications négatives que je viens de donner, puisqu’il s’entend aussi bien en extériorité à la représentation qu’en extériorité à l’existence !) qui se trouve en cause dans la distinction et par conséquent dans la vérité se donne dès lors à penser à partir de cette division dont vous voyez bien qu’elle n’est pas métaphysique au sens où sa mention ne correspond à aucune réalité.

Cette causalité étonnante de la distinction, vous avez bien entendu compris qu’il s’agissait de l’origine, aussi extérieure à la représentation qu’à l’existence. Le vrai, dont le respect est proprement la reconnaissance, il est, comme on dit, « d’origine », et c’est en ce sens qu’il ne peut pas y avoir de différence entre ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas – l’origine, de n’être pas quelque chose, ne pouvant produire aucun effet qu’on puisse enregistrer, mais imposant indéniablement une distinction.

Ainsi je considère l’ensemble des humains et je reconnais la légitimité du commandement de les respecter (je suis d’accord sur l’idée de les respecter) ; mais ceux qui m’inspirent le sentiment du respect (ceux que je respecte, tout simplement), je ne peux pas m’empêcher de dire que ce sont des « vrais » – un peu à la manière des sociétés traditionnelles dont les membres se nomment eux-mêmes les « vrais » humains (sauf, évidemment, que leur considération en première personne est un mensonge : si l’on distingue, on ne peut pas en même temps s’indiquer comme distingué !). Il y a donc les « vrais », autrement dit les distingués (ceux qui m’inspirent du respect), et tous les autres (ceux que je suis d’accord pour respecter c’est-à-dire que je ne respecte pas – sans pour autant les mépriser) dont les premiers sont distingués et dont, par là même, on nie qu’ils diffèrent (rien de plus contraire à la problématique de la distinction que celle qui consisterait à décréter les uns supérieurs et les autres inférieurs, comme le font la plupart des sociétés traditionnelles pour lesquelles les étrangers sont des sous-hommes, quand ils ne sont pas des « singes de terre » ou des « œufs de poux »).

Il apparaît ainsi que l’impossibilité de confondre la distinction avec la différence, en excluant que les uns aient des vertus ou des qualités dont les autres seraient privés (donc en excluant toute éventualité de hiérarchie, y compris morale) se traduit par une opposition entre le respect général qui n’en est pas du tout (dire que je respecte l’humanité en général, c’est seulement dire que je ne méprise pas les hommes en général) et le respect particulier que m’inspirent certaines personnes, des gens qui sont d’une manière ou d’une autre distingués ou encore qui sont porteurs d’une marque – dont je rappelle que la réversibilité est la première structure.

Bref, en reconnaissance dans la distinction la causalité de l’origine, nous venons d’apprendre que le respect existait uniquement à l’encontre de sa propre représentation ! J’essaierai d’approfondir cette idée la prochaine fois et mettant en évidence les apories de la conception représentative que nous nous en faisons nécessairement. Nous pouvons gager, après ce que nous avons vu dans les séances précédentes, que la « crainte filiale » ne sera pas étrangère à la problématique engagée : la question de l’autorité sur laquelle nous finirons bien par déboucher est, dans son aspect subjectif, celle de cette « crainte ».

Je vous remercie de votre attention.