Chemin vers la définition qui manquait

Transcription développée de la séance du 8 février 2023 à l’UPN

Version PDF cliquez ici :Définition de la vérité

Résumé, en version PDF : résumé séance du 8 février 23 sur définition vérité

Il ne suffit pas que la vie soit encore bonne pour qu’on l’assume, ni qu’elle soit déjà mauvaise pour qu’on la récuse : certains mettent fin à leurs jours alors qu’ils sont dans la plus enviable des conditions, et d’autres s’accrochent à une vie dont la misère matérielle ou morale rend inconcevable à tout le monde, donc aussi à eux, qu’on puisse encore l’accepter. Cela signifie deux choses : 1) que nous ne vivons qu’à avoir, de notre point de vue, pour le moment encore raison et non pas tort de vivre, mais 2) que nous ne vivons qu’à ne pas savoir pourquoi nous vivons, les raisons allant dans un sens ou dans un autre restant lettre morte malgré une évidence parfois flagrante. Il arrive bien sûr que ce ne soit pas le cas, mais alors on ne peut pas plus comprendre qu’on les assume en y trouvant de la vérité qu’à d’autre moments on ne peut comprendre qu’on les méprise en n’en trouvant pas.

En ce sens nous avons pour existence la distinction même du savoir et de la vérité : ce qui nous donne pour le moment encore raison et non pas tort de vivre n’est jamais ce que nous savons, si savants ou sages que nous soyons devenus. Car ce savoir appartiendrait forcément à la vie alors que c’est précisément cette vie qui est en question.

D’où cet étonnant cogito : je suis celui qui a pour affaire de vivre, donc je ne sais pas pourquoi je vis encore, pas plus que je ne saurai pourquoi, un jour peut-être, s’imposera en moi l’irrécusable décision d’en rester là.

Que nous ayons pour existence l’irréductibilité de la vérité au savoir peut donc encore s’énoncer ainsi : la vérité est notre cause insue. La question de la vérité est aussi bien celle de notre étrange étrangeté à nous-mêmes.

Or que la vérité soit irréductible au savoir, et a fortiori que cela constitue notre existence, voilà qui semble contredire l’usage commun de la notion – dont le respect est l’un des impératifs de la philosophie (on peut montrer qu’une notion n’est pas ce qu’on croyait, mais uniquement à condition qu’il s’agisse bien d’elle et non d’une autre qu’on aurait construite à sa place).

Qu’en effet la notion de vérité s’entende existentiellement à l’encontre de celle du savoir, est-ce que cela ne contredit pas ce que nous admettons tous : que le vrai d’une chose soit ce qu’on en sait, dès lors qu’on le sait, par opposition à croire le savoir comme c’est le cas quand nous nous trompons ou que nous sommes trompés ?

Mais alors si le vrai à propos d’une chose est ce qu’on en sait, comment peut-on assumer que le savoir ne soit pas la vérité ?

Et certes, la question de la vérité est aussi celle du savoir. Car à refuser au nom de l’existence l’identification habituelle de la vérité au savoir, on rend incompréhensible la plus banale des distinctions, celle qu’il faut faire entre un énoncé vrai (par exemple la neige est blanche) et un énoncé faux (par exemple la neige est noire) identiques dans leur forme. Surtout, on ne comprend plus le caractère catégorique de la distinction du vrai et du faux, y compris dans un a priori de relativité. Car enfin il n’y a pas à discuter : en géométrie plane, il est tout simplement faux que la somme des angles du triangle plan soit égale à trois droits[1].

On le voit : penser la notion de vérité jusqu’à parvenir à une définition qui soit enfin exacte revient à articuler d’une part l’impossibilité que la vérité soit jamais confondue avec le savoir parce qu’il faut encore qu’on ait raison et non pas tort de savoir, et d’autre part la possibilité de cette même confusion, parce que le vrai continue de s’entendre comme ce qu’on sait des choses, et le faux comme ce qu’on croit en savoir.

Ainsi la question de la vérité est ambiguë. D’une part elle est sublimement existentielle, puisque c’est cette distinction que nous avons pour existence : on ne vit qu’à ne rien savoir du vrai dont nous devons forcément nous autoriser pour avoir, à nos propres yeux, encore raison et non pas tort de vivre. D’autre part elle est trivialement commune parce que notre vie, qui est pour nous l’ordre vécu du savoir des choses, est celle de l’identification du vrai à ce qu’on sait. Le montre en effet que nous ayons pour critères de vérité l’évidence et la certitude, qui sont expressément des statuts de savoir (quand on a suivi une démonstration, la conclusion est évidente ; quand s’est assuré de ses prémisses et de sa rigueur, la conclusion est certaine) – et que nous nous en trouvions bien.

S’opposent ainsi l’existence et la vie. Exister consiste à avoir toujours déjà soumis la vie à la condition de la vérité : pour vivre, il faut au moins n’avoir pas tort de vivre de notre point de vue, de sorte que c’est l’être-sujet depuis cetteextériorité de vérité qu’on indique expressément en disant « ma vie ». Vivre, au contraire, c’est être toujours-déjà dans l’horizon de la vie, dans l’évidence de vivre, dans l’incongruité de se demander pourquoi il faudrait vivre puisque de toute façon on vit.

Nous sommes littéralement faits de cette distinction qu’il faut dire paradoxale puisqu’ainsi la vie, qui est toute notre réalité (s’il y avait quelque chose en dehors de la vie, ce serait encore la vie), n’en est pas moins ce à l’extérieur de quoi nous nous situons forcément en termes de vérité (avoir raison et non pas tort), pour la vouloir ou du moins l’accepter.

S’agissant de la distinction du savoir et de la vérité, la distinction de la vie et de l’existence ne laisse pas d’être étonnante. Qu’on en juge : l’existence interdit l’identification de la vérité au savoir, tandis que la vie l’autorise.

Penser la vérité, ce serait donc penser en termes d’autorité à la fois l’impossibilité (existence) et la possibilité (vie) qu’on la confonde avec le savoir. Mais alors qu’est-ce exactement que la distinction de vérité pour qu’on soit d’une part autorisée à la mettre entre parenthèses puisque par exemple il est vrai que la neige est blanche, mais qu’on soit d’autre part à jamais bloqué sur elle puisqu’on ne peut jamais savoir qu’à la condition de ne pas savoir ce qui nous donne raison et non pas tort de savoir ?

1.  LA NATURE DE LA VÉRITÉ

La vérité n’est pas autre chose que le vrai, qui lui-même n’est pas autre chose que ce dont il s’agit : que la neige soit blanche n’est pas quelque chose en plus de la neige. Pourtant c’est à chaque fois d’une contrainte positive qu’on parle. Car il ne revient pas du tout au même pour nous d’avoir raison ou tort en disant ou en faisant quelque chose, ni a fortiori d’avoir raison ou tort de le dire ou de le faire. La vérité n’est rien de plus que les choses, et pourtant elle s’impose irréductiblement à elles.

Ni le savoir des choses ni leur réalité

Nous sommes sujets à l’erreur, à l’illusion, à la tromperie. Pourquoi ? Parce que le propre du faux est de se donner ou de se réfléchir comme étant le vrai, et que c’est précisément par là qu’il est le faux. Tout le monde l’a toujours su, mais il va de soi que vivre consiste à l’oublier toujours à nouveau. En barrant cet oubli au moyen de son repérage réflexif (puisqu’on n’oublie jamais qu’à oublier qu’on a oublié), on se libère de la confusion habituelle du vrai avec l’évident ou avec le certain. Par évidence et par certitude, c’est en effet la donation comme vrai qu’on désigne.

Non pas bien sûr que tout ce qui est évident et/ou certain soit faux, même si c’est en suivant les évidences qu’on se trompe, même si tromper quelqu’un consiste à construire des évidences autour de lui, et même si c’est la même chose d’être dans la certitude et d’être inaccessible à quelque vérité que ce soit. Non : de l’évident et du certain, on peut seulement dire qu’ils ne sont pas le vrai. La raison en est qu’évidence et certitude sont le statut du su dans son aperception pour la première, et dans sa réflexion pour la seconde.

Et certes, le vrai n’est pas le su, puisqu’il est avant tout ce qu’on aurait pu ne pas savoir.

Or ce n’est pas non plus le réel, comme on le voit de ce que la plupart des vérités présentent cette particularité étonnante de n’indiquer aucun « état de choses » et de ne correspondre à rien.

Ainsi à propos de la neige, la vérité n’est pas seulement qu’elle soit blanche, mais c’est aussi et tout autant qu’elle ne soit pas noire. La même réalité est maintenue, mais peut-on dire que la « non-noirceur » est un état de la neige, comme il semble qu’on puisse le dire à propos de la blancheur ? Qu’on réponde positivement à cette question et c’est un déluge d’absurdités qui va s’abattre, puisqu’il est tout aussi vrai que la neige n’est pas verte, qu’elle n’est pas brûlante, etc. Elle devrait se caractériser positivement par une infinité d’états négatifs !

Mais ce ne sont pas seulement les vérités négatives qui contreviennent à la positivité ontologique : il y a aussi celles qu’on peut dire conditionnelles, farfelues ou même absurdes, qui ne sont pas moins des vérités que les autres.

Par exemple il est vrai que je ne pourrais plus rien m’acheter demain si je le dépensais tout mon argent aujourd’hui (ce dont je me garde bien). On le constate : aucune réalité d’aucune sorte n’est impliquée dans ce qui est pourtant une vérité irrécusable. Dans les vérités conditionnelles, il faut inclure les qualités qu’on peut appeler potentielles, comme la fragilité, la solidité, la dureté, etc. : il est vrai que si je laissais tomber ce verre de cristal, il se briserait (mais j’y fais très attention), comme il est vrai que si j’essayais de rayer un diamant avec une pointe d’acier, je n’y parviendrais pas (le sachant, je ne perds pas mon temps à essayer). Et puis il y a les vérités rétrospectives, qui sont positivement exclusives de la réalité dans son ensemble : il est vrai que je n’existerais pas si mes parents ne s’étaient pas rencontrés. A quoi il faut ajouter des affirmations qui, pour farfelues qu’elles soient, n’en constituent pas moins des vérités irrécusables. Il est par exemple vrai que Brutus ne se trouvait pas sur la planète Mars, ni sur aucune planète de la galaxie d’Andromède, au moment de la mort de César. Poussons même l’argument à sa limite, pour démonter la croyance idéaliste qui voudrait que le vrai soit rationnel. On le fera en assénant la vérité suivante, que nul n’aura jamais la possibilité de récuser : Napoléon n’était pas un clavier d’ordinateur (forcément : c’était un être humain).

Que les vérités négatives, conditionnelles, farfelues ou même absurdes ne soient pas moins des vérités que celles qui sont immédiates et positives, cela suffit à montrer non seulement l’absurdité de la confusion du réel et du vrai, mais aussi celle du « réalisme métaphysique », ou encore d’une réalité « métaphysique » des propriétés ou des dispositions. Il n’en reste pas moins que tout ce que nous avons avancé là est vrai, et ne l’aurait pas moins été si l’idée ne nous en avait pas traversé l’esprit. Des vérités négatives, conditionnelles, farfelues ou même absurdes, on en produit à volonté sans qu’à chaque fois leur caractère irrécusable – et donc réel – puisse être contesté. Car on ne peut rien contre le vrai, dont on peut aussi bien dire qu’il est une vérité : que cela nous plaise ou non il faut faire avec, et on reste forcé de l’admettre. D’où l’idée qu’à chaque fois ce soit un réel.

L’énigme se précise : toute vérité est un réel, mais la réalité n’est ni sa nature ni son lieu.

La vérité serait l’autorité du savoir ?

Pourquoi les propositions négatives, conditionnelles, farfelues ou même absurdes sont-elles vraies, si elles ne « correspondent » à rien ? La réponse est évidente : elles le sont parce qu’en les énonçant nous disons ce que nous savons. Et certes, je sais que si je dépensais tout mon argent aujourd’hui, je ne pourrais plus rien m’acheter demain, bien qu’aucune réalité ne soit impliquée dans cette proposition purement conditionnelle.

A chaque fois la réalité est écartée. Elle l’est par quoi ? Par le savoir que nous avons des choses. Le savoir a donc la capacité d’écarter la réalité, ou plus exactement de faire qu’elle ne compte pas.

Or cette formule est celle de l’autorité : faire autorité à propos d’une chose, c’est bien à chaque fois s’imposer en dépit de la réalité de cette chose et donc faire que cette réalité ne compte pas. Ainsi le chef ordonne-t-il une marche forcée en dépit de la fatigue des soldats, faisant par là même que ne compte pas l’argument du besoin de repos, qu’il n’a donc pas besoin de nier.

Si on demande pourquoi telle proposition est vraie bien qu’elle n’ait aucun rapport avec la réalité, il faut donc répondre en arguant d’une autorité, qui est celle du savoir. Quand je veux le vrai, en effet, ce n’est pas la réalité qui fait autorité, c’est le savoir. Aussi m’adressé-je à la personne la plus compétente que je connaisse : celle dont l’avis est autorisé du plus grand savoir. L’autorité du savoir, voilà bien ce que je reconnais en identifiant le vrai à ce qu’on sait. Voilà pourquoi on s’incline devant ceux qui savent, allant jusqu’à remettre notre vie entre leurs mains quand ce qu’ils savent présentent pour nous un intérêt vital. Une telle confiance vaut témoignage : ce n’est pas au médecin que l’on confie sa vie mais c’est au savoir dont être médecin consiste à être non pas le dépositaire mais l’effectuation. Ainsi sommes-nous en général d’accord pour traiter d’irresponsable celui qui parle ou agit sans savoir, autrement dit celui dont l’autorité de parler ou d’agir n’est pas l’autorité d’un savoir.

Ce n’est donc pas le savoir tout seul qui est considéré mais son autorité : il autorise ceci, mais il interdit cela. On s’incline devant cette première proposition « la neige est blanche » mais qu’on se gausse de cette seconde proposition « la neige est noire » : la première s’autorise de ce que nous savons, et la seconde y contrevient.

D’une manière générale, on dit qu’il y a la vérité quand il y a du savoir pour cautionner. Spontanément on identifie le vrai à ce qu’énonce celui qui sait, et on s’y conforme parce que c’est son savoir qui fait autorité. D’où notre idée que la compétence doive s’entendre non seulement comme capacité de savoir mais bien comme capacité de vérité. 

Quand le savoir fait autorité, c’est au vrai qu’on a affaire – ce qu’on peut encore énoncer en disant que le vrai est ce qu’énonce celui qui sait, en tant qu’il sait. S’impose alors une définition de la vérité dont l’évidence tient à ce qu’elle corrobore la pratique commune :

La vérité est l’autorité du savoir.

Non : la vérité est l’autorité dont relève le savoir

Or cette définition est fausse, pour la raison imparable que si le savoir est savoir, c’est d’être savoir du vrai dont la notion est ainsi qu’il lui soit transcendant, et non pas du su dont la notion est au contraire qu’il lui soit immanent.

Si par exemple la géométrie euclidienne n’est qu’un langage vide, alors il n’y a aucun sens à dire qu’il est vrai que la somme des angles du triangle est égale à deux droits : on peut seulement dire qu’il est légitime de l’affirmer dans ce cadre. Mais au contraire s’il est vrai que la somme des angles du triangle est bien égale à deux droits, alors la géométrie euclidienne est un savoir : l’ensemble des propositions dont elle règle la suite et la compatibilité est transcendé par « ce qu’il en est », et qu’il en aurait de toute façon été si Euclide, ni d’ailleurs personne, n’était jamais venu au monde. L’égalité des angles du triangle à deux droits est proprement la géométrie euclidienne, qui songerait à le nier ? Sauf que la question n’est pas là si cette géométrie est non pas un langage vide mais bien un savoir.

Parce que tout savoir l’est du vrai et que savoir autre chose que le vrai est tout simplement ne pas savoir, il suppose forcément la vérité. Sa simple notion, par opposition à celle de langage vide, est celle de cette transcendance et de cette supposition. Telle est bien la notion de la transcendance impliquée dans celle du vrai : tout le monde croirait-il que la terre est plate qu’elle n’en serait pas moins ronde, et c’est précisément parce qu’il en est ainsi, autrement dit parce que tel est le vrai, qu’on peut parler du savoir de sa rotondité, par opposition à l’imagination de sa platitude.

Dire qu’il n’y a de savoir que du vrai, c’est dire non seulement que la vérité finalise le savoir, qu’elle le norme et l’évalue, puisque la valeur d’un savoir est sa teneur en vérité, mais encore c’est dire qu’elle en décide : ne serait-il pas savoir du vrai qu’il ne serait pas savoir du tout. Entre être ou ne pas être, à propos du savoir, c’est la vérité qui décide.

D’où l’équivalence en légitimité de ces deux définitions :

La vérité est la transcendance du savoir. Et : La vérité est l’autorité dont relève le savoir.

Ce sont des définitions opératoires, puisqu’elles portent non pas sur ce qu’on veut penser (la vérité) mais sur un autre (le savoir) dont on détermine le statut (il est transcendé).

De ce point de vue la définition précédente était préférable, qui identifiait l’autorité comme la nature de la vérité. A ceci près, bien sûr, qu’elle était fausse puisqu’en rapportant cette autorité au savoir, elle portait sur la représentation qu’on ne peut pas ne pas se faire de la vérité, alors que la question était en propre celle de la vérité. Et certes, nous continuons à penser que le vrai des choses est ce qu’on en sait et qu’ainsi la compétence est une capacité de vérité. Mais c’est précisément le paradoxe de notre notion d’exiger en même temps que le vrai soit ce que le savoir suppose lui être antérieur, postérieur et supérieur, en un mot transcendant, et de permettre qu’on l’identifie à ce qu’on sait. D’où la nécessité pour nous de reprendre la définition de la vérité comme autorité, puisque telle est sa nature, en nous demandant de quoi cette autorité peut bien être l’autorité pour qu’on puisse se représenter la vérité sous les espèces du savoir.

Enfin la définition !

Le vrai est ce qu’il en est. Mais de quoi ? De ce dont on parle, autrement dit d’un référent. Impossible de parler de vérité sans que ce qu’on dit ne concerne quelque chose à quoi on se réfère. Certes la référence ne semble pas indispensable pour qu’on se comprenne. Si je dis par exemple « il se promène dans la forêt », j’énonce quelque chose qui a un sens (« se promener » peut en effet être combiné avec « dans la forêt »), et même une signification que tout le monde comprend (qu’un homme se promène dans la forêt) mais que nul ne peut juger vraie ou juger fausse : on comprend et c’est tout. Par contre on peut parler de vérité si je détermine le sujet en remplaçant pronom « il » par une indication déictique, c’est-à-dire qui donne un référent, disons Pierre. Agissant ainsi, on passe de la simple signification à l’alternative de la vérité ou de la fausseté : que Pierre se promène dans la forêt, c’est vrai ou c’est faux.

La remarque est moins triviale qu’il ne semble, puisqu’elle consiste à exclure qu’on puisse jamais ramener la vérité à une sorte de signification.

On se libère d’une illusion courante en montrant que le vrai n’était pas du tout ce dont on parle. Non : le vrai est ce qu’il en est de ce dont on parle. Le référent a une réalité, qui n’est pas forcément une existence puisqu’elle peut être idéale comme quand on parle de la somme des angles du triangle ou d’une simple notion. Au contraire le vrai, lui, n’a aucune réalité et on ne saurait trop insister sur son « impossibilité ontologique ». Il n’a même pas la réalité d’être un sens, puisque la référence s’entend comme l’impossibilité que ce soit la même chose, pour un énoncé, d’avoir un sens et d’être vrai. Il n’a aucune réalité mais c’est un réel. Par ailleurs on se contredirait en assignant un sens au réel, puisque cete notion est celle de ce qui reste après que le sens ait chu. En aucun cas on ne peut considérer la vérité comme le « sens » de quelque chose et notamment d’un énoncé.

Si la vérité a pu être définie comme l’autorité dont relève le savoir, c’est parce qu’elle relève elle-même d’une autorité plus originelle, ouvrant donc à une définition plus originelle de la vérité. En quoi on vient de nommer le référent. Comment le référent fait-il autorité ?

Comme tout ce qui fait autorité, à quelque niveau qu’on en prenne la notion : en autorisant, en interdisant et en permettant !

Il suffit de considérer l’éventualité du faux à propos des choses, et aussitôt on les voit pour ainsi dire se révolter. La somme des angles du triangle plan interdit que l’on égale à trois droits, tout comme la neige interdit qu’on la dise noire. Par contre ils commandent qu’on les dise comme nous sommes habitués à le faire. On peut même aller plus loin et noter qu’ils permettent pour le premier qu’on dise qu’il est abstrait et pour la seconde qu’on dise qu’elle est belle. Or qui niera qu’interdire, commander, permettre soient à chaque fois des actes d’autorité ?

En quoi on retrouve l’identité de l’autorité et de la vérité : le vrai à propos du triangle ou de la neige, c’est ce qu’ils commandent que nous pensions.

On arrive ainsi au but de notre recherche, qui était de donner à la vérité une définition qui soit ultime, c’est-à-dire à la fois exacte et simple. On le fait en demandant de quelle autorité le savoir peut-il bien relever quant à être savoir et non pas langage vide ni a fortiori délire, et en donnant la seule réponse qu’on puisse donner. C’est la suivante :

L’autorité dont relève le savoir est celle des choses dont il est le savoir.

La définition est dès lors évidente dans sa simplicité : si le vrai est ce qu’une chose commande qu’on dise, qu’on pense, qu’on fasse, et si le faux est ce qu’elle interdit qu’on dise, qu’on pense, qu’on fasse, alors la seule définition correcte doit s’énoncer ainsi, en indifférence à toute question de correspondance, d’adéquation ou de dévoilement :

La vérité est l’autorité des choses.

2.  Notre responsabilité d’en être responsables.

La notion biface d’autorité / responsabilité dit notre transcendance

La notion d’autorité a un envers exact qui est celle de responsabilité. Est responsable de quelque chose celui dont cette chose relève, et il revient au même de pointer une responsabilité et de pointer une autorité. Exercer une autorité, c’est assumer une responsabilité, et réciproquement. Quant à cette responsabilité elle-même, elle consiste à rendre responsable. Exercer une responsabilité consiste donc à autoriser. Autoriser à quoi ? à exercer une responsabilité c’est-à-dire à autoriser, et ainsi de suite. Bref, il revient au même de dire que l’autorité relève de l’autorité, et de dire que la responsabilité relève de la responsabilité : une autorité non autorisée n’en est pas plus une qu’une responsabilité dont on serait innocent. Définir la vérité comme « l’autorité des choses » doit donc pouvoir s’entendre en termes de responsabilité.

Mais on ne peut en rester à l’idée de la réciprocité des deux notions : il faut montrer comment s’opère concrètement le retournement de l’une à l’autre, c’est-à-dire ce que devient la responsabilité quand elle est confrontée à l’autorité.

Imaginons une situation où la responsabilité soit mise en question comme telle, ce qui ne se peut qu’à l’occasion de fautes puisque par ailleurs agir, bien agir, et agir de manière responsable ne font qu’un. Soit donc un professeur qui enseigne mal (disons qu’il ne prépare pas ses cours, qu’il ignore les derniers développements de sa discipline, qu’il ne contrôle pas les progrès des étudiants, etc.). Est-ce en tant que professeur que cela lui sera reproché, comme on l’imagine spontanément ? Pas du tout ! Et pour la raison très simple qu’on vient d’indiquer : c’est la même chose d’être un professeur et d’être un bon professeur. Autrement dit : un mauvais professeur est un imposteur quant à être un professeur. Le reproche qu’on adressera le sera à donc quelqu’un qui prétend être professeur et portera donc non pas sur l’enseignement, comme on imaginerait, mais sur le caractère irresponsable d’une prétention à exercer des responsabilités professorales. Au contraire, le professeur satisfaisant est quelqu’un qui dont on reconnaît qu’il s’est montré responsable en se chargeant des responsabilités professorales. Bref, la question de la responsabilité n’est pas du tout la question de la responsabilité : c’est celle de la responsabilité d’être responsable.

En quoi c’est la notion même de sujet qu’on rappelle, dans le paradoxe de sa réflexivité : être sujet cela ne consiste pas à être sujet mais à avoir pour affaire d’être sujet. Est sujet l’être qui relève de lui-même ou, pour dire la même chose de manière inversée, être sujet consiste à s’autoriser de soi. Il y a donc le sujet déterminé qu’on est, et l’autorité d’être ce sujet qu’on est à distance de soi-même – ainsi qu’on l’exprime indifféremment en disant qu’être sujet consiste à être responsable de soi ou en disant que cela consiste à faire autorité sur soi. Et certes on ne fait autorité sur soi qu’à ce qu’il s’agisse, par rapport au sujet qu’on se trouve être, d’une autre autorité dont l’envers soit notre responsabilité d’être nous-mêmes. En étant responsable de soi ou, si l’on préfère, en faisait autorité sur soi, chacun est donc supérieur, antérieur et postérieur à lui-même, en un mot transcendant à lui-même et par là à jamais irréductible à lui-même sans être un autre pour autant.

La responsabilité est l’envers de l’autorité ; de sorte qu’il revient au même de mentionner une responsabilité et de mentionner l’autorité dont elle est l’envers. Toute responsabilité déterminée est donc l’envers d’une autorité elle aussi bien déterminée dont l’idée est à chaque fois la même, puisqu’il s’agit toujours de celle du savoir : la plus commune des activités ne fait pas n’importe comment puisqu’elle est celle-ci et non pas une autre. En y contrevenant, autrement dit en agissant mal, on fait donc apparaître à la fois l’autorité du savoir[2] et notre responsabilité d’en relever, c’est-à-dire notre être-sujet en tant qu’il n’est notre réalité qu’à d’abord et irréductiblement être notre affaire. On l’a vu : le professeur est responsable de son enseignement, mais c’est par exemple Paul qui est responsable d’être ce professeur responsable d’enseigner au mieux, comme c’est par exemple Pierre qui est responsable d’être le médecin responsable de soigner.

D’où cette évidence concernant notre transcendance, autrement dit notre être-sujet comme autorité d’être soi : la responsabilité d’être responsable est la responsabilité de l’autorité du savoir.

La vérité est le savoir subjectivement assumé

La vérité étant l’autorité dont relève le savoir, il est formellement évident que la notion des choses, transcendantes aux savoirs dont elles relèvent (sinon ils ne concerneraient rien et ne seraient donc pas savoirs), renvoie à une responsabilité qui soit elle-même transcendante par rapport aux responsabilités dont les différents savoirs sont la détermination. C’est la distinction qu’on fait en opposant la responsabilité de ce qu’on dit ou de ce qu’on fait, et la responsabilité de le dire ou de le faire. Attachons-nous à comprendre cette corrélation, à première vue énigmatique.

La manière la plus simple est de proposer un apologue sur la vérité, voisin de celui qui nous a révélé la division du sujet à lui-même et qui était sur l’autorité. Si la vérité est bien « l’autorité des choses », on doit retrouver en elle la même distinction.

Soit donc un professeur ayant terminé la démonstration d’un théorème autrement dit communiqué un savoir. Il pourrait s’arrêter, puisque c’est à cela que la collectivité le missionne : ce n’est pas des vérités qu’elle entend qu’il transmette à la génération montante, mais des savoirs. Mais quiconque a enseigné sait qu’on ne s’arrête pas là comme on serait en droit et peut-être en devoir de le faire. Non : une fois la démonstration accomplie dans l’évidence de sa conclusion (« CQFD »), et après qu’on se soit assuré que celle-ci a été comprise et donc admise comme telle par chacun, on ne peut pas ne pas se tourner vers la classe d’un air interrogatif : « D’accord ? »  Que les étudiants restent sans réaction, comme c’est généralement le cas, et c’est la mort dans l’âme qu’on rentrera chez soi : certes on a fait son travail qui était de transmettre un savoir, mais il n’y avait aucune vérité dans ce qu’on a dit. Qu’au contraire ils manifestent la responsabilité qu’ils prennent de ce qui vient de leur être dit en reconnaissant non plus que c’est évident mais que c’est vrai (« D’accord !») et tout le monde, professeur et étudiants ensemble, auront vécu un moment de vérité. Celui-ci sera plus ou moins secrètement reconnu comme tel par chacun dans la conscience qu’il aura d’avoir vécu quelque chose d’inoubliable[3]. Dans le premier cas on savait ; dans le second, on était dans la vérité. D’où l’équation suivante :

Vérité = savoir + responsabilité.

La vérité est le savoir dans l’inconsistance d‘en être responsable

Toute responsabilité s’articule en responsabilité proprement dite et en responsabilité d’exercer cette responsabilité – car il revient au même d’être innocent d’être responsable, et d’être tout simplement innocent comme le sont les bêtes. Or le paradoxe de la responsabilité, en tant qu’elle s’entend comme l’imputabilité réelle de quelque chose à quelqu’un, est de barrer l’indéfinie nécessité de déterminer toujours à nouveau cette responsabilité seconde (ou originelle) par l’appel à une responsabilité encore supérieure (ou encore plus originelle).

Reprenons l’exemple du médecin qui n’est responsable de ce qu’il fait, c’est-à-dire de soigner au mieux les malades, qu’à d’abord être quelqu’un qui assume la responsabilité d’être médecin. On dira qu’il est irréductiblement et donc réellement responsable de ce qu’il fait. En quoi, et contre toute évidence, on niera que sa responsabilité de faire ce qu’il fait renvoie à une responsabilité plus originelle, dont elle serait alors la dérivée, et qui permettrait de répondre à la question de savoir en quoi elle consiste. N’est-il pas vraisemblable en effet que celui à qui est imputable d’être médecin ait choisi cette profession pour faire plaisir à ses parents, notables provinciaux ? Ayant ainsi admis qu’il avait pour véritable fin le maintien du niveau social de sa famille, nous penserions sa responsabilité comme le premier (ou le dernier) maillon d’une chaîne, en disant que la responsabilité de maintenir une position sociale se traduit en responsabilité d’être médecin, qui elle-même se traduit en responsabilité de soigner.

Or qui ne voit que cette démarche revient à nier que la responsabilité soit celle de l’être dont elle est la responsabilité, puisqu’à chaque fois qu’on en pense une, c’est d’une autre qu’il est question ? L’argument est simple : en cédant à la tentation réflexive de remonter de raisons en raisons ou d’imputation en imputation, on n’arrive jamais qu’à de nouvelles raisons et de nouvelles imputations, et cela jusqu’à ce qu’on reste coi parce que l’objet de l’interrogation aura disparu. Car si l’on dit que la responsabilité d’être médecin relève d’une responsabilité plus originelle qui est celle de maintenir le niveau social d’une famille, on ne pourra pas ne pas poursuivre la remontée et on devra imputer cette responsabilité plus originelle à une autre qui le sera plus encore, puis encore à une autre. On en appellera donc au sociologue, qui lui-même en appellera à l’économiste, qui lui-même en appellera à l’anthropologue, qui lui-même finira par en appeler au biologiste sinon au chimiste puis au physicien ! Cela revient à dire qu’à peine voulons-nous considérer un sujet comme tel que nous nous mettons à parler d’un autre : dans notre exemple la question portait sur un médecin, voilà maintenant qu’on parle d’un jeune bourgeois avant d’augmenter encore le statut de généralité d’un sujet encore plus originel. Bref, pour évidente qu’en soit la nécessité au regard de la réflexion, la démarche de déterminer la responsabilité d’être responsable (par opposition à la responsabilité proprement dite) est absurde puisqu’elle impose d’exténuer et finalement d’effacer ce dont elle devait être l’intelligence.

Voilà pourquoi il appartient à la notion de responsabilité qu’elle soit antérieure à elle-même (on n’est responsable que dans la responsabilité de l’être) mais que cette antériorité ne consiste pas en une autre responsabilité dont la première relèverait. La notion de responsabilité réelle, impose qu’on en reste à l’impossibilité de ne pas être responsable de soi, c’est-à-dire de l’exercice de ses responsabilités.

Nous rassemblerons donc l’argument en une formule exemplifiée simple et évidente, dont toute la légitimité tiendra à ce qu’elle s’en tienne à sa propre négativité : la responsabilité d’être médecin n’est pas plus médicale que n’est géométrique la responsabilité d’être géomètre, ou que n’est professorale celle d’être professeur. Car c’est la même chose de décider que la responsabilité dont on parle est réelle, autrement dit de reconnaître en lui-même le sujet qu’elle détermine, et de ne pas la justifier d’une responsabilité plus générale qui l’exténuerait jusqu’à l’effacer en même temps que son sujet.

L’autorité de valider le savoir

Maintenant il faut essayer de comprendre la mise en œuvre de cette responsabilité qui ne consiste en rien à propos d’une responsabilité qui consiste en quelque chose – puisque le mécanisme de la vérité est que « l’autorité des choses » soit aussi bien en nous, comme responsabilité d’être responsable, la distinction de ce que nous savons et de ce que nous le sachions (et donc aussi celle de ce que nous faisons et de ce que nous le fassions)[4].

L’apologue du professeur tourné vers sa classe nous l’apprend : quand les étudiants valident comme une vérité une proposition que le professeur avait rendue évidente pour eux, quelle est leur condition ? Une condition d’étudiants ? Pas du tout ! Car un étudiant est en classe pour acquérir du savoir et aucunement de la vérité, le professeur n’étant lui-même qu’un dispensateur de savoir. Pourtant ils valident. Donc ils le font non pas comme étudiants mais comme ayant pour affaire d’être les étudiants qu’ils sont – ce qui est tout différent, mais ne consiste pas en autre chose parce qu’alors ils ne pourraient pas valider des vérités (seulement des utilités). Ainsi en est-il d’ailleurs du professeur lui-même : comme tel, sa question est uniquement celle du savoir ; sauf que tout professeur est quelqu’un qui exerce la responsabilité d’être professeur et dont la question n’est dès lors pas celle du savoir mais celle de ce qui autorise le savoir.  En quoi bien sûr on a nommé la vérité, dont il est impossible qu’il ne se soucie pas, mais dont il est aussi impossible qu’il fasse mention. Pourquoi ? Parce qu’il ne parlerait pas en tant que professeur – son seul statut d’énonciation légitime devant les étudiants – mais en tant que quelqu’un ayant des responsabilités professorales – et dont les étudiants n’ont pas à connaître.  

On peut encore le montrer en opposant l’irresponsabilité que serait le cantonnement du su dans le savoir à la prise de responsabilité quant à être responsable que serait le refus de cette irresponsabilité. Car si le savoir ne l’est que du su, alors il n’est rien d’autre que son propre arbitraire puisqu’on peut à volonté imaginer des axiomatiques dont les conséquences seront certaines sans êtres vraies pour autant. La simple corrélation du savoir et du su est ainsi celle dupur arbitraire. Et la notion de l’arbitraire, c’est la notion de l’irresponsabilité (c’est la même chose d’agir arbitrairement et d’être un irresponsable). Qu’au contraire on prenne sur soi que savoir soit une attitude responsable, c’est-à-dire qu’on refuse l’arbitraire de ce refus d’arbitraire qu’est toujours un savoir, et par là même on garantit la transcendance de ce qu’on sait sur le fait qu’on le sache. Le savoir ne l’est plus formellement du su, mais il l’est réellement du vrai. Et cette différence, c’est l’autorité du sujet non pas dans sa détermination et donc sa responsabilité particulière mais quant à être sujet.

Si maintenant nous revenons à l’équation qu’on vient de poser (vérité = savoir + responsabilité), on constate à la fois qu’elle était satisfaisante parce qu’il n’y a pas à remonter à une autre responsabilité dont celle qu’on mentionne serait dérivée, et en même temps qu’elle ne l’est pas parce qu’une responsabilité n’en est une que dans la responsabilité qu’elle en soit une. La première consiste en quelque chose (responsabilité de ce qu’on fait) ; la seconde ne consiste en rien (responsabilité de le faire). On précisera donc l’équation en écrivant :

Vérité = savoir + responsabilité d’être responsable c’est-à-dire sujet.

Voilà : c’est cela et non pas autre chose qu’on entend par « vérité ».

3. LA VÉRITÉ QUI S’IMPOSE

Parce que la vérité a l’autorité pour nature, le vrai fait que le savoir ne compte pas, et qu’apparaisse la responsabilité de faire là où il n’y avait que la responsabilité de ce qu’on faisait. Celle-ci, on l’a dit, consiste forcément en quelque chose (être sujet, c’est être un certain sujet, par exemple un médecin ou un géomètre) quand celle-là ne consiste en rien (être médecin n’est pas plus médical qu’être géomètre n’est géométrique). Interroger la notion de vérité suppose donc de tirer au clair le rapport de l’autorité au savoir dont elle pourrait relever.

L’autorité s’impose en dépit de toute raison, donc n’a aucun sens

Le tout premier trait de l’autorité en général est son exclusivité à toute raison, donc à toute justification : si une autorité est fondée, alors ce n’est pas une autorité puisqu’on a besoin de se référer à une autre (celle des raisons) pour dire qu’elle en est une. Ainsi le chef de bureau qui fait autorité dans son service et dont l’autorité est fondée sur sa place dans une administration hiérarchisée, n’est-il en réalité qu’un pauvre quidam : ce n’est jamais à lui qu’on obéit quand on lui obéit, mais toujours et seulement à l’Administration dont il est le représentant, par définition insignifiant et interchangeable. A l’inverse, il y a des gens que tout le monde écoute et traite avec la plus grande considération quand bien même ils ne sont ni riches, ni gradés, ni spécialement compétents en quoi que ce soit : il revient exactement au même de dire que rien ne fonde leur autorité et de dire qu’ils ont une autorité, que dès lors on qualifiera de « personnelle ». La conséquence pratique est claire : qu’une autorité se justifie, par là même elle cesse d’en être une. Ainsi le chef qui attendrait que les soldats approuvent ses ordres, ou simplement qu’ils les comprennent, cesserait par là même d’en être un. C’est ce qu’on peut encore traduire en disant qu’il appartient constitutivement à un ordre de pouvoir paraître et donc être aberrant ou absurde (« – Il nous mène à la catastrophe ! – Tu as raison, mais que veux-tu, c’est lui qui commande. »). Concrètement, cela revient à dire que le général d’armée n’a d’autorité – c’est-à-dire d’autorité personnelle puisqu’il n’y en a pas d’autre – qu’à la condition que cela ne compte pas, qu’il soit le général : en exerçant le commandement, il doit donner le sentiment que tout le monde le suivrait dans l’action – lui et non pas quelqu’un d’autre – quand bien même aucun cadre institutionnel ne justifierait qu’on le fasse.

Ainsi l’autorité ne l’est qu’à être non seulement injustifiée mais injustifiable. Bien sûr, le contraire importe à la représentation qu’on s’en fait. Il y a des autorités dont est flagrante la nécessité qu’on se les représente comme fondées, sur le modèle celle du peuple souverain, et d’autres dont est flagrante la nécessité qu’on se les représente comme non-fondées, sur le modèle de celle du tyran capricieux et sanguinaire. En quoi il ne s’agit que de nos nécessités « subjectives » de représentation, ou plutôt de l’autorité qu’a sur nous l’image idéale de nous-mêmes : nous ne pourrions plus assumer de nous représenter à nous-mêmes si nous assumions de relever d’autorités que nous nous représenterions comme arbitraires – la notion de l’arbitraire étant celle de l’irresponsabilité.

Ainsi l’autorité s’entend d’abord à récuser la représentation qu’on ne peut pas ne pas en avoir. Il y a donc la représentation qu’on se fait des autorités, qui est un savoir supposé de leur fondation, et par ailleurs il y a ces autorités, en indifférence audit savoir, et même à tout savoir en général puisque c’est en dépit de toute raison qu’une autorité en est une (en être une, c’est s’imposer). Le savoir vaut partout et à propos de tout puisque n’importe quoi en relève, sauf là où une autorité s’exerce.

Une des applications de cette évidence est la notion d’élection qui, au-delà de la distinction du choix qu’on explique(tout choix est donc anonyme) et de la décision qu’on signe (toute décision est donc personnelle), met en évidence l’exclusivité de l’autorité aux raisons, et donc l’exclusivité de la responsabilité d’être sujet au savoir qui détermine la responsabilité du sujet qu’on est. Car une chose est ce qu’on fait (ce qui renvoie au savoir) une autre est de le faire (ce qui ne renvoie pas au savoir). Or élire, c’est faire autorité non pas comme sujet mais quant à être sujet, et donc en dépit de toute raison. Rien n’est plus évident ni plus familier en politique : un peuple qui choisirait comme mandataire celui des candidats dont la probité et la compétence seraient les mieux assurées, pourra au contraire élire comme chef celui dont tout le monde peut constater l’incompétence, la malhonnêteté, la vulgarité voire celui dont le passé (et par là aussi l’avenir sinon le futur) est notoirement celui d’un criminel[5].

La conséquence évidente est que les notions d’autorité et de sens sont parfaitement exclusives : une autorité qui a un sens n’en est par là même pas une, puisqu’alors c’est d’une autre autorité qu’on parle (par exemple celle du critère de la reconnaissance de soi), en « oubliant » qu’elle non plus n’a pas de sens.

Et certes que l’autorité n’ait pas de sens rend compte de ce que la vérité n’en ait pas : que la somme des angles du triangle plan commande qu’on la dise égale à deux droits plutôt qu’à trois ou à cinquante, il n’y a pas plus à s’en féliciter qu’à s’en désoler – c’est ainsi, et voilà tout (et que ce soit démontrable plutôt que ne l’être pas n’a pas plus de sens).

Une vérité est un trou dans le savoir, donc la vérité est le trouage du savoir

La notion du savoir, en tant que tout savoir l’est forcément de quelque chose, est qu’il appartienne au vrai qu’on ait pu ne pas le savoir. La transcendance du vrai s’entend donc à chaque fois, dans le savoir dont il relève (le vrai est géométrique, historique, économique, etc.), comme l’impossibilité que celui-ci soit ce qui compte. La définition de la vérité comme transcendance du savoir peut donc aussi bien s’énoncer ainsi :

La vérité, c’est que le savoir dont elle relève ne compte pas.

Ou encore :

La vérité est dans le savoir la chute du savoir.

Car c’est à l’intérieur du savoir qu’a lieu cette chute du savoir, puisque le vrai est déterminé en même temps qu’il est ce qui fait que le savoir ne compte pas. Or dans un ordre un lieu de chute de ce même ordre, comment peut-on l’appeler, sinon un trou ? Tel est le statut qu’il faut maintenant reconnaître :

Une vérité est à chaque fois un trou dans le savoir.

L’idée est plus familière qu’il ne semble. Soit par exemple un texte théorique que nous suivons attentivement. On peut le prendre pour ce qu’il est, c’est-à-dire en étudier le champ lexical, en identifier les notions, en déterminer la progression et en établir interprétativement la cohérence quand elle ne s’impose pas d’emblée. Tout texte théorique est par définition une prétention à la vérité mais on peut, ainsi que le discours universitaire s’en définit, décider que ça ne comptera pas. L’étudiant qui aurait la naïveté de demander si ce que disent Platon ou Spinoza est vrai ou faux, et dans quelle mesure ce l’est, s’attirerait l’ironie du professeur et les sarcasmes de ses camarades, eux-mêmes futurs professeurs. Qu’il persiste pourtant à refuser de dénier la revendication de dire le vrai dont le texte se constitue expressément, et il devra s’interroger en termes de prélèvement et de partialité sur la reconnaissance qu’il en opère. Lire Platon, Spinoza ou n’importe quel auteur ne consiste en effet pas à s’en faire le disciple aveugle, car même en admettant que tout ce qu’il dit soit vrai, il ne dirait pas pour autant le vrai de tout (et d’abord du fait qu’il dise le vrai, ni du fait qu’on reconnaisse qu’il dit le vrai). Non : lire un auteur, cela consiste à trouver de la vérité dans ce qu’ilenseigne[6]. Il y a en somme un discours continu, et dans ce discours, il y a des vérités. Des trous dans cette continuité, donc.

Quant à comprendre comment on les discerne, on sait déjà 1) que ce n’est pas par hasard, puisqu’une proposition vraie (la neige est blanche) ne diffère aucunement d’une proposition fausse (la neige est noire), et 2) que ce n’est pas par volonté puisque ce n’est pas d’être semblable à nos opinions ou compatible avec elles qu’une thèse est vraie (affirmer que si est la position du commun, que la liberté réflexive consiste précisément à récuser en soi). Ne reste alors qu’une éventualité : s’il y a du vrai dans l’enseignement d’un auteur, ce vrai s’impose à notre reconnaissance, il la contraint.

Car la notion de l’autorité est faite de ce paradoxe : d’une part il n’y a d’autorité qu’à ce qu’elle s’impose (une autorité qui ne s’impose pas n’en est pas une) mais d’autre part il n’y a d’autorité que dans et par sa reconnaissance (une autorité que nul ne reconnaît n’en est pas une). Cela signifie qu’une autorité n’en est jamais une qu’à forcer sa reconnaissance et que c’est ce forçage – qu’on ne puisse pas ne pas la reconnaître – qui est son réel. On comprend alors que la question de l’autorité est celle de l’effraction de cette circularité. Toute la difficulté tient à ce qu’il doive déjàs’agir d’autorité avant la réciprocité de l’imposition et de la reconnaissance, précisément pour qu’il s’agisse bien de la réciprocité constitutive de l’autorité – autrement dit pour que cette condition soit effective (qu’il y ait effectivement l’autorité) et pas simplement idéelle (que cela rende cohérente la notion d’autorité). L’aporie qui semble s’exposer là explique l’impression de mystère traditionnellement attaché à toute mention de l’autorité.

Or si la vérité est bien « l’autorité des choses », et par conséquent si la vérité est le paradigme de toute autorité (car n’importe quoi peut être entendu comme une « chose » au sens large), de sorte que doit être appelé « vrai » tout ce qui fait autorité, il est évident qu’en évitant la pétition de principe pour rendre compte de la vérité, on évite l’aporie pour rendre compte de l’autorité. Dire d’où vient la vérité sera donc en même temps indiquer de manière non circulaire l’effraction dont relève forcément l’autorité, réciprocité de l’imposition et de la reconnaissance autrement dit forçage de la reconnaissance.

Et certes, que le vrai soit en même temps ce qu’on sait et ce qu’on aurait pu ne jamais savoir renvoie d’une part à l’autorité du savoir et d’autre part à l’inanité de cette même autorité. Dans le savoir il y a donc un trou, et ce trou est le vrai.

Mais il faut entendre cela d’une manière dynamique pour ne pas tomber dans l’absurdité d’hypostasier le vrai (un éternel qui, on en sait pourquoi, ne relèverait pas du savoir qu’il aurait pour nature). Car si le vrai qui est ce qu’il en est (l’indicatif signifie l’indifférence autrement dit l’innocence) cela ne s’entend évidemment que par la vérité qui est qu’il en soit comme il en est (le subjonctif signifie l’implication personnelle autrement dit la responsabilité). La vérité (par opposition au vrai) n’est donc pas un fait mais un acte, et par là même un événement. Lequel ? Eh bien celui du trouagedu savoir. Trouer le savoir, cela s’appelle tout simplement faire autorité (et réciproquement : faire autorité, c’est trouer le savoir).  

Un trou du savoir qui soit le comble de toute positivité : le fait

Dans sa dimension subjective, la question de la vérité est celle non pas de la responsabilité de ce qu’on assume mais de la responsabilité de l’assumer. En quoi la vérité est proprement cette distinction, dont il revient ainsi au même de dire qu’elle est celle du su et du vrai qui le transcende, et de dire qu’elle est celle du sujet et de l’autorité d’être ce sujet. Cela dit, la notion du vrai est positive.

Car tel est bien le paradoxe du vrai : qu’il soit un trou dans le savoir et que sa notion ait valeur de paradigme pour le positif. Le vrai est irrécusable, massif, définitif, ou alors ce n’est pas le vrai[7] ! Le vrai, il faut faire avec. On ne peut pas s’arranger avec lui. On l’a dit : c’est un réel bien qu’il soit exclusif de toute réalité. Savoir ce que c’est que la vérité, c’est d’abord comprendre que le vrai soit intraitable. Quant à quoi ? Eh bien quant à l’impossibilité de ne pas le reconnaître ! Et donc quant à l’impossibilité de ne pas laisser choir les raisons qu’on aurait – ou qu’on n’aurait pas – de le reconnaître. Dire que le vrai force la reconnaissance est en effet la même chose que dire qu’il frappe d’inanité le savoir dont il relève.

La positivité du vrai est que tout savoir, donc toute articulation de signifiants et par là toute constitution subjective (être médecin ou géomètre, etc.), soit écarté. L’autorité est l’acte même de cet écart, qui consiste à substituer l’autorité de la chose (définition de la vérité) à l’autorité du savoir qu’on se représente habituellement être la vérité.

Donnons le mot de cette description : ce qu’on mentionne là est tout simplement le fait.

Par quoi on a compris que les deux notions, celle du vrai et celle du fait, n’en font en réalité qu’une, dont à chaque fois l’envers est que le savoir ne compte pas.

Chacun sait en effet que c’est la même chose de dire « il est vrai que » et de dire « c’est un fait que ». Les vérités exclusives de l’ontologie qu’on a mentionnées plus haut sont aussi bien des faits. Ainsi : c’est un fait que la neige n’est pas noire ; c’est un fait que si je dépensais tout mon argent aujourd’hui (ce dont je me garde bien), je ne pourrais plus rien m’acheter demain ; c’est un fait que Brutus n’était pas sur Mars ou sur une planète de la galaxie d’Andromède au moment de la mort de César ; et c’est aussi un fait que Napoléon n’était pas un clavier d’ordinateur.

Qu’est-ce qu’un fait ? En voici la définition : un fait est ce qu’énonce une proposition vraie. Or qu’est-ce qu’énonce une proposition vraie, sinon le vrai lui-même ?

Le paradoxe du fait est flagrant : d’un côté il n’est rien d’autre que ce qu’on sait et en ce sens est absolument transparent ; mais d’un autre côté s’il est le vrai, alors il a pour seulement pour existence l’impossibilité que le savoir compte (puisque c’est cela, la vérité). On le traduit en disant d’une part qu’un fait est un élément de savoir, et en disant d’autre part que les faits sont inaccessibles à quelque raison que ce soit – ce qu’en général on rassemble par l’idée qu’ils sont « têtus ». Qu’on soit capable d’en rendre compte, ou qu’on ne le soit pas, la notion du fait est ainsi que cela revienne exactement au même.

Le fait est donc l’identité de la transparence absolue et de l’opacité absolue.

Et certes, si le vrai est ce qu’on aurait aussi bien pu ne jamais savoir, autrement dit ce qui fait que le savoir ne compte pas, ce n’est pas par des raisons qui ne sont rien d’autre que du savoir qu’on peut l’atteindre et a fortiori le modifier : triturez les données historiques tant que vous voudrez, vous ne pourrez jamais récuser ni même nier ce fait massif que Brutus n’était pas ce jour-là sur Mars ni sur une planète de la galaxie d’Andromède !

La factualité et la vérité sont donc le même, à ceci près que celle-ci est alors désignée dans son réel : irrécusable, indifférente, irréductible, absurde, même quand elle est exhaustivement compréhensible. Et certes elle l’est, puisque le vrai d’une chose est ce qu’on en sait.

La nature ultime du fait est l’autorité

Le fait est le vrai, autrement dit ce qui fait autorité sur le savoir et le frappe d’inanité (« Au fait ! ») Il fait absolument autorité, à telle enseigne qu’il s’impose parfois au titre d’une condamnation à mort : un diagnostic médical est-il autre chose que l’énoncé d’un fait ? Il est vrai (c’est un fait) que certains faits sont au contraire des bouffées de bonheur (« Elle m’a souri !») ou des ouvertures d’avenir (« Avec ce diplôme je puis postuler à tel emploi »). On l’a dit : il y a toutes sortes de faits, d’autant qu’on peut en inventer autant qu’on veut, et même redoubler indéfiniment cette invention en produisant des vérités à propos des vérités : à chaque fois un nouveau fait sera mentionné.

Être un fait, c’est faire autorité. En témoigne que la subjectivation d’un fait ne peut ressembler à la subjectivation d’un état de choses. Celui-ci, on le constate. Un fait, au contraire, on le reconnaît. Or de quoi toute reconnaissance est-elle toujours et seulement la reconnaissance, sinon de l’autorité ?

C’est encore ce qu’on indiquera en récusant qu’à la notion de fait puisse être associée celle de sujet, puisque cela signifierait qu’à son propos le savoir compte. Cependant c’est dans leur reconnaissance que les faits se constituent : un fait que personne ne reconnaît, même en secret, n’en est pas un. Opposé au sujet pour la constatation, il faut donc invoquer l’auteur pour la reconnaissance. Mais aussi pour l’institution, ainsi qu’il est spécialement mis en avant quand les faits s’imposent comme tels c’est-à-dire dans leur irréductibilité à toute représentation. Le paradigme en est forcément le mal, puisqu’en relève ce qui est imputable à quelqu’un sans qu’on puisse se représenter qu’il en soit le sujet (« Mais comment un être humain peut-il faire cela ? »).

Dans leur factualité même, autrement dit dans leur exclusivité en nous au savoir qui les rendrait compréhensibles et par là « normaux », les faits ne peuvent donc pas avoir un sujet mais un auteur. D’ailleurs la police et les juges désigneront le criminel comme « l’auteur des faits », par opposition au sujet qu’il aurait été d’une action, même répréhensible.

Les états de choses ont un sujet, mais les faits ont un auteur.

Un auteur de quoi ? Eh bien de ce dont le propre de l’autorité est d’être l’institution : d’une responsabilité. L’auteur n’est pas celui qui est responsable (cela on peut le dire du sujet), mais celui qui est responsable de sa responsabilité. Ainsi l’auteur d’un livre : comme sujet il l’a écrit, mais c’est comme auteur qu’il l’a signé : il a endossé la responsabilité de l’avoir écrit c’est-à-dire d’en être responsable.

Dès lors que le fait est ce dont le savoir assume l’autorité, il n’y a qu’une seule manière de le dire : en produire le savoir puisque les faits ne sont rien d’autre que ce qu’on sait, mais à condition que celui-ci soit en récusation de lui-même puisque le propre d’un fait et de renvoyer à rien le savoir qu’on en a, ou qu’on n’en a pas, et donc d’être stupidement ce qu’il est (les faits sont « têtus »).

En quoi on nomme la tautologie.

Qu’est-ce en effet que la tautologie ? Littéralement, c’est l’énoncé d’un savoir (on dit quelque chose de quelque chose) qui n’en soit pourtant pas un (à cause de l’identité du sujet et du prédicat, on n’apprend rien). Cela revient à dire que la tautologie est l’indication du su, mais qu’elle l’est dans son indifférence au savoir.

Et par là même comme vrai.

Certes, le linguiste fait remarquer que le second terme d’une tautologie n’est jamais identique au premier et que cette distinction est corrélative de la situation d’énonciation : le même syntagme tautologique, par exemple « la France, c’est la France », signifie par exemple le repli (la France est le rassemblement des Français) ou la générosité (la France est une tradition d’accueil et de liberté). Mais qu’est-ce à dire, sinon qu’à chaque fois c’est une autorité qu’on détermine (l’impératif de rester entre nous, ou au contraire celui d’accueillir les opprimés) ? Si donc on met l’accent sur la distinction interne de la tautologie, on l’entend comme détermination de l’autorité, et si on ne le fait pas en en restant au redoublement du même terme, on l’entend comme mention de l’autorité.

Pourquoi par exemple faut-il obéir à la loi ? Parce qu’elle est juste ? Dans une société monstrueusement inégalitaire comme la nôtre, l’hypothèse est pour le moins comique. Parce qu’elle est utile ? Mais une loi qui est utile aux uns est nuisible aux autres. Et même si l’on trouve des lois utiles à tout le monde sur le modèle des règles du code de la route, on ne peut supprimer l’éventualité que quelqu’un ait raison de trouver qu’une loi est apparemment utile mais en réalité nuisible, ou simplement inutile. Parce qu’elle est la volonté du peuple ? Mais celui-ci est « une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu’elle veut »[8] ! Donc ni la justice ni l’utilité ni l’origine ne peuvent intervenir quand on parle de l’obéissance à la loi c’est-à-dire de notre responsabilité d’être d’abord des citoyens dans les responsabilités particulières que nous prenons. Mais alors pourquoi faut-il lui obéir ? Autrement dit pourquoi serait-il irresponsable de notre part que nous nous conduisions seulement en particuliers et non pas d’abord en citoyens ?  Pour une seule et unique raison, que voici : il faut obéir à la loi, parce que la loi est la loi et que le propre de la loi est qu’on doive lui obéir ! (Ce qu’on peut donc aussi traduire en disant « parce que notre responsabilité est d’être des citoyens et que le propre d’un citoyen est d’obéir à la loi !») Que vous le reconnaissiez comme il est impossible de ne pas le faire, et par là même vous avez reconnu l’autorité de la loi c’est-à-dire votre responsabilité de citoyen au principe des responsabilités particulières que vous assumez par ailleurs[9].

Le discours différencié dit le su, mais la tautologie dit le vrai, c’est-à-dire le fait « têtu », bêtement réfractaire à toute raison et à tout argument. Pourtant le fait ne se trouve nulle part ailleurs que dans la mention qu’on en fait, d’autant plus évidemment qu’il est négatif, conditionnel, farfelu ou même absurde – à ceci près bien sûr qu’il la transcende, simplement d’être énoncé. On rappelle que la transcendance n’est pas l’extériorité (un objet ne « transcende » pas la boîte dans laquelle on ne l’a pas rangé !) mais l’autorité, au sens où ce qui fait autorité est antérieur, postérieur et supérieur à ce qui en relève. Et certes, tout énoncé susceptible d’être vrai ou faux produit par là même du transcendant, si peu réaliste ou si fantaisiste qu’il soit : le fait que je ne puisse plus rien m’acheter demain si je dépense tout mon argent aujourd’hui est, comme tel, antérieur et postérieur à la pensée que j’en ai (il en était déjà ainsi quand je n’y pensais pas, et il en sera encore ainsi quand je n’y penserai plus), et lui est aussi supérieur (il fait que cette pensée est vraie).

4.  D’OÙ VIENT LA VÉRITÉ ?

De quoi s’agit-il quand la question est celle de la vérité, et qu’on est libéré de l’illusion de confondre le vrai avec l’état des choses ? D’énoncés, tout simplement, c’est-à-dire de langage. La transcendance, pourtant irréductible et irrécusable comme telle, n’a d’autre statut que langagier. C’est dans le langage et pas ailleurs qu’il y a – ou qu’il n’y a pas – la vérité. Ce qui revient à dire que l’être parlant est, dans l’infini des univers et l’indétermination du réel, le dépositaire du vrai. Il faut préciser ce statut dans un premier temps, avant d’en indiquer la provenance.

Ce qui autorise les choses à faire autorité

Donnons d’abord le principe : si la vérité est l’autorité des choses, alors cela signifie qu’il faut considérer ces choses non pas comme des en-soi métaphysiques dont on n’aurait d’ailleurs que l’idée (la trop fameuse « chose en soi = X ») mais comme des sujets commandantinterdisant, permettant certaines attributions. Des autorités, donc. Or être une autorité, c’est être autorisé à être une autorité ; autrement dit c’est relever d’une autorité qui soit comme telle antérieure, postérieure et supérieure, en un mot transcendante. Quelle est l’autorité dont relève l’autorité des choses, c’est-à-dire la vérité ? Celle qu’on indique ainsi :

Quand je dis que la neige est blanche, je prends la responsabilité que la neige soit sujet d’être blanche.

Personne ne dit que la neige réelle est sujet : c’est une substance dont le rapport au blanc est d’expression (le blanc l’exprime dans l’ordre de la couleur, comme le froid l’exprime dans l’ordre de la température). Aussi parlé-je de la neige transcendant ma parole parce que constituée par elle : contrairement à la neige réelle, celle-ci est ce que j’en disdès lors que ma parole n’est pas celle d’un irresponsable. Et certes il n’est pas plus irresponsable de dire que la neige n’est pas composée de limaille métallique que de dire qu’elle est composée de cristaux de glace, puisque dans les deux cas c’est un fait !

Que ce soit un fait ne signifie aucunement qu’on mentionne là un « état » de la neige : cela signifie seulement qu’en le disant, je ne me conduis pas en irresponsable !

Quand donc je prends, en le disant, la responsabilité que la neige soit sujet d’être blanche, j’identifie la question de la vérité de cette proposition à celle de la garantie qu’en assure ma prise de responsabilité ou plus exactement qu’en assure mon refus d’être un locuteur irresponsable comme je le serais si je n’étais que ce que la réalité a fait de moi – ainsi qu’il en serait si être moi n’était pas mon affaire.

Récapitulons le raisonnement dans ses arguments et leur articulation : 1) la vérité est l’autorité des choses ; 2) l’autorité des choses est l’autorité de faire autorité en commandant, interdisant ou permettant toutes sortes d’attributions ; 3) les deux notions de l’autorité et de la responsabilité étant l’envers l’une de l’autre, l’autorité des choses de faire autorité est l’envers d’une responsabilité de les avoir installées dans la transcendance en prenant, de manière responsable, la responsabilité d’en parler.

Voilà pourquoi la question de l’essence puis de la possibilité de la vérité s’accomplit finalement dans celle de comprendre de quelle autorité la responsabilité d’être locuteur est l’envers.

L’autorité originaire, donc la responsabilité originaire

De ce qui précède découle que la question de l’origine de la vérité doive se formuler ainsi : de quelle autorité notre responsabilité d’être sujet est-elle forcément l’envers ? Autrement dit : qu’est-ce qui nous a causés à être non seulement des répondants, mais des répondants de répondre ?

Voici l’élément qui va décider de la réponse :

Parler n’est jamais simplement parler, parce que c’est déjà répondre – sinon parler ne serait pas dire quelque chose de quelque chose (un transcendant), et ce ne serait adressé à personne qui ait inséparablement à valider ce qu’on a dit et qu’on l’ait dit. Parler c’est dire à quelqu’un quelque chose à propos de quelque chose. D’une manière générale parler consiste donc à répondre. Ainsi la toute première de nos paroles était en réalité seconde : en nous, ce qui est premier et originel, c’est la secondarité.

Qu’est-ce que cela signifie, sinon que notre responsabilité de répondre est l’envers d’une autorité de faire répondre, autrement dit d’une interpellation ? Et certes interpeller est un acte d’autorité c’est-à-dire d’institution en responsabilité.

Qu’est-ce à dire, concrètement ? Ceci : qu’en nous interpellant on nous a donné la parole, et qu’en répondant nous avons validé ce don de la parole qui nous instituait en sujet. Ou plutôt qui l’avait toujours déjà fait en nous étant adressé, puisqu’on n’adresse pas un don à une chose, ni même à un simple vivant, mais à un sujet. Quel sujet ? Eh bien celui dont cette adresse était déjà en elle-même la supposition et donc, puisqu’elle était effective, a été l’institution. Il y avait un individu vivant mais il a été écarté comme tel par cette institution. Laquelle était celle d’un inexistant.

Quel inexistant ? Eh bien celui que nous sommes désormais, nous qui avons pour affaire (et non pas pour être !) d’assumer (et non pas d’être !) un certain individu que le monde a produit à une certaine place. C’est la notion du sujet tel qu’elle s’impose à propos des parlants : être sujet ne consiste pas pour eux à être les sujets qu’ils sont, contrairement aux vivants qui n’ont pas été « interpellés en sujets »[10], mais à avoir pour affaire d’être les sujets qu’ils sont, et que par là même ils ne seront jamais. En interpellant, alors qu’il n’y avait qu’un vivant, on a écarté ce vivant pour faire advenir le sujet que l’interpellation constituait comme son pôle, et réellement puisqu’elle était réelle. C’est pourquoi un sujet n’a d’être que la perte toujours déjà avérée de son être[11].

Le point décisif est que l’interpellation soit et reste réelle et que cela suffise à constituer l’inexistant (= rien, en fait) que nous « sommes ». Quand on confondait le sujet avec l’individu, et qu’on croyait forcément qu’il y avait un être du sujet, il fallait inventer pour passer d’une notion à l’autre toutes sortes de fantasmagories théologico-métaphysiques, dont le paradigme est l’âme comme insufflation de divinité. Or il n’y a rien que l’adresse qui a frappé un vivant et a substitué l’« inexistence » du sujet à l’être de l’individu. Seulement que cette adresse a été réelle, et qu’un vivant en a pâti. Ainsi comprend-on que la vie, qui devrait s’entendre en termes d’être, soit désormais notre avoir : qu’on puisse disposer de sa vie prouve bien qu’on lui est extérieur, alors qu’il n’y a rien en dehors d’elle (s’il y avait quelque chose, ce serait toujours la vie).

Reste évidemment à résoudre la contradiction des deux vérités qu’on vient d’indiquer :  que vivre consiste pour nous à être l’autorité dont on relève, et qu’en général une autorité ne soit rien d’autre que l’envers de l’autorité dont elle-même relève. On a noté en effet la réciprocité des deux notions : être responsable, par exemple d’un service administratif, c’est toujours être responsable de rendre responsable – ce qu’on peut encore énoncer en disant que faire autorité, c’est toujours autoriser à faire autorité. Or si toute autorité est l’envers d’une autorité précédente, est-ce qu’on ne tombe pas, en disant cela, dans le risque du renvoi à l’infini dont on a également vu qu’il était celui de l’exténuation et donc de la disparition de toute responsabilité ? Cependant le sujet est catégoriquement affirmé, dans son inexistence : on dira ce qu’on voudra, n’empêche que je suis moi ! Non pas certes au sens où je le « serais » mais au sens où il est irréductible et irrécusable qu’être celui que je me trouve être est bien mon affaire.

La réponse est donnée par une formule de Sartre qui va barrer cette éventualité, précisément en ceci qu’elle s’énonce l’impossibilité de confondre le sujet et l’individu : « Tout homme est une société en acte ». Et certes une société n’est pas une collection d’individus rassemblés sur un territoire comme des petits pois dans une boîte. C’est quoi, alors ? Voici la réponse : c’est un champ d’autorités c’est-à-dire, précisément, d’« interpellations des individus en sujets », mais aussi de constitutions de sujets, donc d’autorités d’être soi, qui ne sont pas des individus (les institutions, les personnes « morales », l’État lui-même, qui ont bien à chaque fois pour affaire d’être ce qu’ils se trouvent être – et par là ne le sont donc pas).

Pourquoi cette réponse lève-telle la difficulté qu’aurait représentée une naïve réitération, telle qu’on l’aurait formulée en disant qu’à travers toute interpellation particulière, par exemple celle des parents penchés sur un berceau, c’est le social en général qui interpelle ? Parce qu’elle fait que la question du social lui-même ne se pose pas (ni donc celle de « Dieu » à quoi il aurait alors fallu la renvoyer !) Et pourquoi ne se pose-t-elle pas ? Pour cette raison, qui est le décisif de notre ensemble : chaque élément du social, étant réellement constitué comme une responsabilité par l’autorité effective des autres, a pour réalité d’en être la validation et pas simplement l’effet.

Que la responsabilité originaire soit celle du vrai

La réponse qu’on vient de donner vaut pour la légitimité. Au lieu que sa question se perde dans le renvoi à l’infini des légitimations qui devraient elles-mêmes être légitimées, elle s’arrête en un point qu’on peut dire celui de la légitimité de chacun à être sujet. Elle n’est pas un statut appliqué de l’extérieur, comme quand on confère le droit d’être défendue contre la pollution à une rivière ou à une montagne, mais bien une propriété au sens où c’est la même chose d’être sujet et de valider d’avoir été institué en sujet forcément sans soi. Comment ? En étant sujet de quelque chose et non pas de rien, puisque telle était à l’origine la distinction du savoir et de la vérité (si le savoir ne l’avait été que du su il ne l’aurait été de rien, de sorte que c’est la même chose pour lui d’être savoir de quelque chose – donc savoir tout court – et de l’être du vrai)..

De n’importe quoi, alors ? Bien sûr que non ! Pourquoi ? Eh bien parce qu’il y a des choses dont il serait irresponsable de prendre la responsabilité, et qui ne valideraient donc pas qu’on en soit responsable.

Quelles choses ? Tautologiquement : celles qui ne comptent pas ! Par quoi on entend celles qui ne sont pas institutrices de l’être sujet dans son autorité mais qui au contraire le supposent – et donc restent étrangères à toute idée de valider qu’on le soit.

L’argument est moins abstrait qu’il ne semble, puisqu’il signifie que vivre n’est plus possible quand plus rien ne compte pour nous, alors même que tout ce qui importe (toutes les conditions et toutes les déterminations de la vie) resterait assuré.

Certes, mais notre question était celle de la vérité, laquelle est en propre non pas tant celle du faire (encore qu’il y ait de la vérité à faire ce qui relève de notre autorité à être sujet) que celle du dire. N’oublions pas que la question de la vérité reste originellement langagière, comme on l’a appris des vérités négatives, conditionnelles, farfelues et même absurdes qui constituent des rocs factuels alors que ce sont des énoncés produits sur l’instant. Dès lors l’argumentation est simple :

Interpeller, c’est instituer la responsabilité de répondre ; et instituer la responsabilité de répondre, c’est donner la parole. Or qu’est-ce qu’une parole dont on puisse dire qu’elle atteste du caractère responsable de sa profération, sinon une parole vraie ? Car elle doit relever en même temps de l’autorité du savoir, hors de quoi elle serait en elle-même irresponsable, et de l’autorité de s’autoriser du savoir, hors de quoi elle serait celle d’un locuteur irresponsable !

Qu’est-ce en effet que parler, sinon valider le don qui a été fait de la parole ?

Dès lors reconnaît-on que valider le don de la parole en disant le vrai soit la même chose que valider son propre « être » de sujet, et qu’inversement valider son propre être de sujet consiste à dire le vrai. Non pas bien sûr au sens de ne pas mentir (il y a des mensonges qu’il serait irresponsable de ne pas faire, et pas seulement en politique) mais au sens d’une parole qui… compte, c’est-à-dire qui ait pour enjeu la responsabilité même d’être sujet, tant chez celui qui la profère que chez celui qui la recueille.

D’où la corrélation qu’on a exposée de la vérité et non pas de la responsabilité, mais de la responsabilité d’être responsable.

Telle est finalement l’origine de la vérité : que nous ayons été institués sans nous en sujets quand la parole nous a été donnée, mais que ce soit par là même notre affaire de valider que nous l’ayons été.

CONCLUSION

Il y a ce qu’on sait, relativement à quoi l’alternative est d’avoir raison ou d’avoir tort dans l’autorité du savoir. Par ailleurs il y a le vrai, relativement à quoi l’alternative est d’avoir raison ou tort dans la responsabilité que chacun est de lui-même.

Le premier ordre est celui de ce qui importe, en ce que cela suppose que nous soyons déjà des sujets ; le second est celui de ce qui compte en ce qu’en procède notre responsabilité d’être sujet. Le su est ce qui importe, mais le vrai est ce qui compte, et c’est de cette division que nous sommes faits, puisque nous sommes en même temps responsables de ce que nous disons (le savoir compte) et responsables de le dire (le savoir ne compte pas).

La vérité est cette distinction, puisque le vrai des choses est ce qu’on en sait mais qu’on aurait aussi bien pu ne pas savoir – de sorte que par « vérité » c’est l’indistinction de l’identité du vrai au su et de la transcendance du su par le vrai qu’on entend. Cette indistinction ne l’est que dans la responsabilité qu’on en prend qui est pour chacun, sujet déterminé d’un certain savoir (médecin ou géomètre, parent ou voisin, etc.), l’autorité et donc la responsabilité d’être soi.

En témoigne cette condition particulière qu’être sujet : contrairement au simple vivant qui vit tant que c’est possible, l’être parlant ne vit qu’autant que c’est acceptable, c’est-à-dire qu’autant que la validation du don qui lui a été fait de la parole n’a pas été frappée d’impossibilité.

 Autrement dit encore : chacun de nous ne vit qu’autant que sa question et celle de la vérité restent la même.

NOTES

[1] C’est uniquement à supposer ce caractère catégorique de la distinction du vrai et du faux qu’on peut ensuite y revenir en décalant l’exigence, par exemple avec des logiques « floues ».

[2] On comprend ainsi que le syntagme « autorité du savoir » constitue une définition : celle que Platon a cherchée en vain et vers laquelle tend toute son œuvre, et que ses successeurs n’ont pas d’avantage trouvée, pas même Hegel qui l’a pourtant soupçonnée (et dont la lecture constitue tout notre mérite). « Autorité du savoir » est en effet la définition enfin exacte du bien. Le lecteur philosophe le vérifiera en réfléchissant sur ce que Platon dit de l’Idée ou Aristote de la cause finale, mais aussi et surtout en considérant sa propre sensibilité à ce qu’il faut faire (par exemple secourir un être qui souffre). N’oublions pas en effet que l’autorité est affaire de sensibilité, puisqu’une autorité qui ne s’impose pas et donc ne traumatise pas n’en est pas une. Par là même devine-t-on ce que c’est que le mal, connaissance elle aussi vainement cherchée (vanité qui se traduit par deux absurdités : soit par sa négation – tout mal serait en réalité en malheur, à commencer par celui d’être méchant, et donc une innocence – soit par son hypostase – tout mal serait l’effectuation d’un principe diabolique). La définition qu’on vient de donner du bien fait en effet comprendre que le mal, c’est que le savoir ne compte pas (par exemple je sais que cet objet qui me plaît est la propriété de quelqu’un ; je m’en empare quand même). Le lecteur philosophe déjà cité devine alors que la question du mal est la même que celle de la vérité (« que le savoir ne compte pas »). De fait, les non parlants, qui sont innocents d’eux-mêmes donc d’être responsables de ce dont ils sont indéniablement responsables, sont par là même innocents de tout (les prédateurs font du mal : ils ne font pas le mal).

[3] Du cantonnier de village à la présidente des plus hautes instances académiques, tout le monde en témoigne : on a oublié tous les cours de son cursus secondaire sauf le cours de philosophie dont par ailleurs (c’est-à-dire au niveau des énoncés) rien n’est pourtant resté.

[4] Nous ne l’avons jamais ignoré, puisqu’on commence par expliciter la notion en distinguant le vrai de la vérité, et en disant que le vrai était ce qu’il en est tandis que la vérité est qu’il en soit comme il en est – le premier s’indiquant à l’indicatif qui est le mode de l’indifférence et la seconde au subjonctif qui est le mode de l’implication personnelle.

[5] Le lecteur sait qu’il n’y a rien d’imaginaire dans ces deux éventualités. La politique suppose bien sûr cette irréductibilité absolue de l’élection au choix et ne peut être pensée sans elle ; mais aussi l’amour, comme chacun sait (on n’aime pas à cause de qualités et on aime malgré les défauts), et d’une manière générale l’ensemble de la culture, dont on comprend ainsi qu’elle est un ordre de vérité avant d’être un ordre de savoir. Car la question du savoir est celle de la responsabilité du sujet tandis que celle de la vérité est celle de la responsabilité d’être sujet. Mais alors cela ouvre à une autre équivalence, aussi étonnante : celle de la vérité et de l’élection. Le lecteur n’aura pas de mal à l’admettre quand nous lui aurons fait remarquer qu’il revient au même de dire que le su est le commun (et certes savoir est à la portée de n’importe qui) et de dire que le vrai, qui en est seulement la distinction, est l’élu.

[6] On ne confond pas la vérité avec l’exactitude, ni par conséquent la question des vérités qu’on peut trouver chez un auteur avec celle de l’éventuelle « adéquation » de ce qu’il dit à ce que nous saurions par ailleurs, notamment de l’avoir vécu. Car c’est bien de son « autorité » qu’il s’agit là : celle-là même qui cause la vérité. Ainsi dira-t-on par exemple que la « vraie » ambition est celle qui est balzacienne, comme la « vraie » jalousie est celle qui est proustienne, tout comme la « vraie » anthropologie est celle qui est lévi-straussienne, ou le « vrai » inconscient celui qui est lacanien. Non pas qu’il n’y en ait pas d’autres mais ici, à chaque fois, c’est parmi ces entités l’élu qu’on mentionne. (Cf. note précédente, sur l’équivalence des notions de vérité et d’élection.) Dans la société marchande cela se traduit par les « marques » qui sont à chaque fois des instances d’autorité, et par conséquent de vérité. Ainsi le jeune jettera-t-il rageusement par terre les chaussures de sport belles et confortables que ses parents viennent de lui acheter : lui, c’étaient des vraies qu’il voulait (c’est-à-dire des Nike).

[7] N’oublions pas qu’on parle ici du vrai dans sa notion, et non pas d’acquis de savoirs dont la réalité se confond avec l’exigence d’être complétés et par là même réactualisés.

[8] Rousseau, du Contrat social, livre II, ch. 6.

[9] On peut donc reprendre la question des choses vraies abordée dans les notes précédentes en disant que ce sont celles qui réclament une indication tautologique, par opposition aux autres qui relèvent du discours différencié et qui sont ou bien fausses quand elles se donnent comme vraies, ou bien simplement réelles au sens d’effectuer des savoirs dans l’horizon du monde. Des billets de banque fabriqués nuitamment avec les encres, les papiers et les machines de l’imprimerie officielle sont des faux, d’abord en principe parce que la vérité est « l’autorité des choses » et qu’ils ne sont autorisés à n’autoriser aucun achat, ensuite en réalité parce qu’ils se donnent pour des vrais. On peut donc les dire. Mais les vrais, pour lesquels les faux se donnent ? On peut seulement répéter à leur propos que ce ne sont pas des faux !

[10] La formule est de Louis Althusser à propos de l’idéologie. Si cette dernière est le social en général considéré comme adressant, on peut la reprendre et dire qu’il revient au même de dire qu’on n’existe qu’à « inexister » (puisqu’exister n’est pas notre être mais notre affaire) et de dire qu’on n’existe que dans l’idéologie et pas dans la réalité. Il ne faut pas confondre le sujet et l’individu que, précisément, l’idéologie « interpelle en sujet ».

[11] En témoigne ce que nous ne cessons de dire, et qu’il faut faire l’effort d’entendre au lieu d’y plaquer paresseusement la catégorie représentative de la substance : si je suis, c’est forcément que je ne suis pas ! « Sum » ne peut pas être un absolu, parce qu’alors « être » ne serait l’affaire de personne. Or c’est forcément l’affaire de quelqu’un (c’est moi qui suis !) : un « inexistant » qui n’a d’autre réalité que son lieu, lequel est celui de l’interpellation – raison pour laquelle, selon les formules de Lacan, « le sujet est au lieu de l’Autre » et a pour inconscient c’est-à-dire pour réalité « le discours de l’Autre ».