Séduction et distinction

Ce qui nous séduit nous enjoint de rompre avec la nécessité qui détermine comme destinée la vie qu’on mène. « Change ta vie », cela signifie donc d’abord : « rompt avec le chemin qu’il serait, pour n’importe qui à ta place, normal de suivre », et par conséquent aussi « cesse de laisser au savoir  le gouvernement de ton devenir». Le moment de la séduction sera donc par excellence celui de la contingence : on ne peut être séduit que par quelque chose qu’on n’aurait jamais imaginé, qui surgit contre toute probabilité. Cela signifie que ne peuvent nous séduire que des choses qui attestent que le savoir ne compte pas. Et certes, c’est toujours du savoir qu’on est détourné quand on est séduit : la vie qu’on allait mener, et qu’on ne mènera peut-être pas, est bien celle que posait le savoir de notre situation. Pas de différence, pour les réalités qui nous séduisent, entre l’impossibilité devant laquelle elles nous mettent d’en appeler au savoir en nous signifiant que notre question n’est pas celle du savoir dont on relève et la nécessité, qui en est donc l’envers, que, devant leur injonction, nous ne nous autorisions que de nous-mêmes (« prends tes responsabilités ! ». La séduction, c’est toujours la rencontre  d’un objet qui n’est pas n’importe quoi et d’un sujet qui, par là même, va réaliser qu’il n’est pas n’importe qui.

Contingence et distinction

La question de la rencontre est celle l’effet du contingent comme tel – un effet de séduction, donc, dès lors que cet effet ne peut être réfléchi que comme interpellation, mise en demeure : on s’autorisait depuis toujours des raisons qu’on avait, eh bien maintenant, il n’en est plus question. Or la question pour le sujet est toujours la même : celle d’être sujet, puisqu’être sujet, cela consiste à avoir pour affaire et non pas pour nature d’être sujet, sinon être sujet serait être une sorte d’objet dont la nature serait simplement spécifique et paradoxale. Quand le savoir compte, chacun répond à cette question qui est la sienne par les rôles, la compétence ou, pour dire la même chose d’une manière non réflexive, par les raisons conscientes et inconscientes qui justifieront son action – dès lors toujours finalisée. La finalité de l’action et son anonymat sont donc strictement corrélatives : si des raisons justifient ce qu’on fait, alors cela doit être fait – sous entendu : par n’importe qui, c’est-à-dire par quiconque sait que cela doit être fait. Pas de différence par conséquent entre s’autoriser des raisons (de son rôle, de son statut, de son savoir) et avoir cédé sur sa propre singularité – ce qui s’appelle tout simplement la condition commune. La séduction, c’est d’en être détourné par un objet qui rappelle au contraire que les réponses communes, justement en tant qu’elles sont des réponses, obturent la question que chacun reste pour lui-même et par conséquent ne comptent pas. Tout le monde en fait l’expérience, dans toutes sortes de domaines et à tous les niveaux : ce qui nous séduit nous détourne de la réponse commune pour nous renvoyer à la question singulière que nous reconnaissons alors avoir été depuis toujours pour nous-mêmes.

Commun signifie, indifféremment pour l’objet et pour le sujet, « autorisé du savoir » (ou de la place, ce qui revient au même) et « finalisé ». Le propre du commun est en effet de pouvoir être expliqué par quelqu’un, et c’est toujours par l’appel à un bien, immédiat ou réflexif (l’utile, l’agréable, ou le bon) qu’il le fera, avérant ainsi que n’importe qui à sa place en eût effectué la nécessité. Etre commun, pour un objet et aussi pour un sujet, c’est donc être susceptible d’être compris : déterminer une compréhension qui sera donc seule à compter. En ce sens l’objet commun est n’importe quoi (on peut parler d’une table, ou d’une chaise comme vous voulez) et le sujet n’importe qui (prenons quelqu’un au hasard dans la rue). Etre un sujet commun, c’est donc avérer à chaque instant qu’on est n’importe qui (éventuellement une personne vertueuse, puisqu’une bonne action est celle que n’importe qui doit accomplit) : quelqu’un en qui il est toujours possible de se reconnaître dès lors qu’on repéré la particularité d’une place qui aurait pu aussi bien être la nôtre. Très concrètement, on sait qu’on a affaire à un sujet commun, si particulier qu’il soit, quand on pose la proposition suivante : « à sa place, c’est-à-dire dans sa situation objective et surtout subjective, n’importe qui aurait fait ce qu’il a fait ». Permettre cela, à savoir une compréhension par n’importe qui et donc avant tout par soi-même, c’est être commun : notre question de sujet et la question de notre bien sont la même. Bref on est commun quand rien ne compte que d’être commun, ainsi que le signifient expressément les notions de place (à sa placej’aurais fait ce qu’il a fait), de justification (il n’y a d’action que comme la poursuite d’un bien, même si elle est parfois paradoxale) et donc de compréhension (on peut toujours comprendre un sujet en se mettant à sa place et en se représentant le bien qu’il poursuivait dans la situation qui était la sienne). La philosophie a construit une notion qui n’est absolument rien d’autre que la réflexion du caractère « commun » ainsi défini, et c’est la métaphysique dont le fondateur, Platon, produit l’essentiel de son œuvre comme un combat contre la séduction.

A bon droit, car la séduction est, par un certain objet contingent, le détournement de cette condition qu’il est impossible à n’importe qui de ne pas reconnaître pour la sienne. L’objet qui séduit le fait simplement de n’être pas commun, au sens où le savoir qu’on en peut produire, si satisfaisant qu’il soit pour n’importe qui, ne comptera pas : en face de cet objet, et contrairement à ce qui se passe pour tout autre, être n’importe qui, cela ne vaut pas. Ainsi le savoir commun dont n’importe quoi relève est d’emblée distingué d’une vérité qui reste celle de l’objet – dont il suffit par conséquent de dire qu’il n’est pas vrai qu’il soit n’importe quoi, bien que la réflexion, qui porte sur lui comme elle porte n’importe quoi, soit fondée à poser le contraire. Il l’est donc, certes, sauf que ça ne compte pas : cette femme dont on vient de croiser le regard dans la rue, est bien sûr un élément quelconque de la foule parisienne ; mais celui qui nous le rappelle parle pour ne rien dire, qui ne voit pas que la question n’est pas là.

La séduction est donc la corrélation de deux impossibilités d’être commun : celle de l’objet qui est contingent et dont la question n’est dès lors pas celle du savoir qui le caractériserait et en rendrait compte, et celle du sujet dont aucune raison ne saurait à sa place régler la question essentielle, qui est celle d’être sujet. Nous avons reconnu la propriété de cette question que le sujet est pour lui-même dans la distinction des remords de celui qui n’aura pas consenti à être séduit et des regrets de celui qui aura renoncé à ce qui le tentait. La question de la tentation est expressément celle du sujet commun et c’est d’abord d’en être détourné par un certain objet qu’on est séduit, c’est-à-dire avant tout mis au pied de son propre mur. Depuis la nécessité multiforme de tout, il y a le sujet commun (qu’on peut aussi dire « sujet de la métaphysique ») et dont il suffit de dire qu’il est un sujet – condition qui constitue donc son innocence d’être responsable – et par ailleurs, depuis la contingence de l’objet,  il y a ce sujet qui réalise n’avoir pas cédé sur sa responsabilité d’être sujet et qu’il faut dire, par conséquent, distingué. On ne peut tenter qu’un sujet commun, on ne peut séduire qu’un sujet distingué – au moins au sens où on le distingue – du sujet quelconque c’est-à-dire du sujet de la tentation qu’il est forcément par ailleurs.

La séduction est une affaire de distinction, et on peut en formuler la question en disant qu’il appartient à un objet distingué (cette femme aperçue dans la foule, ce n’est assurément pas n’importe quelle femme !) de mettre celui qui n’est déjà plus un sujet au pied du mur de sa propre distinction d’avec cette condition commune. Tout ce qui séduit est d’une manière ou d’une autre distingué, et d’abord distingué de lui-même au sens où il est exactement le même que ses semblables à la communauté desquels il n’appartiendra pourtant jamais. Corrélativement le propre de ce qui est distingué est de distinguer, puisqu’on ne peut pas constaterune distinction mais seulement une différence, et qu’il faut dès lors prendre sur soi qu’elle en soit une : on ne peut en appeler à aucune raison dont la réalité serait pour nous en même temps une justification (vous voyez bien que j’ai raison) et une excuse (je n’y suis pour rien, moi, si les raisons sont ce qu’elles sont).

La distinction est donc toujours signifiée subjectivement par l’opposition qu’il faut faire entre reconnaître et apercevoir : n’importe qui aperçoit, mais seul un sujet qui n’est pas désinvolte avec l’affaire d’être sujet peut reconnaître, puisque reconnaître, c’est prendre sur soi et donc en quelque sorte signer ou contresigner qu’il en soit ainsi. Or prendre sur soi d’être sujet d’une reconnaissance quand n’importe qui l’est spontanément d’une aperception et donc, réflexivement, d’une constatation, c’est être détourné par l’objet de l’innocence d’être responsable (être un sujet : on est innocent de ce qu’on constate) vers la responsabilité d’être responsable (reconnaître consiste à « prendre sur soi que »). Et certes la distinction du sujet par rapport à sa simple nature de sujet a depuis toujours été la sienne – puisqu’il a par exemple reconnu cette femme là où n’importe qui aurait seulement aperçu une passante quelconque présentant telle ou telle qualité. D’où l’évidence d’une antériorité de l’affaire d’être sujet sur la nature d’être un sujet, qui ne fait qu’un avec le vécu de la séduction : cette question d’être sujet que l’objet me met en demeure d’assumer, c’est le même pour moi de l’entendre (être séduit et non pas tenté) et de reconnaître qu’elle a toujours été la mienne et que c’est de me précéder moi-même comme sujet (l’affaire d’être sujet avant la nature d’être un sujet) que j’ai l’autorité de reconnaître et donc d’être séduit.

D’où le paradoxe existentiel de la séduction qui est en même temps une réflexion et la découverte d’une distinction, c’est-à-dire de la possibilité, pour soi, de faire autorité hors de soi, en étrangeté à soi. Car moi, je ne suis jamais qu’un sujet : celui que n’importe qui aurait été à ma place, et qui se pose toujours la question de son bien (et certes il y a toutes sortes de biens). Pourtant l’objet contingent s’adresse à moi, me mettant par là même en demeure de cesser d’être ce sujet commun que j’éprouve pourtant être :renvoyant à rien le savoir qui identifie son destinataire au sujet quelconque, il me fait reconnaître par là même que mon statut éprouvé de sujet quelconque n’est pas ma vérité – laquelle m’échappe puisqu’elle se trouve en lui. Cette reconnaissance de l’objet comme enveloppant une vérité dont on ignore tout mais dont il vient de nous signifier qu’elle est la nôtre depuis toujours, c’est bien sûr la séduction même.

Vérité  ou savoir

La séduction est l’effet sur le sujet de l’objet contingent, et c’est toujours un effet de distinction. La distinction de soi-même, c’est la reconnaissance dans l’objet qu’on n’a pas pour vérité la réalité qu’on a en soi et dont, comme à propos de n’importe quoi, un savoir est au moins possibleLa distinction est donc en même temps une aliénation : il n’y a de distinction subjective que comme inscription dans l’objet d’une vérité du sujet – une distinction objective s’entendant seulement de ce que le savoir qui rend compte de l’objet n’en soit pas la vérité, puisque cet objet résiste à la compréhension sans pour autant rien lui objecter, autrement dit qu’il reste énigmatique. La distinction objective, c’est l’énigme, et la distinction subjective, c’est la séduction. D’où cette évidence que rien ne peut jamais nous séduire qu’à nous apparaître sur le mode de l’énigme (un regard par exemple, dont on ne sait pourquoi il se pose sur nous, dont on n’arrive pas à déterminer s’il nous invite ou nous rejette) – rien ne pouvant au contraire nous tenter qu’à nous apparaître sur le mode de la possibilité représentative. La vérité de ce qui me tente est ainsi constituée des biens que je me représente, alors qu’au contraire la vérité de ce qui me séduit l’est d’une responsabilité d’être sujet (par opposition à l’innocence d’être un sujet) que j’aperçois dans l’objet lui-même comme son caractère énigmatique. Une énigme, en effet, c’est la même chose qu’une contingence avec ceci en plus qu’un sujet y soit par là même mis au pied de son propre mur, la question qu’elle pose étant non pas celle de sa résolution comme si elle n’était qu’un problème mais celle de son interprétation. Or interpréter, ainsi qu’on le voit notamment en psychanalyse, en musique, en histoire de la philosophie, c’est toujours la même chose : reconnaître qu’un sujet était là depuis le début en train de faire sienne et d’affronter la question de ce que c’est qu’être sujet. Tout ce qui séduit est énigmatique en ce sens : dans l’objet nous apercevons non pas simplement notre question ignorée jusque là, et dont on ne verrait pas comment elle pourrait se distinguer de celle de notre bien (par exemple cette inconnue : elle serait la figure de mon bonheur), mais un travail de subjectivation déjà commencé, qui était le nôtre depuis toujours sans que nous le sachions (par exemple cette inconnue : je réalise que j’ai passé ma vie à attendre de la rencontrer).

Le sujet voit son savoir dans l’objet de la tentation, il voit sa vérité dans celui de la séduction – vérité s’entendant ici à partir de l’idée banale d’être vraiment sujet, où l’on signifie que s’y constitue notre responsabilité et non pas notre innocence, notre « affaire » et non pas notre nature métaphysique. A l’évidence de ce qui tente s’oppose le caractère énigmatique de ce qui séduit, et cette opposition, expressément constitutive de la séduction (car séduire, justement, ce n’est pas tenter !), est celle du savoir et de la vérité. Rien là dont tout le monde n’ait pas connaissance : les réalités énigmatiques avèrent clairement que quand on sait tout à propos d’elles, on n’a toujours rien en matière de vérité – et donc que la vérité tient précisément à ce surcroît que le savoir manque d’autant plus qu’il épuise mieux son objet. Les réalités énigmatiques nous convoquent expressément puisque la place qui apparaît au-delà du savoir est très précisément celle du sujet que nous sommes, non pas en tant qu’il est un sujet (on n’aurait alors qu’une structure, un systèmes de places objectivable dont un savoir de second degré serait alors la vérité) mais en tant qu’il a à se décider, à prendre sur lui d’être un sujet, bref à faire sa propre affaire  de cette différence du savoir et de la vérité. Car il s’agit bien de reconnaître et non pas d’apercevoir, pour le sujet qui situe donc sa vérité là où il ne peut pas (se) représenter qu’elle est : là où elle était depuis toujours sans qu’il l’ait su. Cela signifie que chacun peut aussi bien faire semblant de n’avoir rien reconnu en matière de distinction et s’en tenir à la confusion commune en continuant de s’identifier à des rôles et à des idéaux, ou au contraire apercevoir dans l’énigme l’irréductibilité de la « vraie » vie qu’il se doit depuis toujours de mener à la vie commune. Alors il ira chercher son identité là où il découvre qu’elle a toujours été : dans l’objet. Telle est pour le sujet l’alternative radicale qu’une formulation métaphysique présenterait comme étant celle du bien et du vrai, qu’une formulation logique dirait être celle du savoir et de la vérité, mais qu’il est plus simple pour nous de dire être celle de la tentation et de la séduction ou encore celle de l’existence commune et de la distinction.

On présente la distinction en opposant être un sujet à être sujet – ce dernier terme renvoyant indistinctement à lui-même (être sujet d’être sujet) et à son autre (être sujet d’être un sujet), puisqu’en fait, être sujet, cela consiste à être un sujet. En réalité mais pas en vérité, et c’est cette différence que le redoublement de la notion signifie expressément : être sujet d’être sujet, c’est être vraiment sujet, alors qu’être un sujet, c’est être réellement sujet, forcément (c’est un fait qu’on est sujet).  L’objet qui séduit renvoie à cette distinction : «Arrête de te chercher des raisons ! Décide toi ! Prends enfin tes responsabilités ! ». La sommation de cesser d’être un sujet quelconque pour des attributions pour advenir comme sujet pour une imputation (qu’être sujet te soit imputé !), cette sommation, donc, est sommation à la distinction ou, plus simplement, à la vérité : « Sois vraiment sujet en cessant de mettre le savoir à la place de ta responsabilité d’être sujet ! » Il n’y a donc jamais qu’une seule distinction et c’est toujours d’elle que la séduction est la mise en œuvre, objective et subjective : celle du savoir et de la vérité.

Avoir depuis toujours cédé sur cette distinction, ce qui consiste tout simplement à faire ce qu’on peut et à agir pour le mieux,  c’est être commun. N’avoir jamais cédé sur cette distinction, ce qui implique qu’on soit sujet de la reconnaissance là où tout le monde a raison d’être sujet de l’aperception, c’est avoir engagé une existence qui soit pour soi-même aussi exclusive de l’innocence de celui qui n’a pas demandé à être sujet que de la culpabilité de celui qui aurait sciemment ramené à rien le savoir du pire ce qui se profilait. Au sujet commun il appartient d’être excusé quand il est innocent et de pouvoir être pardonné quand il ne l’est pas. L’objet de la séduction, lui, fait sortir de cette condition : aller chercher son identité là où l’on découvre qu’elle a toujours été mais là où nul ne pourra se représenter qu’elle était, dans l’objet, c’est basculer dans la condition d’être à jamais sans excuse ni pardon. D’aucuns pourraient considérer cette formule comme une bonne définition de la liberté. Assujettissement à l’objet d’un sujet qui jusque là s’autorisait de son savoir (de sa compétence, de sa place, de son inconscient, etc.), la séduction en général, et à quelque échelle qu’on la considère, est le passage dans cette condition dont il apparaît ainsi qu’elle est celle de la vérité, subjectivement parlant : cette « vraie vie » dont tout ce qui séduit est à chaque fois la promesse et dont l’acceptation de l’éventualité du pire ne peut même pas être le prix.

Cette acceptation, en quoi on a tout de suite vu critère de la séduction (« Cette femme, tu sais très bien qu’elle te quittera quand tu n’auras plus d’argent ! ») prend maintenant son véritable sens, qui n’est pas simplement la rupture avec le service des biens ni celui du refus que désormais le savoir compte et qu’on pourrait se représenter comme analogue à celle de l’enfant qui ne veut pas savoir que la potion qu’il trouve amère lui est prescrite pour son bien. Non : s’y réalise l’irréductibilité de la vérité au savoir (et donc du vrai au bien), en tant que cette irréductibilité oppose le redoublement de la notion d’être sujet à sa simple position : par le savoir dont on s’autorise on est sujet c’est-à-dire responsable, mais quand le savoir ne compte pas, cette même responsabilité, on en aura pris la responsabilité ! Le redoublement de la notion, c’est ce que nous avons l’habitude de faire équivaloir à la mention de la vérité : « responsable d’être responsable » équivaut à « vraiment responsable ». La vérité comme facteur apparaît donc dans la distinction alors qu’elle disparaissait dans l’existence commune, puisque la réflexion devait structurellement l’identifier au savoir. En toute distinction, quelle qu’en soit la détermination, il s’agit de ce facteur comme redoublement de la notion. Un bourgeois distingué, par exemple, n’est pas bourgeois de manière sociologique comme le sont tous les autres : il l’est de manière bourgeoise – ce qui signifie concrètement qu’il a la bourgeoisie non pas simplement comme catégorie d’appartenance (c’est aussi le cas du parvenu) mais aussi comme origine. Et ainsi de suite pour tous les exemples qu’on voudra prendre.

La distinction et la vérité sont le même, quand on parle de l’objet : un bourgeois distingué, pour garder le même exemple, c’est un vrai bourgeois (ce que le parvenu enrage de ne pas être), autrement dit un bourgeois séduisant puisqu’il montre que c’est la vérité qui compte et non pas la réalité. La distinction du sujet telle qu’elle apparaît dans la séduction, par opposition à sa réduction au commun telle qu’elle apparaît dans la tentation, c’est par conséquent son accession à sa vérité de sujet : non pas au sujet qu’il est actuellement mais au sujet qu’il est originellement – à ce sujet d’être sujet que sa condition de sujet a toujours déjà refoulé, et dont on comprend alors que l’objet assure le retour. Dans ce qui me séduit, je suis à nouveau celui que j’étais, et que j’avais cessé d’être depuis toujours. Il n’y a donc pas de séduction qui ne soit mise en œuvre de l’origine du sujet, en tant que cette origine est elle-même subjective alors qu’on pourrait y voir un fait dont la réalité du sujet découlerait en toute innocence. On l’a dit : l’identité du sujet, c’est l’objetà ceci près que cet objet est déjà subjectif. Et certes il l’est, puisqu’il séduit, c’est-à-dire somme, enjoint, met au pied du mur ! Une chose ne peut pas séduire c’est-à-dire détourner : elle peut juste plaire. D’ailleurs elle ne peut même pas tenter : il faut toujours un tentateur qui la présente d’une manière telle que des jouissances y miroitent. Rien de tel, dans la séduction : pas de miroitement de jouissances mais seulement une promesse – la promesse d’une vérité dont la réalité de l’objet, justement comme prometteuse, atteste qu’elle est déjà subjectivement engagée.

La vraie vie n’est pas l’objet de l’objet (au sens de l’objet qu’il promettrait) mais déjà sa réalité, à lui qui promet. Interrogeons alors le sujet propre de la promesse, qui s’oppose à l’engagement comme la séduction s’oppose à la tentation, et nous saurons alors en quoi la vraie vie consiste ! Nous le ferons en examinant cette notion, mais il est sûr qu’on peut déjà en donner la définition, formellement, en nous appuyant sur ce qui vient d’être dit du redoublement des notions : la vraie vie, celle qui consiste à être sujet d’être sujet (par opposition à la condition métaphysique d’être un sujet) c’est forcément d’être, comme sujet, cause de la vérité dans sa distinction d’avec le  savoir. Pour que l’énigme ne soit pas trop abstraite, signalons au lecteur que cette indication revient à l’inviter à se demander s’il n’y a pas des personnes dont il suffit qu’une chose soit de leur fait pour qu’elle soit vraie et pas simplement réelle… Aussitôt il répondra par la seule notion possible, qui est celle de l’autorité : tout le monde sait que de telles personnes existent, puisque ce sont les auteurs.

C’est spécialement évident en philosophie, puisque ce terme désigne la réflexion sur la vérité comme vérité. Il y a tous ceux qui « font » d’une manière ou d’une autre de la philosophie, ce qui est une vie somme toute assez estimable – et par ailleurs, en « distinction », il y a les « auteurs », dont personne, dès lors, ne peut nier que leur vie soit la « vraie ». Mais on peut trouver cela dans beaucoup d’autres domaines, car il est possible d’être « auteur », c’est-à-dire cause de ce qu’elles soient vraies, d’une multitude de choses… Et les « auteurs », au moins en philosophie, qui niera qu’ils sont éminemment séduisants ?

Jalousie et envie

On a distingué l’existence commune qui consiste à s’autoriser du savoir (ou de la place en tant qu’elle est le savoir réel d’un système) et donc identifier sa question de sujet à celle de son bien, de la distinction qui consiste au contraire à prendre sur soi d’être sujet en reconnaissant ce qu’on n’a aucune raison de constater. Le sujet commun est assujetti au savoir qui se définit de valoir pour n’importe qui, tandis que le sujet distingué relève, comme sujet, de l’antériorité qu’il est pour lui-même – puisque cet objet qu’il prend sur lui de valider en le reconnaissant, c’est bien à lui, dès lors déjà distingué, qu’il est apparu comme une énigme et donc comme une sommation à être enfin sujet. La question logique du sujet commun est celle de l’attribution, tandis que celle du sujet distingué est celle de l’imputation. Pour le premier sa question est celle de son bien et c’est pourquoi il donnera lieu à l’envie. Le sujet des biens, forcément, on l’envie d’avoir tout ce dont on pourrait jouir. Pour le second au contraire sa question est celle de sa responsabilité de sujet et c’est pourquoi, lui, on va non pas l’envier, certes non, mais le jalouser. La jalousie s’oppose à l’envie comme la distinction s’oppose à la condition commune, comme la question de l’imputation d’être sujets’oppose à la question de l’attribution des biens. La distinction n’est rien puisqu’elle n’est pas une différence, et ne peut donc pas être constatée ; mais, indépendamment de la responsabilité qu’on peut prendre de la reconnaître, elle est facile à repérer : il suffit de suivre le regard des jaloux. Par « jalousie » on entendra donc essentiellement le savoir de la distinction, qui se réfléchit le plus souvent en ignorance de la différence (« Mais enfin, qu’est-ce qu’il a de plus que moi ? Rien ! Alors ? »

C’est aussi, bien sûr, l’opposition de la tentation et de la séduction. On envie celui qui a cédé à la tentation, même si on le désapprouve, mais on jalouse celui qui a consenti à la séduction, même si on se figure (souvent à juste raison) qu’il a été à sa perte : on voudrait être à la place du premier mais on enrage de ce que la question du second n’ait pas été, comme la nôtre, celle de son bien et donc de sa place – dont par ailleurs on ne voudrait pas pour un empire. Lui, à cause de l’objet qui l’a séduit et qui n’était pas son bien (au contraire, le plus souvent), tout le monde reconnaît que sa responsabilité de sujet peut lui être imputée. Voilà ce qu’on jalouse, et qu’on n’envie surtout pas. Qui voudrait par exemple de la vie que s’est faite Proust, bourgeois séduit par la littérature ? Ou, pour prendre un exemple dans la publicité définie comme industrie de la séduction, qui voudrait de la vie d’un employé de bureau assez sot pour s’imaginer en « conquérant des grands espaces » parce qu’il vient d’acheter à tempéraments une voiture dont la réclame l’a séduit ? Personne, bien sûr, à moins d’être fou. Eh bien c’est très précisément la raison qui fera qu’on ne les enviera pas mais qu’on les jalousera !

On peut assurément envier le fait d’avoir écrit la Recherche quand on a soi-même besogné la énième thèse de mille pages sur l’idée de bonheur dans la littérature du dix-huitième siècle ; plus évidemment encore, on peut envier la voiture neuve de l’employé quand on est soi-même forcé de prendre l’autobus aux heures de pointe. Mais eux, comme sujets, on ne les envie pas. Tout au contraire : quel soulagement de ne pas être attelé à une œuvre aussi épuisante que celle qui a tué Proust ! Quelle satisfaction de n’être pas aussi naïf que ceux qui se font « avoir » par de puériles stratégies publicitaires ! Non : si on les jalouse, c’est parc queces sujets ont osé sauter le pas et, dans le sublime du premier exemple ou le ridicule du second (peu importe), ils ont reconnu c’est-à-dire pris sur eux que la vie commune ne soit pas vraie, puisqu’ils l’ont récusée (se tuer au travail, acheter une voiture à crédit en s’appuyant sur une raison de nature onirique). Or – et tout est là –  n’importe qui ne pouvait pas opérer une telle reconnaissance de la non vérité de la vie commune et de la vérité d’une autre vie, puisqu’il n’y a littéralement aucune raison de reconnaître (aucune différence dont on puisse faire un bien supplémentaire) ! Pour cette raison même, et si triviale qu’elle puisse être dans certains cas, les sujets de la séduction  ne sont pas n’importe qui. La jalousie porte expressément là-dessus, sur cette distinction en tant qu’elle n’est pas une différence (qu’alors on envierait).  N’étant pas n’importe qui, le sujet de la séduction a osé. Et cela, en tant que cela témoigne de sa distinction, on ne le lui pardonnera pas.

Tel d’ailleurs est le vrai objet de la publicité, si elle est bien l’industrie de la séduction dont on a présenté l’idée : avérer par son achat qu’on n’est pas n’importe qui en se faisant le sujet d’une acquisition qu’il est impossible à n’importe qui de faire !  Les dénonciations habituelles de la publicité comme puissance qui nous pousserait à « consommer » empêchent de le voir (ou plutôt : permettent de ne pas le voir), puisqu’ils ont tous pour sens de nous faire confondre la séduction dont elle est le devenir-industrie avec la tentation pour la marchandise dont elle serait la généralisation. Croire ou faire croire que la question est de consommer, c’est masquer le seul et unique enjeu du destinataire des messages publicitaires, qui est de devenir un sujet distingué c’est-à-dire inexcusable quand il est innocent et  impardonnable quand il ne l’est pas ! D’expérience, tout le monde sait en effet que ce n’est jamais un bienqu’on puisse lui envier que l’acheteur entend se procurer en se conformant aux injonctions identifiantes, mais tout au contraire quelque chose qui fasse de lui un sujet qu’on jalouse.

Tel est le secret de ce qu’on appelle très justement l’acte d’achat, en tant qu’il est bien un acte et surtout pas une action : qu’y soit impliqué un sujet (acte) et non pas une raison (action), laquelle serait en l’occurrence de jouissance. Cela signifie concrètement que la publicité ne promet pas du tout des biens mais uniquement des distinctions – dont on jouira par exemple dans le regard à la fois admirateur et mauvais des autres automobilistes, qui ont eux aussi vu le petit film à la télévision et lu le slogan sur les affiches. Car eux, ils sont restés dans la vie commune, dans laquelle on agit raisonnablement en restant au service de son bien tel qu’on peut l’apercevoir (ce qui exclut notamment qu’on dépense des sommes absurdes pour ne pas devenir un « conquérant des grands espaces »). L’acheteur du dernier produit vanté, aura par contre osé faire la distinction entre la vraie vie et la vie commune, si folle qu’ensuite cette distinction se donne à réfléchir ! En quoi sa distinction apparaît, enjeu – cet apparaître – de toute la stratégie des agences publicitaires et surtout des acheteurs eux-mêmes (n’oublions jamais que la séduction est une complicité). Car si quelqu’un a osé, c’est qu’il était sujet singulier de l’audace, contrairement à tous les autres qui ne sont à chaque fois sujet indifférent que du « bon sens » (approprier les attributions : les raisons réalistes au réel, les raisons oniriques au rêve) ou du « sens commun » (apprécier, évaluer, hiérarchiser selon les nécessités d’un monde où tous puissent se rencontrer). Par l’acte d’achat expressément distingué de l’action d’acheter, on a donc conquis le droit de considérer qu’on n’était plus une personne du commun (par exemple un automobiliste), mais à chaque fois l’élu de la vérité opposé au sujet indifférent du savoir (ici : l’élu de la vraie conduite automobile).

Apparaître comme l’élu ou susciter la jalousie, chacun sait que c’est la même chose, même sans connaître l’histoire d’Abel et de Caïn. Cela consiste à avoir pour existence subjective la distinction, qui est toujours et partout toujours la même : celle de la réalité (ou du savoir qui en est la réflexion) et de la vérité. Il n’y a donc jamais qu’un seul enjeu, quand on parle de séduction (et certes celui des frères dont l’offrande a été acceptée alors qu’elle n’était en rien supérieure à l’autre est séduisant, donc jalousé) : la vérité, dont la notion s’entend à l’encontre de celle du savoir et dont l’élu est forcément l’incarnation puisqu’on n’élit qu’à ce que les raisons qu’on aurait de choisir ne comptent pas, comme on le voit notamment en politique. Dans les frères, pour garder le paradigme biblique, il y a donc celui qui est le vrai, et d’autre part il y a l’autre.Celui-ci peut avoir toutes les qualités du monde c’est-à-dire toutes les raisons du monde d’être choisi (son offrande peut avoir plus de valeur), c’est toujours celui-là qui séduit : il est l’élu. Il n’y a pas de pardon, pour ça.

Revenons alors à la lettre de notre notion, et présentons ainsi la conséquence de ce qui précède : si séduire consiste à détourner de la vie commune pour amener à la vraie vie, c’est que la vraie vie, dans quelque domaine que ce soit, est toujours celle de l’élu. Par exemple n’avons-nous pas tous le sentiment que, relativement à nous qui pouvons plus ou moins bien noircir du papier, Proust est un élu de la littérature ? Et ainsi de suite dans tous les domaines que l’on voudra considérer – et aussi à tous les niveaux, puisque la séduction est de structure fractale. Nos sociétés ont même fait une industrie de cette vérité. La séduction a toujours le même enjeu : être l’élu. (Qui l’ignore, notamment dans la séduction amoureuse ?)

Conclusion : l’enjeu et l’objet

En quoi nous découvrons alors l’objet de la séduction. Car si l’enjeu de la séduction est le statut d’élu, celui-ci s’oppose à tout autre (à son frère, paradigmatiquement) en renvoyant à rien les raisons qu’on peut, et même qu’on doit, objecter à son impardonnable privilège. Renvoyer à rien les raisons, cela s’appelle décider parce qu’on ne décide qu’à se décider et qu’on ne se décide qu’à ne pas avoir le savoir pour excuse d’un échec éventuel. Décider, en d’autres termes, ce n’est pas constater que pour une chose le meilleur est ceci et le pire cela, non, c’est prendre la responsabilité de cette chose, et plus précisément encore prendre la responsabilité de la responsabilité de cette chose – puisqu’on ne décide qu’à décider de se décider. Cela s’appelle exercer l’autorité. Exercer l’autorité, c’est renvoyer à rien les raisons qui seraient contraignantes pour tout autreAinsi fait l’élu, en politique, relativement aux rapports d’expertise qu’on a déposés sur son bureau (l’élu mais pas le fonctionnaire !). Dire par conséquent que l’enjeu de la séduction est d’être l’élu, c’est dire aussi bien que l’objet de la séduction est l’autorité.

D’où cette conclusion programmatique pour le philosophe : c’est toujours et seulement l’autorité qui séduit.

Reste à savoir pourquoi l’autorité séduit ? Pour répondre à cette question, il suffit de se demander quel est son effet propre, dès lors qu’on ne la confond ni avec la puissance ni avec le pouvoir. La réponse est évidente : l’effet de l’autorité, c’est toujours et seulement d’autoriser. On le voit de mille manières, notamment en considérant l’autorité sociale qui fonctionne en cascade (par exemple le titulaire d’un diplôme D a autorité pour conférer le diplôme D-1). Une autorité, du point de vue de notre notion, c’est donc une promesse d’autorisation. La dernière question de la séduction est alors de se demander de quelle autorisation l’autorité qui séduit serait en fin de compte la promesse. Nous donnons formellement la réponse à cette question – une réponse qui, là encore, est un programme d’avantage qu’une conclusion quand nous rappelons que la question du sujet, dans la séduction, est d’être enfin sujet.