La séduction : La justesse contre la justice (3)

Plus nous avons le sentiment de la justesse à propos d’une chose qu’on a rencontrée (une œuvre d’art, une attention amicale, etc.) et plus elle nous séduit. Dire par exemple qu’un vêtement nous va particulièrement bien quand nous l’essayons, c’est déjà avouer qu’il nous a séduits, et qu’avec lui (toutes proportions gardées bien sûr : on se réfère à la nature fractale de notre notion) une nouvelle vie commence. La justesse, qui est susceptible de degrés, est ainsi la mesure de la séduction : une chose est d’autant plus séduisante ou une menée d’autant plus séductrice qu’elle donne plus le sentiment de la justesse, ou qu’elle y prétend plus (« voyez le hasard qui nous réunis : nous étions faits pour nous rencontrer ! ») Il suffit de faire montre de justesse pour séduire. On peut ainsi donner de la séduction la définition opératoire suivante : l’effet de la justesse en tant que justesse. Ce n’est donc pas par hasard que le chant est depuis toujours présenté comme un paradigme de séduction : s’y joue qu’un sujet reconnaisse dans l’objet vocal quelque chose de sa vérité. Et c’est toujours aux sirènes qu’on se réfère mythologiquement quand il est question de séduction, c’est-à-dire d’être détourné du service de son bien et de sa représentation (gouverner le navire, rentrer à Ithaque..). Et comment comprendre ce détournement ? Homère le leur fait dire : « car tous s’en vont se récréer avec nous et apprendre les secrets les plus ignorés ». Or, nous le demandons : quel secret peut être plus ignoré d’un homme que sa propre vérité, qu’il aura la plupart du temps passé son existence entière à méconnaître en servant son bien ?

Dès lors aperçoit-on que la question de la justesse ne fait qu’avec celle d’être sujet – d’être vraiment sujet. Et cela vaut jusque dans le domaine de la représentation, puisqu’un vêtement qui nous va bien est celui qui donne de nous l’idée de quelqu’un qui soit vraiment sujet – au moins de son habillement. Et certes une personne vêtue à la six-quatre-deux ne donne pas cette idée : comme vêtements, elle s’est emparée de n’importe quoi parce qu’on ne peut pas sortir tout nu dans la rue, de sorte que c’est une nécessité étrangère à elle, une nécessité où sa propre question n’est pas en cause qui rend compte de son accoutrement. Inversement une personne élégante, si sotte, égoïste ou même méchante qu’elle puisse être par ailleurs, donne ce sentiment de vérité auquel Proust a su nous rendre sensible en en faisant son affaire. Laquelle était, pour lui comme pour chacun de nous, celle d’être sujet là où l’on ne se représente pas qu’on puisse l’être. La question de la justesse, donc, est toujours celle de l’apparition d’un sujet là où il n’était pas possible qu’il fût, là où la structure générale d’anticipation ne valait pas.

La justesse : nouer responsabilité et vérité
On l’ignore en général, mais la question de la justesse est un aspect de celle de la vérité, et même un aspect essentiel. Quand je dis qu’on l’ignore, il faut nuancer : en fait, on n’est pas sans le savoir, puisque le contraire du juste, au sens de la justesse, n’est pas l’injuste mais le faux. Le contraire de chanter juste, par exemple, n’est pas de chanter « injuste » mais de « chanter faux ». Aucune originalité dans l’approche que nous proposons, par conséquent, qui consiste à montrer qu’en tout ce qui est juste il doit s’agir de ce qui est vrai – la vérité s’entendant de ce qu’un sujet prenne sur lui de la distinguer de la réalité, advenant par là même envers et contre tout à être sujet d’être sujet, autrement dit à être vraiment sujet.

Parce que tout le monde sait que la question du juste est la question du contraire du faux, il est donc pour le moins étonnant que la corrélation entre justesse et vérité soit autant ignorée. Cela tient bien sûr à la confusion habituelle de la représentation dont l’absurdité (on appelle « vérité » le savoir satisfaisant alors que c’est précisément de s’opposer à celle de savoir que la notion de vérité a un sens) montre qu’il ne s’agit pas d’une ignorance mais bien d’un refus, ou plus précisément d’un refoulement. Il faut qu’on refoule la question qui naît de la disjonction du savoir et de la vérité – question dont il est facile de voir qu’elle est celle de la responsabilité qu’un sujet prendra de celle-ci en avérant l’inconsistance de celui-là (tout savoir peut toujours être réfléchi et par là même déterminer un doute). Car de ce que je sais, il faut encore que je prenne sur moi que ce soit vrai : il ne suffit pas que j’en sois sûr, puisqu’on peut encore et toujours me renvoyer à moi-même en mentionnant adverbialement la vérité comme une prise de responsabilité dont on pointe la nécessité. Rien là que de très banal et que de très familier à tout le monde, comme on le voit de ce qu’un question comme celle-ci : « ce que tu as vu, est-ce que tu l’as vraiment vu ? » peut prendre la forme d’une équivalence comme celle-là : « Tu l’as vraiment vu ? Décide-toi ! » (et non pas « scrute plus attentivement ton souvenir » comme il aurait été logique).

La confusion du savoir et de la vérité n’est pas l’effet d’une ignorance mais la marque d’un refoulement, celui de la responsabilité d’être sujet par les nécessités inhérentes au fait d’être un sujet. On peut dire exactement la même chose du point de vue de l’objet en disant que la question du bien (celle de la représentation dont la structure est l’anticipation et qui s’accomplit nécessairement en finalité) n’est rien d’autre que le refoulement de la question du vrai. Car la question des biens et du bien ne s’impose jamais que pour bannir la question du vrai en tant qu’elle est celle d’être soi et non pas n’importe qui, en tant qu’elle est celle de la séduction et non pas de la réflexion. Cela revient encore à dire que la question de la nécessité objective et subjective des choses n’a originellement de sens qu’à parer, pour chacun, à l’éventualité de rencontrer sa propre question. Cette éventualité, nous sommes en train de la penser, puisque c’est le moment de la séduction (on a déjà dit que toute la métaphysique se constituait comme machine de guerre contre la séduction). Or ce mécanisme est parfois battu en brèche quand un certain objet tombe à pic au milieu des évidences de la représentation, parce qu’il fait alors surgir cette responsabilité même dont il ne fallait surtout pas parler et qui n’est autre que la responsabilité qu’un sujet, prenant alors sur lui d’être vraiment sujet, prend du vrai. Le paradoxe du juste, en effet, c’est qu’il exige du sujet cette responsabilité même qui le fait être vraiment sujet en prenant sur soi que le vrai ne soit pas le réel.

Cela, nous ne l’inventons pas : c’est ce que tout le monde dit sans (vouloir) y prêter attention dès lors qu’on mentionne le contraire de la justesse – comme dans l’exemple de quelqu’un qui chante faux. Car celui qui chante faux montre que le chant n’est pas son affaire – l’affaire de chacun étant toujours et seulement, quoi qu’on imagine d’autre pour le dénier, d’être vraiment sujet.

On s’en convaincra facilement en réfléchissant sur la distinction princeps de la responsabilité qui est, comme on l’a dit souvent, celle de la constatation et de la reconnaissance. Car la justesse, on ne la constate pas : on la reconnaît. En quoi elle s’oppose, d’une opposition qui la constitue comme justesse, à l’exactitude qui, elle, relève de la constatation.

Justesse et exactitude
Rappelons le concept de cette distinction. On ne constate que ce dont on est innocent : dire qu’on constate qu’il pleut, c’est dire qu’on n’y est pour rien. Au contraire on ne reconnaît que ce dont on prend la responsabilité – le paradigme étant constitué par l’autorité, qui est tout entière constituée par la responsabilité qu’on prend de la reconnaître. Et certes, il faut bien prendre cette responsabilité, puisqu’en soi l’autorité n’est absolument rien (ce qui est quelque chose, c’est le pouvoir ou c’est la puissance). On va voir que ce rapprochement imposé par l’idée de reconnaissance est loin d’être insignifiant, chacun de nous sachant très bien que la justesse est une manière de faire autorité (une remarque juste est toujours suivie d’un instant de silence, par exemple).
La justesse, venons-nous de dire, n’est pas quelque chose qui se constate mais quelque chose qui se reconnaît.

Un lecteur à l’esprit scientifique s’étonnera de cette remarque, et pointera la dimension objective des phénomènes de justesse : quand quelqu’un chante juste ou chante faux, tout le monde l’entend. Un accord, pareillement, sonne juste ou sonne faux selon des règles harmonique parfaitement établies. Il insistera, à propos de la voix : non seulement la justesse ou la fausseté sont aperceptibles par n’importe qui mais encore on peut les objectiver par des mesures : la note chantée est à telle fréquence ou elle ne l’est pas, elle s’y tient ou elle ne s’y tient pas. Aucune discussion n’est possible devant l’écran de l’oscilloscope, où il semble bien qu’on doive constater la justesse ou la fausseté. En effet, et c’est cette objection qui fait apparaître l’essence de la justesse, dont on donnera par conséquent la définition suivante : la justesse, c’est la distinction de l’exactitude. Disons la même chose autrement : le juste, c’est pareil que l’exact, sauf que ça ne compte pas.

Qu’est-ce qui compte, alors ? La responsabilité d’être sujet, bien sûr, qui est par là même celle de la distinction du vrai relativement au réel. Nous allons essayer de le montrer en mettant d’abord en avant l’impossibilité que le juste et l’exact diffèrent en quoi que ce soit.

Tomber juste, c’est en effet tomber exactement là où il fallait, quand il fallait – au bon moment, à point nommé, comme on dit. Aucun doute n’est donc possible sur la nécessité de voir dans l’exactitude le principe objectif de la justesse. L’exactitude, on le sait, relève de la superposition, et surtout d’une superposition qui soit sans reste. Bannir le reste est la démarche pratique dont l’idée d’exactitude est la traduction. Si on dit par exemple qu’un meuble mesure juste un mètre, cela signifie qu’il ne mesure ni plus ni moins : il mesure exactement un mètre au sens où les extrémités d’une règle d’un mètre coïncideraient parfaitement avec les siennes. On parle de mesure exacte quand on s’est parfaitement assuré de la superposition entre, par exemple, la graduation de la règle et l’objet à mesurer : le zéro coïncide avec le bord droit de l’objet et un autre nombre avec le bord gauche, et il ne reste rien ni dans l’objet mesuré ni dans l’instrument de la mesure, qui déborde de cette coïncidence : pas de vide, pas d’espace qu’il faudrait alors prendre sur soi d’évaluer. Quand on a banni cette éventualité dont on voit qu’elle n’est pas seulement objective, alors la mesure est exacte. Le culte de l’exactitude et le refus de prendre sur soi sa propre question de sujet sont donc strictement corrélatifs – comme on le voit notamment avec l’exemple des fanatiques dont tout le savoir religieux consiste à pouvoir réciter exactement de longs textes sur le sens desquels il est absolument interdit de s’interroger, et dont la fréquente formation universitaire est exclusivement technique et mathématique (ce sont souvent des ingénieurs ou des informaticiens : le programme fonctionne ou il ne fonctionne pas, et on ne sort pas de cette alternative).

Le contraire de l’exactitude est l’approximation. Si je dis que ce meuble mesure approximativement un mètre, vous comprenez que sa longueur pourrait aussi bien être quatre-vingt-dix-sept centimètres, ou un mètre zéro cinq. La distinction est loin d’être négligeable, car si je fais part à quelqu’un, par exemple à un menuisier à qui je commanderais des rayons de bibliothèque, d’une mesure seulement approximative, il va immédiatement fait appel à ce qui fait qu’un sujet est sujet, à savoir sa décision. « Vos rayons de bibliothèque, vous voulez qu’ils mesurent combien : quatre-vingt-quinze centimètres, un mètre, un mètre zéro trois ? Décidez-vous ! » Et là, il faudra bien que je prenne sur moi de donner une indication univoque, faute de quoi le bon de commande ne sera pas rempli. Qu’ensuite lesdits rayons ne conviennent pas aux aménagements de ma maison, et le professionnel me rappellera qu’il s’agira là de la responsabilité que j’aurai prise. Mais qu’ils conviennent, et je parlerai alors de la justesse de mon coup d’œil, dont le corrélat aura été l’exactitude des indications fournies (les artisans parlent souvent d’avoir « le compas dans l’œil » pour désigner la justesse d’une estimation apparemment trop rapide). On l’a compris : le contraire du juste n’est pas l’injuste (qui renvoie à la justice et non à la justesse), mais c’est le même que le contraire de l’exact : l’approximatif. Qu’est-ce que chanter faux, en effet ? c’est faire entendre une note qui est approximativement un do ou un ré. Celui qui chante juste fait entendre une note qui est exactement un do ou un ré. D’ailleurs on peut l’établir objectivement : la superposition de diagrammes issus d’enregistrements serait parfaite, sans décalage, sans reste.

Ce qui n’est pas « juste », au sens de la justesse, renvoie donc à un décalage. Lequel ?

La question du sujet
Ici, il faut être particulièrement attentif et ne pas en rester à l’idée que ce décalage serait le lieu de l’existence subjective. Toute la distinction entre le juste et l’exact se joue ici, où précisément il n’y pas de différence. Traduisons : pointer la corrélation de l’approximatif et du subjectif, c’est poser à propos du sujet une question qui n’est pas la même, selon qu’il s’agira de penser l’exactitude ou de penser la justesse. De l’exactitude à la justesse, la distinction se fait donc au niveau de la question du sujet. Les lecteurs des développements précédents ont déjà compris où nous voulons en venir : c’est le fait d’être un sujet et non pas une machine à pointeur laser qui rend compte de l’approximation d’une mesure qu’on peut fournir à l’artisan, alors que c’est à la question d’être sujet, qui est la question propre à chaque sujet, que renvoie la notion de justesse. Bref, notre idée est la suivante : pas de différence entre l’exactitude et la justesse, mais seulement une distinction, laquelle est la même que celle qu’il faut (prendre sur soi de) faire entre être un sujet, ce qui est une condition métaphysique dont on est parfaitement innocent (un sujet n’est pas plus responsable qu’un caillou d’en être un) et être sujet, une condition éthique qui est non seulement celle de la responsabilité, mais celle de la responsabilité d’être responsable. Bref, être un sujet est notre nature alors qu’être sujet est notre affaire – de sorte que par justesse on entendrait, dans l’objet et non pas dans le sujet,, l’affaire d’être sujet. La justesse, selon nous, est très précisément cela, et pas autre chose : que l’affaire d’être sujet qui caractérise chaque sujet (« être sa propre question » – laquelle est bien toujours et seulement celle d’être sujet) se trouve non pas en lui, enkystée sous la forme d’on ne sait quelle « authenticité » qui rendrait sa vie meilleure qu’une autre (et certes il vaut mieux être authentique qu’inauthentique), mais au contraire là où il ne pouvait pas savoir, dans l’objet dont il vient de faire la rencontre. Attachons-nous à le montrer, c’est-à-dire à faire reconnaître la corrélation de la justesse et de la séduction.

Le lien de l’approximatif et du subjectif va évidemment de soi, comme on vient de le dire, et on peut le concrétiser d’abord trivialement, en parlant de l’imperfection humaine : mes aperceptions visuelles n’ont pas la précisions d’un laser, ni mes estimations la nécessité imparable d’un logiciel de reconnaissance des formes et de calcul des probabilités. Aucun doute sur cette origine de l’approximation. Mais l’essentiel réside pour nous la réalité du sujet telle qu’on la reconnaît en la distinguant de son idéalité. C’est le phénomène bien connu du négatif inhérent à l’existence subjective : le professeur de mathématiques constate que toutes les bonnes copies sont identiques et donc anonymes (Dieu ou une machine auraient écrit les mêmes raisonnements : une nécessité objective qui se déroule), de sorte qu’il les confond (elles sont en quelque sorte des duplicats du corrigé qu’il avait préparé); par contre il distingue chacune des mauvaises copies, chaque élève ayant sa façon à lui de se tromper. Tous les domaines dans lesquelles une position subjective est définie d’avance relèvent de la même évidence : pour le médecin, une personne saine est parfaitement transparente : il ne voit que les malades dont chacun a sa façon de ne pas être comme les ouvrages savants disent qu’il faut être, et ainsi de suite. D’un point de vue abstraitement représentatif, on traduit habituellement cela en disant que son caractère objectif rend forcément la vérité unique, alors que le caractère subjectif de l’erreur la rend indéfiniment multiple.

S’agissant de la justesse, c’est-à-dire de ce qui tombe à pic, de ce qui vient à point nommé, etc., la question n’est pas du tout la même. En effet, on vient de parler de la réalité du sujet par opposition à l’idéal (l’élève studieux, le patient génétiquement chanceux et qui mène une vie saine, etc.) d’une nécessité définie par le savoir, alors que la question de la justesse est celle de la vérité du sujet. Dans le premier cas, on a l’opposition idéal / réel, alors que notre notion concerne, à propos d’un sujet dont la réalité va de soi, la question de savoir s’il est vraiment sujet, ou s’il l’est faussement. C’est ce que montre paradigmatiquement l’exemple du chant : celui qui chante faux chante réellement, bien sûr, mais on peut dire qu’il est faussement sujet du chant, et qu’il s’oppose en cela à celui qui en est vraiment sujet ! Aucune confusion n’est donc possible, et la question du reste banni, inhérente à la question de l’exactitude n’est plus celle d’un décalage qui dise la réalité du sujet parce qu’alors chanter juste reviendrait à émettre les mêmes sons qu’un générateur de fréquences, ce qui est absurde – bien qu’on doive reconnaître cette hypothèse comme celle d’une parfaite exactitude des notes. L’absurdité de l’hypothèse dit l’irréductibilité de la justesse à l’exactitude, dont elle ne diffère pourtant pas.

Au contraire, entendre une personne qui chante juste, c’est entendre un chant qui se déploie. Un chant n’est pas une suite de notes telle qu’un appareil peut les produire, mais c’est un acte, qui a toujours un objet même s’il est le plus souvent méconnu. On le voit très bien quand on parle de chanter les louanges de quelqu’un, par exemple, mais notre idée est de reconnaître en tout chant le chant de quelque chose – non pas au sens de chanter une partition, mais au sens de chanter la vie, chanter la liberté, chanter le désespoir, chanter l’exil, etc. Et certes on peut chanter des choses moins profondes, mais cela ne change rien : les rengaines commerciales chantent la consommation, l’agitation, le bruit, le refus de penser, le besoin d’être ordinaire, et ainsi de suite – ce qui est, quoi que nous en ayons par ailleurs, encore chanter quelque chose. Bref, dans tous les cas, même les plus paradoxaux et les moins authentiques (on a déjà dit que l’authenticité, qui est un bien, n’avait strictement rien à voir avec la vérité), le chant est la responsabilité qu’un sujet prend de quelque chose : les Noirs de la fin du dix-neuvième siècle américain prenaient concrètement sur eux leur propre question d’être sujets, et marquaient par le jazz qui naissait que cette question naissait de la liberté perdue. Seulement la question du sujet n’est pas d’ordre représentatif : elle est dans son réel, en l’occurrence sa pulsion vocale telle que l’objet en est constitué. Une des raisons du caractère paradigmatique du chant quand on parle de justesse est sa nature pulsionnelle : la valse aussi est pulsionnelle, mais on voit bien que chanter une valse eût été sans aucune justesse pour ceux qui récoltaient le coton (ce qui signifie concrètement que n’importe quel corps n’est pas susceptible de n’importe quelle musique, toute question d’apprentissage mise à part). On peut bien sûr chanter « juste » en faisant entendre une œuvre vocale qu’on aura travaillée, mais la justesse sera alors celle du sujet en général : l’exécution de l’œuvre y aura pour vérité celle d’un sujet quelconque, simplement particularisé (un homme ou une femme, jeune ou vieux, français ou étranger, etc..), et l’on reconnaît alors que cette justesse a en soi quelque chose de faux. Chanter juste une tyrolienne, par exemple, c’est faire semblant d’être un tyrolien – du kitsch et rien d’autre (on ne sait pas, dans de tels exemples, si chanter faux ne serait pas finalement préférable).

La justesse, donc, c’est que la vérité du sujet et la réalité de l’objet soient le même. La fausseté, c’est qu’ils diffèrent.

Si nous revenons à la question de l’exactitude qui est celle du bannissement du reste, nous devons nous demander – la justesse ne différant pas de l’exactitude – comment il faut le nommer. Posons la question autrement : quand on chante, joue, ou parle « faux », c’est qu’il y a un surplus au chant, à la pièce, à la parole qui est le facteur de la fausseté. Quel est-il ?

On répondra très simplement : celui qui chante faux n’est pas fait sujet par la note qui, par exemple, s’élance vers le ciel ou au contraire s’enfonce dans les profondeur de la terre, mais par sa volonté de chanter. Celui qui joue faux veut être vu et admiré, celui qui parle faux est en représentation au sens où par exemple il veut plaire. Etre faux, c’est vouloir être. Chanter, jouer, parler faux, en un mot, c’est vouloir chanter, jouer ou parler. L’opposition est donc simple : la fausseté, c’est que le sujet se présente comme celui qui décide. Cette présentation aux autres et à soi-même est une sorte de mensonge, parce que la décision est toujours extérieure au sujet, puisqu’on ne décide jamais que quand on n’a pas de raison, quand il y en a autant d’un côté que de l’autre, ou quand il est clair qu’elles ne comptent pas (« arrêter de peser le pour et le contre, et décidez-vous ! »).

Dans l’exemple du chant, on dira que c’est tout simplement la voix du sujet (son réel, son corps, sa pulsion…) et l’idéalité du chant devenus la même chose – l’objet apparaissant clairement comme la vérité du sujet. Par exemple le chantre orthodoxe descend jusqu’au royaume des morts… emportant avec lui les assistants dont la tête est remplie de sa voix. Mais on pourrait aussi parler d’« envolées » lyriques par lesquelles des salles entières ont pu être transportées, et ainsi de suite.

Telle est la justesse : chacun, même dans ces exemples collectifs choisis à dessein, a pris sur lui que la voix qui le traversait soit en même temps sa propre question matérialisée (par exemple son rapport aux ancêtres, ou son rapport à la sublimation). Mais il s’agit là d’une reconnaissance, au sens où il nous est impossible de refuser le respect à certaines personnes – impossibilité témoignant donc que nous sommes nous bien en deçà de nous : là où les vraies décisions se prennent et donc là où nous sommes réellement sujets, à savoir dans notre sensibilité. Telle est la justesse, qu’elle nous atteigne comme sujet là où nous ne savions pas que nous étions.

La fausseté, c’est tout le contraire : elle nous vise là où nous nous figurons que nous sommes, que ce soit notre fausseté (par exemple on s’imagine qu’on est dans son désir de plaire) ou celle des autres (par exemples ils imaginent qu’on est un public) – avec tous les paradoxes que le tourniquet réflexif ne manque pas de susciter (il y a des faussetés justes, et des justesses fausses, comme on vient de voir).

La fausseté, en ce sens, est la marque de la volonté : pas de différence entre mentionner une fausseté et mentionner une volonté – puisqu’on ne peut vouloir que ce qu’on se représente et qu’on ne se représente qu’à la condition d’avoir d’avance refusé à l’objet qu’il puisse être le vrai. La séduction, on l’a compris, est la subversion de cette décision originelle, autrement dit de la fausseté dans laquelle il est impossible que nous ne vivions pas, nous qui nous représentons les choses et qui nous nous représentons nous-mêmes. En quoi on n’en appelle à aucune « authenticité » qui remplacerait cette fausseté consubstantielle de la représentation (qu’est-ce que le faux, en effet, sinon la représentation du vrai ?). L’authenticité elle-même est une fausseté, et donc un mensonge dans sa prétention à valoir pour la vérité (elle en serait la représentation…) puisqu’elle est un bien et qu’on ne se pose la question des biens qu’à préalablement avoir décidé que notre question ne serait pas celle du vrai, laquelle n’est rien d’autre, dans l’objet, que celle, pour nous, d’être sujet.

L’action morale : agir faux
La question de la justesse morale est paradoxale : comment la morale, règle de la volonté, pourrait-elle être juste, dès lors qu’on reconnaît dans la volonté la marque même du faux ? Par morale, on entend la nécessité représentative elle-même prétendant valoir pour le sujet. Mais la représentation du sujet (la conscience de soi et donc soi comme représenté), à cause de sa duplicité, n’est pas le sujet lui-même – ce sujet de la vie représentative et morale, précisément, qui lui est donc extérieur. Jamais la morale n’est susceptible de justesse, sinon « par ailleurs » : là où le nécessaire d’un sujet aura correspondu à la nécessité représentative. La raison en est simple : son sujet n’est qu’une représentation de sujet. Et se donner pour une représentation de sujet, par exemple en parlant trop fort et en faisant des gestes, est la fausseté même. Dans la morale, pareillement, la question est seulement d’être une représentation de sujet : il s’agit que tout ce que je ferai atteste de mon humanité entendue comme instance réflexive. Agir pour des raisons morales, c’est agir pour cette attestation : en me contraignant, je produis de moi une représentation (le sujet purement réflexif ou, si l’on préfère, l’humanité en tant qu’elle n’est pas la nature ni donc elle-même) dont il s’agira pour moi que mon acte témoigne. L’action morale, parce qu’elle n’est telle que dans une contrainte au moins potentielle (agir conformément au devoir, par exemple en aidant ses amis, ce n’est pas agir par devoir), consiste donc toujours à identifier sa propre liberté à la position d’une représentation de soi, ce qui est la fausseté même comme dans l’exemple de celui qui parle trop fort ou dans celui de l’acteur dont on voit bien qu’il fait l’acteur au lieu d’être le personnage (on a déjà noté que la réflexivité de la notion peut conduire à des paradoxes de justesse fausse et de fausseté juste : il y a des acteurs dont le génie tient expressément à une certaine « fausseté » qui renvoie à rien l’habituel impératif d’être « naturel »).

La question du sujet est celle d’être sujet non pas en général, ce qui n’a aucun sens (car en général, être sujet c’est simplement être un sujet), mais dans une contingence dont il s’agisse de faire son nécessaire. Un défaut de vision du Gréco, pour utiliser un exemple emprunté à Merleau-Ponty, devient modalité de son génie – ce terme ne signifiant rien d’autre que la responsabilité qu’on aura prise concrètement (c’est-à-dire dans l’objet) d’être soi quand on est un sujet particulier (frappé de telle infirmité, vivant à telle époque, ayant tel père et telle mère, etc.) qu’on est. Dans la morale, la question est au contraire celle de l’indifférence de soi : la bonne action, celle que je dois accomplir, est expressément celle que n’importe quel sujet doit accomplir. De même qu’un calcul est juste quand j’ai réussi à n’être que le sujet de la réflexion (s’il ne tombe pas « juste », c’est que j’ai manqué d’attention, négligé certaines données, cédé à la fatigue, etc. – bref : été ce que ma situation particulière a fait de moi), l’action est morale quand je ne suis plus que ce même sujet réflexif, celui de l’universalité des maximes. Et certes agir moralement et agir « juste » seraient le même si nous pouvions être ce sujet de la représentation – s’il n’était pas une représentation de sujet (leurs bonnes actions sonnent juste pour ceux qui ont une forte estime d’eux-mêmes !)

Le sujet des bonnes actions dont la nécessité s’impose à moi (mon devoir, tout simplement), c’est donc moi non pas en tant que je suis moi mais en tant que je suis n’importe qui : un sujet en général. ET certes, je ne peux être rien d’autre, dès lors que je me pose consciemment ma propre question et que j’ai ainsi engagé ce qui n’est dès lors plus ma question dans l’ordre de l’universel : là où j’aurais voulu parler de moi, je ne parlerai en fait que d’un sujet quelconque qui se trouverait dans une situation comme la mienne, selon l’exemple du fraudeur qui vous explique le plus sincèrement du monde que sa situation fiscale est extrêmement particulière. Disons la même chose autrement : serait une canaille celui qui diffèrerait l’accomplissement de son devoir au nom de l’irréductibilité de la question qu’il s’imaginerait être pour lui-même.

Mais nous, de l’extérieur et contrairement à ce qu’il en est de sa propre conscient, pouvons reconnaître cette irréductibilité. Lui aussi le peut, mais seulement après coup, comme celle d’un autre, de sorte que son point de vue relève du même principe de légitimité que le nôtre. Pour soi chacun est n’importe qui, et cette nécessité est la justesse de la morale sauf que la position du pour soi est absolument fausse pour ce qui est de soi ! Pour être celui que je suis pour moi, il faudrait que je ne fusse pas structurellement étranger à moi-même. Il faudrait, par exemple, que je puisse produire mes idées, être le sujet (et donc le maître) de leur production. Or non, même idées, quand il m’arrive d’en avoir, elles me viennent : à chaque fois, c’est un événement et une fête. Pourtant, ces idées que je serais absolument incapables de fabriquer et donc il est expressément impossible que je sois le sujet, elles constituent ma pensée… Or, comme chacun peut le reconnaître à propos de soi, c’est dans cette pensé qui a lieu sans moi mais dont j’ai à répondre que je suis le sujet que je suis : un autre. Eh bien la morale, ce n’est jamais l’affaire des autres et rien ne serait plus ignoble que de le prétendre ! Tel est le malentendu dont la dissipation est par avance interdite, et qui nous fait dire que la morale est « fausse » au sens d’être le contraire de la justesse du sujet.

D’où le malaise sans solution que nous ressentons quand nous apprenons que tel penseur ou tel artiste est par exemple mort à la guerre, parce que nous éprouvons alors que la condition commune n’était pas sa vérité. Etait-elle celle de ses camarades inconnus de nous ? En tant que nous nous les représentons – insistons bien sur cette relativité ! – la réponse est oui. Le camarades du poète étaient des soldats du même régiment : ceux que n’importe qui auraient été dans la même situation, autrement dit des représentants de l’humanité. Tel est littéralement le sujet de la morale, et donc, en ce qui les concerne, les destinataires de notre respect et de notre gratitude (ils ont fait leur devoir qui était de défendre leur pays, et ce pays est le nôtre). Mais ce respect va à l’humanité en général qui, s’agissant d’eux, apparaît alors dans sa sublimité. Le poète aussi relève de ce sentiment, mais à condition de considérer que la poésie, s’agissant de lui, ne compte pas : on parle d’un soldat. Voilà le mensonge, donc, c’est-à-dire la fausseté de la morale : qu’il soit expressément interdit d’admettre la vérité d’un sujet (en l’occurrence située dans une certaine modalité du langage). Donnons une formule qui le dise sans renvoyer explicitement à la problématique de la vérité personnelle c’est-à-dire de l’objet : la morale vaut et s’impose pour n’importe qui, or personne n’est n’importe qui

Rien là qui ne soit évident : comment pourrait-on parler de responsabilité en dehors d’une problématique de l’imputation, et comment pourrait-on imputer quoi que ce soit à un sujet qui ne se distinguerait de tout autre que par sa situation ? Qui suis-je, moi qui réfléchis c’est-à-dire qui reconnais que je suis un sujet moral, sinon celui que n’importe qui aurait été à ma place ? De fait : si vous étiez à ma place, eh bien vous seriez moi ! Comment pourriez-vous alors me reprocher la moindre chose, et comment pourrais-je le faire moi-même, sinon en décidant que cette évidence ne compte tout simplement pas ? On voit ainsi qu’il est absurde de parler d’imputation à propos d’un sujet qui ait son principe de distinction dans une place qui pourrait aussi bien être celle d’un autre. Or l’universalité supposée du sujet moral implique cette interchangeabilité : chacun est semblablement un représentant de l’humanité, c’est-à-dire de la même liberté métaphysique. La morale vaut pour le sujet en général que nous sommes à chaque fois pour nous-mêmes et qu’il serait ignoble que nous refusions d’être au nom d’une « vérité » (que dès lors nous nommerions « authenticité ») qui nous rendrait idéalement préférable à un autre, puisque ce ne serait encore là qu’une différence de place.

Or le sujet est en extériorité à la condition de sujet puisque la question de chacun n’est pas qu’être sujet soit sa nature (cela, c’est une réponse métaphysique) mais bien qu’elle soit son affaire (cela, c’est la question propre). Bref, l’argument essentiel consiste à souligner qu’on ne peut pas se représenter un sujet, à commencer par celui qu’on est soi-même, sans le rabattre sur la possibilité d’être représenté qu’il offre incontestablement, autrement dit sans le manquer quant à sa responsabilité d’être sujet.

Toutes les notions de la morale, à commencer bien sûr par celle d’autonomie qui dit simplement la nécessité représentative que la représentation est pour soi, sont celles de la prétention de la représentation d’être sujet à valoir pour la responsabilité d’être sujet. Il y a des notions qui sont faites de mensonge comme un vase est fait d’argile, et celle d’autonomie personnelle en fait partie (car la seule autonomie est celle de l’objet – par exemple du langage qui oblige à composer des poèmes jusque sous les bombes).

D’ailleurs personne n’ignore la fausseté intrinsèque de la morale : il suffit de considérer sa compréhension commune, telle qu’elle se dit, et l’on verra que chacun a parfaitement vu qu’elle ne concernait que sa représentation et non pas lui (mais elle le concerne en tant qu’il est une représentation !). Prenons n’importe quelle la situation concrète qui présente une urgence morale, par exemple le fait d’assister à une agression, et l’on constatera contre toute logique c’est le conditionnel qui s’impose à la pensée (« il faudrait faire quelque chose… ») là où le seul mode concevable est pourtant l’impératif ou alors, réflexivement, l’indicatif. Dire que la conscience qu’on a de son devoir, c’est celle de ce qu’on devrait faire, c’est dire que personne n’est dupe de la morale.

La question de la morale n’est, comme on le voit avec la notion paradigmatique de l’autonomie qui renvoie en réalité à celle de l’objet, absolument pas celle du sujet, mais uniquement celle de sa représentation. La nécessité irrécusable du devoir est donc en même temps la nécessité du malentendu : il n’est pas question que je me dispense de faire ce qui s’impose à n’importe qui, moi qui ne suis moi qu’à ne pas être n’importe qui. Car enfin, la simple corrélation des notions de sujet, de responsabilité et d’imputation le dit expressément : on n’est sujet qu’à n’être pas n’importe quel sujet. Et ne pas être n’importe quel sujet, c’est qu’être sujet ne soit pas une condition métaphysique (auquel cas chacun serait simplement un sujet) mais une affaire.

La morale représente au sujet qu’elle est sa question particulière (quelle sorte d’humain serais-je si je fais ceci, si je ne fais pas cela ?) alors que la question de chacun n’est pas particulière mais singulière parce qu’elle concerne le fait même d’avoir de telles questions à affronter. C’est dans la nature d’un sujet d’être impliqué dans des situations morales et donc d’être, si l’on peut dire un bon ou un mauvais sujet, selon que pour lui la question de se représenter comme sujet comptera ou ne comptera pas. De ce point de vue tout le monde est identique, ainsi qu’on le voit expressément chez Kant et en général chez les penseurs de la réflexion : tout le monde a la même vérité qui est la morale (ou la liberté), vérité dont les modalités inessentielles tiennent seulement à la place qu’on occupe. Donnons la formule de la fausseté de la morale, c’est-à-dire de son inextricable ambiguïté entre elle-même et sa représentation (comme quelqu’un qui chante, parle ou joue « faux ») : la morale, c’est que la morale soit ce qui compte.

Si l’on nous accorde cette formule, alors on nous accorde que le point de vue moral qui est impliqué dans la simple notion de sujet est identique à la nécessité pour le sujet en général de ne pas distinguer sa réalité de sujet de sa représentation de sujet. C’est tout : dans sa réalité il est sujet, mais être sujet, pour la morale, c’est se représenter comme sujet puisqu’une bonne action est celle dont je puis me représenter que je sois sujet, par opposition à une mauvaise pour laquelle je ne manquerai jamais d’invoquer des excuses (à moins que je ne brave expressément l’impossibilité représentative, comme dans la perversion).

Donc le sujet de la morale est « faux », parce que la « fausseté » est la collusion constante de la réalité et de sa représentation, comme le montrent tous les exemples de « fausseté » qu’on voudra prendre : le passant qui parle fort en faisant des gestes, le professeur qui étale son érudition, la jolie fille qui marche en se déhanchant, (mais aussi le faux billet, qui est bien un billet et en même temps une représentation de billet), etc.

Et certes il est impossible de se représenter un sujet autrement que d’une façon morale, le paradoxe étant que le savoir de cette nécessité, loin de permettre de prendre du recul par rapport à elle, la réitère : c’est encore moralement qu’on est sujet de la morale, comme le montre la notion classique du « libre-arbitre » qui renvoie à une détermination originelle qui est encore et toujours morale.

L’action morale est clairement le prototype de l’action « fausse » – dont le redoublement serait le mensonge de vouloir échapper à la morale en arguant d’une authenticité qu’on présenterait comme une excuse, à la manière du fraudeur qui vous présente la particularité de sa situation ou l’injustice de la loi fiscale. Agir moralement, c’est donc « agir faux ».

Evidemment, la question se pose de savoir s’il est possible d’« agir juste », au sens de chanter, parler, jouer « juste »… Quand on agit « juste », forcément, on séduit.