Leçon 15

Perdre au jeu de la séduction : l’aveu

Parce que la séduction n’est pas la séduction mais le jeu de la séduction, il lui appartient tendanciellement, et souvent réellement, de briser la symétrie première des partenaires : pour l’un elle sera le chemin de la victoire et pour l’autre celui de la défaite. Certes, le bonheur de la séduction est bien de suspendre cette nécessité, comme cela arrive quand on séjourne un moment dans ce qu’on peut nommer une atmosphère de séduction. Mais c’est une suspension, précisément, une parenthèse qu’on ouvre dans un procès qui garde sa nécessité, celle du jeu. Insiste alors la nécessité que quelqu’un l’emporte et que l’autre soit vaincu. On ne joue pas pour autre chose que jouer, mais jouer, c’est jouer pour gagner – et donc s’ouvrir à l’éventualité de perdre.

Réfléchir sur l’alternative de générale de gagner ou de perdre dans les jeux, c’est poser la question à partir de cette nécessité de structure que le jeu soit à lui-même son enjeu. Telle est en effet la notion de gratuité, que le jeu met en acte : si l’on joue pour jouer, alors cela signifie que celui qui perd n’a pas perdu autre chose que le jeu, ou plus exactement qu’il a perdu le jouer. Posons le paradoxe : s’il a perdu, c’est évidemment qu’il jouait, mais s’il a perdu, c’est qu’il ne jouait pas puisqu’à jouer pour jouer on ne peut que perdre le jouer lui-même, justement. Perdre le jouer, ce n’est pas se trouver dans une certaine situation de jeu mais, bien au contraire, c’est ne pas se trouver dans une telle situation. Tel est en effet la difficulté de perdre que c’est d’abord la nécessité de tenir un rôle, même celui du perdant, qu’on a perdu ! Le vainqueur joue son rôle dans le jeu, mais pas le vaincu qui en est donc chassé et dont on ne peut donc même plus dire, en termes de jeu, qu’il est un perdant. En quoi ce qu’il a perdu, c’est le fait même d’avoir joué ! Manquer l’enjeu, dès lors que celui-ci est le jeu lui-même, c’est perdre jusqu’à sa participation passée au jeu qui autoriserait qu’on tînt présentement le rôle du perdant, c’est-à-dire qu’on joue encore. Tel est en effet le paradoxe de la défaite, dont on va examiner les conséquences et la signification, que celui qui a perdu n’ait finalement jamais joué et que ce soit justement cela, sa défaite !

Défaite dans le jeu en général, donc. Mais dans le cas particulier du jeu de la séduction, que devient cette contradiction ? Logiquement, la réponse est évidente : parce que séduire est un jeu, c’est forcément la séduction comme jeu, et donc comme séduction, qui doit être perdue ! La nécessité qui vaut pour le jeu en général s’applique et nous fait reconnaître que celui qui perd n’aura, lui et contrairement à l’autre, finalement jamais joué au jeu de la séduction… Rien de plus nécessaire que cette vérité : on a perdu quand la séduction a cessé d’être le jeu de la séduction et n’est plus alors que la séduction. Le vaincu, au jeu de la séduction, c’est celui pour qui la séduction n’est plus un jeu.

Si on aperçoit ainsi ce que le vaincu a perdu, il faut dire ce que le vainqueur a gagné. Au jeu de la séduction, il s’agit de deux réalités : une parole, qui est l’aveu et un acte qui est le consentement. Nous allons examiner le premier point et interroger l’aveu à la fois dans son principe et dans la réalité qu’il reçoit du jeu de séduction, en sachant d’avance que son intelligibilité finale doit résider dans la nécessité que le jeu est ludiquement pour lui-même. Car enfin si le jeu est l’enjeu du jeu (quand on joue, il s’agit qu’on joue sérieusement sans jouer pour de vrai, selon les deux nécessités qui structurent l’activité de jeu), cela signifie que d’une certaine manière le vainqueur doit emporter le jeu. Or prise à la lettre, cette idée n’a aucun sens, sauf si ce que le vainqueur recherche expressément, à savoir l’aveu de la séduction, a pour vérité d’être le rapport de jeu que le jeu entretient avec lui-même ! Si nous ne résolvons pas ce problème, autrement dit si l’aveu n’a pas pour essence d’être un certain rapport à soi qu’une instance décisive (ici le jeu) entretient avec elle-même alors on pourra comprendre qu’on perde au jeu, mais pas qu’on gagne.

Ceci pour la nécessité formelle du questionnement. Mais sa nécessité matérielle n’est pas moins troublante. Car enfin, de quel aveu peut-il s’agir, quand on a perdu au jeu de la séduction ? Dire qu’on est séduit ? Mais en quoi une telle parole pourrait-elle le moins du monde relever de la culpabilité qui se trouve impliqué dans la notion d’aveu ? On peut imaginer qu’on déclare être dans une situation logiquement sans issue, comme aux échecs, et que cette situation suffise à avérer pour soi une défaite et pour l’autre une victoire. Eh bien non : au jeu de la séduction, il faut avouer et donc poser une culpabilité, ce qui suppose donc qu’être séduit soit non pas un simple fait (ou un effet : celui d’une réalité séduisante ou séductrice), mais une faute. On serait donc coupable d’être séduit quand on l’est ? Certes, il n’y a de séduction que comme complicité à la séduction. Mais rappeler cela, c’est simplement rappeler que la séduction a toujours été un jeu et qu’on ne joue jamais qu’avec ceux qui sont dans le jeu. Comment le fait de perdre a ce jeu pourrait-il avoir le moindre rapport avec le fait d’être coupable ? Comment comprendre, autrement dit, que perdre au jeu de la séduction consiste à gagner de la culpabilité ? Et laquelle, précisément ?

L’aveu et sa difficulté morale

Perdre au jeu de la séduction, puisqu’elle est un jeu (séduire, ce n’est pas séduire mais jouer à séduire) c’est forcément être séduit sans qu’il s’agisse de jouer à être séduit, autrement dit c’est être séduit pour de vrai. Le vaincu est celui qui ne peut plus faire semblant, dévoilant ainsi qu’il ne faisait pas vraiment semblant même quand il imaginait que c’était le cas, et que sous son air de jouer, une inquiétude plus ou moins secrète le taraudait forcément. A la limite, comme chez Marivaux, on croyait jouer au jeu de la séduction et on ne savait pas qu’on y était engagé pour de vrai.

Or comment traduire cela autrement qu’en pointant une mauvaise foi qui a dû être la nôtre pendant que nous jouions, nous qui avons forcément dû détourner le regard du fait que nous commencions à être séduits pour de vrai ? C’est donc cela qu’il faut commencer par s’avouer à soi-même, avant d’avouer tout simplement qu’on est séduit et que, si l’on prend l’exemple de la séduction amoureuse, on aime désormais pour de vrai. Sans cette hypothèse, on ne peut pas comprendre que l’aveu soit d’abord ici un effort qu’il faudra mener contre soi : aurons-nous l’honnêteté de reconnaître la malhonnêteté qui a forcément dû être la nôtre ? Mauvaise foi par rapport à nous-mêmes, bien sûr, mais aussi par rapport à l’autre qui a cru que nos conduites étaient ludiques. L’aveu qui est en cause dans le jeu de la séduction est d’abord celui d’une trahison, et même d’une trahison double voire triple : de soi, et de l’autre et du jeu qui apparaît avoir été instrumentalisé. Qu’on ait été soi-même la dupe du jeu de la séduction non seulement ne change rien à la question mais lui donne sa particularité d’être une trahison de soi : j’ai trahi ma décision première de jouer le jeu de la séduction, puisque je constate maintenant que pour moi cela n’a jamais été un jeu.

Pour moi, non, mais pour les autres qui ont accepté mon concours, oui. En quoi ma trahison porte aussi sur la responsabilité qu’ils ont prise que mon comportement soit un jeu, précisément, lui qui n’aurait pu être… que ce qu’il se trouve avoir été. N’oublions pas que le propre du jeu, en tant qu’il n’est pas son propre fait mais seulement sa propre affaire (jouer, c’est jouer pour jouer), n’a de réalité que pour autant qu’il est pris en charge comme jeu (l’enfant joue aux cow-boys) et non comme simple activité (il essaie de s’exciter lui-même en se racontant des histoires de cow-boys). En jouant, on faisait implicitement appel à la responsabilité des autres – ceux qu’on a appelés les spectateurs par opposition aux observateurs et au premier rang desquels on trouve bien sûr les partenaires ,quand le jeu n’est pas solitaire, et soi-même en tant qu’autre, quand il l’est. Ceux qui étaient avec nous dans le jeu de la séduction prenaient donc sur eux que nous y fussions nous-mêmes : ils se chargeaient de la responsabilité de la probité de notre attitude ludique, autrement dit de notre innocence. Et certes on ne peut être responsable de sa propre innocence, qui serait alors affectation d’innocence autrement dit complaisance et rouerie : s’il y a une responsabilité de l’innocence, ce n’est pas à l’innocent qu’elle incombe mais aux autres, qui par là même se sont toujours déjà impliqués pour lui. Tel est le jeu, qu’on n’y joue jamais que de façon innocente (sinon on fait seulement semblant de jouer), c’est-à-dire qu’il soit structurellement fait de la nécessité que les autres aient pris sur eux notre innocence. Ils l’ont fait à tort, on le sait, maintenant qu’on a pris conscience que la séduction a eu lieu pour de vrai: ils ont été joués par nous, pris dans un jeu dont il étaient supposés être les garants alors qu’ils en étaient les pions. On l’a vu à propos des cavalcades que l’enfant fait dans sa chambre : le jeu n’existe nulle part ailleurs que dans la responsabilité que les autres (ou soi-même en tant qu’autre) en prennent. Celui qui perd, parce que perdre au jeu consiste à perdre le jeu et donc à l’avoir perdu depuis toujours, montre alors qu’il s’est toujours mal conduit envers eux.

Aussi l’aveu porte-il sur cette trahison originelle de la confiance chez les autres, et de l’innocence en soi. Ce n’est pas d’une petite malhonnêteté, d’une tricherie, qu’on fait l’aveu, mais de ceci qu’on n’a jamais été celui auquel les autres, et soi-même (car on a à se faire confiance aussi), ont pris la responsabilité de faire confiance : ils ont été trompés dès le début et nous réalisons qu’un peu plus de lucidité ou une meilleure connaissance des hommes eussent peu leur éviter de se commettre avec une personne telle que nous…

En quoi la difficulté de l’aveu tient aussi à la torture de se savoir hypocrite et ingrat non par accident mais par décision originelle. L’avérer au grand jour constitue, au jeu de la séduction, le prix moral de la défaite.

La défaite a donc un prix ? N’est-ce pas dire alors qu’elle est une jouissance et qu’en ce sens la question qu’elle pose excède la signification morale de l’aveu ?

L’aveu et sa difficulté éthique

On aurait tort d’enfermer cette signification dans sa seule dimension morale. Et certes, la notion d’aveu renvoie bien au savoir moral de soi et à sa profération. Mais la morale est de nature représentative, ne l’oublions pas, puisqu’elle se constitue des énoncés qu’un sujet en tant qu’il se représente qu’il est un sujet reconnaît forcément le concerner (si sa représentation est particulière et empirique, on parlera des morales, et si elle concerne le sujet en tant que sujet, on parlera de la morale). Par là elle est toujours déjà ouverte sur l’éthique, c’est-à-dire sur la question d’être sujet, qu’on est pour soi-même : si je suis ma propre représentation (pour la morale, le sujet s’identifie à sa « conscience »), alors je suis en question comme sujet dans le fait de me représenter comme sujet. Ce qui est en effet très concret, car la réflexion qui m’institue comme sujet moral fait de moi le sujet universel c’est-à-dire anonyme (une bonne action est celle que n’importe qui doit accomplir, pour la seule raison qu’il est n’importe qui), alors que je suis par principe seul à être moi, que je ne suis pas n’importe qui puisque, précisément quand il s’agit de responsabilité et d’imputation, je suis moi et non pas n’importe qui. Le sujet moral, qu’on peut dire aussi le sujet du bien au sens où le bien est ce que n’importe qui a raison de poursuivre, est donc éthiquement problématique. On a compris que la séduction est l’épreuve même de cette difficulté puisque c’est toujours au nom de la nécessité éthique (ce qu’on ne se pardonnera pas de s’être refusé) que s’envisage de quitter le chemin commun, dont c’est le même de dire qu’il est celui de la réflexion, celui de la justification, celui des biens, celui de l’anonymat, bref celui que n’importe qui aurait raison de suivre.

Le paradoxe éthique de l’aveu dont on vient de voir la nécessité morale, on peut le formuler simplement en disant que le sujet de la morale étant celui de la représentation de soi est par là même le sujet de l’impossibilité de la représentation de soi. On n’est en effet sujet moral que par la possibilité de faire le mal, lequel est très exactement ce qu’on ne peut pas se représenter qu’on fasse. En tant que sujet moral, chacun de nous est donc nécessairement fait d’une pente naturelle, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui est la pente du désaveu : qu’on m’impute quelque mauvaise action et je devrai immédiatement me désavouer en transférant cette imputation sur toutes sortes d’instances (mon hérédité, ma mauvaise éducation, mes mauvaises fréquentations et surtout le savoir des conditions et des conséquences qui est toujours plus ou moins insuffisant). Que je ne me désavoue pas, et plus rien n’a de sens : comment pourrais-je justifier que j’aie fait le mal, puisque ce qu’il est justifié qu’on fasse, c’est très exactement le bien ? Si donc la réalité du sujet moral réside dans l’aveu (c’est en me reconnaissant comme sujet possible pour le mal que je prends la responsabilité de moi), il a le désaveu pour nature !

La séduction, justement, est toujours celle de quelque chose qu’on n’ait en fin de compte pas à désavouer, ou de quelque chose à propos de quoi il ne soit pas nécessaire de se désavouer, comme le sont tous les biens qui se définissent d’obliger n’importe qui pour la seule raison qu’il est n’importe qui. La formule de la séduction « décide toi ! » (sous entendu : « à prendre la responsabilité d’être sujet au lieu d’en rester au fait métaphysique d’être un sujet ») situe son injonction en ce point précis. On l’a dit, la séduction est immorale par principe : c’est très précisément de la voie représentative, que les réalités qui nous donnent l’idée de la vraie vie tendent à nous détourner.

Quand donc on est vaincu au jeu de la séduction, il semblerait qu’on dût éprouver quelque part en soi la joie de n’avoir pas repris la voie des évidences communes autrement dit du service de son bien (notamment de l’estime de soi). En effet, sauf qu’on est vaincu, précisément, et que celui qui est vaincu a perdu l’ordre même de la séduction ! On est alors chassé hors du jeu, retombé dans la voie de ceux pour qui la séduction, n’étant plus l’ouverture de la vraie vie, ne peut plus être que l’impossibilité représentative qu’on vient de décrire. A la souffrance morale s’ajoute donc la souffrance d’avoir perdu c’est-à-dire d’avoir laissé échapper la séduction elle-même comme disjonction du vrai et du bien. Dans sa dimension éthique, l’aveu sera donc celui d’un impardonnable envers soi : c’est parce qu’on aura cédé sur l’impossibilité de la substitution qui définit la responsabilité (autrement dit parce qu’on aura été n’importe qui : le sujet du service des biens), qu’on aura impardonnablement laissé passer l’occasion.

L’aveu est donc en lui-même divisé selon l’exclusivité de la morale (être n’importe qui) et de l’éthique (on n’est responsable d’être sujet que dans l’impossible de la substitution qui définit la responsabilité). On avoue qu’on est un sujet banni de la représentation (dès le début on trahissait : ce n’est pas nous que les autres voyaient ,et on ne pourra plus se regarder en face) et cet aveu ne peut se faire qu’à admettre qu’on s’est trahi, soi-même, précisément en tant qu’irreprésentablement responsable (sujet) d’être sujet. En laissant échapper l’ordre de la séduction, c’est-à-dire l’éventualité de la bifurcation du bien vers le vrai, on est retombé dans le droit chemin : celui qu’il est nécessaire de se représenter comme le bon – et qui l’est, en effet. Synthétisons cette souffrance de l’aveu par une formule qui dise à la fois la morale et l’éthique : on a été depuis le début inexcusable et on sait qu’on n’a jamais cessé d’être impardonnable.

Éthique de la défaite au jeu de la séduction : la honte

Envisageons maintenant ce nouage dans sa réalité concrète. On le fera en pointant sa réalité subjective, qui est un affect très particulier : la honte. Impossible de vivre une défaite au jeu de la séduction autrement que dans la honte, et impossible de dire cette défaite autrement que de manière honteuse. Car s’il n’y a jamais d’aveux que d’une réalité honteuse, il n’y a d’aveux que dans la honte, et même, allons nous voir comme le dernier serrage du nœud, il n’y a jamais d’aveux que honteux. La défaite au jeu de la séduction n’est pas simplement quelque chose qui provoque la honte mais c’est la honte qui est en charge d’elle-même, comme il appartient au jeu de l’être pour soi (et aussi au sujet, au sens où être sujet consiste à avoir pour affaire d’être sujet).

Cette notion n’est pas simplement morale : on peut avoir honte d’être mal habillé, par exemple. Elle se réfère au sujet non pas dans sa responsabilité (avoir menti ou volé, par exemple) mais dans sa réalité en tant qu’elle est irrécusablement totalisatrice : on a honte d’être un menteur ou un voleur – ce qui est tout différent. Donnons le principe : la honte est l’affect de l’interdiction que la vérité soit distinguée de la réalité – ou, si l’on considère la réalité du point de vue de sa réflexion, que la vérité soit distinguée du savoir. Rien de plus concret que cette nécessité : celui dont on sait qu’il a menti ou volé, eh bien c’est un menteur ou un voleur, et ses paroles auront alors ce savoir pour vérité. En quoi il est désormais banni de la responsabilité d’être sujet qui s’entend justement de ce que le savoir n’égale jamais la vérité, autrement dit qui s’entend depuis la nécessité qu’on ait toujours à décider que les raisons sont suffisantes quand elles le sont. La disjonction des deux, du sujet et du savoir qu’on en a, n’importe qui la pressent dans le besoin qu’il en éprouve : c’est le pardon. Pardonner, en effet, c’est prendre sur soi que la réalité d’un sujet ne soit pas sa vérité ou, pour le dire plus simplement, c’est décider que ce qui l’identifie et qui importera toujours (par exemple la victime de l’agression est restée paralysée), ne comptera plus. Le pardon lave la honte, mais en aucun cas le remords : il remet de la distinction entre la vérité et la réalité (ou le savoir) là où il y avait de l’identité. Cette différence est comme telle une relation, qui fait alors accéder à la possibilité d’être responsabilité : celui qui pardonne confère à l’auteur du mal de ne plus avoir ce mal qu’il a fait pour vérité, mais seulement pour réalité (pardonner suppose qu’on n’excuse pas). Paradoxalement donc, le pardon rend sa responsabilité au criminel en l’autorisant enfin – car pardonner est une relation d’autorité et même de souveraineté, puisque c’est une grâce à laquelle nul jamais ne saurait avoir droit – à être sujet non seulement de son crime, ce qui va de soi, mais de sa mauvaiseté de criminel. Dans le pardon, celui qui était auteur d’un crime devient sujet d’une action criminelle, et celui qui était méchant devient sujet d’être méchant. C’est dire que l’aveu, qui porte précisément sur cette de soi, a le pardon comme condition, alors qu’on imagine habituellement le contraire (il faudrait d’abord avouer pour ensuite éventuellement être pardonné – ce qui reviendrait à devoir commencer à mériter le pardon). Un auteur n’a rien à avouer, et encore moins à se faire pardonner : sa vérité n’est pas en lui puisqu’elle est son objet. Celui qui est sujet de quelque chose, oui : précisément, il a à se faire pardonner d’en être le sujet.

On reconnaîtra donc dans l’aveu une inversion de l’éthique : au lieu que la question soit pour un sujet d’être sujet au sens où il ne suffit pas d’être un sujet (une nature métaphysique) pour être sujet (prendre sur soi d’être sujet), elle est celle d’être sujet (instance distanciée d’imputation) pour celui qui n’avait de vérité que dans son objet (le crime dont il était l’auteur).

Dans la honte, en tant qu’elle ne diffère pas du besoin d’être pardonné, la question n’est pas celle de l’auteur ni celle du sujet, mais celle du devenir sujet de l’auteur : le criminel a pour question de devenir un homme ayant commis un crime. Sa vérité qui était dans ce crime, elle est maintenant transférée dans la grâce que l’autre lui accordera – ou pas. Celui qui a besoin d’être pardonné est donc un homme sans vérité. D’une manière ou d’une autre sa parole en sera l’aveu.

La jouissance comme objet et nature de la honte, donc de l’aveu

La non distinction entre le sujet et lui-même, en tant qu’il en fait l’épreuve, cela porte un nom que tout le monde connaît, et qui est la jouissance. Pas de honte qui ne soit l’indication d’une jouissance c’est-à-dire d’une démission de soi comme ayant à décider de soi, au profit d’un objet qui peut être le crime lui-même (se torturer de culpabilité, souffrance très sincère, est une jouissance extrême au sens d’abolition de la relation de responsabilité), mais qui est aussi l’aveu.

Car – et l’on terminera ainsi sur ce point – l’aveu  possède cette propriété étonnante de suturer la question de la honte, puisqu’il est, comme acte de parole, l’indistinction de l’aveu de la honte et de la honte de l’aveu. On n’avoue jamais que ce qui nous fait honte, mais avouer fait honte : à l’instant de l’aveu le sujet n’est plus hors de sa parole, au sens où il n’est plus le sujet d’une parole dont il puisse prendre ou laisser la responsabilité, puisque c’est en même temps d’un autre que ce moment est la jouissance. Les aveux du malfaiteur, par exemple, sont littéralement la jouissance de l’institution policière : en cette énonciation, c’est indistinctement d’elle et de lui qu’il s’agit, ou plus exactement c’est de lui en tant qu’absolument (même si c’est provisoirement) assujetti à elle. Si donc avouer fait honte, c’est à la fois parce qu’il n’y a d’aveu que de la jouissance, c’est-à-dire de la désubjectivation de soi (être sujet, le temps de la faute, n’a plus été notre affaire et c’est en quoi la faute relève de l’aveu), mais aussi parce qu’avouer, c’est être joui par un Autre auquel on consent dès lors qu’il n’ait même pas pour affaire qu’on soit sujet !

Dans le cas de la séduction, cet Autre est le jeu lui-même : à l’instant où l’on reconnaît qu’on a joué pour de vrai, c’est-à-dire qu’on a seulement fait semblant de faire semblant, le jeu apparaît à lui-même dans une souveraineté actuelle dont le statut de déchet de celui qui n’a donc jamais joué est comme l’envers. Et de cela, en un tourniquet infernal de la culpabilité éthique (avoir cédé sur sa responsabilité d’être sujet) et de la responsabilité morale (avoir cédé sur la nécessité de pouvoir se représenter comme sujet), on est coupable et donc on l’aura toujours été. 

La publicité, pour revenir un temps à ce paradigme des séductions, le montre très bien, si l’on considère l’acte d’achat, en tant qu’il a réellement eu lieu, comme une défaite de séduction : le client du magasin qui repart avec un objet dont il n’a ni le besoin ni même l’usage n’aura donc, malgré l’idée amusée qu’il s’en fait et les sentiments de légèreté qu’il a pu éprouver, jamais réellement considéré la publicité comme un jeu… Il se racontait depuis le début que la question qu’il reconnaissait être la sienne était celle de son plaisir – le plaisir de jouer, justement ; maintenant tout le monde voit bien que sa question n’aura jamais été que celle de sa jouissance. D’ailleurs il suffit de le voir, les pommettes rouges et les yeux brillants, emporter le plus ostensiblement possible cet objet que toutes les affiches dans les rues et les images dans les magazines enjoignent en ce moment de posséder. Dans une semaine, revenu à lui et l’objet délaissé au fond d’un placard ou déjà jeté, il devra s’avouer sa défaite : engagé dans le champ de la séduction, il se sera, comme on dit, « fait avoir » : le moment de son achat aura été celui de la jouissance du système publicitaire. Le vaincu est pur déchet : il aura été joui par ce système. Et c’est de cela – une jouissance dont il n’a pas été sujet mais qui par là même aura été la sienne – qu’éventuellement il fera l’aveu. Quant à la séduction amoureuse, la personne vaincue est bien, comme amoureuse, faite d’une jouissance qui est celle de l’ordre de la séduction, en tant qu’il triomphe à son dépens : déchet, elle a ce triomphe pour réalité.

Esthétiquement, l’opposition du vainqueur et du vaincu est évidente : le vaincu est effondré, ramassé sur lui-même, encombré et donc encombrant ; mais le vainqueur est élégant, puisque l’élégance est l’attitude de celui pour qui ce qui advient, si important que cela puisse être, ne compte pas. Le vaincu est celui pour qui la séduction a compté et le vainqueur celui pour qui elle n’a pas compté – car ce qui comptait, pour lui, c’était que le jeu de la séduction soit la séduction même, dès lors finalisée sur une jouissance qu’il faut dire pure, puisqu’elle n’est précisément pas celle de séduire.

Eh bien, en toute dernière instance, c’est de n’avoir pas été sujet pour cette responsabilité pure d’être sujet, autrement dit c’est d’avoir refusé d’entrer dans le jeu d’être sujet, que le vaincu de la séduction a honte – et c’est cela qu’il ne peut avouer sans le réitérer par cela même.

On avoue toujours la même chose : qu’on avait depuis le début pour question non pas son plaisir (celui de jouer au jeu de la séduction) mais sa jouissance (celui d’être objet où la nécessité générale de séduire jouirait d’elle-même). En d’autres termes, l’aveu mentionne la responsabilité qu’on a originellement prise non pas d’être désinvolte envers la question d’être sujet mais, au contraire si l’on peut dire, de l’avoir prise au sérieux. Car prendre au sérieux la question d’être sujet, c’est en faire la question de sa jouissance puisqu’ainsi se trouve résolue la question que le sujet n’est dès lors plus pour lui-même. La solution (comme quand Lacan dit que sans la jouissance l’univers serait vain) a remplacé la responsabilité, et donc le savoir la vérité. Pour cela, pas de pardon. Seulement l’aveu.

En tant qu’elle est un jeu, la séduction est inséparable du projet de l’emporter sur l’autre. Ce qu’il faut emporter, nous le savons maintenant, c’est le jeu lui-même, et comme jeu. Alors que le gagnant reste le sujet que le jeu fait de lui, à savoir un sujet qui fait semblant sérieusement et dont le sérieux n’est pourtant qu’un semblant, le perdant, lui, choit hors du jeu en découvrant qu’il est fait de la jouissance même du jeu, comme jeu. Pas de celle du gagnant, dont la victoire consiste très précisément à avoir évité la jouissance c’est-à-dire le réel d’être sujet, mais celle d’un système qui devient l’Autre auquel il est désormais, contre lui-même, assujetti. L’opposition du gagnant et du perdant est ainsi celle du sujet (gagnant) et de l’assujetti (perdant). Son pivot est constitué par la nécessité ludique que le jeu est pour lui-même, c’est-à-dire par la nécessité, qui est sa réalité en tant que nécessité, de structurellement de jouir de lui-même. Cette nécessité elle se réalise dans la position du perdant, et donc se perd comme nécessité. Raison pour laquelle il revient au même de dire que le perdant a perdu le jeu ou de dire qu’il se découvre, dans la honte, fait de la jouissance du jeu. Ce qu’on peut encore traduire en disant que le jeu n’est pas jouissance, puisqu’il est effectuation de règles et donc symbolisme, mais qu’il est l’entreprise de différer la jouissance qu’il y aurait à être réellement sujet, c’est-à-dire à être, comme sujet, un réel. C’est très exactement la perte de cette différance qui définit le perdant – ou plus exactement qui le constitue (car justement : ce qu’il a perdu en étant joui par le jeu, c’est que la définition reste une définition et ne soit pas en même temps une constitution).

Si personne n’aime les perdants (notamment pas eux-mêmes), ce n’est pas par sécheresse de cœur ou par participation à on ne sait quelle idéologie ultralibérale, mais c’est parce que la notion et l’attitude du perdant renvoient forcément à la reconnaissance de la réalité d’un jeu social et donc à la nécessité que ce jeu, comme ordre de différance (comme système symbolique) laisse choir sous forme subjective la jouissance qu’il a pour vérité, puisqu’il a pour nature de tourner sur lui-même et de n’être concerné que par soi. La jouissance, quand on la rencontre, on la reconnaît dans la réalité sous la forme de l’immonde et en soi sous la forme de l’horreur. Le perdant sait qu’il a quelque chose d’immonde, et il est impossible d’être un perdant sans se faire horreur. Voilà de quoi l’aveu est finalement l’aveu, bien au-delà de la déclaration qui s’en tiendrait à indiquer qu’on a joué pour de vrai, au mépris de sa propre promesse de continuer à jouer, de la responsabilité que les autres ont prise que ce soit une promesse, et du champ de possibilité qu’une telle promesse soit posée et admise.

Quand le jeu est celui de la séduction, l’opposition du sujet (gagnant) et de l’assujetti (perdant) se traduit par l’impossibilité de l’aveu : il est ce que la victoire permet d’obtenir et en même temps il fait horreur. Tout le monde sait bien qu’il y a dans les aveux qui suivent les séduction amoureuse comme un instant de réticence qu’ils s’empressent de noyer dans la joie de séduire ou le bonheur d’être séduit, mais qui est l’aperception d’une dimension immonde de l’assujettissement à quoi, en fait c’est-à-dire en tant qu’elle cesse d’être son propre jeu, la séduction est toujours l’entreprise d’aboutir.

On peut être complètement séduit, mais même dans ce cas, il y a un reste. Ainsi reconnaît-on que l’alternative radicale de la vie bonne qui s’adresse à celui que n’importe qui aurait été à ma place et de la vraie vie qui s’adresse à moi dans l’impossibilité de substitution qui définit ma responsabilité d’être sujet, que cette alternative, donc, est réelle. L’aveu, en tant qu’il est une parole honteuse au sens à la fois objectif et subjectif, est, subjectivement, le réel de l’alternative du bien et du vrai.