Séduction : Pensée versus Métaphysque 1/3

Protéger la pensée de la séduction contre la métaphysique de la vérité.

Il y a séduction quand un objet somme un sujet de se détourner du service des biens (plaisir, utilité, bonheur, moralité, salut), autrement dit des nécessités de la représentation, pour accéder à une vie dont il soit vraiment sujet et qu’il se représente donc comme la « vraie » vie. Dans la rencontre, puisqu’elle est déjà une séduction et donc une sommation nous décider, une chance nous est donnée d’enfin exister, faisant apparaître que jusque là nous vivions seulement. L’existence qui s’oppose à la vie se représente donc comme la vraie vie : une vie qui soit celle du sujet lui-même et non pas celle des raisons qu’il aurait d’être ce qu’il est et de faire ce qu’il fait – et qui s’accomplissent toujours subjectivement comme le service de son bien. Ce n’est donc pas pour son bonheur que l’on consent à être séduit (même s’il est plus simple d’imaginer le contraire afin de se détourner de l’abîme que cela ouvre en nous, à savoir que le bonheur ne compte pas alors que nous passons notre vie à nous représenter le contraire) mais pour être vraiment sujet, quitte à ce que cela nous conduise à notre perte (c’est cela, que le bonheur ne compte pas). Tout ce qui nous séduit à un  niveau ou à une autre nous donne ainsi l’idée qu’il doit y avoir une vérité qui soit enfin la nôtre, et dont le service des biens avait jusque là été le refoulement, l’oppression, l’interdiction et dont la rencontre de ce qui séduit serait alors la libération. Et bien sûr, le paradoxe de la séduction est que cette idée d’être vraiment sujet d’une vie qui ne sera donc plus identifiée au service des biens, on la situe dans l’objet en tant qu’il nous fait signe énigmatiquement vers une vie qui serait enfin vraie, dont on serait, à la place des raisons qu’on effectue en le sachant ou en l’ignorant, vraiment le sujet. On se représente que sa vérité est en soi, dans sa conscience ou dans sa mémoire, mais dans la séduction on fait l’épreuve qu’elle se trouve dans un objet, dont le premier trait est qu’il soit nouveau et dont le second est qu’il soit énigmatique.

De même que Hegel a pu voir l’« esprit du monde » passer sur son cheval en la personne de Napoléon (bel exemple de spectacle séduisant), chacun d’entre nous a pu voir passer sa propre vérité sous les espèces d’un objet qui a surgi énigmatiquement devant lui et par quoi il a su qu’il était sommé de se décider à exister enfin, à être vraiment sujet.

En quoi l’objet qui dit la vérité du sujet dit par là même son salut – par opposition à son plaisir, son utilité, sa vertu et surtout son bonheur, qui sont les figures habituelles de son bien. Car le salut, c’est de tout quitter pour vivre vraiment, pour exister enfin.

D’où la contradiction : le salut est la figure ultime du bien, de ce bien dont le propre de ce qui séduit est précisément de nous détourner. La séduction, ce serait donc simplement d’opposer le salut tel qu’on croit en apercevoir la possibilité à travers l’objet, au bonheur dont toutes les raisons finalisées sur soi font la fin générale de nos actions et même de nos pensées ? Mais être sauvé, quelle que soit la manière dont on l’entend par ailleurs, n’est-ce pas la meilleure des raisons, en ce sens analogue à la meilleure des excuses qui est la mort ? Comment comprendre alors que la séduction soit l’épreuve de l’alternative du vrai et du bien, si on en fait le moment même du salut dont la notion est au contraire celle de leur confusion ? Car enfin, ceux qui sont « sauvés » sont ceux qui ont reconnu que le vrai était leur bien, ceux qui sont « perdus » étant ceux qui l’ont ignoré ou qui ont refusé de le reconnaître.

Ce paradoxe est celui de la métaphysique, qui ne se dit savoir ultime de la réalité que pour être la constitution du vrai bien du sujet en tant que sujet – par opposition aux faux biens, illusoires parce que non appuyés sur la vérité, dont le commun des hommes se contente. Cela signifie donc qu’il appartient à la métaphysique de se présenter comme une séduction et à la séduction de se présenter comme une métaphysique, et que c’est seulement à dénouer ce paradoxe qu’on peut penser la séduction, elle qui est, pour un sujet, à chaque fois le détournement de son bien par l’incidence de la vérité !

Sans la critique de la notion de salut, qui est celle de l’identification du vrai et du bien sous la figure du vrai bien (la vie salutaire étant alors la « vraie » vie), le détournement devient incompréhensible : on n’a plus que l’opposition du savoir de ceux qui seront sauvés et de l’ignorance, immédiate ou réflexive (simple ignorance ou refus de savoir) de ceux qui seront perdus. Et certes, toute séduction donne le sentiment du salut, dans la nécessité qu’elle est de laisser choir le souci du bonheur. Elle donne dès lors le sentiment du caractère métaphysique de l’humanité, qui ne serait donc elle-même que dans son appropriation au vrai bien, qui serait alors la vérité – ultime de préférence. De même que, selon Pascal illustrant ainsi de manière parfaite ce paradoxe de la séduction, la vraie morale se moque de la morale, il faudrait parler de la vraie sagesse, celle qui consisterait à ne pas commettre la folie de ne pas consentir à la séduction. En quoi on aurait finalement désamorcé tout le potentiel subversif de notre notion qui ne serait jamais, comme d’habitude, que l’impératif de se soumettre à ce qu’il faudrait avoir eu la lucidité de savoir.

Or c’est expressément de récuser le savoir que la séduction s’impose : on ne peut pas plus raisonner celui qui s’est laissé séduire qu’il ne peut se raisonner lui-même. Ou plutôt on le peut, mais il est enfermé dans la certitude que rien de ce qu’on pourra acquérir de cette manière ne peut compter, quand l’objet est là, en personne. Et ce qui vaut pour la séduction (« je sais bien que je commets une folie, mais tant pis ») vaut pour l’objet lui-même, qui ne présente aucune des qualités justifiant qu’il séduise (ou plutôt : il peut bien les présenter, mais de toute façon la question n’est pas là). Dès lors faut-il admettre que la vraie sagesse est aussi vaine que la fausse et que les vrais biens ne sortent pas du régime qu’ils partagent avec les faux.

Penser la séduction, c’est par conséquent en défendre l’idée contre la métaphysique de la séduction.

Le salut : une nécessité dont le caractère fractal de la séduction empêche qu’on soit vraiment dupe.

Il revient au même de dire objectivement que ce qui séduit nous somme d’être vraiment sujet, ou de dire subjectivement que c’est sa propre vérité qu’on reconnaît dans l’objet. La question de l’objet qu’il vient de rencontrer est pour le sujet celle de sa vérité – d’où le sentiment de se sauver ou au contraire de se perdre selon qu’il renonce à son bien ou au contraire qu’iol y reste attaché. Etre séduit, c’est trouver la vérité dont sa vie avait jusque là été le manque. En ce sens, la séduction est l’épreuve d’un absolu, et c’est pourquoi elle peut donner lieu à une lecture métaphysique.

Un premier argument brise ce qu’on pourrait nommer l’hypostase de l’objet – pour signifier qu’il se met à valoir absolument, à être décisif, inconditionnel. Cette vérité à laquelle le sujet aura consenti (ou au contraire qu’il aura déniée en arguant des meilleures raisons), il ne faut en effet pas oublier d’en penser la notion à partir du caractère fractal de la séduction ! Il s’agit bien de la vérité, certes, mais de la vérité du domaine et du niveau que l’on considère – laquelle ne vaut ni plus ni moins que la vérité d’un autre domaine et / ou d’un autre niveau, qui peuvent par ailleurs être parfaitement dérisoires. On ne peut donc pas faire de cette vérité du sujet un absolu métaphysique, même limité à lui (parler de la vérité de toute sa vie). Car celui qui est brusquement saisi de la certitude que la vraie vie consiste à ne plus jamais quitter la femme dont il vient de croiser le regard dans la rue sera aussi bien et en même temps sujet d’une autre séduction (certes pas au même niveau : il est désormais indifférent au charme des autres passantes), par exemple quand il fait ses courses au supermarché et qu’il réalise qu’être vraiment attentif à sa coiffure consiste à opter pour telle nouvelle marque de shampoing, au dépens de celle qu’il utilisait jusque là. Déjà séduit comme amoureux, il peut rester à séduire comme consommateur – chacun de ces domaines étant par ailleurs susceptibles d’être indéfiniment particularisé : indéfiniment pensé comme un ordre de séduction et donc de vérité.

La question des niveaux est essentielle et, ici encore, le rapprochement avec la question esthétique est révélateur. Pour parler de choses belles et a fortiori de choses sublimes, il faut en effet se fixer à une certaine échelle, et s’interdire de la quitter. La rose est belle quand elle est devant nos yeux, mais les cellules de ses pétales, sous le microscope, ne présentent aucune particularité esthétique, pas plus d’ailleurs que sa forme générale, quand on aperçoit la fleur de loin, disons à cinquante mètre. Pour le sublime, c’est aussi évident. Kant a raison, bien qu’il ne l’ait su que par ses lectures : Saint Pierre de Rome est sublime (surtout quand notre regard plonge à l’intérieur depuis le haut de la coupole : le sol se trouve si loin de nous qu’il est séparé de nos yeux par un véritable infini de hauteur). Mais quand on se trouve en avion au dessus de la ville, et qu’alors on peut voir la beauté d’un plan d’ensemble qui nous échappait, elle ne l’est plus. Et c’est encore plus vrai à mesure qu’on se trouve à une altitude supérieure : quand la basilique n’a plus dans son ensemble que la taille d’une fourmi, la sublimité a disparu. On le sait depuis le canon de Polyclète : la beauté suppose une proportion avec le corps humain et ne peut être ni beaucoup plus petite ni beaucoup plus grande (parler de la beauté du massif alpin n’a pas plus de sens que parler de la beauté d’une cellule végétale ou animale – sauf bien sûr si l’avion ou le microscope les remettent à notre échelle). Les catégories esthétiques sont ainsi des nécessités d’échelle (le sublime est forcément grand, le joli ou le mignon forcément petits…).

Rien de tel dans la séduction, qui est intrinsèquement constituée de son caractère fractal, c’est-à-dire indifférent à l’échelle : la question y est d’être vraiment sujet, et un sujet peut l’être à toute éventualité d’imputation qu’on voudra considérer, depuis le cosmique (Dieu saisi par le démon de la création et de l’incarnation) jusqu’à l’infinitésimal, figurable ou pas (Mme de Cambremer saisie par le démon d’élider certains phonèmes, par exemple quand elle parle de ses « cousins Ch’nouville », comme elle a cru remarquer que les nobles faisaient).

Parce que la séduction est fractale, les notions qu’elle met en corrélation de la vérité et du sujet le sont aussi : on est sujet à tous les niveaux de la vie que la réflexion peut isoler, et il y a pour chacun d’eux une vérité dont rien, sinon la réflexion qu’on en opère sur le moment, n’autorise à dire qu’elle est forcément cohérente avec celle des autres niveaux. Tel est en effet l’argument qu’il faut garder à l’esprit pour éviter de tomber dans la croyance en une « supervérité » (la vérité des vérités) que nous devrions passer notre vie à rechercher et à laquelle, une fois trouvée, nous devrions nous soumettre, parce que nous lui serions depuis toujours destinés : cette hypothèse repose sur l’idée de l’unité du sujet, dont on ne voit généralement pas qu’elle est un artéfact de la réflexion. Et certes, si je réfléchis à ma vie, je dois bien penser que je suis toujours moi – ce même sujet qui est réfléchi dans la diversité des situations que je rassemble – de sorte que je dirai que c’est toujours de moi qu’il s’agit quand je parle de mon enfance ou de ma vieillesse, quand je parle de la séduction pour la philosophie qui a décidé de ma vie et de la séduction pour un nouveau plat cuisiné qui a décidé de mon repas de ce soir. Si donc nous ne sommes pas dupes de cette nécessité de structure (et en ce sens impossible à supprimer : dire que  nous n’en sommes pas dupes, c’est prouver qu’on l’est !), alors nous ne sommes pas dupes non plus de la Vérité avec une majuscule ni par conséquent de sa nécessaire confusion avec le salut !

Ici se révèle en effet l’illusion, et donc pour nous la nécessité de penser : il est impossible au sujet, à quelque niveau qu’on le considère, de ne pas identifier la vérité dont l’objet lui apporte l’idée à un salut qui est alors la figure ultime de son bien. Parce qu’il est impossible de ne pas croire qu’on joue son salut quand on rencontre une réalité séduisante ou séductrice, il est impossible de ne pas croire que la vérité constitue le bien ultime parce que seul approprié du sujet en tant que sujet. Répétons-le : dans le moment de la séduction, les biens que n’importe qui aurait raison de poursuivre ne sont pas de vrais biens, puisqu’ils sont récusés par l’injonction d’être responsable qui vient de l’objet et qu’il est impossible, sur le moment, de ne pas se représenter comme la promesse d’un bien encore meilleur que les autres. Et certes, entre la vraie vie et une vie sans vérité, n’importe qui aurait raison de choisir la première, qui apparaît préférable c’est-à-dire meilleure. La séduction, en tant qu’elle implique en elle le moment de la représentation d’une raison de se décider – mais justement : quand on se décidera, ce sera sans raison ! – est constituée autour de cette croyance. Disons la même chose autrement : le sujet de la représentation est en même temps le sujet du salut, parce que la question de ce sujet est celle d’être vraiment sujet, non pas tel qu’il se la pose réflexivement (n’importe qui se croit vraiment sujet à chaque instant) mais telle qu’elle lui saute en quelque sorte à la figure sous les espèces de l’objet dont, quand on en pose la question en termes d’imagination, il est impossible de ne pas se figurer qu’il est désirable.

L’épisode du chemin de Damas est un des meilleurs exemples qu’on puisse prendre pour penser la séduction, mais inversement on peut dire que toute séduction est pour le sujet son chemin de Damas : la vraie vie est là, dont il ne tient qu’à nous qu’elle soit enfin nôtre, et en face de quoi aucun bien, si grand soit-il, ne peut compter (d’où la culpabilité et le remords quand on argue de la question des biens pour refuser la séduction). Sauf que le chemin dont le vrai est le principe, on l’a de tout temps reconnu pour être celui du salut : à premier vue un bien qui n’est pas plus grand que les autres, mais qui l’est quand même à seconde vue, si l’on peut dire, puisqu’on la raison de le préférer à eux.

Nous sommes faits pour le salut, nous qui nous représentons notre existence, c’est-à-dire qui sommes toujours déjà inscrits, le plus souvent en toute méconnaissance, sous le signe de la perte de nous-mêmes. Telle est la raison profonde de cette corrélation : l’essentiel n’est pas tant que toute représentation soit structurellement finalisée (« tout ce qui est, est pour moi ») mais qu’elle soit une représentation, précisément, c’est-à-dire l’acte d’avérer la perte du représenté – en l’occurrence soi-même, quand on est dans l’attitude réflexive. Et c’est bien parce que la perte de soi est déjà acquise au fond de nous que nous acceptons de tout perdre, même soi, quand le salut, c’est-à-dire en réalité la séduction, est là ! Du point de vue des raisons, c’est-à-dire de la représentation et donc des biens, la question de la séduction est identique à celle de la perte (d’ailleurs on se représente le séducteur comme celui qui mène à sa perte celui qui l’écoute) ; mais du point de vue de la question d’être sujet que pose la séduction, elle est celle du salut. Telle est son ambiguïté que tout le monde a toujours remarquée, et que dissipe la distinction des niveaux : on se perd comme sujet de la vie pour se sauver comme sujet du salut, ce sujet qui a la perte de soi comme vérité – puisque précisément le salut consiste dans le règne par définition exclusif de la vérité ! Etre séduit, c’est toujours être sur le chemin du salut, et la certitude de soi qui va avec la rencontre de l’objet est en même temps la certitude d’avoir son propre salut à portée de main.

 A ceci près, bien sûr, que ce qui vaut pour le salut de toute notre vie (qu’on se représente maintenant comme existence : l’être né du consentement à la perte de la vie) ne vaut pas moins ni différemment pour le salut du sujet que nous sommes à une autre échelle ! D’un côté, disons, une vie dont la vérité, faite d’amour, justifie qu’on quitte tout pour l’inconnue dont on vient de croiser le regard, de l’autre l’emploi d’une nouvelle marque de shampoing au dépens de l’ancienne parce que la campagne publicitaire l’a rendue porteuse de l’idée qu’avec elle on serait (enfin) « libre dans ses cheveux ». Et certes, même si une réflexion englobante se refuse à le trouver aussi important pour le sujet que par là même elle constitue, le cuir chevelu n’est pas moins un lieu de vérité que le cœur.

Car c’est dans l’objet que se trouve le sujet, et non dans quelque identité métaphysique et transcendantale qu’il faudrait supposer pour qu’il puisse y avoir des objets, mais à quoi il appartient à la réflexion de toujours nous faire croire. On se convaincra de l’inanité des évidences réflexives (et comme telles irréductibles et devant toujours survivre à leur déconstruction)en réalisant que ce qui nous séduit, justement, ne nous fait pas fonctionner comme sujet de l’objet mais au contraire nous subvertit, renverse nos catégories, montre que ce qui nous faisait sujet jusque là (ainsi c’était bien quelque chose qui nous faisait déjà sujet, non pas nous-mêmes) ne compte plus, c’est-à-dire ne nous fait plus sujet (puisque c’est cela, compter). Dire que l’objet surgit, qu’il nous assignecomme le destinataire et non pas l’auteur de l’idée de la vraie vie dont il est porteur, dire qu’il renvoie à rien les savoirs dont on s’autorisait jusque là pour être un sujet se représentant avoir raison, dire enfin qu‘il nous somme de nous décider et donc d’être un sujet libéré de la représentation d’avoir raison, c’est bien à chaque fois dire que le sujet est là où est l’objet (alors que la réflexion abstraite figure l’inverse) – et que si l’objet est dérisoire (une nouvelle marque de shampoing), le sujet qui l’est aussi (celui qui se fait de la liberté une idée telle qu’il en situe l’incidence dans ses cheveux) ! Or tout le paradoxe de la séduction est que, aussi microscopique et dérisoire qu’on le détermine, il l’est comme sujet auquel la vraie vie tend les bras, si l’on peut s’exprimer ainsi, autrement dit comme sujet voué au salut. Le salut de celui qui se lave la tête, c’est d’être « libre dans ses cheveux », exactement comme le salut de l’amoureux est de ne plus jamais quitter celle qu’il aime ou comme celui du chrétien est de vivre déjà en Jésus-Christ ! Parce qu’elle est fractale, nécessitant par là même que celles de sujet et de vérité le soient aussi, la notion de la séduction interdit absolument de privilégier un niveau sur un autre et ordonne à la pensée qui examine la nécessité représentative de reconnaître l’absolue équivalence du « salut » dont parle celui qui a consenti à sa séduction par un dieu (paradigme du chemin de Damas) et de celui qui a consenti à ce qu’un slogan idiot fasse de lui l’acheteur d’un autre shampoing.

La libération de la pensée de la séduction comme détournement de la question des biens relativement à la contradiction d’une métaphysique de la séduction comme doctrine du salut, c’est l’établissement de cette équivalence. Tout tient à ceci que la séduction est de structure fractale – et c’est de l’avoir méconnu jusque là à cause de l’illusion réflexive qu’on a pu croire pour de vrai à toutes les promesses de salut dont, dans tous les domaines et à tous les niveaux, ce qui séduisait était toujours fait.

La notion de salut, et même la croyance au salut, est inhérente à l’existence représentative et personne d’entre nous ne peut prétendre y échapper : il faudrait qu’il reconnaisse ne pas être celui qu’il se reconnaît être – ce qui est absurde, ou encore il faudrait qu’on ne croie aucunement à ce qu’on est en train de signifier, ce qui l’est presque autant. Nous savons pourtant que le sujet ne peut pas être confondu avec la représentation qu’il se donne de soi, précisément parce qu’il se la donne et qu’il en diffère donc autant qu‘il diffère d’une extériorité fixe qu’on voudrait lui reconnaître en dehors d’elle ; mais nul ne cesse pour autant de se prendre pour celui à qui les autres parlent et pour celui qu’il a conscience d’être, ni de s’engager dans ce qu’il signifie aux autres et à lui-même en parlant. Le sujet de la représentation, qui est celui des raisons et par conséquent des biens (autrement dit qui est le sujet toujours en train de se justifier) reste donc un sujet voué, et c’est comme tel qu’il appréhende l’objet dans la séduction. L’objet, on se le représente comme ouvrant la porte du salut, si l’on peut s’exprimer ainsi. Représentativement parlant, la question de la séduction est donc identique à la question du salut – et ne peut pas ne pas être vécue comme telle. Sauf que bien sûr l’extériorité définitive du sujet à lui-même (et aussi à une extériorité fixe qu’on voudrait lui attribuer, puisque de cela aussi il devrait encore être sujet) interdit au philosophe d’être vraiment la dupe de cette nécessité pourtant éprouvée comme telle. Dupes de l’éventualité du salut, nous le sommes donc toujours – mais quand même pas vraiment puisque nous savons que la même nécessité vaut à n’importe quelle échelle et pour n’importe quelle occurrence, si microscopique et dérisoire qu’on veuille l’imaginer. On ne tombe plus dans le panneau de croire pour de vrai au salut quand on a reconnu qu’à un autre niveau d’importance et de durée l’achat d’un nouveau flacon de shampoing pour le consommateur est aussi salutaire que l’entrée dans les ordres pour le croyant ou que l’élaboration d’une œuvre de pensée pour le philosophe.