Cours du 23 mai 03

 

La notion de désinvolture (5) : métaphysique et désinvolture

 

La question de la désinvolture est celle de la possibilité – ou de l’impossibilité – d’apprendre à vivre. Il n’y a pas de savoir de la vie, et la sagesse est une imposture. Cela nous le savons depuis le début, de sorte que notre question n’est jamais celle de trouver un savoir, réalisé dans des choses ou personnifié dans des êtres humains. Car la vie n’est d’abord vraie qu’à ce que le savoir, à commencer par le savoir de la vie s’il était possible, ne compte pas, parce que si le savoir compte, c’est qu’il a pris la place de la vérité et qu’on est déjà dans le mensonge.

Ce mensonge, nous sommes en train de l’explorer sous le nom de désinvolture, dont le trait essentiel est qu’il soit toujours légitime pour lui-même – comme si la légitimité pouvait jamais se dire à propos de soi. C’est pourtant le sens des vies désinvoltes, puisqu’on ne peut l’être qu’au nom des meilleures raisons et qu’à refuser, les concernant, la distinction de ce qui importe et de ce qui compte. Et certes, qui contesterait des vérités comme celles-ci : ” les morts sont morts “, ” les paroles s’envolent “, ” on ne peut nier la réalité ” ? Le mensonge propre à la désinvolture réside précisément dans l’autorisation qu’elle tire du savoir, dans le fait de s’autoriser de savoir en arguant de son irrécusabilité. Cette attitude est la désinvolture même, qui peut être réelle comme celle de l’employé qui prend sur son temps de travail pour lire Shakespeare, ou vraie comme celle du notaire ou du pharmacien qui ne peut l’être qu’à avoir ” oublié ” au nom des jouissances et des urgences de la vie que la question de l’humain était la question du vrai et donc, subjectivement pour chacun qui en reste marqué, celle de l’étrangeté inouïe de son propre destin. En termes réflexifs, on dira que les gens qui sont coupables envers eux-mêmes d’un tel ” oubli ” ne savent pas vivre. Vraiment désinvoltes, ils constituent un modèle négatif pour la question de savoir s’il est possible d’apprendre à vivre : si c’est possible, ce ne sera déjà pas auprès d’eux.

S’agissant donc d’apprendre, nous découvrons en réfléchissant sur la réflexion de la désinvolture toujours occupée à convertir la vérité en savoir ou, si l’on préfère, la distinction en différence, que la question n’est pas celle d’un savoir de la vie qui inviterait toujours à se conformer mais, tout au contraire, celle de la vraie vie. Critiquer cette conversion qui est celle de la réflexion en général et donc aussi de la métaphysique, c’est le rôle second que je donne à ce questionnement sur la désinvolture. Ceux qui, au contraire, ne cèdent pas sur cette distinction qui est aussi bien celle de l’acte subjectif inouï relativement à l’action commune compréhensible, je les nomme les vrais : ils n’ont rien de plus ni de moins que les autres, ne leur sont donc en rien ni supérieurs ni inférieurs, mais ils inspirent un respect particulier que nous réfléchissons en nous les représentant comme susceptibles malgré eux de nous apprendre à vivre – parce que nous ne pouvons pas distinguer le savoir de la vraie vie de l’énigmatique signification de ce respect.

Si donc la question de la désinvolture est, inversée, celle de la vérité, autrement dit si les gens qui n’inspirent d’autre respect que celui qu’on doit à l’humanité en général sont aussi, d’une manière qu’on dira paradoxalement non vraie, concernés par la vérité, alors on ne peut penser la désinvolture, et donc par inversion la vraie vie, en récusation d’une duplicité qui soit encore et toujours celle de la vérité – puisque c’est seulement en vérité qu’on peut parler de vérité. La question de la désinvolture est dès lors celle du déni de cette duplicité. Et comme la désinvolture est le refus de la responsabilité, qu’on n’est responsable qu’à d’abord l’être de la responsabilité elle-même (la désinvolture est la responsabilité d’avoir adopté une attitude irresponsable), et qu’il n’y a originellement de responsabilité que du vrai, on peut dire que le déni du redoublement véritatif est le même que le déni du redoublement qui caractérise la responsabilité.

Ce que nous explorons maintenant, dans la voie ouverte par la définition que j’ai proposée la semaine dernière, c’est donc la corrélation de la responsabilité et de la vérité.

 

Irresponsabilité métaphysique

La désinvolture est d’abord le fait, pour un sujet, d’avoir démissionné de l’imputation originelle, celle qui concerne non pas les actions mais le fait d’en être sujet : qu’on soit sujet, oui, mais qu’on n’ait pas à en répondre.

L’irresponsabilité, c’est d’abord de ne pas assumer la responsabilité : se conduire comme si l’enjeu de nos conduites n’était pas à chaque fois d’être quelqu’un de responsable – responsable, avant tout ce qui pourra nous être imputé, de notre statut de sujet responsable. Il n’y a de responsabilité que redoublée.

La désinvolture radicale consiste donc, à ce niveau très précis de la responsabilité comme structurellement antérieure à elle-même (de même qu’il n’y a de valeur que valablement ou de vérité que vraiment), à rendre acceptable ce qu’on fait – puisqu’il n’y a pas de différence entre faire cela, immédiatement ou médiatement selon que nos actions auront été bonnes ou mauvaises, et avoir toujours déjà démissionné au profit du savoir de notre statut de sujet pour la responsabilité. Cette démission, on peut la nommer d’une manière générale en disant que c’est l’ordre du métaphysique, lequel est l’ordre des raisons et, s’accomplissant dans la question de la finalité, celle des meilleures raisons. La démission de soi comme sujet pour la responsabilité est donc non seulement réelle mais subjectivement légitime : elle accomplit sa nécessité comme efficience des meilleures raisons, précisément comme telles. L’ordre des meilleures raisons est celui d’être irrécusablement justifié d’avoir démissionné de la responsabilité pour la responsabilité. Double jouissance par conséquent, qu’on peut traduire psychologiquement en disant que la désinvolture est toujours une insolence : ” vous n’allez tout de même pas aller contre les meilleures raisons – par exemple que la réalité a changé et qu’il faut s’y adapter – pour me reprocher ma conduite – par exemple que je n’aie pas tenu parole – n’est-ce pas ?! ”

On a compris que la désinvolture consistait à reporter la place du sujet, là où l’on a à prendre la responsabilité de la responsabilité, sur la place du savoir, lequel est donc traité comme s’il était le sujet du fait d’être sujet, dès lors qu’il justifie l’irresponsabilité de la responsabilité.

Car si le savoir permet, il acquiert par là même statut de sujet : le propre de la réflexion est d’en faire le sujet du conditionnement à être sujet. La notion de sujet n’est pas du tout prise ici d’une manière métaphorique, puisque je parle de la substitution réflexive du savoir au vrai – lequel est, par définition , sujet de la vérité ou, si l’on préfère, sujet de la marque qui est pour chacun son inouïe capacité de vérité.

Que le savoir soit institué en sujet du fait humain d’être sujet, à la place du vrai qui causera en l’homme la capacité inhumaine de produire le vrai (la question de la marque est celle de cette transitivité), c’est ce qu’on appelle depuis toujours la métaphysique.

 

La métaphysique et la désinvolture sont donc le même, si l’on reconnaît que c’est la responsabilité qui fait le sujet et qu’on n’est sujet qu’à d’abord responsable du fait même d’être responsable – ce dont la métaphysique, en mettant la présence du savoir au principe du bien et son absence au principe du mal, est la dénégation. Cette condition éthique pour le sujet d’être d’abord sujet de sa propre responsabilité, la réflexion en a depuis toujours destitué le sujet au profit du savoir. Et elle le fait avec satisfaction parce qu’il appartient structurellement à la réflexion d’avoir toujours déjà converti la vérité en savoir.

L’identification de la désinvolture à la métaphysique vaut donc pour la forme dont celle-ci est l’effectuation, la réflexion.

Donner au savoir la place du redoublement de la responsabilité, autrement dit en faire le sujet de la ” subjectité ” à la place de la vérité, c’est ce qu’on peut nommer subjectivement désinvolture et objectivement métaphysique. La métaphysique est le discours de la désinvolture, comme telle, puisqu’elle est à chaque fois la justification d’un défaussement du sujet non pas quant à la réalité mais quant au fait d’être sujet. Prenons l’exemple paradigmatique : si l’on nomme platonisme la doctrine qui veut que toute question ait une réponse – et certes, je ne puis m’interroger qu’à supposer la réponse exister d’une manière préalable, dans le monde des réponses c’est-à-dire des nécessités idéales – on devra reconnaître qu’une éthique (et donc aussi une politique) se trouve par là même toujours déjà engagée, celle-là même auquel le sujet humain se constituera lui-même comme tel de devenir soumis. Désinvolture, par conséquent : ce n’est pas sa faute, si les réalités idéales commandent la réalité empirique, et si sa vérité est dès lors de devenir le lieu subjectif de cette nécessité ! Responsable de son statut de sujet, assurément, puisque toute métaphysique est en même temps une propédeutique au devenir légitime de soi, mais pas responsable de cette responsabilité : le sujet lui-même peut rejeter l’antériorité de l’idéal sur le réel, certes, mais il ne pas rejeter la nécessité, pour la vérité, qu’elle s’entende comme ce savoir lui-même que son éthique sera donc de subjectiver. Et comme il n’y a de sujet humain que par la vérité, on aperçoit que la désinvolture a pour principe de mettre le savoir à la place de la vérité. Substitution qui suffit à définir la métaphysique.

Le propre des raisons qui justifient qu’on soit désinvolte est de valoir pour n’importe qui, et par là même de désubjectiver celui qui s’en autorise. Pas de différence donc, entre avoir universellement raison et avoir décidé de n’être personne : si n’importe qui à ma place aurait fait ce que je fais, c’est tout simplement qu’il n’y a que la place qui compte et que mon agir est la fonction anonyme et indifférente de cette place comme telle.

Mais ce n’est pas seulement d’avoir raison dans l’universel qu’on a démissionné de soi en s’était toujours déjà identifié à une place, c’est aussi d’avoir tort. Car s’il est vrai d’un côté que c’est mon tort qui me singularise en ce qu’il est la résistance de l’existence au savoir ou, si l’on préfère, à l’indifférence des places (avoir tort, c’est faire ce que n’importe qui à notre place n’aurait pas fait), cette résistance de soi à l’indifférence est aussitôt récusée par l’appel à un savoir de second degré : si j’ai eu tort et par conséquent si j’ai pu apparaître momentanément comme un (mauvais) sujet, c’est parce que j’étais fatigué, ou ignorant, aveuglé ou aliéné, ou tout ce qu’on voudra d’autre – bref, c’est parce que j’étais le véhicule anonyme des forces mondaines. Comment expliquer une action mauvaise, en effet, sinon encore et toujours par des excuses qui, comme le mot l’indique, mettront littéralement son sujet hors de cause ? Rien là que de très évident, même en première personne : il m’est absolument impossible d’assumer ce que je regrette avoir fait puisque je parle justement de ce que, moi qui parle actuellement, je ne ferais pas ! Je ne le ferais pas, et pourtant cela a été fait – dans une imputation à mon endroit que par ailleurs je ne conteste pas, une imputation dont je reconnais la nécessité mais non la vérité. Quand je considère une de mes actions que je ne regrette pas, je le fais forcément en mettant en avant que je savais : je n’ai pas méconnu la situation, je n’ignorais pas le maniement des moyens à employer, je n’étais pas aveugle aux conséquences qui allaient s’ensuivre – et c’est bien cela, avoir eu raison. A l’inverse, quand j’ai eu tort, c’est que je ne savais pas. Et de fait, c’est ce que je dis expressément chaque fois qu’on a raison de me reprocher une de mes actions : je ne savais pas ce qu’il aurait fallu faire, que ma parole aurait une telle portée, que la situation était aussi grave, et ainsi de suite. Car que j’aie raison ou que j’aie tort, tout tiendra toujours au savoir comme présent ou comme absent. Aucune action (par opposition à acte) concrète n’échappe donc à cette alternative d’avoir raison ou d’avoir tort qui est celle de son sens, de son intelligibilité : ce dont je suis le sujet est réflexivement acceptable quand j’ai établi que c’est à chaque fois le savoir qui était la vraie cause, puisqu’on acceptera immédiatement ce que j’ai eu raison de faire et qui me constitue rétrospectivement comme le vecteur anonyme du savoir (ainsi le médecin qui a fait le bon diagnostic établit-il qu’il a été la médecine personnifiée), ou qu’on acceptera médiatement ce que j’ai eu tort de faire, dès lors que j’aurai établi que c’était encore et toujours le savoir qui comptait seul, à ceci près que dans ce cas c’était comme absent (ainsi le médecin qui fait un mauvais diagnostic prouve qu’il n’a pas assez étudié la médecine). En somme, ma réflexion identifie ma responsabilité au caractère acceptable pour moi de toute imputation réelle, et ce caractère s’entend de ce qu’un sujet véritable soit désigné non pas à ma place mais comme le sujet du fait que je sois sujet (d’une bonne ou d’une mauvaise action) – le savoir. En quoi c’est toujours le savoir qui reste l’agent, en exclusivité expresse de la vérité – dans ce qu’il faut bien nommer une démission radicale du sujet qui ne pourrait l’être vraiment qu’à avoir raison sans que ce soit de manière universelle.

J’opposais la désinvolture réelle à la vraie désinvolture. La première relève d’un point de vue métaphysique en ce qu’elle suscite finalement le reproche de n’avoir pas réfléchi ni donc universalisé sa position (effectivement : si tous les employés lisent Shakespeare au bureau, le service administratif ne sera pas assuré !). La seconde s’entend au contraire de l’irréductibilité de la vérité au savoir ou, si l’on préfère, de l’irréductibilité de l’acte à l’action, telle qu’elle apparaît dans la nécessité originelle pour la responsabilité d’avoir été depuis toujours (c’est l’éthique au sens propre) décision quant à la responsabilité elle-même.

 

Quand le savoir de la vérité vaut pour l’antériorité de la vérité à elle-même

On ne peut être désinvolte, c’est-à-dire arguer du savoir contre la vérité, qu’à prétendre à la légitimité de le faire, autrement dit qu’à s’adosser à une doctrine de la vérité que par là même on réalise.

Que la métaphysique, et donc aussi la désinvolture dont elle est le réflexif, s’entende comme doctrine de la vérité, c’est ce qu’on opposera à une conception littérale et irrécusable qui voudrait en faire une doctrine de la réalité. Je veux dire que la métaphysique s’entend à l’encontre de la ” méta-physique ” pour la raison de principe qu’il appartient au philosophe et non pas au savant de dire le métaphysique. Certes, tous les métaphysiciens se sont imaginés eux-mêmes comme des méta-savants – et ils l’ont presque tous affirmé de manière explicite. Mais on oublierait, à s’en tenir à cet argument, qu’il n’y a de métaphysique que des ” natures “, c’est-à-dire qu’il appartient au sujet de l’énonciation de frapper son énoncé d’une marque d’impossibilité radicale, celle-là même que nous dirons en adjectivant le nom dudit sujet. Quoi de plus objectif et de plus rationnel que cette suite d’impératifs qu’on appelle la méthode ? Il n’empêche qu’à les dénombrer, nous indiquerons qu’il s’agit là des préceptes cartésiens, disant d’eux cette ultime vérité de discours que Descartes a été institué comme penseur de ne pas pouvoir dire. Et ainsi de suite. Impossible, donc, de trouver une métaphysique qui ne soit qu’une ” méta-physique “, c’est-à-dire qui ne soit pas faite, pour rester dans la même référence, de ” la marque de l’ouvrier sur son ouvrage “. Bref, il n’y a de métaphysique que dans et par la coupure du savoir (ce que n’importe qui aurait raison de dire) par la vérité (qu’un seul ait dû et pu le dire), dont j’ai proposé la notion de ” nature ” pour donner l’indication expresse.

Si donc il est impossible de concevoir qu’une métaphysique fonctionne autrement que dans le déni pour elle-même de cette coupure, autrement dit s’il n’y a jamais de métaphysique que de ” natures ” uniquement dicibles comme telles par le lecteur et donc de métaphysique qu’en déni d’une division qui a toujours déjà eu lieu et qui la fait malgré tout relever de la vérité et non pas du savoir (ainsi personne n’aurait l’idée d’être disciple de tel ou tel penseur classique, mais personne n’ignore qu’il faut les lire et les relire), alors il faut reconnaître que toute métaphysique est une doctrine de la vérité et qu’elle ne porte que sur les causes premières ou les premiers principes du savoir que comme entités réflexivement instituées par la ” nature ” de la vérité (par exemple : le caractère réflexif de la morale, c’est sa ” nature ” kantienne, etc.).

Quand nous avons réfléchi sur la philosophie, nous avons souligné ce paradoxe des ” natures ” ou, si l’on préfère, de la nécessaire coupure du savoir par la vérité qui constitue le discours métaphysique en déni de lui-même : il lui appartient de se présenter comme s’il n’était pas l’œuvre d’un penseur mais la réflexion d’un savant, alors même que sa lecture est le réel d’une division où c’est la pensée et non pas le savoir qui se donne à reconnaître. Voilà pourquoi il est impossible qu’une métaphysique soit autre chose qu’une doctrine de la vérité, alors même qu’elle se présente comme une doctrine de la réalité, comme une ” méta-physique “.

Cette nécessité pour la métaphysique d’être malgré soi exhaustivement faite de la coupure du savoir par la vérité permet de concevoir la désinvolture comme une responsabilité, celle d’être irresponsable de la responsabilité.

Car si le désinvolte entend ne pas prendre en charge la nécessité pour la responsabilité de porter d’abord sur la responsabilité, ce refus est son acte – et donc aussi son éthique, si l’on nomme ainsi la manière dont un sujet décide de lui-même, notamment par le refus de décider qui est encore une décision. Qui nierait en effet que se laver les mains d’une difficulté est encore une manière de s’y impliquer ? On sait ce que signifie politiquement la formule ” moi, je ne fais pas de politique “, par exemple.

Nous retrouvons ainsi l’antériorité paradoxale de la vérité non seulement sur elle-même ainsi que l’exige son concept – ce dont la désinvolture est précisément le déni – mais d’abord sur l’attitude d’assomption ou de déni qu’une personne adoptera envers elle, puisqu’elle est justement un personne c’est-à-dire un sujet autorisé. Et de quoi pourrait-on s’autoriser, finalement, sinon encore et toujours de l’antériorité du vrai à soi, autrement dit de sa propre marque ?

Je termine donc en indiquant que la désinvolture est malgré tout l’attestation du caractère déjà vrai de la vie – puisque cette vie était humaine et que l’on doit nommer ” humain ” ce vivant qui ne se remettra jamais d’avoir été marqué par le vrai. Car bien sûr la désinvolture est une manière humaine de vivre – une manière dont la cause reste par conséquent le vrai, bien qu’elle le récuse expressément et même thématiquement en insistant sur l’impossibilité de principe qu’il y ait autre chose que le réel. Ainsi, d’être une manière humaine de vivre, la désinvolture reste véritativement causée, mais dès lors qu’il appartient à la vérité de s’être depuis toujours redoublée elle-même (il n’y a de vérité qu’en vérité et pas en réalité), il faut reconnaître que cette manière de vivre, si elle est réellement humaine, ne l’est cependant pas vraiment.

L’opposition de la vraie vie et de la désinvolture se traduit donc par cette opposition entre être vraiment humain et être réellementhumain – et surtout pas, bien sûr, par une opposition entre une élite de gens qui seraient ” vraiment ” humains et un troupeau de gens qui ne le seraient ” pas vraiment “. Aucun individu, si monstrueux qu’il puisse être par ailleurs, n’est moins humain qu’un autre, parce que la question de la vérité est celle d’une distinction qui renvoie à l’acte subjectif et non pas d’une différence qui renvoie au savoir. Cela dit, il y a des gens qui sont vraiment humains, en distinction et non pas en différence de ceux qui le sont réellement – de ceux dont on ne peut donc surtout pas dire qu’ils ne le seraient que réellement sous peine de ramener réflexivement ce qui compte à ce qui importe, autrement dit sous peine d’être soi-même désinvolte en mettant encore le savoir à la place de la vérité.

Les ” vrais “, par opposition à tous les autres qui ne leur sont nullement inférieurs, on peut dire qu’ils savent vivre et que leur rencontre est à chaque fois une leçon de vie que nous avons à méditer – une leçon que nous ne nous remettrons jamais d’avoir reçue.

Moi je dis des ” vrais ” qu’ils sont élus, ou encore qu’ils sont sauvés – en autorisant ce vocabulaire non pas de croyances plus ou moins consolatrices c’est-à-dire vulgaires mais, au contraire j’espère, de ce que nous avons eu l’occasion d’apprendre quand nous avons posé la question de la vie ” spirituelle “. Quant aux autres, dont chacun fait forcément partie pour soi-même (la réflexion institue le sujet comme identique à sa propre indifférence), l’idée de dire qu’ils sont sauvés n’a par là même aucun sens : on peut seulement espérer qu’ils ne (se) soient pas complètement perdus.

La distinction des ” vrais ” dont la rencontre est toujours une leçon de vie (et donc, le respect étant la tonalité de cette rencontre, une ” humiliation ” pour nous), et des autres dont l’aperception est toujours une expérience non pas seulement anthropologique mais humaine, il faut la penser à partir de la réflexivité propre à la désinvolture, une réflexivité dont le paradoxe est qu’elle concerne la vérité, puisque c’est encore et toujours par la distinction de la vérité et du savoir qu’on peut récuser que la vérité se distingue du savoir.

Dans les prochaines séances, je reviendrai sur la définition que j’ai proposée de la désinvolture comme différence de la signature et d’une vie dont il n’est par ailleurs pas question de nier la vérité, puisque cela reviendrait à en nier l’humanité alors que la désinvolture est une manière expressément humaine de vivre.

Je vous remercie de votre attention.