Nouvelles leçons sur la séduction. N°1

Un regard croisé dans la rue, une silhouette gracile aperçue dans la foule, une idée qui surgit sous la plume, une publicité un peu décalée et spirituelle, sont des réalités séduisantes. Un regard appuyé, une proposition lucrative, le discours d’un démagogue sont des réalités séductrices. D’autres choses peuvent être à la fois séduisantes et séductrices comme la plupart des activités de l’esprit (l’étude, la politique, etc.) et bien sûr la philosophie qui est séduisante quand elle ouvre à la joie de penser et au bonheur de découvrir, mais qui est séductrice quand elle est pourvoyeuse de certitudes matérielles ou méthodologiques pour celui qui n’aura plus qu’une existence de disciple ou d’épigone. Pareillement avons-nous dans nos vies l’expérience de grandes séductions  comme la rencontre de son futur conjoint ou de la profession qu’on exercera, et d’autres qui sont toutes petites voire insignifiantes comme celles qui régissent une bonne partie de nos achats quotidiens. Cela concerne tellement de domaines et tellement de niveaux qu’il semble presque impossible de distinguer l’ordre de la vie de l’ordre de la séduction.

Pour les domaines, d’abord, la relation est évidente : autant de possibilités de se reconnaître une identité, autant de possibilités d’être séduit. Etre par exemple conjoint, citoyen, automobiliste, lecteur de tel journal, consommateur de tel produit, etc., c’est pouvoir être séduit par une femme qu’on vient de rencontrer, un programme politique dont on vient de prendre connaissance, un produit qui apparaît sur le marché, etc. Il suffit de réfléchir une identité, si particulière qu’elle soit, pour pointer la possibilité d’une séduction : un nouvel objet peut toujours prendre la place de celui qui nous identifiait et nous décider à être un autre.

En quoi on a déjà reconnu le facteur de la séduction, qui est la nouveauté, et donc aussi son champ de réalité : très exactement là où se nouent les deux questions de l’identité du sujet et de la nouveauté de l’objet. La notion de rencontre dit ce nouage, de sorte que toute pensée de la séduction est en même temps pensée de la rencontre (ce qui revient en somme à dire qu’une rencontre sans séduction n’en est pas une). Tout domaine dont la logique autorise la rencontre est donc un domaine de séduction.

Mais l’extension du domaine de la séduction doit aussi se comprendre en termes de généralité et de profondeur, autrement dit d’échelles. Une même réalité peut être considérée à toutes sortes de niveaux, qui soient autant d’ordres où l’identité d’un sujet et la nouveauté d’un objet pourront se nouer. C’est dire que le champ de la séduction va de l’immense au minuscule. Il y a ainsi des séductions qui valent pour des civilisations entières (pour l’Europe colonisatrice : apporter à l’humanité entière l’incidence de l’universel réflexif), d’autres qui sont à l’échelle d’une vie (le snobisme de Legrandin, dans la Recherche) et d’autres encore qui sont microscopique et quasi instantanées (telle prononciation d’un phonème plutôt que telle autre peut être à la mode cette saison…). On peut même pousser l’idée jusqu’à sa limite et concevoir des séductions éternelles, comme celle de Dieu à l’idée de faire être le monde et l’humanité, ou encore celle de ce même Dieu désormais créateur à l’idée de s’y incarner – par quoi il serait depuis toujours passé de sa condition d’esprit pur à celle de créateur, et même de rédempteur[1].

Indéfiniment multiple dans la possibilité de son repérage, la séduction présente ainsi la propriété étonnante de rester identique à elle-même à tous les niveaux qu’on voudra considérer : à quelque échelle qu’on veuille situer un sujet, il restera susceptible d’être détourné de la voie identificatoire qui était d’abord la sienne par un objet qu’il aura rencontré, et qui n’a d’ailleurs pas besoin d’appartenir lui-même à la réalité puisque ce peut être une simple idée. On dira pour cette raison que la séduction est de nature « fractale » – ce terme désignant en mathématiques l’invariance d’une structure par rapport à l’échelle de son observation (on donne toujours l’exemple de la côte bretonne, pareillement découpée sur les distances extrêmement différentes qu’embrassent la vue d’un satellite, d’un avion, d’un promeneur à pied ou d’un entomologiste). Le nouveau peut surgir à toutes les échelles et détourner le sujet correspondant.

Détournement, donc énigme de ne pas suivre son bien

Car la séduction est d’abord détournement : celui d’un sujet par un objet qui le met sur une voie qu’il n’eût jamais suivie de lui-même. Ne peut donc être séduit qu’un sujet plus ou moins implicitement décidé à suivre la voie inhérente à l’identité qu’il se reconnaît, c’est-à-dire plus ou moins implicitement engagé dans une fidélité. Dire qu’on peut être fidèle à son conjoint, à ses convictions, mais aussi à une façon de travailler, à ses habitudes quotidiennes ou à une marque de shampoing, revient à mentionner autant d’éventualités d’être séduit : la notion de fidélité dit l’intériorisation des identités qu’on se reconnaît, leur élévation à la dignité de valeur pour nous. Ainsi se détourner de ce qu’on est parce qu’on a été séduit par quelque chose ou par quelqu’un, c’est forcément se détourner de ce qui nous convient et de ce qui nous plaît en même temps que de ce qu’on trouve valable. Loin de compléter ou d’améliorer la vie que nous menons déjà, notamment en y ajoutant du plaisir ou du bonheur, ce qui nous séduit la récuse. On ne peut commencer à aborder la question de la séduction qu’à y reconnaître la récusation de notre vie, comme on le voit de ce qu’il n’y a pas de différence entre être séduit par une réalité et envisager de tout quitter pour elle, le service de nos plaisirs et de nos intérêts, mais aussi de nos valeurs, dès lors que cette réalité s’avèrerait exclusive de ce que nous vivons, pensons ou estimons (par exemple telle femme particulièrement sensuelle qu’on vient de rencontrer, relativement à nos aspirations de tranquillité et à nos responsabilités familiales). Bref, c’est d’abord de nous-mêmes que l’objet rencontré nous détourne : sa rencontre est pour nous l’injonction d’être un autre. En ce sens il est nécessaire qu’on en ait une représentation en termes de perte de soi. Etre séduit, c’est se perdre au sens où c’est renoncer à celui qu’on se reconnaissait être ; c’est par conséquent avoir cessé d’avoir son bien pour préoccupation, sous quelque forme et à quelque niveau qu’on l’envisage (disons du simple plaisir sensible au salut de l’âme).

Toute séduction sera par conséquent une énigme : ce qui nous séduit ne correspond jamais à ce que nous sommes, ni donc à ce qui nous plaît ou à ce qu’on valorise – car alors il ne nous séduirait (détournerait) pas mais au contraire nous confirmerait dans notre identité. Il n’y a dès lors pas de différence entre reconnaître que la séduction est un détournement et reconnaître qu’elle ne relève pas des finalités du sujet, qu’elle en est même la mise à l’écart. L’énigme que cette réalité impose est donc en premier lieu celle de l’extériorité de ce qui nous séduit aux fins dont on s’autorisait jusque là pour agir, et qui ont tout bonnement cessé de compter.

Personne n’ignore cette énigme de l’indifférence de ce qui le séduit aux fins du sujet, et surtout pas lui puisque c’est avant tout dans l’énigme qu’elle est pour nous qu’une réalité peut nous séduire. Ce qui n’est pas énigmatique d’une manière ou d’une autre peut nous intéresser ou nous plaire, mais en tout cas pas nous séduire. Il n’y a donc pas de conscience de la séduction qui ne se prenne sur le mode d’un étonnement, dont on ne saurait dire s’il porte sur l’objet auquel on ne trouve rien de particulièrement remarquable, sur la relation d’assujettissement qu’on engage avec lui alors qu’il ne correspond pas à notre bien, ou sur nous-mêmes qui renonçons à ce qui pourrait nous justifier. Nous sommes tous des Swann, même ceux qui sont heureux d’avoir été séduits puisque ce n’est aucunement pour les raisons de leur bonheur qu’ils l’ont été : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! »

On ne saurait être plus clair : Swann nie qu’Odette lui ait plu (sa vulgarité, son inculture et sa duplicité ne lui ont jamais échappé), il nie qu’elle lui ait convenu (pour ce mondain raffiné, l’essentiel était constitué par une aisance sociale que devaient fatalement compromettre sa liaison, et a fortiori son mariage, avec une femme dont le passé n’était pas ignoré), il nie même qu’elle lui ait correspondu, si c’est bien l’identité du « genre » qui fait dans le monde proustien la vérité d’une différence sexuelle seulement apparente[2]. En disant ce qu’on vient de rapporter, Swann réalise que la question d’Odette pour lui n’était pas celle de son bien, ni au sens de ce qui l’eût comblé (comme il appartient généralement aux maîtresses de le faire) ni au sens ce qui lui eût manqué (comme c’est en général le propre des épouses quand on est loin d’elles). Disant ainsi qu’elle l’a séduit, il dit que cela constitue pour lui une énigme dont il ne sait si elle est celle d’Odette, celle de la séduction, ou celle qu’il est désormais pour lui-même et qu’il mourra sans avoir résolue.

Du caractère nécessairement énigmatique de ce qui séduit, autrement dit de son extériorité à la question des biens du sujet, on déduit le critère même de la séduction, celui que nul ne peut ignorer tant à propos des autres que de soi-même : on sait qu’une personne est séduite quand on constate qu’elle a désormais accepté l’éventualité du pire.

D’où cette secrète dimension d’effroi qui s’empare de nous quand quelque chose ou quelqu’un nous séduit : sous les espèces d’une promesse dont nous voulons le plus souvent nous convaincre qu’elle reste celle de notre bien (l’objet serait une promesse de plaisir, de bonheur…), l’éventualité du pire vient de s’ouvrir. Admettre qu’on est séduit consiste à réaliser qu’on vient d’accepter qu’il en soit ainsi. Savoir qu’on va probablement à sa perte et y aller quand même, ce n’est donc pas l’aspect négatif de la séduction qu’en d’autres circonstances des résultats heureux eussent remplacé, le prix qu’il faudrait se résoudre à payer pour la séduction parce que c’est la séduction même[3].

Evidemment, le caractère « fractal » de la notion nécessite que le pire soit à chaque fois situé au niveau qui est le sien, et qu’il ne soit donc pas systématiquement tragique (par exemple il peut se réduire à l’insignifiante déception du consommateur qui ne renouvellera pas son achat).

Il y a une angoisse de la séduction qui tient à l’imminence de quelque chose qui n’est pas son bien et dont il suffit qu’on se décide pour qu’il advienne. Mais l’effroi de la séduction est différent : c’est notre sentiment quand notre propre comportement nous contraint d’admettre la fausseté des images et des réflexions que nous nous donnons sans cesse à propos des choses et de nous-mêmes, et dont le trait essentiel a toujours été de faire coïncider notre propre question avec celle de notre bien (de notre plaisir, de notre bonheur, de notre vertu, de notre salut…) Etre séduit, c’est réaliser que sa question n’est pas celle de son bien alors même qu’on essaie encore de se le faire croire – c’est réaliser qu’il n’en a jamais été ainsi.

[1] La théologie n’est rien d’autre que la théorie plus ou moins systématisée et dramatisée de la séduction éternelle de Dieu, au double sens paradoxal de ce génitif.

[2] Le terme de « genre » renvoie à la différence des sexes, même si on ne s’en rend généralement pas compte. En psychanalyse, l’hystérique et l’obsessionnel, dont il importe peu qu’ils soient homme ou femme, reconnaissent alors des types de comportements qui sont ou ne sont pas leur « genre » :  plutôt masculin pour celui-ci, plutôt féminin pour celui-là.

[3] Le film de Joseph Losey, Eva, en est l’indication à la fois méticuleuse et épurée (de très loin le meilleur film sur la séduction).