Cours du 15 septembre 2000 : présentation synthétique de la philosophie.

 

Je reprends mon enseignement. Pour les nouveaux arrivants, je vais consacrer ces deux séances à la présentation de la philosophie. Les plus anciens, notamment ceux qui m’ont suivi sur ce seul thème pendant toute l’année dernière, trouveront ici une synthèse très courte de ce que nous avons appris et peut-être un surcroît de clarté, dû à la décantation des vacances. Nous nous embarquerons ensuite vers de nouvelles aventures, que j’espère aussi exaltantes que celles qui sont derrière nous.

 

Ce que nul n’est sans savoir

Une seule remarque à l’adresse des nouveaux : interrogez les adultes que vous connaissez, parmi ceux qui ont eu la possibilité de faire des études au moins jusqu’en Terminale. Ils ont oublié tous les cours auxquels ils ont assisté, sauf un : le cours de philosophie, si académique et médiocre qu’il ait parfois pu être. Ils ont oublié son contenu mais pas le fait qu’il ait eu lieu. Tous les autres cours leur ont apporté des connaissances ou du savoir utile pour leur vie professionnelles, sociale ou personnelle, sauf le cours de philosophie (l’utilité qu’on met habituellement en avant n’est qu’une sottise : il n’est nul besoin d’être philosophe pour réfléchir à ce qu’on fait et pour argumenter raisonnablement). Je traduirai cela par une formule : tout le monde reconnaît une distinction entre les savoirs : il y en a une multitude qui importent, et il y en a un seul qui compte, et tout le monde sait que c’est la philosophie. Et s’il compte, alors en effet il n’est pas nécessaire de retenir ce qui a été effectivement transmis pour en rester marqué. La philosophie est le savoir qui marque, alors que tous les autres enrichissent. Le cours de philosophie, il suffit qu’il ait lieu ; les autres enseignements, il faut qu’ils puissent servir (pas forcément d’une manière immédiate : la culture générale est utile voire indispensable dans de nombreux milieux).

En s’appuyant sur certains textes platoniciens, on oppose souvent l’opinion à la philosophie. Eh bien, cette opposition qui n’est pas légitime quand l’objet est la politique ne l’est pas non plus quand l’objet est la philosophie : tout adulte sait que la philosophie est le seul savoir qui compte. Ce que je retournerai en disant que les questions qui comptent (par opposition à celles qui importent et qui relèvent des différents domaines de la vie), tout le monde sait qu’elles sont philosophiques, le paradoxe étant dès lors qu’on reconnaisse à la fois qu’elles comptent et qu’on ait oublié le savoir auquel elles ont, depuis plus de deux millénaires, donné lieu.Comme si tout le monde savait qu’en ce domaine, ce n’était pas le savoir qui comptait. Là où on a affaire à ce qui compte, c’est là où le savoir ne compte pas. Et ce lieu est la philosophie dont le paradoxe est qu’elle soit production de savoir, puisqu’on n’est philosophe qu’à produire une doctrine – mais précisément : une doctrine qui, comme telle, ne compte pas comme le montre la vanité des réfutations (on continue à lire les philosophes qui ont été réfuté, comme si la question n’était pas justement par là où se situe la réfutation, c’est-à-dire au lieu du savoir).

Cela, c’est ce que nul n’est sans savoir. Je vais préciser ces vérités..

La philosophie, irrécusablement

Comme on le constate immédiatement en lisant les philosophes, la philosophie est l’activité de celui qui produit des concepts. Pas plus que celui qui ne fabrique aucun fauteuil, aucune table ou aucune armoire ne peut se dire menuisier, celui qui n’a jamais produit de concept ne peut pas se dire philosophe, ainsi que le rappelle Gilles Deleuze. Tout concept n’est évidemment pas philosophique : le concept de chien ou le concept de maison ne le sont pas. Pour qu’ils le soient, et donc pour que, d’une manière générale, un discours soit philosophique, il faut deux conditions : 1) le concept doit concerner la vérité comme telle, c’est-à-dire la penser dans sa distinction d’avec la réalité ; 2) le concept doit être exclusivement institué du nom propre du philosophe.

La distinction de la vérité (autrement dit le fait qu’elle ne soit pas une nouvelle sorte de réalité, hors de quoi il n’y a par définition rien à savoir) et le nom propre du penseur, voilà ce qui compte. Hors de cela, on n’est pas dans la philosophie, mais dans les sciences humaines si on dit des choses précises, ou dans le bavardage si on dit des généralités. L’essence de la philosophie, parce qu’elle est le savoir qui compte quand tous les autres importent, réside dans la synthèse réflexive de ces deux nécessités, dont je donnerai ensuite la notion.

1) Le concept philosophique dit la vérité

Dire que le concept concerne la vérité comme telle, c’est dire que les concept inventés par les philosophes, et qui parlent à chaque fois de quelque chose, parlent pourtant en fin de compte seulement de la vérité qui, elle, n’est pas quelque chose.

Tout concept est concept de quelque chose : il y a quelque chose à comprendre, quelque chose à se représenter, et par là quelque chose à transmettre. Prenons des exemples concrets : le cogito cartésien parle de la saisie de la conscience par elle-même ; le transcendantal kantien parle des conditions pour que des objets donnent lieu à une expérience pour nous ; la dialectique hégélienne parle de la nécessité pour toute chose de produire des effets qui la rendent étrangère à elle-même, puisque son existence est forcément rapport à autre chose. Il y a donc indubitablement un savoir philosophique, celui-là même auquel s’adresseront des réfutations qui, en droit, sont toujours déjà faites puisqu’il appartient à n’importe quelle thèse de s’offrir à la possibilité d’être réfutée (sinon il ne s’agit pas d’une thèse mais d’une certitude délirante).

Mais la spécificité de ces concepts tient à ce que leur intelligence se traduit par un étonnement qui nous ouvre à une nouvelle ” pré-compréhension ” de la vérité : comprendre un seul concept philosophique, c’est en même temps avoir le sentiment de n’avoir jamais su ce qu’il en était de la vérité, alors que forcément nous utilisons ce terme de manière implicite à chaque instant. Il va en effet de soi qu’un facteur de vérité est silencieusement impliqué en tout énoncé (toute affirmation du type ” le ciel est bleu ” peut s’écrire : ” il est vrai que le ciel est bleu “), en toute reconnaissance (si c’est mon ami Paul que je reconnais là-bas, c’est à supposer que j’ai raison de le reconnaître) et même en toute constatation (cette feuille de papier est une vraie feuille, faite de vrai papier et d’autre part elle est vraiment posée sur la table).

C’est que nous sommes forcément ouverts d’une certaine manière à l’étant comme tel. On peut nommer vérité cette nécessité, qui est à chaque fois déterminée. Par exemple se demander ce que signifie ” vérité ” en géométrie, c’est se demander de quelle manière exactement il faut s’ouvrir à l’être en général pour que l’étant apparaisse non pas comme une chose, à la manière d’un caillou qui est justiciable d’une autre définition de la vérité, mais comme une idéalité. On peut donc nommer vérité, au moins dans un premier temps et pour en rester à des considérations très simples, la manière dont la possibilité même qu’il y ait de l’étant (à commencer bien sûr par l’étant possible qui comme tel n’est pas rien) se détermine. L’exemple des différentes eidétiques donne une idée de cette nécessité pour la vérité qu’elle précède l’être (ainsi il faut déjà que le point de vue soit géométrique pour qu’il puisse tout simplement y avoir – l’être, donc – le triangle ou le cercle). Retenez donc de ce que je viens de dire la nécessité que la vérité précède l’être.

Eh bien les choses qui comptent (contrairement à celles qui importent), autrement dit les réalités philosophiques, concernent cette antériorité qui définit la vérité de ne pas relever de l’être (autrement dit : elle n’est pas quelque chose, et c’est d’abord à le reconnaître qu’on peut en parler comme de la vérité). C’est de désigner non pas ces choses mais leur incidence sur la vérité, autrement dit de les désigner comme décisives, que leur concepts sont philosophiques.

Corrélativement, tout concept philosophique s’adresse en nous aux conditions véritatives dont l’être en général (ce qu’on peut d’abord réfléchir comme le fait qu’il y ait quelque chose et non pas rien) doit pour nous toujours déjà relever.

L’étonnement est le vécu de cette nécessité : nous sommes étonnés quand c’est de la vérité qu’il s’agit, par opposition à la surprise qui ne concerne que la réalité. L’étonnent est le rapport que nous avons à la distinction qui définit la vérité, de sorte qu’on peut aussi bien le définir à travers la nécessité où les choses nous renvoient d’une antériorité absolue. L’antériorité absolue, j’ai indiqué que c’était celle du nom propre, du nom qu’on entend silencieusement quand il s’agit, précisément, de la vérité et non pas de la réalité. À la réalité qui se donne à voir, j’opposerais la vérité qui se donne à entendre – cette écoute très particulière (puisqu’elle est celle du silence d’avant toute chose, silence que dès lors il faut identifier à la propriété du nom) rendant compte de ce que chacun sait de la philosophie : que les concepts y sont toujours nominatifs, faits d’un nom propre que le philosophe ne peut pas prononcer (Descartes ne peut pas plus dire que le cogito est cartésien que Kant ne peut qualifier de kantien le transcendantal) mais qui constitue la seconde condition pour qu’on puisse parler de philosophie. Dire cela, c’est rappeler que l’étonnement est l’affect propre de la philosophie : en lui se reconnaît la vérité dans sa distinction d’avec la réalité.

Tout ce qui étonne est donc porteur de vérité. Je crois qu’on peut saisir cette notion de l’étonnant comme ” porteur de vérité ” (je forme ce concept en référence à Husserl qui parle de Wertträger : des ” porteurs de valeurs “) à travers la problématique de la distinction : tout ce qui est distingué (par opposition à différencié) s’entend de porter de la vérité, là où toute autre chose porte du savoir. C’est vrai de tout ce qui étonne, et notamment des concepts philosophique où l’étonnement lui-même (c’est-à-dire l’écoute silencieuse du vrai nom) se constitue réflexivement. Par exemples le transcendantal constitue réflexivement l’étonnement de Kant devant le fait qu’il y ait indubitablement de la vérité, ou l’impératif catégorique devant l’impossibilité de jamais transiger avec sa conscience morale. Et à chaque fois, vous voyez bien qu’il s’agit d’une décision de vérité : la vérité ne s’entend pas du tout de la même manière quand elle se donne à penser depuis le cogito qui se découvre originé dans la ” marque ” divine, ou quand elle se donne à penser depuis la nécessité que l’expérience obéisse à des conditions qui vont instituer d’avance toute la validité dont elle est susceptible.

Rien n’est jamais philosophique qu’il ne décide de la vérité, et partout où la vérité est en question se pose un problème philosophique. En quoi je parle de ce qui compte, par opposition à ce qui importe.

2) le concept philosophique est exclusivement institué du nom propre du penseur

Le savoir philosophie réside dans les ouvrages des penseurs, puisque la philosophie est l’activité qui consiste à produire les concepts. Un penseur n’est pas quelqu’un qui sait (mais ce n’est jamais bien sûr un ignorant !) parce que le savoir suppose la vérité (savoir que est b, c’est savoir qu’il est vrai que est vraiment b). La pensée est toujours supposée par le savoir, en ce sens que ” savoir ” trouve sa possibilité dans une décision première sur la vérité, qui est la pensée elle-même (le sujet de la pensée, c’est le penseur, mais son agent, c’est l’étonnant). Il est dès lors impossible qu’un philosophie parle jamais ” en tant que “, même ” en tant que philosophe ” : cela signifierait que la philosophie serait déjà définie, autrement dit que le philosophe considéré en serait le vecteur anonyme, par exemple à l’image d’un médecin (ce n’est pas le docteur Untel que je consulte quand je suis malade : c’est la médecine, dont j’espère qu’il est le représentant le plus neutre possible). En quoi il faudrait nier qu’en philosophie il s’agisse de penser, c’est-à-dire de décider (forcément sans le savoir) de la vérité. On peut parler ” en tant que ” contribuable ou mathématicien, mais pas ” en tant que ” philosophe.

On traduit cette nécessité évidente pour tout lecteur en disant que le philosophe ne s’autorise que de soi-même. Cela ne signifie pas qu’il suit son caprice, mais qu’il est auteur de ce qu’il dit et de la nécessité de le dire (ce que n’est pas un perroquet). Plus simplement, on répétera cette évidence : philosopher, c’est penser par soi-même (un truisme, souligne Kant). Et ” par soi-même “, cela signifie non seulement que la philosophie ne consiste jamais à répéter ce que les autres ont pensé (dont la connaissance est cependant indispensable pour que nos pensées ne soient pas naïves), mais encore qu’il n’y a de philosophie qu’en oubli de la philosophie, exactement comme on est peintre ou compositeur qu’à ne pas peindre ou composer ” en tant que ” tels. En effet, peindre ou composer ” en tant que ” peintre ou compositeur, c’est s’autoriser d’un savoir, celui de la peinture ou de la musique, que n’importe qui peut acquérir (il suffit d’étudier) et dont n’importe qui est dès lors susceptible d’assurer l’effectuation (comme n’importe quel médecin effectue la médecine). Or chacun sait ce que cela donne : l’académisme. Là où il est question de pensée (et certes, un peintre ou un compositeur ne pensent pas moins qu’un philosophe), il n’est dès lors pas question de savoir. Et comme d’autre part la pensée renvoie forcément à une compétence précise qu’il faut acquérir (la philosophie n’est pas la peinture, laquelle n’est pas la musique, etc. : il faut étudier avant de pouvoir philosopher, peindre ou composer), on dira que le savoir n’existe que comme oublié. La condition de la pensée, c’est d’avoir oublié le savoir qui est notre compétence : par là on s’autorise de soi-même et non pas d’un savoir anonyme ; et la réalité de la pensée, c’est de n’avoir pas oublié cet oubli – par opposition à l’oubli habituel qui est d’abord oubli du fait qu’on a oublié. La pensée est donc toujours un travail de mémoire, mais au sens négatif : si le philosophe, le peintre ou le musicien pensent (par opposition à la médiocrité académique), c’est qu’ils sont fidèles à l’acte d’oubli de leur savoir, parce que cet acte est l’envers du ” penser par soi-même “. En quoi l’authenticité personnelle ne s’oppose pas à la tradition mais est cette tradition elle-même : un acte de fidélité et non de répétition.

Ainsi être fidèle aux philosophes qui nous ont appris la philosophie, c’est suivre leur exemple, autrement dit c’est penser. Répéter ce qu’ils ont pensé est donc une trahison, à la fois d’eux-mêmes et de nous. Car la réalité de la tradition est l’invention, comme on le voit dans absolument tous les domaines – par opposition à la répétition (pouvant prendre en philosophie la forme d’une exégèse indéfiniment nourrie d’elle-même) qui en est non seulement la trahison (ce n’est pas d’en être restés à la pensée des autres que les philosophes ont été des philosophes) mais le meurtre (s’il n’y a que des commentaires de commentaires, alors aucune chose ne compte et plus rien n’est philosophique).

S’autoriser de soi-même renvoie indistinctement aux notions d’être un auteur, et d’être une autorité (le même mot, étymologiquement). L’une et l’autre ont en commun de s’accomplir dans l’acte de la signature : l’auteur signe un livre, et l’autorité signe une décision. Ce que je viens de dire du concept philosophique montre l’unité de cette compréhension : la théorie dont on est l’auteur, en philosophie, c’est une décision quant à ce qu’il en est vraiment de la vérité. Deleuze rappelle qu’un concept n’est philosophique que dans la mesure où il est ” signé “.

Il est donc impossible que ce qu’on obtient en pensant par soi-même, c’est-à-dire en n’ayant pas oublié l’oubli qu’on a depuis toujours opéré du savoir, n’ait pas pour nature d’être signé.

La question de la signature est ainsi inséparable de la question de la vérité, ainsi qu’on le voit notamment en peinture (mais aussi dans le domaine des marques commerciales) : signer un tableau, cela ne change rien à sa réalité mais cela en fait par exemple un Cézanne ou un Picasso – qu’on suppose vrais. Non pas simplement par opposition à des faux qui en seraient les contrefaçons, mais parce qu’un tableau n’est un vrai tableau qu’à être signé de tels noms. Autrement, c’est-à-dire dans l’éventualité d’un auteur qui soit n’importe qui (un ” en tant que ” : quelqu’un qui n’aurait pas oublié la peinture) c’est un tableau réel, mais pas un tableau vrai. Un tableau réel (produit par quelqu’un ” en tant que peintre “), cela peut être très intéressant ou très joli, mais jamais cela ne comptera. Pareillement une idée peut être astucieuse, féconde ou intelligente (bref être plus ou moins importante au champ intellectuel) elle ne sera philosophique qu’à être une idée qui compte – qu’à être signée.

En quoi la signature est l’opération par laquelle une réalité (ici un tableau, là un concept) se met à compter (autrement, elle est plus ou moins importante). En philosophie, paradoxalement, l’intelligence ou le savoir ne comptent pas – puisque, comme chacun le sait, la réfutation de la doctrine du penseur ne compte pas (tant qu’il y aura des hommes civilisés, on lira Platon, bien que l’idée d’être disciple de Platon ne puisse plus venir à l’esprit de personne).

Si la philosophie s’entend de ce que son discours compte par opposition à celui de tous les autres savoirs qui sont plus ou moins importants (et certains sont extrêmement importants, comme par exemple le savoir médical quand on est malade !), alors on comprend que le dit d’un philosophe tienne toute sa vérité du nom dont il s’autorise – de même qu’un tableau tient toute sa vérité d’être de Cézanne ou de Picasso, ou qu’un chèque tient toute sa valeur d’être signé du titulaire du compte.

Ainsi tout le monde est capable de réfléchir, de prendre conscience de soi, et même d’éprouver la certitude de soi à l’encontre du caractère incertain des réalités mondaines. Voilà une réalité. Mais le cogito est cartésien. Voilà une vérité. Je prends d’ailleurs volontairement cet exemple en me référant à une célèbre précession : on pourrait penser que le cogito était déjà chez Saint Augustin, comme on l’a d’ailleurs signalé à Descartes qui n’avait pas lu le texte correspondant. En réalité c’est peu contestable. En vérité, non. Car la nature du cogito est d’être cartésien ! Cela signifie très concrètement que chez Saint Augustin ce passage particulier ne décide pas de la vérité, alors qu’il le fait chez Descartes. En réalité c’est à peu près pareil, en vérité cela n’a rien à voir.

Retenons qu’un concept philosophique est forcément un concept qui compte c’est-à-dire qui décide de la vérité (par opposition aux idées et aux connaissances qui importent c’est-à-dire qui supposent la vérité aller de soi), et dès lors que le nom propre peut seul être la cause de la vérité. Et qui dit décision dit signature constituante : la décision est constituée comme telle par la signature, c’est-à-dire par l’inscription du nom. L’acte de pensée n’est rien d’autre que cette inscription.

Le critère de la pensée est donc simple : c’est la conversion du nom propre en adjectif. Dire que Platon ou Descartes sont des penseurs, c’est dire qu’il y a des réalités platoniciennes (les Idées) ou cartésiennes (le cogito) : des décisions de vérité dont nous vivons encore.

Cette nécessité gouverne absolument tous les domaines de la pensée, dès lors qu’on ne confond pas la pensée avec le savoir. Et si l’on trouve de la pensée, c’est-à-dire une décision quant à la vérité elle-même, dans des domaines qui sont habituellement ceux du savoir, par exemple en physique ou en biologie, alors la même nécessité devra être reconnue au-delà de toute problématique liée à la connaissance. Ainsi la gravitation est-elle newtonienne, l’univers einsteinien, ou encore la biologie des micro-organismes pastorienne(dans ces révolutions scientifiques, c’est la notion même de vérité qui a été mise en question – compter – au-delà des connaissances qui ont pu être produites – importer).

Par opposition à une connaissance qui s’autorise du savoir anonyme de celui qui la promeut (pour qu’elle soit valable, par exemple, une idée médicale doit être légitimée par l’état actuel de la médecine et être émise par un médecin en tant que médecin), un concept philosophique est fait du nom propre de son auteur : le cogito est épuisé d’être cartésien, le transcendantal d’être kantien, la dialectique d’être hégélienne. En quoi on ne fait que répéter ce truisme que la philosophie consiste à penser ” par soi-même “.

En quoi aussi on indique notre dette envers les penseurs : Platon nous donne l’impossibilité idéale de dire n’importe quoi ; Descartes nous donne la conscience que nous avons de nous-mêmes ; Kant nous donne le caractère constitué de nos évidences les plus naturelles ; Hegel nous donne le devenir concret des choses, et ainsi de suite.

La vérité des concepts réside dans ce don : si la pensée est un don, c’est exclusivement dans ce sens. Et comme chacun sait, la vérité de ce qui nous a été donné ne tient à pas à sa réalité mais au fait qu’il nous a été donné, le propre du don étant d’être personnel.

Nous venons d’apercevoir une corrélation étonnante : alors que la réalité renvoie à l’anonymat du savoir qui permet de la comprendre, la vérité est seulement faite du nom propre. La pensée n’est rien d’autre que la décision concernant la vérité, en quoi consiste concrètement l’inscription du nom propre (lequel n’est évidemment pas celui que n’importe qui aurait porté à notre place, par exemple un autre enfant que nos parents auraient eu, puisque dans cette hypothèse la place seule, autrement dit l’anonymat absolu, aurait compté). Et la pensée est philosophique, au lieu d’être par exemples picturale ou musicale, quand la réalité qu’elle constitue est un concept, au lieu d’être un tableau ou une symphonie.

3) L’identité de la vérité et du nom est le génie. Définition de cette notion

On appelle vrai ce qui procède de la pensée ; on appelle pensée l’inscription du nom propre ; on appellera par conséquent vrai tout ce qui est causé par le nom propre. Un Picasso ou un Cézanne, ce sont vraiment des tableaux. Les autres ne sont des tableaux que réellement.

Que le nom propre cause ainsi la vérité, c’est ce que nous désignons habituellement sous le nom de génie.

Quand nous réfléchissons à cette notion, nous découvrons qu’elle se définit précisément d’être l’invention de la vérité dont la chose, vraie seulement d’être signée, relève. Ainsi un Picasso ou un Cézanne est-il l’invention de la vérité, c’est-à-dire de la légitimité de son être, de son apparaître, dont il relève. Un tableau quelconque, lui, suppose déjà la vérité dont il relève : si le peintre médiocre (ce qui n’exclut ni l’habileté ni le talent) est celui qui n’a pas oublié la peinture, cela signifie qu’à voir le résultat de son travail (éventuellement avec plaisir), le spectateur réalise par devers lui que, la peinture, il savait déjà ce que c’était. Au contraire, voir un Cézanne ou un Picasso, c’est réaliser qu’on n’avait jamais rien vu : non seulement de la peinture même des choses visibles en général, parce que la vérité du visible, que nous découvrons absolument étonnant, ne nous avait pas encore été donnée. Et bien sûr cela est vrai à l’encontre du savoir réflexif, autrement dit même si nous avions vu d’autres œuvres avant (mais précisément : en tout tableau, c’est de l’oubli – non oublié – de la peinture qu’il s’agit).

En quoi on peut dire qu’une œuvre est l’instance de donation de la vérité, laquelle n’est la vérité que comme donnée.

Quand on prend la notion de génie en un sens subjectif (” Picasso est un génie “), c’est ce don qu’on désigne ; et quand on la prend en un sens objectif (ce qui est la simple notion d’œuvre), c’est l’instance de ce don qu’on désigne. On appelle ” œuvre ” une chose qui a pour nature de donner la vérité.

En quoi déjà on reconnaît que la notion de génie est exclusivementéthique. J’avais proposé la définition suivante : l’ipséité comme éthique. Cela renvoie simplement à l’idée de s’autoriser de soi-même, c’est-à-dire de son nom secret, celui qui n’est pas disponible parce qu’on l’entend uniquement dans le silence de l’étonnement. Le génie, donc, c’est l’étonnement comme éthique (et non pas une éthique de l’étonnement, quelque chose comme une volonté de s’étonner de tout !), dès lors que par étonnement c’est l’écoute de ce nom secret, celui dont notre travail portera la marque au sens où Descartes envisage que notre âme qui comprend en elle l’idée de Dieu comme la marque de l’ouvrier sur son ouvrage puisse ne pas différer de cette même marque.

Dire que Picasso est un génie n’est en effet rien d’autre que reconnaître que c’est vraiment lui, et non pas n’importe quel peintre ayant reçu une formation équivalente à la sienne, qui a produit tel tableau. Mais qu’est-ce que cela veut dire, ” vraiment lui ” ? Ceci : lui dans son étonnement, par opposition à lui dans son savoir, qui était un savoir de la peinture (n’importe quel peintre à sa place). Cela revient concrètement à dire que la pensée est une écoute : celle de ce nom secret que tous les autres reconnaissent comme une marque suffisamment constituante (par exemple il suffit qu’un tableau soit de Picasso pour être une œuvre, même si par ailleurs nous pouvons constater qu’il a pu avoir des moments de moindre inspiration). Le génie n’est rien d’autre que cette suffisance de la marque comme constitutive. C’est pourquoi je dis que sa notion est originellement engagée dans ce que Descartes nous dit de Dieu comme condition et garant de la vérité – de Dieu précisément comme marque par laquelle, selon lui, nous sommes nous-mêmes, dans notre vérité.

Pareillement reconnaître le génie d’un lieu, d’une époque ou même d’une civilisation n’est rien d’autre que reconnaître leur caractère absolument unique et singulier et par là même marquant, puisque rien de singulier ne saurait être épuisé par le savoir dont il relève – en quoi je désigne aussi, comme définition du génie, le caractère libre du sujet, lequel ne peut dès lors valoir que pour la vérité elle-même. Cela va pour ainsi dire de soi.

On peut généraliser cette idée en disant que la vérité se reconnaît à ceci que l’unicité en donne formellement la mesure. Voilà ce que j’appelle liberté : on peut dire que c’est s’autoriser de soi-même, au sens que je viens d’indiquer, mais on peut aussi parler de choses qui sont libres, dont le paradigme est évidemment les œuvres d’art. Mais pas seulement. Je pense notamment au rocher devant lequel Mi-Fu s’est incliné, selon le thème bien connu de la peinture chinoise : ce rocher était comme un diapason qui donnait la mesure dont le paysage et plus généralement le pays avaient besoin pour être vraiment eux-mêmes, pour être des horizons d’éventualité pour la vérité. Dans son altière singularité, le rocher en question était donc un ” porteur de vérité “, le propre de ce ” port ” étant bien entendu d’être toujours décisif, puisqu’il serait absurde de faire de la vérité un état (le vrai est ce qui décide de la légitimité de son apparaître, lequel apparaître ne se distingue en rien de cette décision). On peut dans cet exemple parler du génie d’un lieu, que la probité de Mi-Fu a été de reconnaître. De même qu’il n’y a qu’un seul Beethoven alors qu’il y a des quantités indéfinies d’archiducs, il n’y avait qu’une seule autorité dans la province où Mi-Fu venait d’être nommée : ce rocher étrange et majestueux, unique, par opposition aux fonctionnaires impériaux qui sont indéfiniment substituables les uns aux autres.

Mi-Fu savait que ses supérieurs importaient (d’abord pour sa carrière !) mais ce n’était pas un homme sans âme : ce qui importe n’est pas ce qui compte. Ce qui compte (par exemple un texte de Kant, un tableau de Picasso ou ce rocher), on peut en parler comme d’un sujet libre, donc. Libre, cela signifie par conséquent : qui donne la vérité, quand tout ce qui est serf doit la supposer et la recevoir.

Et le moment subjectif de cette liberté est bien sûr l’étonnement : là où le savoir ne compte pas, là où l’on oublie (par exemple la philosophie), mais où l’on n’oublie pas cet oubli. Ce non-oubli, je dis que c’est l’écoute silencieuse du vrai nom, de celui qui ” véri-fiera ” le travail, autrement dit qui suffira à le constituer comme une œuvre.

Un sujet relatif vaut pour une nécessité dont il est dès lors épuisé d’être le vecteur anonyme : il a bien un nom, mais ce nom ne compte pas, puisqu’il désigne non pas une unicité mais une place et qu’il ne répond pas à la question ” qui ” mais seulement à la question ” quoi ” ou à la question ” ou ” (ainsi le nom ” de famille ” signifie-t-il une appartenance dès lors anonyme, et nullement le fait d’être soi). Ainsi, pour revenir à nos exemples philosophiques, on peut dire que n’importe quelle personne effectue l’humanité morale et juridique, que n’importe quel lieu effectue les nécessités spatiales, que n’importe quelle époque effectue l’histoire, ou encore que n’importe quelle civilisation effectue le vivre humain. En quoi on doit à chaque fois supposer une vérité qui sera seule à compter, et par là même priver le sujet considéré de toute vérité qui lui soit propre : c’est un ” en tant que “, autrement dit l’effectuation indifférente d’un modèle anonyme (ce qui est la mort, spirituellement parlant).

Si l’on admet au contraire que le sujet considéré compte alors on admet par là même qu’il invente la vérité dont il relève à l’instar du tableau dont je parlais plus haut – de sorte qu’on peut à son propos identifier la définition du génie comme unicité et singularité et sa définition comme invention de la vérité elle-même. Et de fait, on appelle phénoménologiquement ” œuvre ” une chose qui existe à la façon d’une personne : une œuvre, on ne l’aperçoit pas, on la rencontre. D’ailleurs on peut dire également cela d’une civilisation et aussi d’une époque (l’historien rencontre par exemple le Moyen-Age, quand nous nous contentons d’avoir des connaissances à son sujet).

Le concept philosophique, parce qu’il n’est rien d’autre que sa propre ” génialité “, est à chaque fois la réflexion de cette nécessité : l’impossibilité de séparer la question de la vérité de celle de la marque, telle que la problématique de l’étonnement (le savoir ne compte pas, l’écoute silencieuse du nom secret) en est l’institution.

Ce qu’on peut traduire plus simplement en disant que le génie se reconnaît chaque fois qu’une réponse est donnée à la question qui – alors qu’habituellement nous ignorons le propre de cette question pour y substituer la question quoi.

La réponse à la question qui nous sommes vraiment, indiquée par le nom propre sera par conséquent la cause de la vérité. Il faut le dire également du visage, qui s’oppose à la figure comme le génie s’oppose au savoir, puisque la réponse à la question qui peut aussi bien consister en l’indication du vrai nom qu’en la monstration du visage.

Si c’est vraiment quelqu’un (et non pas celui que n’importe qui aurait été à sa place – car la place ne dit pas qui l’on est mais seulement où l’on est) qui a posé tel concept, alors ce concept est vrai, comme sont vrais à chaque fois les concepts du cogito, du transcendantal, de la dialectique, etc.

On appelle penseur celui dont le travail est le visage secret, et donc aussi bien celui qui a entendu, dans l’étonnement, son nom silencieux – son vrai nom que dès lors il a inscrit sans le savoir au lieu de toute vérité par là même instituée. Par exemples l’Idée est épuisée d’être platonicienne, le cogito d’être cartésien, le transcendantal d’être kantien, etc…

J’appelle philosophie le travail de cet épuisement – ce qu’en termes subjectifs on peut traduire par l’assomption réflexive de l’impossibilité d’être vraiment soi.

 

La prochaine fois, et selon la promesse que je vous ai faite l’année dernière, je parlerai de la philosophie et de la vie spirituelle. J’en ai parlé un peu aujourd’hui, comme vous avez vu ; il reste encore des point importants à préciser. Ce sera le dernier cours que je consacrerai (pour le moment !) en propre à la philosophie.

 

Je vous remercie de votre attention