Leçon 6

Promesse et séduction : croire, mais pas vraiment

Tout le monde le sait : pour séduire, il faut promettre. Tout le monde sait aussi qu’il suffit de promettre pour séduire. Penser la séduction, c’est penser cette suffisance.

On le fera en partant de cette évidence qu’on ne promet pas n’importe quoi à n’importe qui, et que ce qui séduit les uns ne séduit pas les autres. Là est même l’essentiel : que chacun reconnaisse sa question en ce qui lui est présenté. C’est justement de ce qu’il s’y agisse de sa question qu’il est séduit. Il appartient donc à la promesse qu’on adresse à quelqu’un qu’il la reconnaisse comme sa promesse, autrement dit qu’elle soit appropriée. Le mécanisme de la séduction est en ce sens clairement réductible à celui de l’appropriation de la promesse. La joie de séduire et le bonheur d’être séduit sont des consciences qu’on a de prendre ou d’être pris dans la promesse appropriée. La notion de l’appropriation est évidente, ici, en tant qu’elle concerne un sujet c’est-à-dire un être dont la condition de sujet soit non pas la nature mais l’affaire : être le destinataire d’une promesse, c’est d’une certaine manière être mis au pied de son propre mur, lequel est alors la promesse qu’on était depuis toujours de soi-même et dont la séduction est alors en même temps l’épreuve et l’événement de la reconnaissance.

Le séduisant est le prometteur comme tel, indépendamment de la tenue effective

Un regard croisé dans la rue, une idée qui surgit sous la plume, une voiture représentée sur une affiche, etc.,  constituent, chacune à son échelle et pour le domaine correspondant de nos vies, des réalités séduisantes. Or ce sont des promesses : de bonheur, de découvertes, de plaisir, de prestiges. Même les réalités les plus triviales peuvent en ce sens être prises da ns des processus de séduction : telle publicité pour un détergent ou pour une lessive nous promet un monde où faire la vaisselle serait un plaisir, où les vêtements les plus quotidiens habilleraient de lumière nos existences dès lors transfigurées. Le domaine de la culture aussi est un domaine de promesses autrement dit de séduction. Dans celui de la philosophie qui est le nôtre, des titres annonciateurs d’interrogations radicales sur notre condition et d’aperçus fulgurants sur l’existence ne peuvent pas ne pas nous séduire, prometteurs qu’ils sont de savoir, de conscience, de sagesse, de spiritualité, en un mot de vérité, et c’est pour ainsi dire les yeux fermés que nous commandons au libraire des ouvrages dont nous ne connaissons souvent que le titre, aperçu au détour d’un catalogue ou d’une bibliographie.

Nous savons bien, pourtant, que la plupart des promesses ne sont pas tenues et que, du point de vue purement représentatif où l’on définirait la vérité par la correspondance avec un état de fait étranger au discours, elles ne sont donc pas « vraies ».

Sans aller jusqu’à l’exemple trop évident des promesses politiques qui n’ont jamais engagé, selon le mot d’un expert, que ceux qui y ont cru (c’est-à-dire en fait quasiment personne) mais qui ont été suffisamment séduisantes pour déclencher des comportements électoraux parfois massifs, on doit reconnaître que les promesses publicitaires ne correspondent que rarement à la réalité : on a suivi les instructions du message publicitaire qui promettait une vie de splendeur, et on se retrouve avec un paquet de lessive dans les mains ! Quant aux ouvrages philosophiques, nous découvrons le plus souvent recevant la commande que les titres si annonciateurs de découvertes radicales sur la condition humaine et le sens de l’existence dissimulaient en réalité des exposés historiques ou des commentaires de textes, quand ce ne sont pas des commentaires de commentaires… Et puis bien sûr la vie amoureuse est le domaine le plus évident des promesses déçues, des séductions sans lendemain (ou plus exactement sans surlendemain), chacun des partenaires ayant toutes les chances de se retrouver finalement en compagnie d’une personne étrangère et indifférente, infiniment éloignée de celle dont il avait pourtant été certain qu’il l’attendait depuis toujours.

Tout cela, nous le savons, et pourtant nous restons séduits par de telles annonces, et dans tous les domaines (publicité, politique, culture, vie amoureuse) – comme si la promesse suffisait en tant que telle, c’est-à-dire indépendamment du peu de chance qu’elle a d’être tenue, à nous séduire !

Certes toutes les promesses ne sont pas mensongères et toutes les séductions ne sont pas des impostures. Dans notre domaine, on peut même dire que c’est précisément à la tenue des promesses de leurs titres qu’on reconnaît les philosophes : Platon, Descartes, Kant, Hegel et tous les autres répondent effectivement aux questions qu’ils posent, celles qu’on a si légitimement l’habitude de juger  « grandes », et ils nous ouvrent des perspectives bien plus vastes que celles qu’on n’avait jamais pu entr’apercevoir en acceptant cette grandeur. Il arrive aussi que des réalités vantées par des publicités apportent le bonheur promis : l’achat d’une maison peut être effectivement le début d’une nouvelle vie, et c’est bien cette vie qu’on aura achetée en souscrivant à l’emprunt immobilier permettant de le faire, comme l’achat d’une voiture réellement silencieuse et confortable peut délivrer du vacarme des affairements quotidiens en matière de trajets. De telles choses changent effectivement la vie, et tiennent en ce sens la promesse qu’elles avaient d’abord pour réalité. Quant à la vie amoureuse, il arrive aussi qu’elle soit faite de séductions qui ne se sont pas révélées trompeuses : toutes les histoires d’amour ne finissent pas mal, et on reste parfois émerveillé, après plus d’un demi-siècle de vie commune, par la femme qui nous avait séduit et qui nous fait encore la grâce de nous accepter à ses côtés.

Oui. Sauf que tout cela ne compte pas et que la séduction tient très précisément à ce que cela ne compte pas ! Que la tromperie eût été constante et l’imposture générale, et la séduction qui a réellement eu lieu avant que nous soyons en mesure de savoir si la promesse était « vraie » ou « fausse » n’en aurait pas moins eu lieu. Un titre radical reste séduisant en philosophie même s’il dissimule une besogne de professeur, comme la promesse d’un joyeux bonheur familial reste séduisante en publicité, même si son unique but est d’augmenter le chiffre d’affaire d’un fabricant de lessives. La réalité n’est que très rarement ce qu’on nous avait promis qu’elle serait, mais ne le serait-elle jamais que la séduction n’en serait pas moins réelle ni moins prégnante. Il en serait d’ailleurs de même si toutes les promesses étaient toujours tenues. D’ailleurs qui ignore que promettre, c’est déjà séduire, et qu’en conséquence il suffit de promettre, sans qu’on ait le moins du monde à attendre la vérification que la réalité opèrera de ce qui aura été dit, pour qu’il y ait séduction ?

Tel est donc le paradoxe imposé par l’équivalence primitive entre « prometteur » et « séduisant » : au sens représentatif, c’est-à-dire dans l’idée que la réalité en soi est l’instance ultime de décision pour le vrai et pour le faux, une promesse n’a pas besoin d’être « vraie », ni par conséquent d’être supposée « vraie », pour séduire.

On pense que les promesses seront tenues, mais si elles ne sont pas, cela n’aura aucune incidence sur l’effet de séduction qu’elles continueront à produire en tant que telles. Au contraire, même ! Car l’expérience incite à se demander si ce ne serait pas précisément l’obscure conscience qu’on a du caractère mensonger de la promesse qui la rend séduisante, comme si nous reconnaissions qu’il n’appartient pas essentiellement à la promesse d’avoir à être tenue, bien que la réflexion enseigne évidemment le contraire. En somme dans la promesse, la réflexion ne compterait pas, même et peut-être surtout quand elle porte sur la promesse elle-même.

Le charme des promesses amoureuses ne tient-il pas à ce qu’elles ne soient que des promesses, justement ? quant aux engagements de la publicité, ils trouvent leur accomplissement quand ils nous font rêver, et pas du tout quand ils donnent des informations sur le produit concerné. Toute promesse est promesse de quelque chose qui est donc annoncé, mais le paradoxe de la séduction, qui est donc en même temps celui de la promesse, c’est justement que la question ne soit pas là ! Il appartiendrait en somme à la promesse de n’être pas sérieuse ?

Les réalités séduisantes nous rendent rendre libres, joyeux, légers et même beaux, parce que leur rencontre est une libération du sérieux de la vie. Les séducteurs le savent bien, même dans le domaine amoureux : pour séduire une femme, Messieurs, commencez par être drôles. Car c’est de rompre avec le sérieux habituel des choses et de la société qu’on séduit. On ne séduit pas lourdement, ni gravement, mais toujours en participant d’une légèreté, même si elle peut revêtir des formes paradoxales (la profondeur, notamment, peut être séduisante – qui rompt avec la superficialité de la vie commune autrement dit sérieuse).

L’hypothèse d’une indifférence de la promesse à la réalité dont elle est pourtant l’annonce ne laisse pas d’étonner. Car enfin, si nous avons été séduits, par exemple en devenant consommateurs d’un produit auquel nous étions jusque là indifférents, c’est bien parce que nous avons cru aux promesses qui nous ont été faites ! Certes, il n’y a de promesse qu’à ce qu’on y croie et séduire consiste à faire croire aux promesses. Une promesse ridicule, à laquelle personne ne peut croire, ne séduira jamais. D’ailleurs une promesse à laquelle personne ne croit n’en est pas une, et n’a même pas l’apparence d’en être une.

Mais comment croire aux promesses sans que cela se traduise par la certitude qu’elle seront tenues, c’est-à-dire que la réalité extérieure au discours sera bien, telle qu’il pose présentement qu’elle sera ? On ne voit pas comment la promesse pourrait être indifférente à l’alternative de la « vérité » et de la « fausseté » au sens représentatif, puisqu’elle est une représentation – même si l’on accorde qu’elle est aussi autre chose, à savoir un acte de parole.

Donc la séduction exige la croyance. Mais croire comment ? Toute la question est là.

La publicité, par exemple, qui est par excellence le domaine de la séduction dans les sociétés industrielles, fait-elle croire à ce qu’elle dit ? D’une manière oui, c’est incontestable, parce que si nous n’avions pas cru aux promesses des annonceurs nous n’aurions pas acheté les produits correspondants : nous agirions toujours en consommateurs rationnels, soucieux d’optimiser scientifiquement l’emploi de leur argent – or cela n’arrive quasiment jamais. D’une autre manière non : qui aurait l’idée de reprocher à la plupart des promesses de la publicité de n’avoir pas été tenues ? Intenterai-je un procès à cette marque d’eau minérale dont les emballage promettaient si clairement la jeunesse, la beauté et la santé ? Poursuivrai-je en justice ce constructeur d’automobiles parce que ma vie n’est pas cette succession perpétuelle de succès d’élans et d’évasions que l’achat de son dernier modèle devait m’assurer ? Bien sûr que non, à moins d’être fou. Ou d’une particulière mauvaise foi.

Pour retrouver dans une formule l’inutilité de supposer « vraies » les promesses qui nous séduisent, on dira ainsi que la première règle de la séduction est qu’on ne s’embarrasse pas de réalisme. Et certes, c’est toujours à l’encontre des nécessités et du sérieux de la vie que la question de la séduction peut se poser : ce n’est ni celle de la pérennité des engagements, ni celle de la réalité des conséquences, ni celle de la nécessité des moyens. La question de la séduction, et donc aussi celle de la promesse dès lors qu’on ne sort pas de l’équivalence entre séduisant et prometteur, est ainsi est celle de la sortie hors du sérieux du monde et de son implication subjective. Aussi se donne-t-elle à penser depuis un paradoxe qui est celui de la dispense des promesses d’être crédibles. Impossible, on le voit, de plus clairement opposer la séduction à la tentation, tout entière identifiée à son propre réalisme et donc, subjectivement, à sa propre crédibilité.

La légèreté de la séduction, on la comprend maintenant : c’est qu’il appartient à la promesse d’être une représentation qui se libère de la représentation ! Que la plupart des promesses se soient révélées « fausses », au sens représentatif qui vient d’être dit, ne nous a pas immunisés contre la séduction. Bien au contraire, doit-on ajouter maintenant avec l’assentiment de tout le monde : c’est justement de se libérer de sa dimension représentative que la promesse séduit. Il y a promesse là et seulement là où est implicitement admis que la réalité ne sera jamais ce qui compte, parce que c’est d’abord de cela qu’il y a promesse ! La séduction consiste donc d’abord à croire ou faire croire à ce qui n’est pas croyable, à savoir que la réalité ne compte pas.

La lourdeur d’y croire

La promesse, donc, c’est que la réalité ne compte pas – et qu’on n’ait paradoxalement pas à reprocher à celui qui a promis de ne pas tenir sa parole, si cette tenue consiste à quitter l’ordre du parler c’est-à-dire de l’être sujet pour se cantonner à celui des biens qui ne renverraient jamais qu’à une demande.

Cette nécessité est très visible dans les revendications a posteriori de ceux qui, arguant des promesses auxquelles ils ont cru et qui n’ont pas été tenues, crient vengeance et remuent ciel et terre pour être dédommagés. Un « séducteur » au sens trivial du terme promet toujours le mariage mais n’épouse jamais. Personne n’a jamais ignoré cela, surtout pas celle qui viendra dire ensuite qu’elle en est la « victime », et qui dira avoir cru pour de vrai des promesses dont toute la signification tenait pourtant dans l’entreprise de séduire. On feint de la plaindre par une sorte de « correction politique » qui oblige à dire qu’une victime est toujours quelqu’un d’innocent (comme si on ne pouvait pas vouloir son propre mal en plus de vouloir celui des autres !), mais en réalité tout le monde sait à quoi s’en tenir et la trouve parfaitement odieuse. De nombreux films policiers ou dramatiques reposent sur ce ressort : quand la maîtresse délaissée fait chanter celui qui l’a séduite et s’acharne à détruire se vie, au point de le pousser à des extrémités meurtrières, le spectateur ne peut pas s’empêcher d’approuver l’assassin et de lui souhaiter secrètement une vie de bonheur et de liberté (entre mille exemples, citons presque au hasard « Crimes et délits » et « Match Point » de Woody Allen). Ces femmes sont odieuses parce qu’elles font semblant d’ignorer que la règle de base de la séduction est qu’on croie aux promesses, mais qu’on n’y croie pas vraiment : dans la séduction il s’agit toujours de croire, mais à condition que ce ne soit pas croire pour de vrai. Il y a une sorte de bêtise proprement criminelle (même quand ils finissent eux-mêmes par être victimes de crimes !) chez ceux qui croient pour de vrai aux promesses, qui veulent y voir des contrats implicites avec l’établissement de droits qu’on serait ensuite fondé à faire valoir !

Les promesses, évidemment, il faut y croire, pour être séduit. D’un autre côté, il est tout aussi évidemment que la joie et le bonheur de la séduction qui caractérisent notre rapport aux réalités séduisantes sont exclusifs de la lourdeur haineuse et du ressentiment manifestés par ceux qui exigent la tenue des promesses auxquelles ils ont cru. Il faudrait en somme y croire assez sérieusement pour qu’il s’agisse bien de promesses dont on soit le destinataire, mais pas assez pour qu’on ne se retrouve pas dans la position passablement abjecte de la demande et de la revendication. Parce qu’elle est celle de la promesse, la question de la séduction est aussi celle de la croyance – dès lors que ce n’est pas une vraie croyance. Croire, mais pas vraiment, c’est cela, être séduit. Tout le monde l’a toujours su.

On parle toujours du malentendu de la séduction. Mais c’est un tort. Personne n’est dupe et c’est précisément en cela qu’il s’agit de séduction ! Quand il y a duperie, il ne s’agit absolument pas de séduire mais de suborner, qui est tout le contraire. Les séducteurs ont souvent des visées de subornation, bien sûr, mais la distinction est faite par ceux à qui ils s’adressent, selon qu’ils se mettent à croire à la réalité de ce qu’on leur fait miroiter, en quoi ils réduisent leur question à la demande d’un bien dont ils puissent jouir, ou au contraire à la vérité de la vie qui s’ouvrent à eux, en quoi c’est   bien comme la question d’être sujets qu’ils l’assument. Car là est bien l’essentiel : le statut de la vérité qui est en cause. Si l’on a un rapport réaliste aux promesse, c’est-à-dire si on croit « pour de vrai » à la réalité à venir d’une état de fait dont elles seraient l’indication, alors cela signifie que la promesse elle-même ne compte pas, parce que c’est uniquement cet état de fait (par exemple on sera riche demain) qui compte. Considérer la promesse comme la représentation de quelque chose qui sera effectivement présent, c’est par conséquent s’interdire d’avoir rapport à la promesse comme promesse c’est-à-dire comme acte de parole.

La promesse n’est pas une sorte d’engagement

On ne se méprend sur les promesses qu’à avoir opté pour la jouissance contre le désir, pour les biens qui viendraient combler la vie contre la « vraie » vie dont l’indifférence aux biens (« advienne que pourra ») est l’aspect négatif. Et cela, donc, c’est se méprendre sur la promesse comme telle, dont on veut se convaincre qu’elle est une sorte d’engagement, dans lequel au contraire c’est la réalité et elle seule qui compte.

Quand on s’engage, notre volonté importe évidemment, par sa détermination (on s’engage à faire ceci ou à faire cela) et par son intensité (il y a des engagements plus ou moins forts) mais c’est la réalité qui compte. A l’impossible, comme on dit, nul n’est tenu et il est tout à fait envisageable que le devenir du monde, autrement dit la réalité, ne permette pas qu’on fasse ce qu’on devait faire, qu’elle en décide autrement : une grève des chemins de fer peut empêcher qu’on arrive à temps, on peut être malade et, à la limite, on peut être mort au moment fixé pour l’accomplissement de la tâche. Et certes, la mort est par définition la meilleure des excuses : qui songerait à reprocher sa mort à celui qui n’a pas eu le temps de terminer le travail qu’il s’était engagé à faire ? Il a incontestablement failli à ses engagements, mais on ne lui imputera pas. Prenons conscience que c’est le même de dire que la réalité à décidé qu’il en serait ainsi (à savoir que les engagements ne seraient pas tenus) et de dire que celui auquel cela devrait être imputé eh bien, finalement, n’est pas un sujet d’imputation, puisqu’il n’aura pas à répondre de ses manquements. Or l’imputation définit la responsabilité et c’est d’être responsable qui définit un sujet : est sujet d’une chose, par opposition au simple agent qui peut l’avoir faite effectivement (le vent qui arrache la tuile, le chien enragé qui mord par opposition au propriétaire qui doit entretenir sa toiture ou au maître qui doit veiller sur son animal), celui qui répond de cette chose. Le sujet de l’engagement est donc en tant que sujet toujours déjà démis de lui-même par une réalité dont il avait annoncé lui-même que, de toute façon, ce serait elle et non pas lui qui déciderait (« je ferai ce que j’ai dit, sauf bien sûr si la réalité en décide autrement »).   On peut évidemment s’engager qu’à la condition d’être un sujet (c’est moi qui prends la responsabilité de m’engager), mais on ne peut en même temps le faire qu’à la condition que ça ne compte pas puisque s’engager consiste à poser que de toute façon c’est finalement la réalité qui décidera.

Dans la promesse, au contraire, il n’y a qu’une chose qui compte, dès lors envers et contre tout : la parole qu’on a donnée. La séduction ne tiendrait alors pas à ce qui est promis mais uniquement au fait qu’il y a des paroles qui, si c’est d’elles-mêmes qu’elles comptent, font événement. L’événement d’une parole qui compte, telle serait donc la promesse. Prise dans la rigueur de sa notion, c’est-à-dire bien distinguée de l’engagement, la promesse installe donc les partenaires de la parole donnée et reçue dans le refus d’accepter que la réalité décide de ce qui sera imputable au sujet. On est bien sujet, comme dans l’engagement, mais on refuse d’être démis de cette condition par une réalité qui viendrait excuser qu’on ait trahi sa parole et donc, en tant que sujet de parole, qu’on se soit trahi soi-même. La promesse consiste donc à s’installer dans folie de poser d’avance qu’on sera sans excuse au moment de répondre de ce qui aura été fait et de ce qui n’aura pas été fait. Alors que l’engagement met l’accent sur ce qu’on a dit et laisse la décision à la réalité, la promesse met l’accent sur le fait qu’on l’ait dit et, promouvant ainsi le sujet de l’énonciation, bannit d’avance l’éventualité pourtant évidente que la réalité ait le dernier mot. C’est incontestable, mais ça ne compte pas : ce qu’on a dit qu’on ferait, on le fera, et il n’y a rien d’autre à considérer, même si cet autre est la réalité dans son ensemble. « Oui, mais si les chemins de fer sont en grève et que tu ne peux pas venir ? – Je ferai ce que j’ai dit. » « Oui, mais si tu es malade ? – Je ferai ce que j’ai dit. » « Oui, mais si tu es… mort ? – Je le ferai, te dis-je ! »[1]

Parole déraisonnable s’il en est. La promesse est même le prototype du déraisonnable, puisqu’est raisonnable l’individu qui tient compte de la réalité et qui n’agit, toujours en fonction d’elle, que d’une manière que tout le monde puisse approuver. Eh bien, la séduction, dès lors qu’elle est l’effet de la promesse en tant que telle, c’est quand on croit à cette folie. Séduire, c’est faire croire à ce qui n’est pas croyable, à savoir que la réalité ne compte pas, que les promesses seront tenues non pas simplement en tant qu’engagements (rien là d’invraisemblable : il serait absurde d’imaginer que tous ceux qui s’engagent ont systématiquement l’idée de ne pas faire ce qu’ils disent ou, autre exemple, que toute publicité est par définition mensongère) mais bien en tant que promesses. Si la promesse est reçue comme telle et non pas confondue avec un engagement, alors en effet la réalité a cessé de compter. Promettre, c’est séduire parce que séduire c’est amener l’autre à reconnaître que devant la parole, énoncée clairement comme promesse ou matérialisée en réalité prometteuse, rien ne compte. Et de cela, on l’invite à être sujet, s’il accepte la promesse !

Or c’est toujours à la perspective d’être sujet, et de cette perspective même, qu’on est séduit.

[1] Tout le monde sait que cette folie est l’essence de la promesse, et nous le vivons tous très concrètement. Ignorons-nous que ceux qui sont morts avant d’avoir pu élever leur enfant avaient malgré tout promis de le faire ? Cela signifie qu’une des dimensions de la souffrance d’être orphelin est d’en vouloir malgré soi à ceux qui n’ont pas honoré la promesse qu’ils avaient faite d’élever leur enfant. Oui, mais ils étaient morts. Ils ne pouvaient pas ! Certes, n’empêche qu’ils n’ont pas tenu parole… La souffrance de l’orphelin, en tant qu’elle comprend sa mauvaise conscience d’en vouloir absurdement à ceux qui n’ont pas pu l’élever (la réalité en a décidé autrement, et c’est bien là toute la question), est concrètement la différence entre l’engagement et la promesse. Alors que la morale est le domaine de la raison (le bien est ce qu’on a raison de faire et ce que tout le monde devrait faire), cet exemple montre que l’éthique est en grande partie le domaine de la folie, si l’on nomme ainsi que les meilleures raisons ne comptent pas : la folie depuis laquelle nous sommes humains.