Qu’est-ce que la philosophie ?

La pensée et le nom, suite

 

Je veux vous montrer pour finir que la promesse, en ouvrant le destin par opposition à la destinée, est expressément production de littérature. Si la promesse est paradigmatiquement la parole paternelle (et non le discours) alors elle est à mon avis don de la littérature. Or ce don, c’est lui qui permet de penser la tradition, dont je viens de vous expliquer longuement qu’elle était la réalité même de la philosophie (c’est pourquoi il ne peut pas y avoir de philosophie naïve, comme je l’ai souvent souligné). Commençons donc par la philosophie, et je terminerai sur la production de la littérature par la promesse en général, c’est-à-dire entendue comme l’opération qui distingue l’avenir du futur.

La philosophie est originellement littérature

Il était inévitable qu’on arrive à la notion cruciale de la philosophie, qui n’est pas celle de la réflexion ni celle du savoir mais celle de son autre, la littérature – si j’ai raison de dire que la philosophie n’est elle-même qu’en distinction de ce qu’elle est effectivement (la métaphysique). Mon idée est que si la philosophie est inséparable de son propre caractère traditionnel (à l’encontre de la science qui est toujours celle d’aujourd’hui, celle du passé étant idéalement toujours déjà renvoyée aux oubliettes) et que ce caractère traditionnel, comme ” métaphoricité “, est la production fictionnelle de l’origine, puisqu’elle se fait rétrospectivement depuis une invention et non pas depuis une conséquence.

Concrètement, je veux indiquer que la nature traditionnelle de la philosophie implique que chacune de ses étapes (de ses noms) soit toujours déjà instituée comme fictionnelle, et je le fais en m’appuyant sur ce que j’ai dit précédemment à savoir que la tradition n’avait jamais de réalité que métaphorique. La tradition, quand on la pense prospectivement, c’est toujours le don d’un avenir et jamais d’un futur (la répétition est justement la mort de la tradition, comme on le voit dans tous les domaines artistiques et dans sa figure la plus misérable qui est l’artisanat pour touristes). Si donc vous m’accordez qu’en toute tradition il s’agit que le temps soit donné autrement dit qu’il soit un avenir et non pas un futur, alors vous m’accordez la possibilité de concevoir chacune des étapes comme ce que la suivante a depuis toujours métaphorisé, et par conséquent institué en fiction.

Ainsi, sauf à idéaliser en ” Esprit ” substantiel l’histoire de la philosophie (et encore : ce serait faire injure à Hegel que d’imaginer qu’il néglige le génie propre des penseurs et donc leur irréductibilité), personne ne dira jamais que Spinoza ou Leibniz étaient objectivement impliqués dans Descartes. De sorte que la tradition cartésienne, comme production métaphorique, est par là même l’institution d’une fiction qu’on peut exemplifier en parlant du Descartes de Spinoza ou du Descartes de Leibniz. C’est depuis le deus sive naturaet depuis le parallélisme des attributs, ou alors depuis la monade et l’harmonie préétablie, qu’on peut interroger le sujet substantiel et la différence de l’étendue et de la pensée. Or ces réalités, comme produites par une réflexion expressément opérée depuis une invention (et non pas une représentation exacte !), comment les appeler, sinon littéraires ? Spinoza est l’auteur de son Descartes comme Flaubert l’est de son héroïne, précisément parce que Descartes est l’origine de Spinoza, que l’origine n’est tout simplement rien, et qu’on nomme expressément ” littérature ” le dit de ce ” rien ” ! Voilà, c’est tout : mon argument n’est pas compliqué.

Donc quand j’interroge sur la lecture spinozienne de Descartes, par exemple, il va de soi que je mentionne le caractère structurellement traditionnel de la philosophie et par là même que je désigne cette lecture (opération littéraire s’il en est) comme la production de l’origine, c’est-à-dire expressément comme littérature.

Si donc la philosophie est intrinsèquement faite de sa propre tradition, alors elle est toujours déjà un procès production fictionnelle. Car c’est bien cela, une tradition : jamais, absolument jamais, elle ne concerne ce qui a objectivement existé. On le voit d’ailleurs bien dès qu’il s’agit par exemple de tradition régionale : n’importe quel historien peut nous expliquer que tout cela est du reconstruit et même, le plus souvent, de l’inventé. Si on laisse de côté l’aspect pour le moins déplaisant de tous les régionalismes et autres ethnicismes (car en fait, il s’agit seulement de s’autoriser à jouir, en l’occurrence d’une ” identité ” – attitude mensongère qui est toujours mortifère), on voit bien que la tradition est précisément constituée à l’encontre de la possibilité même du savoir historique. L’historien sérieux a toujours beau jeu de montrer, preuves à l’appui, que toutes les ” racines ” sont purement imaginaires et souvent d’invention très récente. Il a raison, bien entendu, mais on aurait tort d’en rester là parce qu’on se rendrait définitivement incompréhensible l’idée de tradition, qui n’implique nullement le mensonge mais qui est toujours déjà engagée sur la voie de la fiction. Et cette fiction où l’origine est pieusement produite c’est la pensée, donc la réalité même de la tradition !

Alors cette production, qui est la pensée elle-même dans son caractère réflexif (précisément en tant que dans la pensée, c’est la tradition qui compte alors que son objet est plus ou moins important), il faut la voir comme celle de la philosophie passée. Je citais le Descartes de Spinoza, mais considérez le Descartes de Sartre, dans son article sur la ” liberté cartésienne ” et dans l’Être et le Néant. Voilà de la pensée, et voilà en quel sens on peut dire que ces deux ” Descartes ” incompatibles sont vrais, alors qu’on peut par ailleurs poser l’idée limite d’un Descartes ” objectif “. Quant à savoir ce que Descartes a posé exactement, c’est une tâche infinie qu’on laissera aux tâcherons, justement. Spinoza et Sartre, au contraire, pensent : comme beaucoup d’autres philosophes ils ont produit un Descartes qui porte leur marque, c’est-à-dire qui est vrai et pas seulement réel, puisque vous savez que tel est l’effet de la marque. C’est cela, appartenir à la tradition (en l’occurrence cartésienne), c’est-à-dire penser.

Mais la pensée n’est pas simplement réflexive, autrement dit faite de piété envers l’origine en tant qu’il s’agit de l’origine propre (Descartes comme origine de Spinoza, c’est tout autre chose que Descartes comme origine de Sartre). Elle est par ailleurs pensée de quelque chose. Je dis ” par ailleurs “, et vous savez que chez moi cette expression référée à la marque renvoie à ce qui ne compte pas, puisque tout ce que je dis s’inscrit dans la distinction de ce qui compte (penser) et de ce qui importe (savoir). Comment la tradition se réalise-t-elle dans cette nécessité ?

Vous connaissez déjà la réponse : en philosophie, la réfutation importe autant qu’on veut mais elle ne compte pas. Elle importe d’abord quand on prend une position théorique, puisque vous ne prenez une position qu’à ne pas considérer celle des auteurs que vous avez lus comme satisfaisante (sinon vous travaillez sur une autre question, ou vous ne travaillez pas). Du point de vue réflexif que vous adoptez ainsi forcément, vous allez dire que l’auteur considéré a tort. Dans mes lectures, j’ai un exemple qui m’a toujours frappé. C’est Merleau-Ponty dont je ne parle jamais justement parce que je suis convaincu par tout ce que j’ai lu de lui, notamment par son élucidation des rapports entre le corporel et le mental comme chair et esprit. Quand on a lu cela, il devient impossible de plus rien admettre de ce que dit Descartes sur la différence de l’âme et du corps (sans parler de Malebranche et de son occasionnalisme !), et forcément ces textes apparaissent pendant un moment comme des vieilleries. Eh bien, le paradoxe de la philosophie, c’est qu’ils ne seront jamais des vieilleries ! Qu’ils aient été définitivement réfutés est certes très important mais cela ne compte pas, absolument pas. Et si je peux parler de ma pratique de lecteur, je dirai que j’ai toujours autant d’intérêt à relire ces passages, moi qui suis par ailleurs (justement cela importe pour mon savoir mais cela ne compte pas pour ma lecture quand j’ai le texte cartésien sous les yeux) d’accord avec tout ce que dit Merleau-Ponty.

Alors ces textes dont je vous parle, vous voyez bien qu’il n’y a pas de différence entre dire que leur réfutation ne compte pas et dire qu’ils sont philosophiques. Pour les textes scientifiques de Descartes, c’est moins évident : ils sont globalement obsolètes et devraient être réservés aux historiens des sciences s’ils n’étaient pas de Descartes, justement, qui est… un philosophe. Donc on les lit encore, bien que presque tout y soit objectivement ” faux ” (d’ailleurs c’est encore plus frappant pour Aristote, dont on a bien raison de lire encore les œuvres scientifiques : elles compteront toujours, alors que, scientifiquement, elles n’ont plus aucune importance).

Donc la philosophie, c’est que la réalité ne compte pas – même si un premier moment réflexif impose l’illusion contraire (ce qui justifie l’idée – illusoire donc – qu’il y aurait de la ” recherche ” en philosophie, comme si elle était une sorte de science).

Un discours qui produit son origine comme une fiction et dont la réalité de l’objet ne compte absolument pas, comment est-ce que vous l’appelez ? Moi je l’appelle littérature.

 

Vous comprenez maintenant en quel sens je parle de la philosophie comme identique à sa propre distinction d’avec la métaphysique – dont, encore une fois, elle ne diffère pas : c’est de littérature qu’est faite la philosophie.

Il n’y a pas de différence entre dire que la philosophie est sa distinction d’avec la métaphysique et dire à la fois qu’elle est faite de sa propre tradition et que la réalité de ce qu’elle théorise ne compte pas.

La distinction philosophique, c’est sa littérarité – elle qui est réellement faite de la conjonction du savoir et de la réflexion ! Car la philosophie est le savoir de ce qui compte en tant qu’il compte et le dit de ce qui compte, c’est la littérature… Mais j’y reviendrai, forcément.

La promesse donne au sujet sa réalité comme littéraire

Je reprends sur la promesse, telle que la distinction de la filiation et de l’origine oblige à la penser. Si donc vous m’accordez que la promesse est paradigmatiquement la parole du père (que j’ai identifié à l’autre jour l’instance de la tradition en opposant un ” vrai ” père – qui peut être mort depuis des siècles – à un père simplement réel) et si vous mettez en corrélation, comme je le fais, l’aberration métaphorique et l’impossibilité d’être père (autrement dit l’impossibilité que le discours du père ne soit pas un mensonge, et donc que le statut de disciple ne soit pas une trahison de soi), alors vous m’accordez par là même que la donation de la parole est, en tant que telle, rupture avec l’ordre mondain qui est précisément l’ordre du discours. Quand on donne sa parole, le monde ne compte pas, ai-je indiqué d’emblée (d’où l’impossibilité des excuses, à commencer par la meilleure d’entre elles). Alors si le monde ne compte pas, comment considérer ce qui va se trouver rétrospectivement constitué par la tenue de la promesse ? Moi je dis qu’il faut considérer cela comme du littéraire, en ce sens que le littéraire est à la fois du fictionnel (il ne représente rien, ne donne rien à connaître) et quelque chose qui compte – ce qui ne s’entend qu’en écart à tout ce qui importe, bref en écart de la vie.

Et cet écart à la vie, là où ce qui compte est distingué de ce qui importe, c’est la littérature.

La définition de la littérature réside dans celle de la paternité, qui renvoie à la distinction de la promesse (distinction = que la réalité ne compte pas devant l’origine) c’est-à-dire à l’aberration métaphorique. Le littéraire, c’est l’aberrant comme vrai, puisque là où la réalité ne compte pas on est forcément dans l’aberration.

Vous aviez évidemment rapproché la définition que je donne de la paternité à travers l’opposition du discours imposé et de la parole donnée de celle qu’il y a entre ce qui compte et ce qui importe. Le discours importe, assurément : il importe du savoir, déjà, mais aussi de la volonté, bref de l’ordre. La parole n’importe pas : une parole qui n’est pas un discours, cela ne veut rien dire, cela n’enseigne rien et ne donne aucun contenu dont on puisse profiter. Mais bien sûr elle compte, puisque la donation de la parole est la production distincte de l’avenir, à l’encontre du futur, autrement dit le temps du destin à l’encontre du temps de la destinée. La paternité comme donation de la parole est donation du destin, puisque le destin est l’existence du sujet selon l’avenir – par opposition à la destinée qui est son existence selon le futur.

Un sujet qui existe selon son propre avenir, moi je dis que c’est un sujet qui existe littérairement, parce que son origine est déjà en train d’être fictionnalisée, si vous me permettez ce terme, et que la réalité ne compte pas. Tout le monde le sait, et la première de ces idées est même triviale : on ne raconte pas du tout la même enfance à 20 ans et à 50 (et pourtant, dirait le tâcheron, l’enfance a été ce qu’elle a été et rien d’autre !). Corrélativement, la seule chose qui compte dans l’avenir et que le temps ait été donné comme parole, à l’encontre de toute réalité donc à l’encontre de toute possibilité de confondre la parole qui est un don avec le discours qui est une emprise.

De sorte que la promesse, où l’avenir s’institue en distinction du futur, n’est rien d’autre que la donation de l’existence comme littéraire.

J’arrête ici pour aujourd’hui, et je retourne à la préparation des prochaines séances où il sera encore question de la métaphore et des marques, dont j’espère pouvoir vous dévoiler bientôt un aspect inattendu. Je travaille aussi sur les noms propres, qui nous réservent encore bien des surprises

 

Je vous remercie de votre attention.