Qu’est-ce que la philosophie ?

La pensée et le nom, suite

 

La dernière fois, nous avons vu en quel sens la philosophie était originellement littérature. C’est un travail très important pour notre année qui a été fait là, puisque nous avons pu donner une détermination à la définition formelle de la philosophie comme ” distinction de la métaphysique “. Aujourd’hui, je vais poursuivre dans cette voie, en rattachant mon discours à ce que nous avons appris de la promesse (la réalité ne compte pas, à commencer par la meilleure des excuses) comme don non seulement de la parole, mais du temps.

Le don littéraire du temps

Dans la littérature, en effet, il s’agit toujours de ce don, comme chacun peut déjà en prendre conscience à travers la nécessité banale de s’installer dans une certaine temporalité exigée par le texte (pour prendre des extrêmes : la poésie et le roman policier sont parfaitement illisibles si l’on échange leurs temporalités). Et ce temps donné dans une parole où la réalité ne compte pas, c’est bien notre temps subjectif et propre, à nous le lecteur.

Mais ce que je veux vous indiquer dépasse de très loin la question du simple temps de la lecture, dont on pourrait dire qu’il est celui d’une expérience, c’est-à-dire d’un moment du monde : les œuvres qui marquent, précisément comme telles, nous donnent un temps qui va devenir celui de notre capacité de vérité, alors qu’avant notre temps était simplement celui de notre compréhension. Nous restons toujours celui que nous étions, c’est-à-dire n’importe qui (et certes, chacun de nous est ce que n’importe qui aurait été à sa place, de sorte qu’il est réellement n’importe qui), sauf là où un temps a été donné. Interrogez-vous sur le temps dont vous relevez, comme on parle de relever d’une maladie – non pas le temps de votre compréhension ni moins encore de votre savoir, mais de votre écriture, c’est-à-dire précisément de là où vous ne savez pas – et vous serez tout surpris d’y reconnaître une ” forme a priori de la sensibilité “, dès lors que la sensibilité n’est pas une nature stupidement donnée mais le reste en nous de ce qui marque.

Rien que de très banal, en cette dernière affirmation : on n’est sensible qu’à avoir été sensibilisé, et on n’est sensibilisé que par ce qui nous a marqués. Par exemple une revendication sociale peut être parfaitement juste et reconnue comme telle par tout le monde, elle restera lettre morte parce que personne n’y sera sensible. Mais que les personnes concernées paralysent le pays en barrant les routes ou s’enchaînent aux grilles des ministères, et on verra les choses changer ! Je ne fais pas allusion à la petitesse habituelle de responsables toujours prêts à n’importe quoi pour le service de leur carrière, mais je parle de tout le monde : l’opinion publique, marquée par des manifestations (je pense notamment à celle des infirmières, il y a quelques années), sera brusquement devenue ” sensible ” à des difficultés dont elle avait ” par ailleurs ” déjà la connaissance suffisante. La réalité importe mais rien de ce qui importe ne saurait compter. Marquée, l’opinion reconnaîtra donc les difficulté de telle ou telle catégorie de personnes comme vraies et pas seulement comme réelles : ces difficultés, désormais, elles comptent. Eh bien c’est ce passage de la réalité à la vérité, opéré spécifiquement par la ” marque “, qu’il faut entendre comme une institution de sensibilité : c’est comme sensibilité (effet de la marque) que nous accédons au vrai comme tel, c’est-à-dire à ce qui compte.

Ce qui vaut pour la sensibilité en général, la littérature l’institue, disais-je, comme forme a priori de cette sensibilité. Cela signifie que là où nous ne savons pas, un temps particulier a dû être donné, alors que là où nous savons il est depuis toujours ouvert comme temps du monde, c’est-à-dire de l’anonymat d’une part et du fantasme d’autre part, bref de la finalité. Car vous savez que la finalité est la première structure du monde, dès lors qu’il n’y a monde que par la ” compréhension ” et qu’en toute compréhension c’est pour lui-même du vivant qu’il s’agit : tout ce qui est, est non seulement par moi, au sens de la nécessité transcendantale, mais encore pour moi au sens de la nécessité réfléchissante. Toute la philosophie l’a toujours dit, depuis Platon qui nous décrit l’a priori du monde avec sa problématique du Bien (je crois vous en avoir déjà parlé) jusqu’à la phénoménologie, en passant par le Kant de la Critique du jugement, que personnellement je vous invite à lire comme une psychanalyse du monde en tant que monde (si j’avais du temps, j’aimerais bien faire un cours sur ce livre de ce point de vue, mais j’ai bien autre chose à faire qu’à renouveler les ” études kantiennes ” – en admettant que j’en sois capable).

Dans la réalité, il va de soi que l’anonymat du monde commun est inséparable du fantasme de chacun (” envers du monde ” disait Lacan), manière scénarisée dont les choses feront originellement sens en vue d’une jouissance que la notion d’anonymat suffit à désigner. Eh bien c’est justement à l’encontre de tout cela que la notion de marque, et donc de littérature, doit s’entendre. Ce que j’exprimerai très banalement en disant que l’imaginaire n’est pas le fantasme.

Là encore je profère des évidences que tout le monde admet. Par exemple : il y a plein de romans et de films qu’on achète pour la seule raison qu’ils titillent un fantasme. Il y a de la jouissance à la consommer, et aussi du plaisir s’ils sont bien faits (ce qui est souvent le cas). Mais la littérature ou le cinéma, ce n’est pas du tout cela : c’est le don d’un imaginaire qui nous subvertit et qui devient, ainsi que Kant l’explique parfaitement avec sa problématique du schématisme, la structure même de notre sensibilité, en tant qu’elle est toujours déjà engagée dans la reconnaissance de ce qu’on intuitionne ! Seulement, cette sensibilité reste locale : elle est de l’ordre de la marque et non pas de la compréhension, bien qu’elle soit aussi sensibilité pour une compréhension, je viens de le dire. En effet, les œuvres littéraires (dont les films et d’autres productions font également partie du point de vue de leur aspect narratif) nous donnent des schèmes de compréhension et de comportement qui sont comme autant d’essais d’existence, faits en nous mais sans nous. C’est donc comme imaginaire donné qu’ils existent pour nous, mais c’est aussi comme marques, parce qu’ils ont toujours été faits sans nous et que notre vie de lecteur est criblée de vies que nous n’avons pas vécues mais dont, quand nous nous quittons nous-mêmes en pensant, nous produisons malgré nous les métaphores…

Des vies que nous n’avons pas vécues, qui ne font donc pas partie de nous, mais que nous ne sommes pas sans avoir vécues, voilà à mon avis le don marquant (pardon pour le pléonasme, mais je veux indiquer que ce sont autant de morceaux fichés en nous) de la littérature.

Les marques littéraires et la tradition

Le paradoxe des marques, c’est qu’elles soient des morceaux de mort fichés en nous, je l’ai dit souvent. Mais de quel point de vue parler ainsi, sinon du point de vue de la vie, c’est-à-dire de l’anonymat de celui que nous sommes ” par ailleurs ” ? C’est ce que j’exprime en disant qu’on n’est pas revenu d’une certaine épreuve dont la marque est le reste. En quoi on la définit comme un point d’absence de nous-mêmes dont notre vie est par ailleurs le contour.

Mais on ne peut affirmer (ni d’ailleurs nier) qu’il s’agisse là réellement de mort ! Les morts ne sont que leur absence et c’est de ce point de vue que je dis que les marques sont en nous des morceaux de morts fichés dans notre vie qui, par ailleurs, se poursuit. On n’est pas revenu de l’épreuve, c’est tout ce qu’il faut dire, en vérité. Et ceux qui ne sont pas revenus, du point de vue de ceux qui sont toujours là, forcément il faut dire qu’ils sont morts.

Mais ce qui est mort du point de vue de la vie (” par ailleurs “, c’est-à-dire pour le sujet quelconque que nous sommes toujours) peut aussi bien être pensé par nous à partir de la rencontre d’une œuvre, c’est-à-dire à partir d’une réalité, ici littéraire, qui soit marquante. On aura donc d’un côté des points de mort mais d’autre part on pourra envisager des marques, c’est-à-dire des aspects de notre vie qui lui seront cependant extérieurs et qui seront des lieux de sensibilité pour des vérité que par ailleurs (en tant que sujets quelconques) nous sommes bien incapables de reconnaître.

J’insiste sur cette extériorité au savoir qui désigne indistinctement la vérité et la marque (puisque la marque cause le vrai comme tel : c’est d’être marqués que nous sommes vraiment nous-mêmes), pour dire qu’il ne s’agit absolument pas d’une expérience et d’une meilleure compréhension de la vie que nous tiendrions des œuvres qui nous ont marqués. Ce qui marque, ce n’est pas l’expérience, vous le savez, mais c’est l’épreuve. Les œuvres qui nous ont marqués, nous ne sommes jamais revenus de leur lecture, exactement comme il y a des personnes qui ne sont jamais revenues de déportation bien que, par ailleurs, elles aient depuis repris une vie familiale et professionnelle normales.

La distinction de l’épreuve et de l’expérience, autrement dit le fait que la vérité ne soit pas une sorte de réalité (car tel est le principe de mon argument) interdit de parler en vérité d’un enrichissement que nous tiendrions des œuvres. On peut seulement en parler en réalité, c’est-à-dire du point de vue de ce qui ne compte pas (mais qui importe autant que vous voudrez).

Considérez tel roman particulier. Je prends l’exemple de la Montagne magique, dont j’ai déjà parlé et que j’ai lu de nombreuses fois. Quelque part en moi (comme on dit d’une manière moins sotte qu’on ne croit), je ne suis pas revenu du Berghof… Mais par ailleurs, je suis toujours moi, qui n’ai jamais souffert de tuberculose et qui n’ai jamais mis les pieds à Davos. N’empêche : les sept années du traitement, je les ai vécues ; mon cœur attends toujours le retour de Mme Chauchat, je suis encore impressionné par la grandeur incohérente de Pepperkorn, et la mort de Joachim, qui n’était pas tourné vers les grandes questions parce qu’il savait exactement ce qu’il avait à faire, reste une blessure de mon âme. C’est un morceau de ma vie qui n’est pourtant pas ma vie, bien que j’aie comme le sentiment de revenir chez moi à chaque relecture de l’ouvrage.

Les marques, comme j’ai dit souvent, coexistent, étrangères et aveugles les unes aux autres, sans aucune nécessité transcendantale qui pourraient en faire les moments d’une expérience globale, d’un enrichissement que nous devrions aux romanciers. Nous ne sommes pas enrichis de ce que nous avons lu, quand il s’agissait d’œuvres : nous en sommes marqués. De la mort du prince André non plus je ne guérirai pas, ni du froid qui saisissait les soldats hagards, ni du regard de Natacha… Autant de manières de ne pas être celui que je suis par ailleurs, de ne pas être non plus un autre, mais d’être, moi qui suis ce que n’importe qui aurait été à ma place, quand même à partir de là vraiment moi.

Cela dit, je rappelle encore que toute épreuve, quand elle est déniée par la réflexion (par la nécessité transcendantale que tout appartienne à la même vie) pour devenir une expérience, est enrichissante. C’est le même de poser réflexivement la nécessité transcendantale, et de tout identifier à un moment de l’expérience, donc à un enrichissement. Toutes les épreuves que nous avons traversées, du point de vue de la réflexion c’est-à-dire du point de vue du sujet quelconque que nous restons par ailleurs, constituent donc autant d’expériences : en tant que sujets quelconques, nous sommes enrichis de toutes les expériences que nous avons faites imaginairement, de toutes les identifications comme celles dont je viens de donner des exemples. Mais la vérité n’a rien à voir avec tout cela, puisque, encore une fois, elle n’est pas une sorte de réalité

(Application : ce n’est pas de ” comprendre la vie ” qu’il s’agit en philosophie, mais uniquement d’écrire trois pages par jour ! Cela dit, on ne le fait que dans la tradition philosophique : qu’elle soit sans nous le lieu de notre écriture.)

La vérité de nos lectures n’est donc aucunement l’expérience qu’elles nous auraient permis d’acquérir mais le fait qu’il est impossible, après avoir lu Thomas Mann ou Tolstoï, d’être le même. Bien sûr qu’on est le même, en réalité ; mais en vérité on est un autre : un sujet fait de son absence partielle, à lui qui n’est jamais revenu ni de la lecture du premier livre ni, sans aucun lien avec, de celle du second, ni d’autre chose encore.

Eh bien c’est cette absence partielle du sujet à lui-même que j’appelle marque, ce dont le paradoxe s’énonce en disant qu’elle est indistinctement un lieu de mort (forcément : en ce lieu de moi-même, il n’y a désormais plus personne) et un lieu de vérité (puisque la vérité relève du sensible, dont la causation est la marque en tant qu’elle ” sensibilise ” c’est-à-dire produit expressément la sensibilité).

Laissons donc à ceux qui croient en la sagesse, c’est-à-dire qui ont originellement décidé que ce qui compte ne compterait pas (ceux qui s’en tiennent à la réalité et à l’impossibilité commune de ne pas être des sujets quelconques), l’idéal de comprendre la vie. Non pas surtout parce qu’il ne correspondrait à rien (au contraire : je viens d’insister sur l’enrichissement que toute expérience, même imaginaire, est pour tout le monde) mais parce que cela ne compte pas : ils en font un savoir dont la vérité serait finalement une sagesse alors que c’est d’une production aveugle de sensibilité qu’il s’agit, c’est-à-dire d’une capacité de vérité, que réalise notamment l’écriture, puisqu’on n’écrit jamais qu’à ne pas savoir (sinon, on n’écrit pas : on communique ou on prend des notes).

Cette production, vous l’avez reconnue à la lumière de ce que je vous ai expliqué dans les précédentes séances : c’est la tradition. La tradition est donc faite d’aveuglement.

C’est le contraire de l’Esprit hégélien qui se retrouve lui-même au-delà de sa propre négativité, parce que le principe de la tradition est la métaphore et que la métaphore est sa propre folie. La réalité de la métaphore est, répété-je encore, son aberration. Et ” par ailleurs “, c’est une comparaison ou l’établissement d’une analogie. Si donc on est le sujet quelconque que n’importe qui est forcément par ailleurs, alors on y verra une manière de communiquer une expérience ou de produire un dépassement de l’opposition du concept et du sensible. Si l’on est marqué, elle sera, au lieu d’une marque, la folie de n’être pas soi. Folie, je dis bien : là où le langage parle tout seul (vous savez que le délire ne s’interprète pas), à ceci près que la métaphore n’est pas un délire parce qu’elle est ” par ailleurs ” une comparaison, c’est-à-dire la parole d’une personne raisonnable.

La tradition est donc à chaque fois une folie qui, par ailleurs, est une continuité, exactement comme la métaphore est un délire qui par ailleurs est une comparaison. Les marques en sont le moteur : l’aberration et le vide d’un sujet qui n’est pas revenu de l’épreuve (ici de sa lecture) ordonne la nécessité anonyme et commune d’établir une identité subjective pour l’expérience, en employant le langage de tout le monde. Si nous n’étions pas marqués, il n’y aurait pas de tradition, mais seulement la continuité répétitive d’une vie qui ne serait en vérité celle de personne parce qu’elle serait toujours celle de n’importe qui.

Cette nécessité, il faut la dire originellement littéraire, parce que la métaphore est la figure même de la littérature, de sorte que toute tradition, même technicienne, est originellement littéraire : ce n’est pas quelque chose qui se récapitule, c’est quelque chose qui se raconte.

En revenant à la philosophie, je dirai ainsi que si vous parler de la ” substance “, vous ne pouvez pas faire un exposé factuel : aucun de ses moments n’est en continuité avec les autres, de sorte qu’il faut toujours forcer les textes (faire comme s’ils étaient normaux alors qu’ils sont géniaux) pour essayer de se faire croire qu’il s’agit réellement de la même chose. On ne peut donc faire une ” histoire ” de la substance, pour garder cet exemple, qu’à ce que ce soit un ” histoire “, précisément : non pas un travail d’historien qui collecterait des exactitudes aberrantes les unes pour les autres (du point de vue de chaque auteur, la compréhension que les suivants ont de la même notion est tout simplement folle), mais un travail de narration. Pour nous qui sommes par principe à la fin (à la pointe) de la tradition philosophique, la ” substance “, pour garder le même exemple, est un personnage auquel il est arrivé des tas de choses : non pas des expériences comme si chaque philosophe avait découvert un aspect de la réalité que ses prédécesseurs avaient ignorés et dont il aurait enrichi la compréhension de la notion, mais des épreuves ! C’est toujours de la substance qu’il s’agit, disons de Platon à Hegel. Oui, mais quand même pas vraiment : elle ne s’est jamais remise du cartésianisme, de la dialectique, etc. Hegel a tenté une approche de cet ordre, dira-t-on, lui qui pensait le passé de la philosophie. D’une certaine manière je l’accorde, mais d’autre part je le nie, puisque pour lui il s’agit toujours du même Esprit, c’est-à-dire de l’impossibilité de reconnaître que les moments du passé étaient pour les notions autant d’épreuves dont elles ne sont jamais revenues.

Je reviendrai sur ces épreuves. Les plus perspicaces d’entre vous ont compris de quoi il s’agissait, dans la tradition philosophique : à chaque fois de l’épreuve du nom propre. Pour notre exemple, je dirai ainsi que ” Descartes ” a été une épreuve dont la substance ne s’est jamais remise, que ” Spinoza ” en a été une autre, et ainsi de suite.

Et pourquoi est-ce que l’efficience des noms propres – laquelle n’est rien moins que la pensée comme institution des ” natures ” – doit être considérée comme une épreuve ? Mais c’est simple : parce que tout nom propre est un événement ! Tout ce qui est fait de langage (la philosophie, pour commencer) relève originellement de cet événement de langage qu’est le nom propre, puisque la définition même de l’événement est de faire origine. Or vivre un événement, ce n’est pas une expérience, c’est une épreuve.

 

Dans les prochaines séances, je vais donc concentrer le travail sur cette question du nom propre, dont j’ai annoncé qu’il nous réservait encore bien des surprises. Nous essaierons d’en faire apparaître quelques unes, toujours dans l’optique qui est la nôtre de concevoir la philosophie comme une certaine nécessité réflexive (ce qu’on indique en disant qu’en elle la réfutation – c’est-à-dire originellement la réalité – ne compte pas) d’articuler la pensée et le nom.

 

Je vous remercie de votre attention.