Qu’est-ce que la philosophie ?

La pensée et le nom, suite

 

Le vrai décide de la vérité, et c’est le nom qui cause le vrai comme tel. C’était l’idée principale de notre séance précédente. Nous avons vu que cette décision trouvait sa possibilité dans l’antériorité que la vérité est toujours pour elle-même, si justement elle doit être décidée et si la décision doit être légitime (ce qui revient à rappeler que la question de la vérité est éthique avant d’être transcendantale). Cette antériorité véritative, je vous ai enseigné depuis longtemps que c’était le nom lui-même, réponse à la question ” qui ?”, comme non identique à soi c’est-à-dire comme étant sa propre distinction. Vous vous souvenez en effet qu’il n’est indisponible qu’à n’être pas le nom disponible – qu’à n’être pas le nom officiel (c’est-à-dire anonyme, le nom de la filiation) du penseur, ainsi qu’on le voit de ce qu’il ne peut en aucun cas barrer une succession métaphorique, c’est-à-dire engagée dans la distinction de la vérité et du savoir, en le mentionnant (Sartre peut dire n’importe quoi de l’existence, sauf la vérité que dès lors il nous laisse, à savoir qu’elle est sartrienne). Le nom propre, autrement dit, n’est pas un nom magique dont l’apposition suffirait à convertir en vérité n’importe quelle platitude : il n’est rien d’autre que l’impossibilité, pour le nom impropre, d’être propre, justement – et c’est comme impossible (il ne peut pas s’agir du nom de la filiation c’est-à-dire du marquage anonyme des places) qu’il cause la vérité – telle qu’elle apparaît à titre de limite dans la succession métaphorique du passage central de la Nausée, qui n’est donc pas seulement paradigmatique d’avoir l’existence pour objet. Mais d’autre part cette causalité est positive puisqu’elle produit du discours (ici : la succession ouverte des métaphores, mais plus généralement la ” doctrine “). Quand on veut la penser comme j’essaie de le faire devant vous, on ne peut pas dire autre chose que cette impossibilité : l’impossibilité du nom propre cause positivement le discours comme étant philosophique, et il s’agit de voir le vrai comme effet de l’impossible. D’où l’identification de cet impossible au génie, qui n’est surtout pas une ” faculté ” ni un ” don ” naturel mais une décision : celle de ne pas céder sur la nécessité d’être sujet en première personne et, pour la philosophie, sur la nécessité qu’un certain discours réflexif soit en propre celui de la première personne. C’est ce qui se trouve engagé dans ce que je vous disais à la fin de la séance précédente, à savoir que les concepts ne sont vrais qu’à être originaux, eux qui ne sont précisément causés comme vrais que par le nom, lequel est, comme propre, la réponse à la question que chacun de nous est pour lui-même : non pas celle de savoir ce qu’il est (toujours un semblant : le même qu’un autre à sa place) mais bien qui il est.

Tout cela n’est pas très étonnant, à la réflexion, quand on se souvient que le discours philosophique est le dit des ” natures ” et que celles-ci ne sont rien d’autre que leur propre nomination. Bref, retenez que la causation des concepts par le nom est l’enjeu de tout travail philosophique : l’existence n’est philosophique qu’à être sartrienne, la durée qu’à être bergsonienne, et ainsi de suite. Voilà ce qui est en cause dans la définition même de la philosophie.

La séance d’aujourd’hui, ainsi que celle de la semaine prochaine, constituera une sorte de parenthèse dans mes exposés sur le nom propre, d’abord parce que nous en savons désormais assez pour donner à la question ” qu’est-ce que la philosophie ? ” une réponse passablement concrète, et ensuite parce que certains d’entre vous ont souhaité que je revienne sur l’équivalence du nom et de l’antériorité de la vérité à elle-même (cela constitue le cœur de mon enseignement de cet année et il importe que ce soit clairement exposé, même au prix de quelques répétitions). Je donnerai les éléments nécessaires à la construction de cette réponse non seulement par les rappels que je vais faire aujourd’hui, mais surtout par l’étude de l’étonnement, en rapport bien sûr avec la question de la propriété du nom, que je vous présenterai la semaine prochaine. Car s’il est vrai, comme chacun sait depuis son passage en classe terminale, que la philosophie consiste à s’étonner, et si je n’ai pas eu tort de ramener la philosophie, discours de la première personne en tant que telle, à la question du nom propre, alors il est bien évident que nous saurons en quoi elle consiste vraiment s’il apparaît que la question de l’étonnement n’est finalement pas une autre question que celle du nom propre…. Je vais donc employer la séance d’aujourd’hui à consolider l’essentiel de nos acquis sur ce dernier point.

On ne réfute pas un nom propre

Un concept n’est philosophique qu’à être original, et il n’est original qu’à être causé du nom propre de son auteur : rien de plus banal et donc de moins philosophique que la durée quand elle n’est pas bergsonienne – ou que l’existence quand elle n’est pas sartrienne, et ainsi de suite. Rien d’autre ne compte en philosophie que cette causation de la vérité du concept par le nom, même si beaucoup de choses sont importantes. Le concept est vrai au sens où le tableau ne le devient que d’être signé – selon un paradoxe dont on n’a pas pris la mesure, à mon avis, à cause de ce qu’il implique en ce qui concerne le génie, à savoir que le vrai s’entend depuis une position du nom, celle-là même que nous avons étudiée quand il s’est agi de la promesse qui se fait toujours à l’encontre de tout, à commencer bien sûr par ” la meilleure des excuses “, et non pas comme l’expression de quelque ” faculté ” magique dont une Nature aveugle et injuste aurait gratifié les uns et privé les autres, tous pareillement irresponsables.

En refusant ainsi de séparer la vérité et l’éthique c’est-à-dire en définissant le génie par le seul refus de céder sur le fait qu’on est soi-même, je rappelle ce que tout le monde sait depuis toujours à propos de la philosophie : la réfutation y importe autant qu’on voudra (on ne reprendra évidemment pas une thèse dont on a soi-même établi la fausseté) mais elle ne compte pas (les auteurs qu’on a réfutés sont toujours là, comme si la réfutation n’avait pas eu lieu). Vous comprenez maintenant la raison de cette affirmation, dès lors que la réflexion de la première personne en tant que telle se réalise dans la question de savoir qui l’on est, dont la réponse est le nom entendu comme propre c’est-à-dire indisponible. C’est qu’en effet on ne réfute pas un nom propre. Si vous n’admettez pas ce que je dis, vous ne pouvez absolument rien comprendre à la réalité de la philosophie : vous vous condamnez à en faire une sorte de science c’est-à-dire de discours expressément constitué de son propre anonymat, et vous rendez aberrante l’idée d’une tradition philosophique, c’est-à-dire l’impossibilité qu’on en ait jamais fini avec les auteurs du passé. Or si nul n’en aura jamais fini avec Platon, par exemple, ce n’est pas parce qu’il aurait dit des choses que nos connaissances actuelles confirmeraient et qui seraient donc encore valables (mais jusqu’à quand ? car on ne peut évidemment préjuger d’une confirmation indéfiniment réitérée dans une infinité de siècles futurs), c’est parce que la ” nature ” des Idées est qu’elles soient platoniciennes et qu’en cette nécessité c’est le nouage de l’être et du nom qui, sous le nom de ” vérité ” dont toute vérité doit préalablement relever, se donner à reconnaître. Personne n’ignore que dans la nature ” platonicienne ” des idées, c’est de la vérité qu’il va – une vérité que personne ne songe à croire représentative (la question d’être d’accord ou pas ne se pose pas quand nous lisons et relisons Platon ou les autres penseurs dont nous sommes les héritiers) et dont par conséquent personne n’est sans avoir reconnu la dimension éthique – si l’éthique se situe notamment dans le refus de confondre le nom indisponible (celui de la pensée) avec le nom disponible (celui de la représentation), dont par ailleurs je ne prétends pas qu’ils diffèrent en quoi que ce soit.

L’Idée platonicienne est vraie non pas parce qu’elle représenterait adéquatement une réalité métaphysique que le disciple de Socrate aurait découverte, mais pour cette seule raison qu’elle est non pas réelle mais bien platonicienne – causée de ce nom dont on peut imaginer que Platon, à l’instar de Sartre à propos de l’existence, aurait pu dire n’importe quoi sauf la vérité, à savoir qu’elle était précisément ” platonicienne “. L’Idée est vraie parce qu’elle est pensée et que la pensée de Platon, paradigmatiquement, était de ne pas pouvoir dire de l’Idée qu’elle était platonicienne. Disant cela je rappelle la distinction entre la vérité et la réalité : par ” platonicien ” n’est pas de la réalité des Idées mais bien de leur vérité que je parle. Autrement dit je reconnais que Platon est un philosophe alors qu’on pourrait le considérer comme ayant été un métaphysicien. S’il s’agissait de la réalité des Idées, le nom propre de Platon disparaîtrait avec elles, en tant qu’elles sont susceptibles de cette disparition qui a frappé, par exemple, l’éther. Mais si la réalité peut disparaître, au sens d’apparaître rétrospectivement comme illusoire (nous dirions par exemple aujourd’hui que Newton avait tort de parler des interférences lumineuses en termes d’” ondes éthérées “), la même éventualité n’a aucun sens s’agissant de la vérité – sauf précisément à la nier comme telle pour en faire une sorte de réalité. Quand donc je dis qu’on ne réfute pas un nom propre, je ne fais que rappeler cet argument de base consistant à dire que la vérité n’est pas une sorte de réalité. C’est donc de philosophie que je vous entretiens en parlant du nom propre, et nullement de métaphysique (laquelle est réfutable, puisqu’elle est une sorte de science – celle des réalités suprasensibles). L’essence de la philosophie réside dans le nom propre justement à cause de la distinction de la philosophie et de la métaphysique, qui n’est pas une différence (ce qu’il faudrait admettre si le nom propre apportait réellement quelque chose – or il n’apporte rien).

Si vous voulez comprendre ce qu’est la philosophie, il faut que vous le fassiez en n’oubliant pas la question des limites de sa notion : rien ne serait plus absurde de réduire la philosophie à la formalité réflexive de ses objets, puisque tout le monde est capable de réfléchir, notamment les savants et les artistes qui n’ont aucun besoin qu’un personnage incompétent comme le philosophe vienne leur dire ce qu’il en est vraiment de ce qu’ils font c’est-à-dire, pour parler franchement, vienne leur donner des bons et des mauvais points. Si donc ce n’est pas sa secondarité qui la définit, il semble que ce soit son objet. Mais non, puisque cela reviendrait à en faire un savoir régional, autrement dit une science particulière : il y aurait des objets philosophiques comme d’autres sont géologiques ou géométriques, alors qu’on peut envisager de philosopher à la limite sur n’importe quoi. On réduirait donc la philosophie à la métaphysique. Ce n’est ni la formalité réflexive ni la spécificité d’un objet qui définit la philosophie, mais seulement le fait qu’en tout ce qu’elle se donne comme objet (à la limite, donc, n’importe quoi), il s’agit non pas de ses propriétés mais de la vérité dont sa reconnaissance doit déjà s’être autorisée pour en être simplement la position. D’où l’expression qui sert en quelque sorte de bannière à mon enseignement d’extériorité au savoir. Elle a beaucoup de sens, qui se ramènent tous à la dimension éthique de la pensée et que je vais continuer à développer, notamment la semaine prochaine quand je vous indiquerai que cette expression renvoie à la problématique de l’étonnement. Eh bien, la dimension éthique de l’antériorité que la vérité est forcément pour elle-même (il n’y a de vérité qu’à la condition que ce soit en vérité), c’est précisément notre problématique du nom propre qui permet seule de la penser. Voilà ce que j’essaie d’expliquer depuis plusieurs semaines.

Car s’interroger sur la vérité dont un certain objet doit déjà relever pour avoir été légitimement reconnu (par opposition à simplement constaté), c’est être déjà dans cette vérité, ainsi que Hegel le rappelle à plusieurs reprises. Mais cette vérité comment allez-vous la caractériser, si vous ne voulez pas tomber dans le paradoxe trivial d’une régression à l’infini de la démarche réflexive ? Vous allez la caractériser comme philosophique ! Par ce mot, vous signifiez qu’il s’agit du savoir a priori de ce qu’il en est de la vérité et de l’existence, non pas abstraitement mais pour tel ou tel objet – à commencer bien entendu par la vérité et l’existence elles-mêmes.

Or est-ce que vous pouvez dire cette vérité ? Bien sûr que non, puisqu’il n’y a pas de vérité de la vérité. Vous pouvez juste ne pas la dire. Auquel cas, comme Sartre dans la Nausée, vous pensez. Et cette vérité que vous ne pouvez pas dire, ce texte paradigmatique (et la lecture que je me suis permis d’en faire) vous apprend que c’est votre nom propre : celui que vous n’avez jamais entendu ni lu, le vrai nom, le nom secret du moment de vérité, le nom indisponible précisément en tant qu’il est propre. C’est par conséquent le même de se référer à quelque chose de philosophique (c’est toujours d’une certaine philosophie que n’importe quelle reconnaissance relève préalablement) et, à l’installer dans l’ordre réflexif, de dire impossiblement son propre nom.

Si donc vous revenez aux ” natures “, vous voyez en quoi ils sont le vrai objet de la philosophie : c’est d’être l’efficace de ce nom impossible que la vérité s’impose comme épuisant ce dont nous pouvons parler quand nous philosophons. Car les choses ordinaires, celles dont les sciences nous parlent, sont toujours distinctes de leur propre vérité, puisque cette vérité leur est en quelque sorte originellement impropre. Non pas que j’aie la naïveté d’imaginer des choses existant en soi avant la reconnaissance que nous pouvons en opérer (par exemple la foudre avant nos connaissances sur l’électricité, qui aurait été déjà ce que nous savons aujourd’hui qu’elle est), puisque cette reconnaissance n’en est précisément une qu’à reconnaître la réalité actuelle de son objet, mais la vérité des choses que nous reconnaissons mondainement (par exemple la foudre comme phénomène électrique) leur est par là même originellement impropre (si la foudre est un phénomène électrique, cela signifie que c’est la physique de l’électricité qui est sa vérité – et non pas lui-même). Eh bien toute la problématique du nom propre s’entend à l’encontre de cette dépossession de la vérité ! Et cet ” encontre ” n’est lui-même rien d’autre que la distinctionphilosophique, c’est-à-dire l’illégitimité qu’il y aurait à réduire la philosophie à la métaphysique, dont elle ne diffère d’ailleurs pas.

Concrètement donc, c’est pour la même raison qu’on n’en a jamais fini avec les philosophes du passé et que la réfutation ne compte pas en philosophie : la vérité qui est en cause, à savoir l’équivalence du nom propre (c’est-à-dire impossible) et de l’antériorité de la vérité à elle-même, n’est pas une nouvelle réalité qui viendrait s’ajouter aux choses dont on parle, comme la physique est venue s’ajouter à la foudre pour en rendre compte en termes d’électricité statique ! Cet ajout s’appelle dépossession : la vérité de la foudre, ce n’est pas la foudre, mais la physique. En philosophie, c’est impossible : la vérité des Idées n’est pas qu’un métaphysicien nommé Platon ait découvert leur nécessité (auquel cas elles ne seraient plus vraies et nous n’en aurions pas plus à nous en soucier aujourd’hui qu’on ne se soucie de l’éther), mais c’est qu’elles soient épuisées par l’impossibilité du texte platonicien à dire qu’elles sont platoniciennes ! Un texte transi de sa propre impossibilité, tout le monde le sait, c’est une œuvre, si c’est bien le propre des œuvres de faire advenir l’impossible (en peinture, c’est de l’invisible qu’il s’agit, etc.). Et par définition, on nomme ” génie ” l’auteur d’une œuvre en tant qu’œuvre. Vous apercevez ainsi en quel sens le nom de Platon comme signifiant du génie est la vérité même des Idées, ces ” natures ” dont seule une théorie métaphysique pourrait établir l’irréalité !

Voilà, j’espère que ces nouvelles précisions vous permettront de mieux comprendre ce que c’est que la philosophie. Mon cours de la semaine prochaine sur l’étonnement devrait encore y contribuer.

 

Je vous remercie de votre attention.

 

Note : sur la question de la philosophie, on lira également Le savoir personnel et surtout la première partie de Ethique et Vérité (éditions L’Harmattan)