Qu’est-ce que la philosophie ?

La pensée et le nom, suite

 

Nous allons maintenant nous engager dans un long travail sur la question du nom propre comme cause de la philosophie, ainsi qu’on le déduit de la définition de la philosophie que je vous ai donnée comme ” distinction ” à la métaphysique dont, par ailleurs, elle ne diffère pas.

Cette distinction, les séances précédentes nous ont forcé à reconnaître sa réalité : c’est tout simplement le statut de littérature de tout énoncé philosophique, puisque la métaphysique peut se définir expressément par l’impossibilité qu’en elle la réfutation ne compte pas, et que l’on doit nommer ” littérature ” ce discours très particulier dans lequel la réalité ne compte pas (je reviendrai ultérieurement sur l’opération qui produit la littérature comme dé-comptage de la réalité).

La réalité ou la réfutation, de ce point de vue, c’est pareil : réfuter, c’est montrer que les choses ne sont pas comme tel discours le prétendait. La notion de ” nature ” que je vous ai donnée d’emblée pour caractériser la philosophie implique expressément la littérarité de son discours : pour qu’on puisse réfuter, autrement dit pour que la réalité compte, il faudrait que les réalités dont parlent les philosophes existent d’une manière ou d’une autre, universellement. C’est assurément le cas dans le moment réflexif du discours (phase non pas chronologique mais logique, bien sûr : c’est du concept comme matériau qu’il s’agit), qui est aussi celui de la réfutation des prédécesseurs.

Mais ce moment n’est pas philosophique : il est métaphysique. Alors je demande : qu’elle est l’opérateur de la distinction qui va instituer la philosophie ? La réponse va de soi, dès lors qu’en philosophie on étudie des ” natures ” : le nom propre.

Si donc vous m’accordez d’identifier la métaphysique au savoir, si vous êtes d’accord avec une tradition déjà longue (puisqu’elle remonte à Hegel) pour distinguer la vérité du savoir, et par conséquent si vous m’accordez encore de considérer l’extériorité au savoir comme le lieu de la pensée, alors vous m’avez accordé la thèse essentielle de mon enseignement cette année : que le nom propre soit la cause de la philosophie.

Tout le monde le sait et l’a toujours su : sauf peut-être un jeune lycéen ignorant que sa fréquentation des textes détrompera vite, personne n’aurait l’idée de lire ” de ” la philosophie pour connaître objectivement des ” réalités ” philosophiques (celles qui ” comptent “, par opposition à d’autres qui sont plus ou moins importantes) : on lit Platon ou Aristote, Hegel ou Sartre – quitte, dans le moment métaphysique de la pensée, à faire comme s’ils parlaient d’une réalité existant en dehors d’eux c’est-à-dire comme si les Idées n’étaient pas de nature platonicienne, la forme aristotélicienne, la dialectique hégélienne et la contingence sartrienne ! En science, évidemment, cela n’aurait aucun sens (sauf quand il s’agit de génies, ainsi que je l’ai rappelé à plusieurs reprises : la gravitation est de ” nature ” newtonienne, comme la courbure de l’espace-temps est de ” nature ” einsteinienne – ce qui limite considérablement la portée de l’adage heideggerien bien connu en même temps que cela le confirme). Donc, si le propre de la philosophie est de ne traiter que des natures et même de se constituer en distinction de la métaphysique par cette exclusivité, vous reconnaîtrez que tout le monde a toujours su qu’en philosophie il n’y avait jamais qu’une seule ” cause ” : le nom propre. C’est le mécanisme de cette causation (causer quelque chose comme philosophique et pas simplement comme réel) que je voudrais étudier de plusieurs manières, aujourd’hui et dans les séances qui vont suivre.

Les natures : une légitimité pour le moins paradoxale.

Première remarque de bon sens : si la philosophie est sa distinction d’avec la métaphysique, la question de savoir si les choses dont on parle en philosophie sont ” réellement ” telles qu’on dit qu’elles sont ne compte pas. Car bien sûr la question se pose – ce qui revient à dire que la philosophie ne diffère aucunement de la métaphysique. Mais d’autre part cela ne compte pas – ce qui revient à la définir comme sa distinction d’avec cette métaphysique. Et la philosophie advient à elle-même quand la question qu’elle ne peut pas ne pas poser importe autant qu’on voudra (elle fournir la ” matière ” du texte qu’on écrit) mais ne compte pas (on écrit, précisément : on ne communique pas).

Et de fait personne n’aurait l’idée de se demander si l’âme est réellement la forme du corps ou si l’élan vital est le principe de la durée, alors qu’on a toujours raison de lire Aristote ou Bergson. Mais alors que reste-t-il ? Car enfin, on ne peut pas, sous prétexte de distinction d’avec la métaphysique, dire n’importe quoi ! Les concepts que les philosophes fabriquent à longueur de journées, quelle est donc leur légitimité ?

La question est trop vaste pour qu’on y réponde en une seule fois. Mais ce qui est sûr, c’est que le nom propre constitue l’élément déterminant de cette réponse et que, ici encore, personne ne l’a jamais ignoré. En effet, pourquoi Kant a-t-il eu raison de reprendre la notion médiévale du transcendantal et d’en faire la condition de possibilité des objets en tant que tels ? Pour rendre compte de l’efficacité de la science newtonienne ? Moi, je veux bien, mais admettez que la réponse est pour le moins triviale : en disant cela, on fait semblant de croire que les problèmes se posent objectivement, et que les penseurs seraient non plus des sortes de savants mais des sortes d’ingénieurs, dont le travail est défini par un cahier des charges. De même que le développement de la société industrielle du vingtième siècle a nécessité le traitement d’informations en quantité toujours plus grandes, et par là a imposé la carrière d’informaticien à nombre de gens, de même des réalités d’ordre intellectuel imposeraient à des ” philosophes ” d’en rendre compte, en se plaçant forcément au même niveau de pensée que ces réalités : il y aurait des besoins intellectuels comme il y a des besoins techniques. Auquel cas on pourrait parler d’intelligence et de savoir (tous deux admirables, assurément) comme dans le cas des innovations liées au développement de nos sociétés, mais en tout cas pas de génie – c’est-à-dire de ” natures “. Pour garder cet exemple paradigmatique, on avait besoin d’une ” théorie de la connaissance ” correspondant aux avances de la science newtonienne, et c’est tout. Mais une théorie de la connaissance, n’importe qui de suffisamment intelligent et savant peut la produire : nul besoin de s’appeler Emmanuel Kant ! Qu’on m’entende bien : ma réponse, en pointant l’anonymat de ce besoin, consiste à dire que la philosophie de Kant n’est que par ailleurs une théorie de la connaissance. En plus nous savons aujourd’hui qu’elle est fausse. Mais cela ne compte pas, justement : si Kant était un théoricien de la connaissance, nul ne perdrait son temps à le lire, et il faudrait bien plutôt lire les spécialistes de logique et de sciences cognitives. Non, le transcendantal n’est pas la réponse à un problème, c’est une ” nature ” : c’est quelque chose de ” kantien “. Causé comme vrai (et non pas comme réel, même si Kant croyait le contraire) par le nom propre.

La vérité par le nom.

Vous voyez ainsi qu’il faut opposer une causalité métaphysique, dans laquelle une réalité supposée éternellement préalable viendrait causer comme vraies des propositions qu’on ferait à son propos, à une causalité spécifiquement philosophique dans laquelle c’est le nom du philosophe qui cause comme vraies les propositions de son discours en instituant comme ” natures ” l’objet de ce discours. On peut dire que nous avons là la meilleure illustration de ce que j’ai appelé dès le début la ” distinction “…

Que la distinction soit le facteur de la vérité, je vous l’ai déjà indiqué à plusieurs reprises (souvenez-vous de l’exemple du ” bourgeois distingué “, seul ” vrai ” bourgeois). Je crois me souvenir qu’à cette occasion nous avions rapporté la distinction à l’origine (un bourgeois distingué, c’est un bourgeois d’origine bourgeoise). Ici, c’est du nom qu’il s’agit. La corrélation avec l’origine s’impose donc, et c’est ce que je vais essayer d’examiner maintenant.

Le nom contre la réalité comme instance de validation

Je crois qu’on peut montrer en quoi consiste la distinction philosophique en partant de son autre dont elle ne diffère pas, la métaphysique. Celle-ci est en œuvre dans tout discours où la réalité éternellement préalable (paradigmatiquement : la nature, avec ses lois qu’on découvre progressivement) est l’instance de décision (en science, les mesures tranchent entre des théories concurrentes). Vous voyez bien que dans ce cas le sujet du discours ne compte pas : que ce soit tel ou tel savant qui ait formulé telle ou telle loi, cela ne compte, puisque la nature est seule à compter. Cela n’a même qu’une importance très marginale (la découvertes a pu être favorisée par tel ou tel trait de personnalité ou par tel contexte culturel et social) puisque la nature est ainsi faite depuis toujours et que personne n’y est pour rien. Voilà d’ailleurs une des difficultés que pose la notion de génie en sciences. Car si elle est absolument imposée par l’existence des ” natures ” qui en est le critère décisif (la géométrie de l’espace est einsteinienne, etc.), elle rencontre l’obstacle de la validité principielle de la réflexion : ce qu’un savant a été le premier à découvrir, un autre l’aurait découvert tôt ou tard. De sorte qu’il faut que nous décidions d’avance de notre type de lecture : ou bien il s’agit de savoir et alors tout discours est anonyme (c’est toujours la nature qui parle à travers les formulations des savants : il peut être question de talent en science mais pas de génie), ou bien il s’agit de vérité et alors le discours s’autorise d’un nom (Newton, Einstein…) qui cause comme vrai ce qu’il constitue et en fait une ” nature “. Dans cette dernière éventualité, on a implicitement décidé qu’une réfutation ultérieure ne serait pas prise en compte. Cela correspond à ce que je vous ai dit l’autre jour des œuvres scientifiques des philosophes, par exemple celle d’Aristote que personne ne songerait à enseigner aux futurs savants, mais que nous continuons à étudier, précisément parce que son rapport à la réalité ne compte pas.

Vous comprenez ainsi qu’être fondée dans la réalité des choses interdit paradoxalement à la parole d’être vraie !

A propos de la promesse j’avais opposé la parole au discours. Le discours est important, mais il ne compte pas : c’est la parole qui compte. Je qualifie de trivial le point de vue qui le dénie (trivial : on s’en tient à la réalité en affirmant que la vérité n’est qu’un mot – ce qui est assurément vrai, toute la question traitée ici étant de découvrir lequel). Ainsi on peut faire une histoire des idées qu’on peut considérer en elles-mêmes (histoire des problématiques) ou en relation avec les autres domaines de la culture (par exemple associer Descartes à la science, à l’économie, aux différents savoirs et aux arts de son temps). Dans l’un et l’autre cas, il faudra nier que ce sont des œuvres. Hegel et Foucault relèveraient de ce point de vue si, précisément, ils n’étaient pas Hegel et Foucault, c’est-à-dire si l’histoire de la philosophie dans le premier cas et les ” configurations de savoir ” dans le second n’étaient pas des ” natures “, causées comme telles – c’est-à-dire comme vraies – par leurs noms propres ! Si donc c’est le nom qui compte et non pas ce qui est dit (la parole donnée et non pas le discours proféré), alors la réfutation qui sera faite de ce qui est avancé dans les œuvres voit sa médiocrité d’autant plus accentuée qu’elle est plus légitime, d’un point de vue ” scientifique “. Combien de petits professeurs n’ont-ils pas réfuté, et à chaque fois de manière pertinente, les plus grands penseurs ! En quoi on voit seulement que les uns sont des petits qui savent et les autres des grands qui pensent, précisément parce qu’ils ramènent l’œuvre du penseur à cela seul qu’ils peuvent entendre, un discours dont le modèle reste l’exactitude scientifique. Or c’est de l’inouï d’une parole donnée qu’il s’agit à chaque fois. Kant a tort, avec sa théorie de la connaissance ? l’espace et le temps ne sont pas des réalités ” subjectives ” ? La belle affaire ! Ce qui compte, ce n’est ni l’espace ni le temps mais c’est qu’il ait eu raison d’écrire la Critique de la Raison pure (avoir raison, en l’occurrence se formule ainsi : lui seul devait, lui seul pouvait).

Qu’en philosophie la réfutation ne compte pas (ni par conséquent la réalité quand il s’agit de vérité), c’est ce qu’on peut donc traduire en disant que la philosophie naît de ce que le nom soit la cause de la vérité non pas seulement dans l’existence de l’œuvre (en ce sens les philosophes seraient des artistes) mais dans ce qui est visé dans leurs œuvres, ces ” natures ” qui ne sont rien d’autre que leur propre vérité c’est-à-dire que leur institution par le nom propre.

Car tout nom est une promesse : la distinction actuelle d’une parole donnée (vérité) relativement à un discours proféré (réalité). Tout lecteur sait que le nom est une promesse : si je vois en librairie un nouvel inédit de Sartre, je l’achète forcément, quel que soit le sujet traité et même quel que soit l’intérêt objectif du texte (parmi tous les textes qu’on a retrouvés de Sartre, il y en a qui ne sont pas excellents – ça ne fait rien : ils sont de Sartre !). Si donc le nom de l’auteur est une promesse, alors j’aurais bien tort de traiter l’œuvre comme si elle ne procédait pas de cette promesse, c’est-à-dire comme si en elle ce n’était pas la parole qui comptait. La traiter comme un discours, c’est la dénier comme objet de la promesse et par conséquent c’est commettre une impiété. Voilà exactement dans quel cadre il faut comprendre que la philosophie soit identique à sa distinction d’avec la métaphysique : les ” natures “, il faut les définir à partir de la promesse. Elles ne peuvent pas être réfutées, c’est parce qu’elles procèdent vraiment d’une parole et réellement d’un discours (elles procèdent d’un discours, oui, mais cela ne compte pas).

Si l’on voulait réfléchir cette nécessité, c’est-à-dire nier la distinction de la vérité en ramenant tout à la question de ce qui importe plus ou moins, il faudrait donc dire que la parole est d’autant moins vraie qu’elle est plus autorisée de la réalité, et d’autant plus qu’elle l’est du nom. Le savant en tant que tel est identique à son propre anonymat : à la limite, il n’est que le haut parleur de la nature, alors qu’évidemment l’artiste n’est que la puissance de son propre nom, puisque c’est la signature, comme nous le savons depuis longtemps, qui véri-fie (on avait déjà parlé du problème de l’authentification des œuvres). Mais bien entendu il ne s’agit pas une degrés ni de proportion : entre savoir et pensée, la distinction est absolue, car c’est ou bien le nom qui compte (pensée), ou bien la nature (savoir). Dans le premier cas on parle de vérité pour laquelle aucune réfutation ne comptera jamais, dans le second, au mieux, d’exactitude qui est de toute façon déjà réfutée dans son principe (car on ne peut produire un savoir sur une réalité préalable qu’à espérer que nos descendant trouveront d’autres choses qui, dans la meilleure des hypothèses, relativiseront ce qu’on avait imaginé être absolu).

En philosophie où la question est toujours en même temps celle du représenté (on ne peut pas dire que la philosophie soit un art parce qu’il lui appartient constitutivement de représenter alors que l’art c’est l’inverse), la notion des ” natures “, qui en constitue selon moi toute la spécificité conceptuelle, est celle d’une institution par le nom, celui dont s’autoriser un discours qui, comme tout discours, est constituant. J’emploie cette dernière expression pour pointer la spécificité de la philosophie et rappeler sa détermination conceptuelle : en philosophie il en va d’abord comme en art où c’est le nom qui cause l’œuvre comme vraie (par exemple un texte de Sartre doit être lu pour la seule raison qu’il est de Sartre), de sorte qu’on doit bien parler de l’œuvre d’un philosophe (qui ne le sait ?) alors que parler de l’œuvre d’un savant n’a aucun sens (à moins qu’il n’ait produit, comme dans les exemples cités plus haut, des ” natures “) ; mais d’autre part il ne faut pas oublier que le moment représentatif est essentiel : tout discours philosophique parle de quelque chose et se présente comme transparent relativement à la vérité de cette chose. Donc on a bien une vérité de la chose, une vérité exhaustivement constituée dans l’autorisation qu’un discours tient du nom (par exemple la vérité de la monade, ce n’est qu’il existe des monades mais c’est d’être leibnizienne). C’est ce que signifie la notion de ” nature “.

2) l’antériorité à soi de la vérité donc le nom comme origine

La vérité, comme notion, présente cette particularité bien intéressante d’être son propre redoublement ou, si vous préférez, d’être de sa propre antériorité. Je l’ai dit souvent : il n’y a de vérité qu’en vérité, et jamais en réalité (en réalité, il y a du savoir, de la représentation, mais pas de vérité). Il est donc impossible non seulement de considérer la vérité comme une notion juridique opposée à d’autres qui seraient simplement factuelles, mais encore il faut – à l’instar de la notion du droit lui-même, puisqu’il n’y a jamais de droit qu’à ce que ce soit d’abord à bon droit – la considérer comme un infini de régression non pas factuelle mais véritative. Bref, la vérité n’est pas une ” qualité “.

Alors comment cette nécessité inhérente à la notion même de vérité peut-elle se trouver effectuée par le nom, qui la cause comme telle ?

Il suffit de considérer le nom pour avoir la réponse : un nom est fait de sa propre transmission, c’est-à-dire de sa propre antériorité ! Jamais il n’existe positivement, substantiellement.

Je ne parle pas de la filiation réelle, purement contingente et comme telle sans vérité (mais rien n’empêche un père réel d’être aussi un ” vrai ” père, si vous vous souvenez de la distinction que j’ai faite à propos de la tradition et de sa structure métaphorique : bien que les notions soient différentes – chacune métaphorisant l’autre selon les contextes – la filiation peut être la réalité de la tradition). Je parle de la nécessité pour le nom de relever lui-même depuis toujours d’une certaine légitimité en tant que signifiant, alors même qu’un nom propre, comme tout le monde sait, ne ” veut ” jamais rien dire (j’ai déjà donnés les exemples de Petit et de Legrand, qui ne signifient ni la petitesse ni la grandeur). Sur ce point, je vous renvoie à ce que dit Roland Barthes, à propos des noms propres dans la Recherche. Je veux simplement insister sur la nécessité que le nom propre soit valable et pas simplement réel pour apparaître comme tel : non seulement il suit les modèles phonétiques et graphiques de la langue (Barthes parle d’une ” plausibilité francophonique “) mais, au-delà des régionalismes et surtout des appartenances de classes (personne n’aurait l’idée de prendre Guermantes pour un nom de manœuvre ou de jardinier, même si en réalité – mais pas en vérité – cela peut arriver), il procède d’une véritable légitimité historique c’est-à-dire, vous avez compris, traditionnelle. Et surtout les romanciers savent qu’un nom propre est déjà la promesse d’un destin, et que c’est à cette condition qu’il peut apparaître comme propre. Simenon a souvent raconté comment il parcourait le Bottin pendant des journées entières à la recherche du nom qui sonnerait juste pour tel ou tel de ses personnage. La justesse, ici, était à rebours : il s’agissait de trouver la parole – donc une sorte de parole donnée, en quoi consiste tout nom – dont la vie du personnage tiendrait la promesse.

Je peux le dire encore d’une autre manière : tout nom n’en est un qu’à avoir été d’une manière ou d’une autre donné. De sorte que c’est le don, une impossibilité en fait (car en réalité on ne donne jamais rien), qui le cause comme étranger à toute réalité et par là comme susceptible de causer le vrai. Je sais bien que ce don est souvent problématique et notamment chez les névrosés (je crois me souvenir d’un texte de Lacan où il parlait à leur propos de ” sans nom “). Mais ici encore la distinction que j’ai proposée à propos de la tradition s’impose : celui qui donne à un sujet son propre nom (le nom de ce sujet) peut à la limite être mort depuis plusieurs siècles, s’il l’a marqué, et si au lieu de cette marque, le sujet assume un point de fidélité c’est-à-dire de pensée. Pour l’exprimer plus clairement, je dirai qu’on peut ” se faire un nom ” dans la position de sublimation, mais qu’en soi-même on ne sublime pas n’importe où : le peintre et le musicien ne sont tels qu’à avoir été marqués scopiquement ou auditivement. La marque est ainsi le don qui permettra à l’opération de ” se faire un nom ” d’être originellement valable. De sorte que le nom, même dans le cas de celui qui se l’est fait lui-même est toujours antérieur à sa propre donation. Et par définition, une antériorité non factuelle ne peut être que juridique.

Tout nom est valable avant d’être réel, et n’est réel comme nom que d’être ainsi sa propre antériorité. Si le nom était une sorte d’étiquette, il ne pourrait jamais rien produire comme vrai, parce que l’identité factuelle (à un niveau ou à un autre, les choses sont ce qu’elles sont : le fait est simplement lui-même) ne saurait jamais causer l’antériorité véritative à elle-même dont la vérité suffit à se constituer (il n’y a de vérité qu’en vérité).

Je le dis autrement : si le nom était une étiquette, même transmise à travers le temps (autrement dit s’il n’était pas intrinsèquement défini d’être à la fois tradition et promesse – en admettant qu’il y ait une différence), il ne serait pas la marque de l’origine, puisqu’en réalité l’origine n’est rien : ce qui est quelque chose, c’est le commencement qui suppose l’origine, alors même que la définition du commencement est qu’il ne soit précédé par rien. La marque de l’origine, nous savons que cela ” cause ” comme vrai (je me souviens avoir pris un jour l’exemple des pièces d’origine, dans l’automobile : exactement identiques à d’autres qui sont vendues bien moins chères, mais qui ne sont pas des ” vraies “). C’est d’être la marque de l’origine que le nom produit comme vrai, et il ne peut le faire qu’à donner à ce qu’il marque l’antériorité non factuelle dont il est lui-même constitué.

 

J’arrête ici pour aujourd’hui. J’ai dû répéter certaines choses que j’avais dites au début de l’année pour que nous les ayons bien présentes à l’esprit en abordant cette question très importante du nom propre. La prochaine fois, nous poursuivrons notre enquête sur cette cause spécifique de la philosophie.

 

Je vous remercie de votre attention.