Qu’est-ce que la philosophie ?

La pensée et le nom, suite

 

C’est le nom propre qui cause le philosophique comme tel. Cette proposition est le cœur de mon enseignement de cette année, et nous allons prendre le temps de l’expliciter et d’explorer ses implications.

La première de celles qu’il faut examiner à partir d’aujourd’hui, c’est la corrélation de la littérature et de la vérité, non pas au sens où il y aurait une vérité de la littérature – ce qui va de soi, puisqu’il n’y a de littérature que comme œuvre littéraire et qu’une œuvre est par définition autorisée d’un génie – mais au sens où la philosophie, n’étant rien d’autre que sa distinction d’avec la métaphysique, est par là même instituée d’être une discipline littéraire. En philosophie, la réfutation importe mais elle ne compte pas, et c’est cette distinction en quoi réside toute sa réalité qu’il faut penser comme faite du nom du penseur. C’est pourquoi la causalité du nom se situe exactement à la ” littérarité ” constitutive de la philosophie, et non pas dans son caractère métaphysique (si les métaphysiciens restent, par exemple Spinoza ou Leibniz, alors que les savants disparaissent, c’est parce que la réfutation du discours sur les ” natures ” ne compte pas).

Le nom comme tache aveugle de la mention de l’être

Vous vous souvenez de l’examen que j’ai fait devant vous du passage central de la Nausée. Nous avons assisté à une accumulation invraisemblable de métaphores pour nous faire reconnaître ce qu’il en était vraiment de l’existence, à l’encontre de ce que tout le monde sait. Quand nous ne lisons pas Sartre, nous savons bien ce que c’est que l’existence. Mon stylo posé sur la table en ce moment, je vois bien qu’il existe, qu’il n’est pas simplement une idée ou une image de stylo. Le chien lui-même, pour faire allusion à une ironie hégélienne, sait bien que sa nourriture existe, puisqu’il la mange au lieu de simplement y penser. Rien même n’est plus originel comme savoir sinon, pour la réflexion, celui de la vérité. De même qu’on ne peut pas donner spontanément la définition exacte de l’existence, on ne le peut pas de la vérité mais tout le monde comprend ce que je dis aussi bien pour la première notion que pour la second en parlant de mon stylo qui existe, puisque la formule ” il est vrai que ” est en facteur silencieux de n’importe quel énoncé comme sa possibilité toujours imminente d’être réfléchi. Impossible par conséquent que l’être parlant, c’est-à-dire le sujet toujours sur le point de poser comme telle sa constatation, ne sache ce qu’il en est de l’existence et de la vérité. Rien de plus banal que tout cela.

Mais le texte que je vous ai rapporté l’autre jour ne s’en tient pas à ce savoir commun sur lequel, pourtant, il table pour que nous puissions le comprendre. Il présentait cette particularité non pas simplement de nous donner une métaphore pour que nous puissions nous faire une idée plus précise de ce qui était en cause, mais d’accumuler les métaphores, de les produire quasiment de manière indéfinie, d’épuiser en somme la métaphoricité elle-même, comme si toutes les métaphores n’étaient à chaque fois que leur propre insuffisance devant la vraie métaphore, celle dont le manque organisait tout le texte.

Je vous ai indiqué à ce moment là le sens de cet épuisement : : Sartre n’arrivait pas à dire ce qui s’imposait pourtant, ce que nous savons après avoir lu ses textes, à savoir que l’existence était… sartrienne !

Le manque du nom est par conséquent la cause de l’accumulation des métaphores, c’est-à-dire du caractère insuffisant de chacune d’elle alors même que c’est bien de métaphores qu’il s’agissait et non pas de concepts. C’est littérairement que Sartre veut nous dire ce qu’il en est vraiment de l’existence, de cette existence qui a tellement marqué Roquentin, par exemple dans l’épisode de la racine de marronnier. Le nom était ce qui causait les métaphores non pas comme étant réellement insuffisantes (à chaque fois une nouvelle comparaison pouvait permettre de mieux cerner ce qui était en cause) mais comme étant vraiment insuffisantes.

Je le dis autrement : ce n’était pas une question d’exactitude mais de justesse. D’ailleurs prenons conscience de ce que nous savons, désormais : est-ce que ” sartrienne ” n’est pas l’indication parfaitement juste de ce qu’est l’existence, telle que la lecture des œuvres de Sartre permet de la concevoir ? Vous êtes forcément d’accord avec ce jugement. Et d’un autre côté, vous reconnaissez que la justesse est parfaitement exclusive de toute référence à l’exactitude et au savoir, autrement dit de toute référence à la métaphore comme comparaison ou analogie, puisque le signifiant ” Sartre “, même adjectivé, ne veut rien dire (c’est un nom propre).

Sartre écrivait donc ce texte depuis une impossibilité radicale à laquelle il était lui-même parfaitement aveugle : celle de dire ce qu’il en était vraiment de l’existence.

Il s’épuisait à accumuler les métaphores, apercevant à chaque nouvelle tentative qu’elle était aussi inutile que les précédentes, sans parvenir à prendre conscience du manque dont il essayait d’assurer le comblement avec autant de succès qu’un mathématicien en aurait eu d’atteindre l’unité en ajoutant des chiffres à la droite de 0,99 (je lui emprunte cette métaphore).

Que le nom de celui qui parle soit la tache aveugle de sa mention de l’existence, voilà j’espère ce dont vous êtes désormais convaincus.

Oui, mais c’était Sartre, direz-vous : quelqu’un qui compte. Bien sûr. Est-ce à dire qu’un individu quelconque aurait été capable de nommer l’existence, alors que le penseur ne l’était pas ?

Eh bien non, il ne l’aurait pas été. Certes il aurait pu, comme je viens moi-même de le faire, donner des exemples d’existants (ce stylo, cette table…) mais il n’aurait pas pu nous dire en quoi cela consistaitd’exister. Sauf, académiquement, à nous faire un cours sur Sartre, à la manière de ces gens qui promettent une conférence sur ” temps et littérature ” et qui vous infligent en réalité la énième soutenance de leur thèse sur Proust. Mais faire un cours sur Sartre (comme je le fais partiellement ici), c’est parler de lui : ce n’est absolument pas répondre à la question de savoir en quoi cela consiste d’exister. On peut seulement parler d’une ” nature “, à savoir cette ” existence “, très particulière puisqu’elle est typiquement ” sartrienne “, à quoi se réfère entre autres le terme d’existentialisme. Donc je peux faire un cours sur l’existence chez Sartre ou chez n’importe quel auteur du canon philosophique, mais je ne peux pas vous dire à partir de ce qu’il en est vraiment de l’existence. Absolument impossible. Et impossible pour Sartre lui-même, auteur non pas seulement de l’Être et le Néant (philosophie) mais de la Nausée (littérature). C’est cette impossibilité qui gouverne le texte que nous avons examiné ensemble.

Impossible a fortiori pour nous, qui ferions au mieux le catalogue des réponses que les penseurs ont donné à la question de l’existence – ce qui n’a rien à voir avec le fait de répondre à cette question (ni donc avec la philosophie). Si le penseur cerne le manque de son propre nom dans tout ce qu’il peut dire sur l’existence, le sujet quelconque (celui que nous sommes forcément dès que nous adoptons l’attitude réflexive) est dans l’impossibilité absolue de constituer ce discours du bord, dont vous commencez à comprendre qu’il est la philosophie.

En effet : il n’y a rien d’autre en philosophie que le dit d’un nom propre qui n’est rien d’autre que sa propre impossibilité d’être dit.

Le texte que j’ai cité l’autre jour en est le meilleur exemple. Mais prenez n’importe quel auteur : à chaque fois, la totalité de son discours consiste à cerner quelque chose que lui ne peut pas dire mais que nous, nous disons parfaitement et qui n’est autre que le nom propre. Si je dis ” platonicien “, ceux d’entre vous qui ont lu Platon me comprennent parfaitement. Mais Platon lui-même ne pouvait pas dire son propre nom, et son œuvre n’est rien d’autre que l’impossibilité qui était la sienne d’une telle énonciation. Tout ce qu’il dit s’accomplit en nous, ses lecteurs, qui seuls pouvons entendre ce qui se dit dans toutes ses théories : ” Platon “.

Qu’il en ait été capable, et il n’y aurait rien eu à dire ! Voilà en effet le paradoxe du nom et de la pensée : l’anonyme (c’est-à-dire le sujet de la réflexion) n’a rien à dire, et le penseur ne peut pas dire ce qu’il a seulement à dire, à savoir son propre nom. Ne pas pouvoir dire son nom, quand cette impossibilité est entendue positivement, c’est penser.

Le sujet anonyme, celui pour qui l’impossibilité de dire son nom est elle-même impossible (il peut donc le dire comme si de rien n’était – puisque n’importe qui a un nom) sera par conséquent condamné à faire semblant dès qu’il s’agira de l’existence.

Faire semblant, comme on dit familièrement ” faire l’idiot “, voilà ce que c’est que la destinée, qui est un semblant de destin, puisqu’elle s’ancre dans le savoir quand celui-ci ne se reconnaît que de l’existence. Il est impossible pour le sujet sans nom de répondre à la question de l’existence et c’est tout simplement cela, n’avoir pas de destin (Napoléon, par exemple, répond ” Volonté ” à la question de l’existence – si je reprends une identification que son ancienneté ne suffit pas à libérer du cliché).

Prenez conscience de cette découverte, parce qu’elle conditionne tout ce qui va suivre. Car bien sûr, la philosophie est la réponse à la question de l’existence, et c’est notamment en ce sens qu’elle est causée par le nom. Le texte de Sartre le montrait parfaitement, mais n’importe quelle œuvre de n’importe quel philosophe le montre pareillement, dès lors qu’il est la production des ” natures ” dont j’ai parlé depuis le début : le nom cause le discours par son manque, c’est-à-dire en tant que tache aveugle. C’est ce point d’aveuglement qui commandait la litanie des métaphores que je vous ai recopiées : à chaque fois elle l’indiquait et en même temps le manquaient ; c’est lui qui commande la totalité des arguments plus ou moins importants d’un auteur, puisqu’il est seul à compter dans tout ce qu’il dit.

La causalité du nom : le réel d’une impossible résolution

Alors ce nom qui cause le discours par son manque, à la manière du Dieu d’Aristote qui cause toute réalité en la faisant manquer d’elle-même, vous devez bien convenir qu’il vaut pour la réponse à la question de savoir en quoi l’être consiste. Cette réponse, à propos de ce passage de la Nausée, est-ce que je ne vous l’ai pas donnée l’autre jour quand, sous vos yeux, j’ai mis un terme à la série apparemment indéfinie des métaphores ? Il suffisait en effet d’en citer deux ou trois et de dire ” bref, sartrien “. Là tout le monde a compris parce que la résolution de la série s’impose avec une justesse absolue !

Cette justesse que tout le monde peut constater, j’en traduis donc la notion en disant que le nom vaut pour la réponse à la question de savoir en quoi l’être consiste. Par là je définis matériellement la philosophie. Appliquez vous-même à n’importe quel moment de son histoire et vous verrez : toute série discursive peut être résolue par un ” bref “… suivi du nom propre adjectivé

Mais ce même examen nous a appris que cette vérité est absolument exclusive du statut de première personne. Essayez pour vous-même comme j’essaie pour moi : si vous vous appelez Durand, vous ne pouvez pas plus dire que l’existence que vous essaieriez de spécifier devant vos élèves est ” durandienne ” que moi je ne peux la dire ” lallozienne (!) ” devant vous. Il ne s’agirait même pas d’être absurde, tellement ce serait grotesque. Eh bien pour Sartre, c’était pareil. Et c’est ce que je traduis en parlant du manque du nom qui finalise constitutivement toute philosophie, qui la cause finalement : c’est de cette impossibilité de dire qu’il s’agit, et de rien d’autre, dans tout ce que nous disons !

D’où cette vérité que j’ai développée dans Éthique et Vérité (du point de vue de la vérité, précisément) : la philosophie est le discours de la première personne en tant que telle. Maintenant, nous apprenons que la première personne (ce qu’on est rarement : en général, chacun est n’importe qui, puisque nous faisons ce que n’importe qui ferait s’il était dans la même situation) se définit par l’impossibilité de dire son nom, et que cette impossibilité est la pensée.

La pensée, c’est simplement le mouvement de cette causation par l’impossibilité du nom. Elle est finalisée, polarisée, par ce nom littéralement impossible à dire (qu’on le dise, et l’on tombe immédiatement dans le grotesque – alors même qu’on n’a jamais rien dit d’autre depuis qu’on pense).

Mais n’oublions jamais que la philosophie, contrairement à l’art pour lequel ce que je viens de dire vaut également, est une discipline constitutivement représentative : elle est le discours et pas simplement l’acte de la première personne et on n’est philosophe qu’à fabriquer des concepts, qui comme tels sont bien concepts de quelque chose et non pas de rien. Ils sont concepts des ” natures “, c’est-à-dire de choses dont la conceptualité est toujours insuffisante, puisque la vérité des Idées, par exemple, est qu’elles soient platoniciennes alors que leur réalité est de conditionner l’intelligibilité des réalités phénoménales. Donc on n’est philosophe qu’à ne jamais pouvoir dire que ce qui importe (par exemple chez Platon les Idées importent la référence du vrai dans les discours humains : c’est leur réalité) et non pas ce qui compte (les idées n’ont d’autre vérité que d’être platoniciennes).

Dès lors qu’on met l’accent sur le côté représentatif de la philosophie, autrement dit sur la nécessité réflexive (et donc non vraie, puisqu’en philosophie la réfutation ne compte pas) que la vérité soit présentée dans un savoir, on dira qu’en elle le nom vaut pour l’existence : il est l’extériorité radicale du savoir, c’est ainsi qu’il le cause comme vrai c’est-à-dire comme philosophique et non pas comme métaphysique. Car la distinction dont je vous parle depuis le début de l’année, c’est bien sûr l’extériorité à tout qui la cause, dès lors que tout est plus ou moins important.

La distinction de la philosophie relativement à l’art tient donc à cette métaphore de l’existence – dès lors ” naturelle “, au sens des ” natures ” – par le nom. La causalité du nom manquant est celle de la pensée en général, donc paradigmatiquement de l’art, et elle se spécifie dans la notion des ” natures ” où ce dit métaphorique du nom, de l’existence, et de la vérité – puisque, encore une fois, la spécificité du philosophie est sa dimension réflexive, c’est-à-dire l’impossibilité que la notion de vérité ne soit pas toujours déjà engagée derrière celle de la simple existence.

Donc la philosophie, en première personne, c’est qu’on n’arrête pas de parler parce qu’on n’a jamais vraiment répondu à la question de savoir en quoi l’existence consiste : il est impossible de dire soi-même son propre nom autrement que comme étant le nom de n’importe qui (n’importe qui a le nom qu’un autre enfant aurait eu à sa place dans sa famille). Au contraire, en troisièmepersonne, c’est-à-dire pour les œuvres dont nous sommes les héritiers et de notre point de vue de lecteurs, le nom suffit. Et de fait si je dis ” Platon “, ou ” Descartes “, j’ai tout dit : chacun de ces signifiants est une bibliothèque. Et c’est seulement pour expliciter que je parlerai par exemple de la doctrine des Idées ou des preuves de l’existence de Dieu : faire un exposé là-dessus, c’est développer ce qu’est désormais la signification de ” Platon ” ou ” Descartes “.

Le nom est là où l’existence compte : dans l’œuvre et non dans le sujet

Ce qui revient plus simplement à dire qu’en ce qui concerne les autres, l’identité du nom (par exemple ” Descartes “) et du sujet (René Descartes) se fait dans l’existence, non pas en elle-même mais bien là où elle compte c’est-à-dire dans l’œuvre.

Vous serez étonné de cette restriction. Est-ce que l’existence des personnes ne compte pas ? Loin de moi l’idée de le nier. Cependant je n’ai pas parlé de personne mais de sujet, et ce sujet, précisément, son existence ne compte pas : des milliards de gens ont existé et existeront mais seul Descartes a écrit le Discours de la méthode et les Méditations (ce qu’on ne peut pas dire à propos des personne : chacune compte, qu’elle ait ou non produit une philosophie). Et cet ensemble de livres, c’est son œuvre. Or qu’est-ce qui compte, dans une œuvre, si on fait attention de ne pas confondre ce qui compte et ce qui importe (on ne demande pas non plus en quoi le cartésianisme a été important) ? Une seule chose : qu’elle existe ! Les œuvres, quand nous les avons reconnues comme telles (ce qui n’est pas toujours évident), nous leur savons gré d’exister, nous voudrions les remercier comme si c’était une grâce qu’elles nous faisaient, exactement comme nous voudrions remercier ceux que nous aimons de simplement exister, indépendamment des qualités qu’ils peuvent avoir par ailleurs et qui ne comptent donc pas.

Donc l’identité impossible du nom et du sujet (le nom peut représenter le sujet, mais il ne peut pas être ce sujet : le mot ” Descartes ” est un mot et non pas un homme) a un lieu propre, qui est l’œuvre et c’est cette résolution d’une impossibilité originelle que j’appelle pensée. Comme le Dieu d’Aristote (en réalité vous avez compris que c’est l’inverse : en ce Dieu c’est seulement d’Aristote comme penseur qu’il s’agit représentativement….), on doit parler d’une causalité de l’œuvre sur le sujet : non pas que le sujet aurait comme but de faire une œuvre (contradiction dans les termes, puisqu’une œuvre s’identifie à sa propre imprévisibilité, c’est-à-dire à l’impossibilité d’avoir jamais été voulue), mais en ce sens que le sujet, qui comme tel est forcément n’importe qui, n’advient à lui-même que là où se réalise l’identité dont il est le manque du nom et de l’existence, l’identité qui compte, à savoir précisément son œuvre. Et quand on transpose cette nécessité dans l’ordre de la réflexion, on obtient les ” natures “. Les Idées, c’est l’œuvre de Platon non plus comme chose (un ensemble de livres) mais comme identité du nom et de l’existence représentée.

L’essence de la philosophie réside dans la production des natures, comme tout le monde l’a toujours su, même si ” par ailleurs ” il est impossible de ne pas s’imaginer qu’elle théorise la réalité c’est-à-dire qu’elle se confond avec la métaphysique (et en effet : la distinction n’est pas une différence). Ces natures, c’est l’identité impossible de l’existence et du nom, en tant que représentée.

La justesse du nom

Voilà. Nous avons bien progressé aujourd’hui. Je termine par une dernière indication sur laquelle je reviendrai très probablement : le nom qui compte, c’est-à-dire qui est produit comme tel par une œuvre ou représenté comme tel par une nature – et cette production ou cette représentation, c’est la pensée ! – il se caractérise par un trait bien particulier, dès lors qu’on le rapporte à ce que, désormais, il signifie (car les noms des gens normaux ne signifient jamais rien : Legrand ou Petit ne renvoient, comme noms propres, à aucune idée de grandeur ou de petitesse) parce que j’appellerai sa justesse !

Là encore, je dis ce que tout le monde sait. Quand il s’agit du savoir, le nom du savant (ou du métaphysicien si par ailleurs les métaphysiciens n’étaient pas des philosophes), le nom renvoie seulement aux attributions habituelles (par exemple l’auteur de la première démonstration de tel théorème, de la première synthèse de telle molécule, etc.), et l’idée qu’il soit ” juste ” n’a aucun sens. En philosophie et en art, bref quand il s’agit de pensée, tout le monde sait bien qu’elle s’impose : le cogito, par exemple, est cartésien. Et on confondrait platement la philosophie avec la métaphysique en disant que c’est une nécessité universelle dont un certain René Descartes a clairement posé la formulation. Non : le cogito est une ” nature “, au sens que je donne à ce mot, et non pas une réalité donnée de toute éternité qu’un théoricien quelconque aurait fini par découvrir un jour ou l’autre. Alors si le nom vaut par sa justesse, et si cette justesse est constitutive de la philosophie qui est toujours production de ” natures “, cela signifie que le nom relève lui-même de ce qui se définit par la justesse, en l’occurrence la métaphore.

Ainsi tout nom est-il juste d’être la métaphore de l’existence impossible à dire, et sa justesse ne tient pas à une mystérieuse aperception de l’existence jusque là impensée, mais elle tient à la production des natures c’est-à-dire, tout simplement, au fait qu’en philosophie la réfutation ne compte pas.

Telle est la dernière idée que je livre aujourd’hui à votre méditation : si le nom des philosophes est ” juste “, au sens où seule une métaphore (une sorte d’aberration, souvenez-vous) peut l’être, c’est parce que la réalité ne compte pas et qu’on ne réfute pas un penseur.

 

Je vous remercie de votre attention.