Qu’est-ce que la philosophie ?

La pensée et le nom, suite

 

Nous avons bien progressé la dernière fois dans notre entreprise de définir la philosophie, en rappelant qu’elle était sa propre distinction (je l’avais dit d’emblée : le travail philosophique est l’oxymore d’une pensée réflexive) et que cette distinction est la distinction du nom propre. C’est le même en effet de savoir le nom de quelqu’un (j’oppose quelqu’un à sujet comme le nom propre s’oppose au nom impropre) et de savoir ce qu’il en est vraiment de sa philosophie. Et l’objet de la philosophie, chacun a toujours su que c’était la vérité comme telle, dont mon petit ajout a été de montrer qu’elle était toujours véritativement antérieure à elle-même, autrement dit qu’elle n’était rien d’autre que la distinction (le bourgeois distingué, c’est le seul vrai bourgeois). La vérité est dès lors la distinction : ce qui distingue, à savoir la marque, a comme effet de produire le vrai, lequel ne diffère en rien du réel dont il est pourtant distingué puisque la marque n’est pas un autre élément de ce réel. Vous savez que j’insiste depuis toujours sur le caractère local de l’opération de distinction, en disant que la marque est en même temps le lieu de la vérité (on n’a vraiment raison que là où l’on est marqué) mais qu’il n’y a pas de réflexion, pas de pluralité que les marques constitueraient, puisqu’elles coexistent en s’ignorant (à chaque fois il y a la marque unique : la vérité est partielle, mais c’est la vérité) ; j’aurai certainement l’occasion d’y revenir, mais pas tout de suite parce que cela n’importe pas à la notion même de la distinction et par conséquent à la définition de la philosophie que j’ai été en mesure de vous donner la dernière fois, quand je l’ai désignée comme le savoir distingué en tant que tel – dont j’ai rappelé qu’il était par là même l’a priori, l’ouverture, du continent distingué (en quoi personne ne manque de reconnaître l’Europe).

L’équivalence de la philosophie et du nom, qu’on traduit en disant qu’en eux il s’agit de la même distinction (bref de la vérité), je l’ai indiquée formellement en opposant le nom au signifiant qu’il est par ailleurs ; et j’espère vous avoir montré que l’impossibilité ainsi reconnue était la pensée elle-même. L’étude paradigmatique d’un passage de la Nausée nous a montré que la pensée n’était paradoxalement rien d’autre, elle qui n’est faite que de justesse (forcément : la réalité de la pensée est la métaphore, dont le critère est la justesse où se dit la vérité, par opposition à la simple exactitude où se reconnaîtrait la réalité), que l’impossibilité d’un terme enfin juste. Idéalement, le nom propre, c’est toujours le mot qui manque, celui qui serait indistinctement le premier et le dernier et qui bouclerait ainsi tout le discours dans une justesse absolue et définitive. Le terme enfin juste, nous les lecteurs, nous savons bien que c’est le nom, alors que le penseur est le seul à ne pas pouvoir le savoir. En quoi précisément il pense. Ce qu’on peut encore indiquer en disant que la pensée spécifiquement philosophique consiste dans un aveuglement réflexif : celui de ne pas pouvoir être le lecteur de ce qu’on est en train d’écrire. On n’est en effet philosophe qu’à en rester, en se relisant et en refaisant dans sa tête les théories qu’on propose à la publication, à l’impossibilité d’un dernier mot – celui dont l’énonciation libérerait enfin de l’astreinte quotidienne des trois pages à noircir parce qu’enfin tout serait dit. On ne pense qu’à ne pas savoir que le mot qui dirait tout, forcément, c’est le nom. Évidemment que celui qui écrit le sait aussi ! Mais il ne le sait qu’en réalité (comme lecteur d’autres textes auxquels il peut analogiquement rapporter les siens), pas en vérité : le manque d’un certain signifiant à la fois originel et définitif (le nom propre qui est en même temps la réponse à la question de savoir qui – et non pas ce que – l’on est) l’aspire toujours en avant vers ce lieu où pourrait enfin se dire ce qu’il en est vraiment de la vérité et de l’existence.

La ” réflexion en première personne “, autrement dit la philosophie, est faite de ce paradoxe d’être une réflexion donc une impropriété (réfléchir, c’est prendre comme statut d’être n’importe qui) et d’être en première personne donc d’être une pensée. Comme réflexion la philosophie renvoie au nom impropre, celui de la publication dont j’ai parlé l’autre jour (le statut d’anonymat du discours), mais comme pensée, autrement dit comme acte propre de la première personne elle renvoie au nom propre et qui est bien, comme tel, impossible à dire, puisque la pensée et la réflexion sont exclusives – ou, si l’on préfère, puisqu’il est impossible que le nom qu’on est soi-même susceptible de prononcer soit jamais le vrai nom (ce sera celui de la filiation, pas celui de la tradition). Ainsi peut-on simplement identifier la philosophie à l’impossibilité de dire son propre nom, en tant qu’elle a inévitablement la dimension réflexive de la personne qu’on est pour soi (la première). D’où ma thèse, donc, que la philosophie est identique au nom, parce que le nom est la réponse impossible à la question de la vérité de la vérité et de l’existence, et que philosopher n’est rien d’autre qu’entreprendre la tâche impossible – ou plus exactement la tâche que le lecteur seul pourra terminer en barrant tout d’un ” bref… ” suivi du nom adjectivé – de dire cette vérité que toute reconnaissance suppose forcément, sauf que cette vérité expressément faite de sa propre castration par le lecteur (il est d’ailleurs étonnant qu’aucun freudien n’ait, à ma connaissance, interrogé cette fonction décisive du lecteur comme instance textuelle) ne serait plus qu’une vérité en troisième personne (celle qu’on se représente), autrement dit ne serait plus qu’une dé-vérité, si je puis proposer ce néologisme pour désigner ce qu’il y a finalement à comprendre dans une pensée c’est-à-dire dans une œuvre (la vérité elle-même n’étant bien entendu pas cela, mais uniquement que cette œuvre existe). Car le ” bref, sartrien ” qui conclut en la barrant une suite d’argumentation sur l’être en général, c’est bien en nous qu’il a lieu, nous qui nous représentons Sartre comme un grand penseur mais qui ne sommes par là même pas sartriens (auquel cas nous manifesterions seulement notre désir de soumission à un maître, ce qui serait une trahison à la fois de lui et de nous, puisque le propre d’une pensée marquante comme la sienne est, je l’ai déjà dit, de nous donner enfin à nous-mêmes). Donc c’est dans la compréhension que nous pouvons avoir de son travail que nous opérons cette limitation, ce n’est pas dans la ” pré-compréhension ” que nous avons de l’être en général. Or pour lui, dans l’impossibilité de dire son nom, il ne pouvait pas s’agir d’autre chose. C’est le paradoxe de l’antériorité originelle que signifie cette notion heideggerienne quand on l’applique à la question du nom propre, que je vais essayer de vous exposer aujourd’hui.

L’antériorité absolue du nom propre : qu’il soit le signifiant du génie

J’ai commencé par opposer le nom propre et le nom impropre en disant que celui-ci était disponible et que celui-là ne l’était pas. J’ai expliqué que cette indisponibilité tenait à l’équivalence de ce nom et de la vérité dont la vérité et l’existence devaient d’abord relever. Donc nous pouvons partir de l’antériorité véritative de la vérité à elle-même pour constituer le cadre d’intelligence de cette indisponibilité : la vérité n’est la vérité qu’en vérité, c’est-à-dire que sur le fond d’une impossibilité originelle de vérité. Car si cette vérité dont la vérité doit d’abord relever était d’une manière ou d’une autre possible, sa reconnaissance, de devoir elle aussi avoir lieu à bon droit, repousserait simplement la difficulté d’un cran et la renverrait à l’infini. C’est donc la même chose de dire le nom propre inaccessible, et de dire qu’il n’y a pas de vérité de la vérité, étant bien entendu qu’on ne pose cette évidence métaphysique qu’après avoir indiqué que la vérité était la condition préalable, donc en quelque sorte positivement impossible de la vérité – ce que j’appelle le génie. Je ramasserai tout cela en disant qu’il n’y a pas de vérité dicible ni représentable de la vérité et que la pensée consiste précisément à assumer cette impossibilité positive comme étant l’acte même de la première personne (penser, c’est tout simplement ne pas céder sur l’irréductibilité de première personne à la troisième qu’on est par ailleurs – en quoi consiste seulement le génie). Je me réfère bien au nom propre, celui qui dirait enfin le sujet si cette vérité, précisément, pouvait se dire. Et le nom propre posé simplement en lui-même, chacun sait que c’est le signifiant du génie. (Finalement, il n’y a rien d’autre à dire que cette évidence tellement commune. Mais c’est une chose de l’avoir reconnue, comme nul n’a jamais été sans le faire, et une autre de la penser et de l’exposer comme je le fais cette année.)

Quand donc j’oppose le nom propre au nom impropre, il s’agit de cette notion c’est-à-dire de la distinction elle-même. Car bien sûr le génie, qui n’est rien d’autre que le fait de n’avoir pas cédé sur le statut de première personne de sa propre parole, celle-là seule qu’on peut donner (la médiocrité étant d’être soi comme n’importe qui le serait à notre place, comme si c’était la place qui comptait et non pas la parole), est formellement une distinction, comme la propriété du nom, puisque chacun est en même temps un sujet capable de réflexion c’est-à-dire n’importe qui et que le nom de chacun est évidemment celui que n’importe qui aurait eu à sa place. Et cette distinction, c’est la vérité elle-même, en tant qu’elle n’est pas autre chose que la réalité (donc une nouvelle sorte de réalité, qui viendrait s’ajouter à la précédente) mais seulement, encore une fois, sa distinction – comme toute la problématique de la marque en est l’établissement. En parlant de distinction on met plutôt l’accent sur le côté structurel, en parlant de vérité sur le côté métaphysique, en parlant de génie sur le côté éthique ; mais c’est toujours la même chose.

J’exprimerai la même évidence partagée à propos du nom propre comme signifiant du génie en disant simplement que lire un penseur consiste à réfléchir son nom, dès lors que lire s’oppose à penser comme la réflexion s’oppose au nom propre (tout texte s’adresse par définition à quiconque sait lire et institue structurellement son lecteur comme ce sujet indifférent). Par exemple si un spécialiste quelconque produit une thèse intitulée ” La vérité chez Sartre ” en ne limitant pas sa recherche au seul niveau des énoncés, vous et moi savons qu’il s’agira en réalité de savoir ce que ” Sartre ” signifie, en tant que ce signifiant aura été depuis toujours le facteur silencieux de ce que nos lectures nous aurons enseigné : par exemples c’est sartriennement que l’ego est transcendant à la conscience, que le garçon de café est un peu trop habile à rendre la monnaie, que Genet est méchant, ou que le pratico-inerte est subjectivé en projet aliéné (vous voyez bien qu’on ne pourrait pas dire que c’est ” platoniciennement ” ou ” fichtéennement “). Vous voyez en quel sens je parle du génie comme l’antériorité véritative de toute reconnaissance : il fallait être Sartre pour disjoindre l’ego de la conscience ou pour apercevoir la comédie du garçon de café. Mais être Sartre, en soi, cela ne veut rien dire, sinon précisément que ces reconnaissances sont expressément le fait de quelqu’un qui n’a pas cédé sur le fait qu’il était lui, et non pas ce que n’importe qui aurait été à sa place (même si cette vérité, avec la théorie sartrienne de la ” situation ” oblige à poser des énoncés qui la dénient), autrement dit qui n’a cédé sur la distinction de la question ” qui ” et de la question ” quoi “.

Car bien sûr la question ” qui ” n’a de sens que distingué : si on veut la réfléchir, on l’a toujours déjà convertie en question ” quoi “, puisque quelqu’un, c’est forcément un sujet, et qu’un sujet ce n’est pas un objet (c’est quelque chose et non pas autre chose). C’est pourquoi si la réflexion appartient au sujet humain, la pensée lui est étrangère : il n’y a de pensée que de quelqu’un et jamais de quelque chose (donc notamment pas d’un sujet). Je viens de vous le dire : en tout cela, il ne s’agit que de notre unique notion de la distinction, qu’on peut donc aussi bien identifier à l’antériorité que la vérité est pour elle-même, et par quoi elle se distingue de toute réalité (représentation, savoir…) qu’elle est assurément par ailleurs. 

Pour penser cette antériorité du nom propre à propos d’un philosophe (mais cela vaut pour toutes les sortes de pensées), je vous ai donné la semaine dernière un moyen. Vous pourriez reprendre la Critique de la Raison pure, qui est en effet une théorie de la vérité dont la vérité et l’existence doivent préalablement relever, et remplacer la notion du sujet pur par celle du nom propre. Vous seriez tout surpris de découvrir par exemple qu’il y a une ” sensibilité ” sartrienne (il y a un temps et un espace a priori qui sont typiquement sartriens, et qui ne sont pas du tout les mêmes que ceux d’un autre philosophe), une analytique (à quelles conditions quelque chose peut-il être advenir comme étant, dans la pensée de Sartre ?), une imagination et surtout des schèmes typiquement sartriens (des temps de rupture, de coalescence…), et une ” dialectique ” sartriennes (où va sans le savoir la pensée de Sartre, lui qui disait que penser consiste toujours à penser contre soi ?). La signification du nom, c’est, avais-je ajouté, sa dimension de philosophie transcendantale – parce que toute philosophie, dès lors qu’elle porte sur l’a priori de vérité dont la vérité et l’existence relèvent forcément pour être reconnues (car on ne les reconnaîtra qu’à bon droit), se réfléchit chez le lecteur en philosophie transcendantale. Kant est le penseur de la réflexion, comme chacun sait, mais j’ajoute qu’il n’y a de réflexion véritable que du nom propre, par là même institué en sujet transcendantal, puisque le nom est un signifiant qui ne dit rien alors même que le propre d’un signifiant est de signifier. A mon avis, la notion du transcendantal n’est rien d’autre que l’assomption de cette contradiction, mais ce n’est pas notre sujet d’aujourd’hui et je préfère ne pas développer ; j’en reste juste à ceci que le transcendantal est, selon moi, une idée de lecteur en tant que la lecture n’a jamais d’autre vérité que d’être celle d’un nom propre. En quoi, comme d’habitude, je ne suis guère original, puisque tout le monde dit expressément ce que je viens d’avancer. Par exemple, moi, je peux dire que j’ai lu Descartes ou Kant – ce qui ne revient pas à dire que j’ai lu leurs livres (en réalité si, mais en vérité non).

Or je le demande : est-ce que la philosophie transcendantale n’est pas toujours explicitation du génie ? Est-ce que la Critique de la Raison pure, pour en rester à cet ouvrage, ne dit pas en quoi consiste le génie de la représentation humaine, c’est-à-dire en quoi elle consiste avant elle-même ? Or est-ce que cette antériorité n’est pas indistinctement structurelle, métaphysique et éthique (par exemple les ” illusions dialectiques “, est-ce qu’elles ne renvoient pas au statut d’un sujet qui aurait cédé sur le fait qu’il était humain (c’est-à-dire notamment fini) et qui aurait pensé comme si ce fait ne comptait pas ? L’antériorité du transcendantal, c’est donc tout simplement le génie et le nom propre n’est, comme notion, rien d’autre que celle de l’équivalence du génial et du transcendantal (à la lecture de ce livre, vous ne pouvez penser que la connaissance n’est pas kantienne, par exemple !)… Voilà ce que signifie à mon avis l’idée de son antériorité originelle, ou encore celle de sa propriété (par opposition au nom impropre que n’importe qui porte forcément).

La production rétrospective de l’origine, donc du nom propre

Je vous ai donné mon idée sur cette antériorité du nom, qui est donc inséparable de la distinction qui le définit (ou, si vous préférez, du fait que tout ce qu’on écrit soit ” par ailleurs ” lisible). Mais on peut présenter plus banalement cette antériorité en reprenant la distinction sur laquelle nous avons déjà travaillé de ce qui compte et de ce qui importe. Ce qui compte, en toute occurrence, c’est finalement toujours la même chose : l’origine. En quoi je n’entends évidemment pas la filiation qui renvoie au contraire à l’anonymat de la place, mais bien l’ouverture de vérité dont la vérité elle-même doit d’abord relever, autrement dit ce qui décide de l’être lui-même (en quoi c’est bien d’une antériorité absolue que je parle !) comme dans l’exemple canonique de ” l’origine de la géométrie “, qui est aussi bien une décision sur le fait que les arguments d’arpenteurs n’existeront tout simplement pas (si je prends mon double décimètre et que je constate l’égalité de deux segments là où il s’agissait de la démontrer, je n’ai tout simplement rien fait).

Si je dis que j’ai lu Kant, par exemple, et que je ne cite le titre de ses livres que ” par ailleurs “, c’est bien pour dire que le nom compte alors que chacun des livres importe (mais chaque texte de Kant compte dans la philosophie, puisque l’opposition de ce qui compte et de ce qui importe peut être réflexivement déplacée). Ce qui compte, vous vous en souvenez, n’est pas quelque chose d’autre que ce qui importe, sinon il faudrait l’ajouter et voir s’il ne serait pas l’élément le plus important. Le propre de ce qui compte est d’être toujours déjà muet, oublié, alors même que ce qui importe en est expressément l’indication. Pour le nom propre, nous savons désormais qu’il s’agit de cet oubli originel, et mon idée sera par conséquent de dire que la philosophie consiste à revenir dessus, c’est-à-dire sur cela même à quoi toute existence mondaine rend depuis toujours aveugle (on ne peut vivre qu’à ” oublier ” de se poser les questions qui comptent). Voyons donc ce qu’il en est de cet ” oubli ” dont toute chose plus ou moins importante s’autorise depuis toujours pour simplement être elle-même, c’est-à-dire pour être comptée. Nouscomprendrons ainsi ce qu’il en est de la première personne et de la pensée, c’est-à-dire de cette impossibilité de dire son nom propre qu’il faut selon moi nommer ” génie ” et dont la philosophie n’est rien d’autre que la réalité réflexive.

Car bien sûr la question du philosophe est seulement celle-ci, en admettant l’éventualité d’une prosopopée réflexive : ” qu’est-ce que cela veut dire, pour moi, que je ne puisse dire mon propre nom ? ” – sa réponse étant alors le discours de la première personne en tant que telle, celle qu’on est, et qui se reconnaît elle-même à l’impossibilité de se nommer autrement que de manière impropre c’est-à-dire à l’impossibilité de dire ce qu’il en est vraiment de la vérité et de l’existence.

Donc cette vérité dont la vérité relève déjà et que dit le nom propre, il faut la voir non pas comme un manque de savoir (n’importe quelle question est par définition le lieu d’un manque de savoir) mais comme le manque du nom propre, lequel pourra ensuite être traduit par le lecteur en doctrine transcendantale de la vérité. En toute reconnaissance positive, c’est donc de cette ” doctrine ” qu’il va, du nom qui reste par conséquent en manque devant toute affirmation, et même devant l’affirmation originelle (qu’en langage freudien on nommerait Bejahung) qu’en effet il y a l’étant en général, et non pas rien.

Vous reconnaissez en cette formule l’indication de la métaphysique, dont je vous explique depuis le début que la philosophie se constitue de se distinguer. Si la métaphysique est le savoir qui répond à la première partie seulement de sa propre question (” pourquoi y a-t-il l’étant “, et on laisse tomber le ” plutôt que rien ? “), et si la philosophie n’est que sa propre distinction d’avec la métaphysique dont elle ne diffère donc pas, on dira qu’elle se prend en charge par l’assomption d’un ” rien ” qui, dès lors que toute philosophie est forcément une activité réflexive, se trouvera constitué comme origine.

J’insiste sur le caractère réflexive de cette institution : il n’y a pas ” rien ” sur la base de quoi une raison mystérieuse (pas Dieu, qui tombe lui-même sous la question !) aurait ensuite fait advenir ” quelque chose “, parce que le comptage de ce premier état (négatif) aurait par là même exclu qu’il puisse jamais valoir comme origine : première des réalités comptées, il accentuerait encore la question de l’origine au lieu d’en être la réponse. La distinction qui définit la philosophie consistera donc à assumer l’origine sans jamais en faire quelque chose, autrement dit à ne pas la méconnaître partout où elle se trouve : dans tout ce qui importe (de même que la décision d’idéaliser l’espace est à l’œuvre dans le moindre argument, dès lors qu’il est bien géométrique).

Et comment cette distinction va-t-elle être assumée ? Nous qui lisons de la philosophie le savons depuis toujours   elle va l’être par l’assomption du caractère transcendantal du nom propre, autrement dit par sa promotion toujours déjà effectuée en syntagme adverbial : ” sartriennement ” certaines réalités peuvent être reconnues, mais elles ne peuvent assurément pas l’être ” platoniciennement “. En quoi on voit bien que la philosophie n’a pas simplement affaire à la question de l’être, comme dit Heidegger, parce que l’être lui-même doit encore être autorisé et que cette autorisation n’est rien moins que la vérité dont tout ce qui relève de l’être, à commencer par le vrai et le faux, doivent préalablement relever ! L’antériorité à l’être, j’ai dit tout à l’heure que c’était le génie. Si vous m’accordez qu’en philosophie tout discours s’entend depuis une promotion adverbiale du nom propre, alors vous m’accordez qu’il est indistinctement désigné comme la vérité et comme l’origine, dont tout (y compris le nom impropre qui en est la déchéance, puisque sa réalité est d’avoir cédé sur son propre statut de première personne) doit depuis toujours relever. Vous reconnaissez là ce que j’enseignais la semaine dernière, mais décalé : la distinction est bien celle du propre et de l’impropre, mais elle est produite par après comme répondant du ” rien ” de l’origine – elle qui précède forcément le commencement pour le rendre possible, alors même que la définition du commencement est qu’il n’y ait rien avant lui. Il conditionne tout en dehors de quoi, par définition, il n’y a rien.

Or l’apport de la pensée, c’est que ce ” rien ” de l’antérieur absolu, seule la distinction du nom propre peut le signifier. Si le nom propre n’était pas sa propre différence (entre lui-même comme indisponible et lui-même comme disponible, autrement dit entre la pensée et la réflexion), il ne signifierait rien, parce que c’est la définition même du nom propre de ne pas être un concept. Comme il est sa propre distinction, il vaut pour l’origine comme étant toujours déjà en œuvre dans la diversité indéfinie des réalités qui s’en autorisent.

La décision d’idéaliser l’espace n’a jamais eu lieu, mais chaque argumentation géométrique en est la réitération en quelque sorte rétrospective. Et cette réitération, les équivalences que je vous ai exposées nous enseignent qu’ils s’agit toujours de celle d’un nom (disons Euclide, pour aller vite).

Si je reviens maintenant à l’opposition de ce qui compte et de ce qui importe, vous voyez bien qu’elle va se traduire formellement par l’opposition entre la non identité à soi que j’appelle la distinction, et l’opposition à soi qu’une reconnaissance conceptuelle pourra toujours assurer. Il faut donc opposer le nom propre comme étant sa propre non identité, au nom impropre comme étant au contraire son identité (le marquage d’une place dans l’indéfini anonymat des filiations). Le non identique à soi, c’est-à-dire la vérité de la vérité et de l’existence quand le nom propre est adverbialisé, est le distingué qui, par son impossibilité (son antériorité absolue à lui-même, ou encore sa distinction) cause la vérité comme telle. Car c’est bien de l’absolue antériorité (antériorité à l’être lui-même, puisqu’elle en est la décision !) que la vérité peut seulement s’entendre, sinon il s’agirait d’une forme réflexive de réalité et non pas de la vérité…

Vous comprenez maintenant pourquoi il est impossible de dire son propre nom (on peut seulement dire son nom impropre) : c’est qu’il n’y a tout simplement rien à dire, parce que l’idée de prendre en considération quelque chose qui serait avant l’être est une simple absurdité ! En quoi je ne joue pas sur les mots par je ne sais quelle substantification d’un ” rien ” que je traiterais subrepticement comme quelque chose qui aurait positivement décidé de l’être des étants, mais je parle très littéralement : on ne peut pas dire son propre nom parce qu’il est la vérité de la vérité, et qu’il n’y a tout simplement pas de vérité de la vérité (ou qu’il n’y a rien avant l’être).

L’impossibilité de dire son nom est donc, si j’ai raison d’en rendre compte ainsi, le principe même de la signature, dès lors que signer consiste à authentifier, c’est-à-dire à instituer quelque chose comme vrai non pas seulement à l’encontre de sa réalité mais bien dans sa réalité même (en quoi je ne dénie pas la distinction du vrai et de l’authentique).

La signature produit le vrai parce qu’elle l’installe dans sa causalité spécifique qui est la distinction du nom propre. En effet : le vrai est ce qui est autorisé à être, de sorte qu’il est bien fait à la fois de l’irréductibilité de son être avant quoi il serait absurde de vouloir remonter, et de la légitimité de cet être dont seul un nom peut se reconnaître l’agent.

Tout ce dont un philosophe parle, il va le considérer comme signifiant en ce sens qu’il va d’abord en authentifier la réalité, en légitimer l’être. C’est bien des choses que je parle, ici. Prenez les exemples sur lesquels tout discours s’appuie comme sur autant d’attestations. Vous voyez bien que chaque philosophe a ses exemples et que ceux-ci, pourtant si convaincants à chaque fois, n’ont strictement aucun sens pour un autre philosophe. Ils ne signifient rien, ils ne valident rien, parce qu’originellement les réalités concernées n’ont pas été authentifiées. Exemple : le sucre qui fond dans un verre d’eau. Vous n’allez pas dire que cette réalité n’est pas authentifiée par Bergson ! Le mouvement de légitimation (Bergson tire de ce phénomène une légitimation de son discours) apparaît dans sa vérité de constitution rétrospective de l’origine quand je vous fais remarquer que cet exemple est intrinsèquement bergsonien. Il y a des exemples sartriens, qu’on reconnaît tout de suite, et qui n’auraient littéralement aucun sens chez un autre philosophe. Vous voyez bien que dans ces exemples, ce qui importe est certes une certaine thèse qu’ils vont aider à faire comprendre, mais ce qui compte est tout autre chose : c’est qu’ils soient bergsoniens, sartriens, bref qu’ils procèdent d’un nom propre par quoi leur être aura depuis toujours été légitimé.

Je me souviens d’une plaisanterie qui avait cours chez les fantaisistes de la radio au début des années soixante, quand Sartre était ce qu’on pourrait appeler l’Intellectuel absolu, c’est-à-dire quand sa stature formidable écrasait d’avance tout ce qui pouvait être dit dans le champ de la réflexion publique. Elle est passablement bête et je vous prie de pardonner sa répétition, mais elle me semble paradoxalement témoigner de cette reconnaissance du nom comme a priori véritatif pour la vérité et pour l’existence dont je suis en train de vous parler aujourd’hui. Bref, c’est l’histoire d’un homme qui demande à un autre des nouvelles de son grand fils ; l’autre lui dit qu’il est devenu ” existentialiste ” ; et comme le premier ne comprend pas en quoi cela peut consister, le second lui explique : ” Eh bien oui : il vit dans une cave avec une négresse, et ils mangent du camembert toute la journée “. Passons aussi sur le racisme implicite de cette plaisanterie, mais enfin il faut reconnaître qu’elle faisait rire et donnait un certain sentiment de justesse : le public y reconnaissait quelque chose qu’il n’était pas sans avoir compris des exemples sartriens qui avaient été popularisés, à savoir que ce n’était pas simplement de tel ou tel argument qu’il s’agissait vraiment en chacun d’eux, mais de l'” existence “, non pas comme fait trivial mais bien comme a priori véritatif pour la vérité elle-même et donc aussi pour l’existence.

On peut même imaginer des cas où, comme un même mot peut se retrouver dans deux langues en ayant une signification différente (pensez aux ” faux amis ” en anglais), un exemple signifie un nom ou un autre. Je pense à celui que donne Kant, dans les Fondements de la Métaphysique des mœurs : l’homme qui renoncerait à satisfaire sa passion si un gibet l’attendait à la sortie. Quand vous lisez cela chez Kant, vous êtes convaincus et vous comprenez bien qu’il s’agit là d’une éventualité négative : dans cette situation il faudrait être fou pour ne pas s’abstenir et, comme dit Rousseau, ” la folie ne fait pas droit “. Mais si vous le lisez chez Lacan, vous êtes également convaincus, et vous comprenez tout aussi bien qu’il s’agit d’une éventualité positive – sans avoir jamais besoin d’écarter cette éventualité comme démente, bien au contraire : c’est justement parce que le gibet l’attend à la sortie qu’il pourrait bien aller satisfaire sa passion ! Vous voyez donc qu’il s’agit d’une autre définition de la vérité c’est-à-dire d’un autre a priori matériel de reconnaissance légitime : l’un côté l’exemple est kantien, de l’autre il est lacanien. Voilà, j’espère, qui vous fait clairement apercevoir en quel sens le nom propre vaut pour la vérité – celle là même dont la vérité doit préalablement relever pour être (vraiment) la vérité.

Donc les exemples signifient en quelque sorte au-delà d’eux-mêmes : non seulement ils signifient des arguments ou des théories impliquant des définitions, puisqu’un exemple est l’application d’une définition, mais encore ils signifient ce que ces arguments ou théories signifiaient elles-mêmes sans pouvoir le savoir ! L’a priori véritatif de la vérité, la philosophie transcendantale, bref le nom propre.

Pourquoi parler de signifier ? Mais simplement parce que c’est du nom qu’il s’agit, et que celui-ci est un signifiant en quelque sorte purifié, puisqu’il est impossible de dénier qu’il signifie, ainsi qu’il appartient par définition au signifiant, en même temps qu’il est impossible de le faire disparaître comme un écran transparent devant le signifié qui serait seul à compter. Non : ce n’est pas une certaine idée de l’existence qui compte dans les exemples, parce que ce critère permettrait seulement d’apprécier leur caractère pédagogique, mais bien d’une nécessité originellement véritative, à savoir qu’ils soient sartriens, et uniquement cela. Ensuite, quand vous réfléchissez comme je le fais en ce moment cette antériorité paradoxale, vous êtes forcés d’en expliciter la notion comme antériorité véritative de la vérité à elle-même.

Le nom propre est originel et comme tel, je le répète, ne signifie rien – puisqu’il n’y a pas de vérité de la vérité. Mais il est rétrospectivement produit dans sa non identité qui est en même temps son vide par la reconnaissance de ce qui est non pas seulement réel mais valable. Par cette distinction, c’est de l’exemplarité des exemples que je rends compte : dans l’indéfini renouvellement constamment offert par le monde, chaque philosophie trouve que ceci est valable et que cela ne l’est pas. En quoi on voit bien qu’il s’agit de génie : par le nom, légitimer l’être – puis réfléchir anonymement cette causalité impossible du nom au moyens de concepts qui, de valoir par principe pour n’importe qui, n’en resteront pas moins originellement marqués (par exemple : ” durée “, c’est bergsonien ; ” contingence “, c’est sartrien, etc.).

Voilà, j’arrête aujourd’hui sur cette mention de la marque, et je vous remercie de votre attention.