Qu’est-ce qu’un fait

 

Chapitre second : en indifférence à l’ontologie

Le fait, dans sa notion, semble constituer le paradigme de la positivité à cause de son étrangeté proclamée à l’ordre général du subjectif. Parce qu’il lui appartient de renvoyer à rien subtilités de la réflexion (« les faits sont là, et vos théories n’y changeront rien »), nous nous le représentons comme quelque chose de massif, une réalité en soi et irrécusable – relativement à quoi la négativité en général est comme un rien, une « nuée » (l’esprit) qui se dissipe d’elle-même. Ainsi l’idée du fait serait identique à celle de la réalité, en tant qu’elle s’oppose à celle de l’idéalité, du concept, de l’image qui ne valent que pour et par nous. La positivité, l’existence, l’indifférence au discours dont la nature articulée implique toujours la distinction et donc la négativité, tout reviendrait à ce réel premier que la notion de fait aurait pour tâche de rappeler contre la tentation idéaliste.

Au plus radical de cette position, on rencontre ce qu’on doit appeler l’a priorité de l’être : la nécessité, dès lors qu’on parle de quelque chose et non pas de rien, qu’on se situe d’avance dans l’horizon ontologique d’une positivité première qui serait par définition celle de l’être en général.

Or tout cela est faux, et pour une raison de principe : c’est la réalité, et plus généralement l’ordre ontologique (tout ce qui concerne l’être de ce qui est), qui relève du fait ou plus exactement de la « factualité », et non pas l’inverse !

Le fait est le vrai par l’antériorité de sa question à celle de l’être

Car enfin nous le demandons : est-ce un fait, oui ou non, qu’il y ait en général « quelque chose et non pas plutôt rien » ? Comme il est impossible de ne pas répondre affirmativement, il est impossible de récuser l’idée paradoxale et programmatique d’une extériorité, et même d’une antériorité, de la question du fait à celle de l’être : alors qu’on l’imagine comprise en elle ou du moins dérivée d’elle, force nous est d’admettre que c’est la question de l’être qui est seconde, puisque sa primauté n’est possible pour nous qu’à effectuer l’une des deux branches de l’alternative   réflexive (c’est un fait, ou ce n’est pas un fait, qu’il y ait en général quelque chose plutôt que rien). Il est évident que cette alternative elle-même relève de l’être (« il y a » cette alternative), et qu’en ce sens on pourrait critiquer ce que nous venons de dire en parlant d’une secondarité qui se méconnaît elle-même : celle de la réflexion qui oublie qu’elle naît des contradictions d’une réalité forcément première. Mais l’objection ne vaut pourtant pas parce qu’elle réitère elle-même la primauté du fait sur l’être qu’elle croyait récuser, puisqu’elle consiste à arguer de la factualité de cet être (non pas « il y a cette alternative », mais « c’est un fait qu’il y a cette alternative »), et donc à réitérer malgré soi la thèse de l’antériorité du fait sur l’être (ou plus exactement : la thèse de l’antériorité du fait d’être un fait sur celle du fait d’être un étant). Pour concrétiser les choses en les présentant d’une manière subjective, on dira que rien ne peut être dit qui n’atteste d’une Bejahung originelle (position, acceptation, assomption, assentiment) dont l’être en général fasse l’objet, et que suppose encore l’éventualité même de ne pas être un fait (par exemple pour la neige : être noire). Et si, d’un point de vue phénoménologique, personne ne songe à récuser l’indéfini débordement de l’être en général par rapport à sa constatation (on ne trouve pas qu’il y a de l’être comme on trouve un caillou sur la route !), force est à la réflexion d’admettre que cela constitue encore un fait ! Dans tous les cas, le fait est premier sur l’être parce qu’il ne saurait y avoir de primauté que du fait d’être (ou du fait que l’être ne constitue pas un fait).

D’où pour nous la nécessité de reconnaître que l’antériorité du fait sur l’être est toujours déjà réflexive : il ne s’agit pas là d’une réalité phénoménologique mais d’une réflexion sur cette réalité dont le paradoxe est qu’elle soit opérée depuis toujours – à telle enseigne que la réalité phénoménologiquement première (l’infinité de l’être en général) en relève aussi depuis toujours. Bref, poser la question du fait, dès lors que l’être lui-même en relève, c’est se demander de quoi, qui soit intrinsèquement réflexif, l’être en général relève depuis toujours.

Nous possédions déjà l’essentiel de cette question, la notion du fait nous étant d’emblée apparue comme indéfiniment réflexive (abyssale) au sens où c’est un fait que le fait est un fait, et ainsi de suite indéfiniment. Par contre il n’y a aucun sens à parler d’un « être de l’être » puisque, quelle que soit la compréhension qu’on en a, l’être est toujours l’être de l’étant et bien sûr pas de l’être. (Et puis ce n’est pas l’être mais l’essence qu’on définit comme « réflexion de l’être ».)

Alors, cette antériorité du fait sur l’être lui-même dont il est par ailleurs impossible que tout ne relève pas déjà, comment la penser ? Qu’est-ce qui ne peut pas être une réalité (ni donc une structure de réalité) et dont toute réalité relève déjà ? Autrement dit : à quoi peut-on faire équivaloir la notion du fait ?

La réponse est évidente : le vrai pour cette question-ci, la vérité pour celle-là. D’ailleurs nous ne cessons de mettre en avant cette équivalence, avérant par là que la question de la vérité n’est pas une dérivée de la question de l’être mais au contraire sa condition, puisqu’il est nous est impossible de ne pas faire équivaloir « c’est un fait que » et « il est vrai que », la factualité se comprenant dès lors comme inscription dans l’a priorité de la vérité relativement à l’être. Il est vrai qu’en général il y a de l’être, et il est vrai que cela constitue une vérité – et ainsi de suite à l’infini. Nous retrouvons le caractère abyssal que nous avons reconnu au fait et dont nous apercevons maintenant qu’il est celui du vrai (il est vrai que le vrai est vrai, et cela encore est vrai…). Subjectivement, cela revient à dire que la question de l’être ne se pose qu’à ce qu’on soit d’abord dans l’a priori d’avoir raison s’agissant d’elle et donc de tout.

En tout ce que nous reconnaîtrons comme un fait, par exemple que la neige soit blanche, il faudra marquer une secondarité de l’être relativement à la vérité. C’est bien ce qui se passe quand nous affirmons que la neige est blanche (un fait dont on a le savoir) alors qu’on aurait pu se contenter de le dire (un état de choses dont on a l’idée). Car enfin, s’il est vrai qu’on peut mettre en équivalence « c’est un fait que la neige est blanche » et « il est vrai que la neige est blanche », cela signifie qu’on dit le vrai quand on dit que la neige est blanche !

Le fait, donc, c’est le vrai. Et le vrai, à cause de l’antériorité de la vérité sur l’être qu’on vient de reconnaître, ce n’est pas l’étant – ni moins encore le réel puisque la réalité est une façon d’être.

On voit à quel point nous sommes déjà loin de la première opinion sur le fait qui voudrait l’identifier avec ce dont l’être est incontournable. Eh bien, ce n’est pas l’être qui est incontournable, dans le fait, c’est la vérité ! N’importe quel exemple met en évidence cette disjonction – et c’est à la penser dans la diversité de ses manifestations, celles d’une extériorité du factuel à l’horizon de l’être, que nous allons nous attacher maintenant.

La négativité

La première objection à la conception « ontologique » du fait, c’est-à-dire à l’idée que sa question supposerait celle de l’être, tient à la nature intrinsèquement négative de certains faits : elle jure avec la positivité de la première des notions métaphysiques. Si je dis par exemple qu’il ne pleut pas ou qu’il a cessé de pleuvoir, je peux bien me référer à autre chose qu’à une idée ou à l’expression d’un souhait : je regarde par la fenêtre et je constate qu’il ne pleut pas ou qu’il a cessé de pleuvoir, irréductiblement au désir de promenade que cela peut permettre de réaliser. A une question portant là-dessus, une réponse en termes d’alternative radicale (oui ou non) peut être donnée. On parle donc bien d’un fait, mais d’un fait négatif et pas simplement d’une pensée qui aurait ajouté une négativité purement réflexive à la constatation d’un autre fait (ici : qu’il pleuve) par ailleurs subsistant dans son éternelle positivité (précisément : il ne pleut pas !).

Mais on peut compliquer : pour prendre un exemple qui nous servira encore, on doit considérer comme un fait que Brutus, un des meurtriers de César, n’a pas tué Pompée. Par ailleurs il a poignardé sa victime : c’est un faitqu’il ne l’a pas étranglée. Et puisque c’est dans le Sénat de Rome qu’il a commis son crime, force nous est de considérer également comme un fait qu’il ne se trouvait pas à Athènes ce jour là. Et ainsi de suite.

Si maintenant je dis « c’est un fait que la neige n’est pas noire », est-ce que quelqu’un peut récuser ma parole en la renvoyant à son aspect subjectif (« c’est une opinion qui n’engage que vous ») ? Evidemment non. Et cela vaut aussi pour tout niveau réflexif qu’on voudra envisager, qui n’en est pas moins, en tant que tel, un niveau de constatation. Ainsi c’est un fait qu’il y a des faits négatifs. On peut donc invoquer des faits négatifs dans une argumentation purement réflexive, par exemple quand on veut mettre l’accent sur le caractère non littéral de certaines expressions : le fait que les oranges ne soient pas bleues est la condition sine qua non d’un autre fait, celui que tout le monde peut constater en lisant la formule d’Eluard « la terre est bleue comme une orange », à savoir que cet énoncé constitue une métaphore

Le fait de manquer en est un, lui aussi. Qui dira par exemple que manquer d’argent quand il s’agit de régler une facture ne constitue pas un fait ? Et puis d’une manière générale les « grandeurs négatives » ne sont pas moins que les autres susceptibles d’entrer dans la constitution de faits, simples ou combinés, puisqu’elles composent déjà des états de choses. Est-ce que la distance du retour n’est pas aussi facile ou difficile à parcourir que celle de l’aller ? C’est un fait qu’elle l’est. Quant aux réalités intrinsèquement négatives, elles peuvent aussi s’entendre de manière factuelle : ce peut être un fait qu’il y ait de l’ombre sous tel arbre, ou qu’il fasse froid dans telle pièce de la maison – l’ombre et le froid n’étant rien d’autre qu’un manque, ou en tout cas une insuffisance, de lumière ou de chaleur. On pourrait multiplier les exemples indéfiniment.

Mais il faut aller à l’extrême et reconnaître la radicalité que peut atteindre le négatif quand il concerne l’ontologique lui-même et comme tel, dans ce qu’on pourrait appeler des inexistences factuelles. C’est par exemple un fait que ni Tintin ni Milou n’existent, bien qu’ils soient connus de tout le monde : un fait qui n’est pas moins certain que n’importe quel fait de l’expérience commune (qu’il pleuve ce matin) ou d’épreuve purement réflexive (que je sois en train d’écrire en ce moment).

La prise en compte de la négativité nous oblige donc à revenir sur l’habituelle identification de la factualité à la positivité ontologique. On peut facilement en rendre compte : si nous imaginions les faits toujours positifs, c’est que nous confondions la factualité (le fait d’être un fait) et la réalité (le fait d’être réel). Or ce que montrent tous ces exemples, et tous ceux qui vont suivre à propos des autres modalités, c’est que le factuel n’est pas du tout assimilable au réel : quand je dis que la neige n’est pas noire (ni verte, ni bleue, etc.), je ne parle d’aucune réalité d’aucune sorte (essayez de trouver une chose caractérisée par sa « non-noirceur », etc. !). Je ne parle même de rien (c’est la noirceur qui est quelque chose : une qualité…) Il n’empêche que j’énonce un fait !

Ni possibles ni nécessaires : seulement contingents

Il n’y a pas de faits possibles : seulement des choses ou des états de choses. L’illusion du contraire vient de ce qu’on les confond fréquemment. Je dis que la pluie de ce matin était possible puisqu’elle a été réelle : je me représente sa possibilité comme la condition de sa réalité. Mais dire la même chose à propos du fait qu’il pleuve n’a aucun sens parce que, s’agissant des faits, il n’y a pas de différence entre ce que je me représente et rien. Tout tient à cette distinction c’est-à-dire à la représentation qui compte, ou qui ne compte pas. Quand la représentation compte autrement dit quand la question est celle du représenté en tant que tel, alors la possibilité conditionne la réalité (il faut d’abord être possible pour ensuite être éventuellement réel), mais quand elle ne compte pas, alors l’idée de cette précession n’a aucun sens. C’est que la possibilité est une catégorie expressément représentative, puisqu’elle consiste à ne pas être contradictoire dans son concept et ne pas contredire ce qu’on sait par ailleurs de l’état du monde. Je puis donc prendre l’idée d’un fait, par exemple qu’il pleuve, et lui attribuer la possibilité, par exemple qu’il soit possible qu’il pleuve, mais je me serait placé dans l’a priori de la représentation et je parlerai par conséquent d’autre chose que du fait dont l’envers est précisément que la représentation ne compte pas. Pourtant il est bien question de vérité. Oui : il y a des vérités dans l’ordre représentatif comme ailleurs – le meilleur des exemples étant évidemment celui des vérités mathématiques (il est vrai que la somme de 2 et de 3 est égale à 5 ; il est faux qu’elle soit égale à 7). Caractérisée par une incontestable réalité représentative une possibilité peut donc constituer un fait à quoi il soit légitime de revenir comme à un irrécusable, mais ce sera un fait de représentation Il est donc bien question de faits mais pas de ceux dont on croyait parler : de faits spécifiquement représentatifs. Ainsi, pour cet exemple, la question sera celle du fait qu’il peut pleuvoir et absolument pas de la possibilité du fait qu’il pleuve. On peut dire que la pluie est possible, ou bien que la possibilité qu’il pleuve constitue un fait : c’est tout autre chose qu’affirmer la possibilité du fait qu’il pleuve – ce qui n’a aucun sens. D’ailleurs s’il est possible qu’il pleuve c’est bien qu’il ne pleut pas, et qu’on n’a aucunement affaire à un fait ! Autrement dit : être possible, c’est précisément ne pas être un fait.

De ce qu’on ne puisse pas parler de faits possibles, il ne faut donc pas en déduire que la possibilité ne puisse pas s’entendre de manière factuelle. C’est ainsi que les compagnies d’assurance basent leurs calculs non pas sur des opinions ni sur des réalités comme on pourrait le croire quand on reste enfermé dans l’idée de la positivité ontologique (l’idée d’un risque en soi n’a certes aucun sens et d’autre part ce qui a eu lieu ne sort pas de son propre temps pour déterminer ce qui pourrait avoir lieu), mais bien sur des faits de possibilités (et non des possibilités de faits, lesquels en l’occurrence seraient les sinistres). Si j’appartiens à une catégorie de conducteurs dont les statistiques montrent qu’elle est plus qu’une autre sujette aux comportements dangereux, je ne pourrai opposer aucun argument à l’employé qui me demandera de payer une surprime : « nous n’y sommes pour rien : regardez les chiffres et vous constaterez vous-même que le risque est plus grand en ce qui vous concerne ! ». Dans la vie quotidienne, nous ne cessons de tenir comptes de tels faits, comme quand on prend un imperméable pour aller se promener : c’est un fait qu’il peut se mettre à pleuvoir (fait de la possibilité, donc).

La même raison qui exclut la possibilité de la notion de fait exclut la nécessité. Il y a certes des faits dont par ailleurs nous pouvons, et même devons, pointer la nécessité (par exemple faire des études de météorologie, c’est apprendre à voir des nécessités dans les intempéries là où tout le monde voit de la contingence), mais alors c’est bien en tant que choses ou états de choses que nous les appréhendons (la pluie, la neige, etc.) et absolument pas en tant que faits (qu’il pleuve, qu’il neige, etc.). Car on explique les choses alors que les faits, on les constate. Et si on les explique, comme il arrive souvent que nous devions le faire, c’est à la condition la plupart du temps irréfléchie de les avoir converties en choses. L’ingénieur de la météo expliquera, lui, la pluie de ce matin – laquelle est non pas un fait mais une chose ou un état de choses.

D’où nous reconnaissons qu’un fait est forcément contingent alors même que sa réalité (comme chose ou comme état de choses, donc) ne fait qu’un avec sa nécessité. On le constate ou on ne le constate pas : et si ce n’est pas le cas, toutes les prévisions du monde (« pas d’erreur possible : ce doit être le cas ! ») n’y changeront rien. Et même si tout se passe comme prévu, il faut malgré tout constater que c’est le cas.

Passés mais pas futurs, et ce que cela révèle

Ce qu’on vient de dire permet de répondre à la question du statut temporel des faits, le futur étant représenté par nous comme l’ordre de leur possibilité, et le passé comme celui de leur nécessité.

Soulignons d’abord le paradoxe. Le passé et le futur ne sont rien : nulle part dans l’univers je ne peux trouver la bataille d’Alésia ni le Noël de l’année prochaine. Parce qu’ils ne sont absolument rien d’autre que le souvenir ou l’idée que nous en avons, et que c’est avant tout de réduire à rien le représentatif que le fait se définit, il semble que nous devions en conclure qu’il n’y a pas plus de faits passés qu’il n’y a de faits futurs : seulement la représentation de tels faits. Pourtant c’est un fait que César a conquis la Gaule, et c’en est un autre que le premier jour de l’année prochaine sera un samedi.

La symétrie n’est déjà pas si évidente, car il se pourrait que l’année prochaine n’arrive jamais alors qu’il est impossible que la guerre des Gaule n’ait pas eu lieu ! On a souvent opposé la contingence du futur, dont on ne peut parler qu’en termes de probabilités même quand il s’agit de vérités a priori comme celles du calendrier (ce n’est pas parce que l’univers a existé jusqu’ici qu’il doit exister une seconde de plus – et les théories qui démontreraient le contraire ne seraient de toute façon que des théories), à la nécessité du passé qui ne peut être que ce qu’il est et dont un savoir factuel parfait est idéalement possible. Car là est bien la question : la nature factuelle du savoir qu’on peut avoir de l’un et de l’autre. Voici la réponse qu’on est tenté de donner à la question des faits extérieurs au temps de l’actualité : rien dans le cas du futur, tout dans celui du passé. Plus simplement : on peut avoir raison ou tort à propos du passé, alors que cette alternative n’a aucun sens à propos du futur. Bref au passé les faits, au futur l’idée des faits. Cette conclusion est-elle correcte ?

Si le critère du fait est toujours celui dont nous sommes partis, à savoir la spécificité de la constatation relativement à l’aperception en général, elle ne l’est pas. Peut-être pleuvra-t-il demain[1] ? je n’en sais rien. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que je ne peux pas constater qu’il pleut demain. Mais puis-je constater qu’il pleut hier ? Pas davantage ! Ce que je peux constater, c’est qu’il y a encore des traces de ce qui s’est passé hier ou il y a mille ans, mais on parle alors d’autre chose. Il semble donc qu’on ne puisse pas plus approprier à la factualité l’idée du passé que celle du futur. Et de toute façon l’absurdité grammaticale de l’énoncé constituait déjà une réponse suffisante : la question n’étant pas celle d’avoir constaté (souvenir) ou de devoir constater (anticipation) mais seulement de constater (fait), on se trouvait forcé d’employer des formules comme « il pleut demain » et « il pleut hier », qui sont en tant que telles des aveux de non-sens. On pourrait s’arrêter là.

Sauf que nous avons découvert entre temps une équivalence qui change tout : celle du fait et du vrai ! D’où cette voie inédite : on va distinguer le passé et le futur en s’enquérant de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas. Est-il vrai, oui ou non, qu’il pleuvra demain ? Impossible de répondre. Est-il vrai, oui ou non, qu’il a plu hier ? Là, aucune difficulté : oui, c’est vrai ! La symétrie est rompue et nous retrouvons l’opposition du fait et de l’idée du fait, puisqu’à propos de demain je ne puis disposer que de l’idée qu’il pleuvra tandis qu’est avéré le fait qu’il a plu hier.

Le motif de cette distinction est clair : alors que je sais idéalement tout du passé, je ne sais rien du futur. Or si je ne sais rien du futur, ce n’est pas à cause d’une ignorance à laquelle il me suffirait de remédier, mais tout simplement parce qu’il n’y a rien à savoir –  rien n’étant arrivé que je puisse situer à une date à venir (demain, dans trois jours, dans mille ans). Par exemple je ne connais pas le résultat du tiercé hippique de dimanche prochain, non pas parce que je manque de moyens pour obtenir cette information, mais tout simplement parce que la course de dimanche prochain, n’ayant pas eu lieu et ne devant peut-être jamais avoir lieu, ne saurait avoir de résultat. Il n’y a donc rien à connaître.

On dira qu’il y a des prévisions certaines ou du moins quasi-certaines, comme dans l’exemple idéal d’une date de calendrier, ou dans l’exemple empirique d’un phénomène astronomique simple (une éclipse de soleil, etc.). Bien sûr, mais il faut appliquer ce qu’on vient d’apprendre à propos de la nécessité, et répondre qu’on a changé d’objet : le fait n’est plus celui dont on parlait (qu’il pleuve demain, qu’il y ait une éclipse de soleil dans deux siècles) mais sa nécessité. Et certes, on peut dire que dans la réflexion, qui est un lieu comme un autre, certaines nécessités, en tant que telles, constituent des faits (c’est un fait, par exemple, que la division de 6 par 2 donne 3). Or de quoi une nécessité est-elle la nécessité ? D’un état de choses, et pas du tout d’un fait (exemple : soleil occulté par la lune tel jour à tel endroit dans deux siècles), puisqu’un fait dont la nécessité paraît établie, il faudrait encore le constater cet établissement n’ayant dès lors pas compté (autrement dit : il s’agissait d’un état de choses et non pas d’un fait).

Voici l’argument décisif : on peut dire « c’est un fait qu’il a plu hier » parce que la proposition « il a plu hier » est vraie. Peut-on dire alors que la proposition « il pleuvra demain » est vraie ? Non, et pour la raison qu’on vient de dire : ce n’est pas que j’ignore la réponse à la question « pleuvra-t-il demain ? », mais c’est que cette question n’a tout simplement pas de réponse, quand bien même un ordinateur infaillible aurait établi qu’il ne peut pas ne pas pleuvoir demain : il faudra encore constater que c’est le cas, si on ne veut pas se contenter de croire à la prédiction.

Passé ou futur : le même néant dans les deux cas, même si nous avons des raisons d’essayer de nous faire croire que les jours heureux ne sont pas tout à fait passés, et qu’il ne revient pas tout à fait au même, pour ceux que nous avons aimés et qui ont changé notre vie, d’être morts et de n’être jamais venus au monde. Il ne s’agit là que de représentation (riche dans le cas du passé, pauvre dans le cas du futur). Que je cesse de le dénier et je reconnaîtrai ce qui est vrai : César, qui a existé et sur qui nous savons beaucoup de choses, n’est pas plus réel que tel individu de l’an dix-mille dont je me donne l’idée pour l’oublier aussitôt (chacun n’est que l’unité actuelle d’un certain savoir). Par contre, c’est un fait que César a existé, et que l’autre individu n’existe pas !

Quelle conclusion tirer de cela ? Elle est simple : ce n’est aucunement de réalité qu’on parle quand on pose la question de ce que c’est qu’être un fait, mais seulement de vérité. Il est habituel de les confondre ; on a compris que la notion du fait était celle de leur distinction.

La réflexivité intrinsèque du fait

Passons-donc maintenant aux faits qui avèrent cette distinction en ayant d’avance mis entre parenthèses toute dimension de réalité. Or mettre la réalité entre parenthèses, cela s’appelle réfléchir.

La réflexion est l’institution comme propre de l’espace de la signification, et en ce sens le « lieu naturel » de l’idéal. Il y a des faits idéaux, par exemple que la somme des angles du triangle soit égale à deux droits, comme il y a des faits empiriques, par exemple qu’il pleuve en ce moment. L’objectivation consiste à réduire les seconds aux premiers et a pour emblème le morceau de cire cartésien. Objectiver, c’est donc réfléchir et la belle description de la cire qu’on réduit à sa réalité substantielle de pure spatialité reste le modèle de l’institution d’un ordre factuel. La cire apportée de la ruche n’a pour propriété vraiment essentielle que la géométrie dont elle relève quand, avec la nécessité d’avoir une forme déterminée, la chaleur dissipe ses qualités d’être sonore, odorante et colorée. Ces propriétés purement idéales constituent autant de faits quand on les énonce. Le paradoxe de la réflexion est donc flagrant : elle constitue des faits dans l’ordre de l’idéalité, alors que c’est expressément à l’encontre de l’idéal que le fait est mentionné comme tel.

On cesse d’être surpris qu’il puisse y avoir des faits là où il n’y a pas de réalité quand on a compris, comme nous venons de le faire, que la question du fait n’était aucunement celle d’un type de réalité. On accepte même que la disjonction de ces ordres constitue la définition de la réflexion qui consiste à faire valoir la question de ce qui est vrai pour elle-même, c’est-à-dire à l’encontre de l’éventualité qu’on la confonde avec celle de ce qui est réel. Si donc on reconnaît la pertinence de cette définition et si l’on nous a accordé plus haut de faire équivaloir la mention du fait avec celle du vrai (dire le fait, c’est dire le vrai et réciproquement), alors on admettra la nature intrinsèquement réflexive du fait. Qu’est-ce à dire ?

D’abord que le caractère « abyssal » du fait s’oppose à ce qu’on pourrait nommer dans un premier temps[2] la platitude de l’être : on a déjà souligné qu’il n’y avait pas d’être de l’être (il y a seulement un être de l’étant) mais que c’était un fait, pour le fait, d’être un fait, que c’était un nouveau fait que ce fait soit un fait – et ainsi de suite à l’infini. Alors qu’on se le représente comme une positivité stupide et inerte quand on le confond avec un type de réalité métaphysiquement subsistant (en oubliant que cette subsistance devrait bien constituer un fait !), nous apercevons que la mention du fait ne fait qu’un avec la réflexivité elle-même, puisque le fait n’est justement pas une chose subsistante dont la réflexivité serait la structure ou la principale propriété, mais seulement la réflexion de ce qu’il n’est pas, à savoir l’état de choses. Car que reste-t-il si vous supprimez l’état de choses afin d’isoler le fait ? la même chose que si vous supprimez le savoir dont on se représentait qu’il devait relever (comme la géométrie euclidienne dans l’exemple des angles du triangle) : rien ! Ce rien est le fait lui-même.

C’est très concret, et on va le montrer en redoublant non pas l’être (cela donnerait l’essence) mais l’étant au moyen de la simple répétition de sa mention, dont le principe est habituellement de ne rien signifier. Si en effet je dis « une rose est une rose », d’une certaine manière je ne dis rien ; mais d’une autre, je dis que pour une rose, être une rose, cela constitue non pas une éventualité ou même une nécessité logique (celle de la tautologie) mais bien un fait ! Et contre ce fait, personne ne peut rien – et notamment moi qui vient de le faire apparaître en produisant cette répétition.

La condition de tout cela est la réflexivité intrinsèque du fait. Car il est bien évident que je ne pourrais constituer aucun fait par ma seule réflexion (je pourrais seulement constituer des idées, dont la notion est l’autre de celle du fait) si la nature du fait n’était pas déjà la réflexion. On le voit très bien en prenant n’importe quel exemple, qui sera d’autant meilleur qu’il sera plus trivial et commun : qu’il pleuve ce matin. Où est la réflexion, demandera-t-on, en dehors de l’énoncé qui indique le fait en question ? En ceci que c’est bien un fait, ce que je viens d’indiquer en pointant comme un fait qu’il pleuve ce matin : c’est un fait que la pluie de ce matin constitue un fait, et ce fait même constitue un nouveau fait sans qui j’y aie rien ajouté, parce qu’il appartient à la notion du fait qu’elle soit en même temps, et inséparablement, celle de la factualité du fait.

Ainsi peut-on dire qu’un fait n’est tel qu’en excès factuel à lui-même, comme l’indique dans notre langue le jeu de l’indicatif et du subjonctif qu’on peut toujours mobiliser pour accentuer cela (c’est un fait que le fait soit  un fait ; c’est un fait que ce qui n’est pas un fait ne soit pas un fait).

Pour signifier l’excès qui conditionne l’identité, et même si nous le faisons sans nous interroger sur ce que cela implique, on parle de vérité, notamment de manière adverbiale On peut dire ainsi qu’un fait n’est un fait qu’à être vraiment un fait. En somme c’est le même de n’être pas vraiment un fait et de n’être pas du tout un fait. La réflexivité intrinsèque du fait est donc l’attestation de son identité au vrai : le fait n’en est un qu’à l’être en vérité, qu’à être vraiment un. Quant au vrai, personne n’ignore qu’il ne l’est qu’à l’être vraiment (le pas vraiment vrai, c’est le douteux, et l’apparemment vrai, c’est le faux)[3].

Le paradoxe des faits purement imaginaires

Mais la réflexion n’est pas simplement « pure » au sens où la constitution d’une idéalité (par exemple le cercle, en opérant un passage à la limite à partir de l’expérience d’une multitude de choses rondes), ou au sens de la structure de la vérité, elle est aussi empirique et donc, quand elle se donne ses objets, imaginative. Les fait peuvent donc être purement internes à l’imaginaire, et à l’imaginaire le plus débridé et le moins réaliste, sans être eux-mêmes des faits imaginaires. Car un fait imaginaire (par exemple qu’il fasse beau ce matin) est tout ce qu’on voudra mais en tout cas pas un fait (de fait : il pleut !)

Pour montrer avec encore plus d’évidence l’extériorité des notions de factualité et de positivité, on envisagera le paradoxe supplémentaire que serait, aux yeux d’un réaliste naïf, la reconnaissance de faits purement conditionnels : dans le domaine conditionnel aussi le statut de factualité peut être reconnue, car ce qu’on indique, en pointant non pas la réalité mais la possibilité d’une condition, c’est bien un fait spécifique. Imaginons que je désire un objet qui coûte une certaine somme constituant tout mon avoir, mais que sur le chemin de mon achat je sois tenté par un autre objet aperçu dans la devanture d’un magasin. Eh bien dans cette situation purement virtuelle qu’est la tentation, je me trouve confronté à un fait : c’est un fait que si je dépense mon argent pour ceci, je ne pourrai plus acheter cela. Aucune tergiversation possible : ce n’est pas une interprétation que je donne de la situation, une opinion que j’émets, mais bien un fait que je mentionne et auquel je suis aussi durement confronté que je puis l’être à un fait aussi matériel que la pluie qui se mettrait à tomber pendant que je réfléchis. Nous avons bien affaire à un fait irréductible, alors qu’on aurait pourtant raison de dire que tout se passe dans ma tête (je n’ai encore rien acheté : je suis arrêté devant le magasin en train de réfléchir).

Forçons le paradoxe en arguant de faits conditionnels passés et même négatifs. C’est par exemple un fait si j’avais dépensé mon argent hier je ne pourrais plus m’offrir l’objet qui me fait envie aujourd’hui (sous entendu : mais je ne l’ai pas dépensé donc je dispose encore de cet argent). Là encore tout se passe dans la tête et il n’arrive absolument rien. Mieux, même : tout repose sur l’idée qu’il n’est rien arrivé (je n’ai pas fait d’achat hier) de sorte qu’une condition positive bien que purement virtuelle peut être admise – et certes elle doit l’être : ce n’est pas une idée, mais bien un fait ! De même, c’est un fait parfaitement incontestable que Brutus n’aurait pas pu participer au meurtre de César s’il s’était trouvé à Athènes ce jour-là ! Pas la moindre trace d’existence dans l’éventualité qu’on pose ainsi – et pourtant c’est un fait.

Mais il faut aller plus loin et reconnaître des faits irréductibles à la constitution qu’on en opère actuellement, des faits qui sont aussi certains dans l’ordre de l’imaginaire que d’autres le sont dans la réalité mondaine. N’est-ce pas un fait, par exemple, que  le chien de Tintin s’appelle Milou et non Azor ? Ce fait est absolument certain, définitif et irrécusable, puisque rien ni personne ne peut ni ne pourra rien y changer : ce chien qui n’existe pas s’appelle ainsi et pas autrement ! Personne ne songe à mettre sur le même plan le réel qui est tout et l’imaginaire qui n’est rien, mais tout le monde doit reconnaître qu’ils autorisent l’un et l’autre la même mention du fait comme tel, c’est-à-dire en tant qu’irréductible à tout ce qu’on en peut penser : qu’on imagine la neige être noire ne change rien au fait qu’elle est blanche, exactement comme la désignation du chien de Tintin comme Azor ne changerait rien au fait qu’il s’appelle Milou.

On peut pousser encore l’argument de l’imaginaire comme ordre de factualité en montrant que l’arbitraire le plus « subjectif » peut s’ajouter à l’irréalité la plus flagrante sans que cela empêche celui qui s’y livre de mentionner des faits absolument authentiques. Puisque c’est un exemple de fait que le chien de Tintin s’appelle Milou, il suffit d’imaginer n’importe quoi pour qu’aussitôt apparaisse un domaine où il soit non pas simplement possible mais inévitable de mentionner des faits. L’arbitraire et l’instantanéité ne sont aucunement exclusifs de la « factualité ». Ainsi inventé-je à l’instant, c’est-à-dire contre la consécration historique et culturelle qui pourrait donner à Tintin et à Milou un semblant de réalité, un héros qui s’appelle Toto et dont l’animal familier, un ornithorynque, s’appelle Kiki. Or que l’ornithorynque de Toto s’appelle Kiki, voilà un fait contre lequel rien ni personne, y compris Dieu en admettant qu’il existe, ne peut définitivement rien ! Moi-même, d’ailleurs, je n’y peux rien : voudrais-je modifier son nom que, pour l’éternité, le fait est que cet animal qui n’existe pas se sera appelé Kiki. Car des fait, on peut indéfiniment en produire comme le ferait un scientifique établissant de nouvelles corrélation, mais bien en inventer et de la manière la moins réaliste qui soit. Par exemple : si la Chine avait encore un empereur et si j’étais cet empereur, c’est un fait que je serais un personnage considérable. Pur fantasme (moi, empereur de Chine ?!), bien sûr. N’empêche que, hors de tout réalisme, je viens d’indiquer un fait  que personne ne peut récuser !

Des faits comme celui-ci, aussi irrécusables et incontestables que les évidences les plus communes et les mieux admises, n’importe qui peut en inventer autant qu’il veut à chaque instant en restant parfaitement indifférent aux contraintes de la réalité : ils s’imposent à jamais, et ne relèvent pas d’une factualité inférieure ou différente de celle de la pluie de ce matin ou de la sempiternelle course de la terre autour du soleil. Cela vaut aussi pour les domaines qui, comme tels, sont des gisements indéfinis pour la production de faits.  Inventez une discipline, aussi sérieuse ou fantaisiste que vous voudrez, et vous aurez par là même autant de faits que vous voudrez dont elle sera littéralement la production. Une discipline est en ce sens une machine à produire des faits, puisque ceux-ci la suivront alors qu’on aurait imaginé qu’on l’instituait afin de les étudier. On peut donc admettre l’indéfinie production de disciplines farfelues qui constitueraient autant d’horizons pour des faits qui n’en seraient pas moins irrécusables. Et ainsi de suite. Pour être inventé, un fait ne laisse pas d’en être un – et bien sûr la question qu’il pose est celle du réalisme non pas de l’invention mais du fait dont elle est l’invention…

Combinons les hypothèses du fait conditionnel et du fait imaginaire. Mentionnons alors ce dernier fait, tout aussi irrécusable et incontestable que les autres : non seulement Brutus n’était pas à Athènes au moment de la mort de César, mais il n’était pas non plus sur la planète Mars ! Affirmation farfelue, on l’accorde. Mais ce jugement ne change rien au fait que Brutus n’était pas sur la planète Mars ce jour-là : toutes les moqueries qu’on nous adressera ne pourront rien changer à son caractère irrécusable et définitif (nous sommes sûrs que les explorateurs de cette planète ne trouveront sur elle aucune trace du passage de Brutus).

Personne ne dira jamais qu’un fait négatif ou conditionnel, et a fortiori un fait farfelu, constitue une réalité, un moment du monde, puisque rien n’est donné, que rien ne s’est passé : on est dans le pur domaine des pensées, dont l’idée est précisément ce à l’encontre de quoi on a pourtant l’habitude de définir les faits.

L’exclusivité à l’ontologie devient flagrante quand la négation porte sur ce qui est expressément ontologique, c’est-à-dire sur l’être en général ou, pour être concret, sur l’existence, et qu’on obtient ainsi l’indication d’un fait. c’est-à-dire quelque chose à propos de quoi on puisse finalement avoir raison ou tort. C’est bien un fait, n’est-ce pas, que ni Tintin ni Milou n’existent ? Un fait qui n’est pas moins certain et avéré que n’importe quel fait positif de l’expérience commune ! La non existence, qui comme telle n’est qu’une idée, eh bien la réflexion peut à bon droit en faire advenir la mention comme celle d’un fait !

Bref, il n’est pas besoin d’être réel pour relever du domaine des faits, ni même besoin d’être quelque chose, tant au sens proprement ontique (question de ce qui est, devrait ou pourrait être) qu’au sens ontologique (question de l’être) : je puis aussi bien dire « c’est un fait qu’il n’y a rien dans cette boîte » que dire « l’existence en général est un fait » voire même, pour aller jusqu’au bout dans ces notions qui avèreront l’ultime inconsistance ontologique de notre notion, dire que « le non être de ce qui n’est pas est un fait ». Et certes, ce sont bien les tout premiers faits que le premier des philosophes, Parménide, a jugé utile de nous faire remarquer : « l’étant est, le non étant n’est pas ».

Conclusion sur l’extériorité à l’être

Si une confusion est possible avec les moments de la réalité quand on parle des faits positifs (par exemple que la lampe soit posée sur la table est un fait et un aspect de mon cabinet de travail dans sa réalité), elle cesse absolument de l’être quand les faits qu’on mentionne sont négatifs, conditionnels et farfelus, puisqu’on peut aussi bien dire qu’à chaque fois il ne s’agit de rien. Par où l’on découvre que non seulement la question du fait déborde la question de la réalité (l’irréel ne comprend pas moins de faits que le réel), mais encore il déborde la question de l’être puisque ce qui n’est rien ne suscite pas moins d’assertions en termes de faits que ce qui est quelque chose. L’énigme du fait est donc aussi bien celle d’un réalisme qui s’accommode, à la limite, d’une abolition de la positivité ontologique dont il semblait que n’importe quoi dût d’abord relever : c’est celle de l’indifférence à la question de l’être ou, si l’on préfère, de l’extériorité à l’ontologie.

On ne peut donc aborder la question du fait qu’en récusant non seulement son habituelle identification au réel voire même à l’étant, mais encore l’évidente nécessité de devoir toujours parler de quelque chose et non pas de rien, puisque c’est dans la forme de cette alternative que nous mettons en œuvre la tautologique a priorité de l’être. Très concrètement : il faut que nous nous préparions à la surprise de devoir reconnaître des faits, c’est-à-dire de l’irrécusable, là où il n’y aura pas de réalité et même là où il n’y aura rien ! Comment ce qui n’est rien peut-il se donner comme absolument irrécusable, produire sur la représentation un effet d’inanité, et s’imposer d’une manière telle qu’on lui reconnaisse comme premier caractère d’être « têtu » ?

La résolution de ce paradoxe, et donc le secret de la notion qu’il va nous falloir amener au jour dans ce qu’il suppose et ce qu’il implique et surtout dans l’indication de ses exactes conditions de validité, c’est l’identification du fait au vrai, de la factualité (le fait d’être un fait) à la vérité (le fait d’être vrai).

L’être est un fait alors qu’on ne peut pas dire l’inverse, de sorte que la question du fait est aussi celle de l’antériorité à l’être dont la reconnaissance de ce dernier doit forcément procéder, puisqu’il est vrai (c’est un fait) qu’il y a de l’être. L’identification au vrai et non au réel ni même à l’étant permet ce que la croyance habituelle en sa positivité rendrait incompréhensible : que ses caractères d’être négatif, conditionnel ou farfelu soient parfaitement indifférents alors qu’ils auraient dû être rédhibitoires.

La question est donc de savoir ce qu’il faut entendre exactement quand nous parlons de l’équivalence de la factualité et de la vérité. Nous l’avons rencontrée dans le discours (dire le fait, c’est dire le vrai et réciproquement), mais le propre du fait est bien de renvoyer le discours à rien… Et donc aussi d’avérer que le vrai est irréductible voire même indifférent à tout ce qu’on en peut dire.

D’où ce paradoxe méthodologique que la question du fait est en même temps inhérente à celle du discours (le fait, c’est ce qu’on dit) et indifférente à cette dimension qui reste « subjective »… Bref, qu’entendons-nous exactement par « vrai » pour qu’on puisse, dans le discours et hors de lui, confondre légitimement cette notion avec celle du fait ?

[1] Aristote prend un autre exemple, à propos des futurs contingents : y aura-t-il une bataille navale ?

[2] Dans un premier temps seulement. Car l’impossibilité qu’on réfléchisse l’être (si on le réfléchit, ce n’est plus l’être mais l’essence) peut aussi bien se lire comme l’échappement toujours déjà opéré de l’être à lui-même, et donc comme une autre forme d’infinité : une infinité négative, par opposition à l’infinité positive du fait. Concrètement : l’être n’est que son propre retrait, l’étant devant alors se comprendre comme reste.

[3] Que l’apparemment vrai soit le faux ne permet pas de dire que le vrai doit être réellement vrai – selon l’opposition habituelle de l’apparence et de la réalité, puisque c’est expressément de ne pas se confondre avec celle la réalité que la notion de vérité peut se constituer dans son caractère réflexif. En d’autres termes, si la vérité devait être réellement (et non pas vraiment) la vérité, cela signifierait que par vérité on entend une des structures de la réalité, laquelle ne relèverait donc pas de la vérité puisque ce serait au contraire celle-ci qui relèverait d’elle.