Qu’est-ce qu’un fait

 

Chapitre premier : pour une critique du réalisme

La notion du fait est la plus réaliste de toutes. Mais on ne peut l’affirmer sans s’interroger sur ce qui est implicitement signifié de cette manière. Au sens le plus étroit et le plus commun, est réaliste celui qui traite tout sur le modèle des choses, lesquelles existent en elles-mêmes par opposition aux objets qui dépendent de notre pensée : ce caillou qu’on a ramassé sur la route est une chose, par opposition au triangle qui est l’objet que se donne le géomètre. On se représente alors que l’indépendance, la subsistance, l’indifférence sont les traits des premières, par opposition à la dépendance, la non subsistance et à la docilité « transcendantale » des seconds. Et certes, il ne dépend de personne que le caillou qu’on a trouvé soit ainsi plutôt qu’autrement, tandis que si le géomètre choisit des axiomes différents, y compris les plus contraires à l’évidence, son objet en deviendra tout autre, la réalité qu’on lui prêtait n’étant que celle de l’axiomatique dont il relevait. Pourtant ce même géomètre peut adopter une attitude réaliste envers son objet : il en étudiera d’autant plus aisément les propriétés qu’il fera comme s’il s’agissait d’une chose, en s’efforçant d’oublier qu’il est une création continuée de l’esprit, quelque chose en somme de très proche de ce qu’on rencontre en rêve. De fait, justement, il n’y a de triangle, avec les propriétés très particulières qu’on lui reconnaît, que pour autant qu’un géomètre pense qu’il y en a un… L’idée d’être réaliste est donc méthodologique plutôt qu’ontologique : sauf à partir d’une réflexion artificielle et arbitraire à laquelle personne ne pourrait adhérer (idée qu’on vivrait dans un monde de pures apparences, etc.), on n’a pas à vouloir être réaliste envers un caillou trouvé sur la route (on l’est spontanément), alors qu’il est pour ainsi dire inévitable que le mathématicien choisisse de l’être envers les abstractions dont il entreprend de dégager les propriétés.

Que le réalisme soit une attitude plus qu’une métaphysique, c’est pourtant ce que la plus réaliste des notions paraît non pas contester mais mettre en question, puisqu’elle consiste avant tout à poser que le subjectif ne compte pas : « adoptez l’attitude que vous voulez, croyez ce que vous voulez sur la nature du réalisme : de toute façon les faits sont là et vous n’y pouvez rien ! »

Etant celle de l’irrécusable, cette notion est celle de l’inanité des distinctions réflexives et d’abord de celle qu’on vient de faire. En ce sens il serait naïf d’opposer le réalisme spontané de celui qui trouve un caillou sur la route au réalisme méthodologique du géomètre qui veut découvrir et non pas imaginer de nouvelles propriétés à un objet dont par ailleurs il sait très bien qu’il est constitué par les règles qu’il s’est données. Ce qui a été trouvé sur la route et ce que la réflexion a construit relèvent du régime commun : c’est par exemple un fait que ce caillou est blanc, et c’en est un autre que la somme des angles d’un triangle soit égale à deux droits, quoi qu’il en soit par ailleurs des nécessités subjectives. Et certes, on aurait très bien pu ne pas voir ce caillou (il aurait quand même été blanc), et un mauvais raisonnement eût pu nous faire croire que la somme des angles du triangle était égale à trois droits ou à un seul (elle aurait quand même été égale à deux droits).

Au-delà des oppositions faciles du donné et du construit, du réel et du constitué et de leur circularité stérile (le donné est forcément constitué par les conditions de sa reconnaissance, et le résultat de la construction doit bien être donné à un moment ou à un autre), la question de savoir ce que c’est qu’un fait est celle de ce qui impose au subjectif une restriction telle que l’immanence qu’il est pour lui-même soit reconnue par lui comme séparée d’une légitimité dont le paradoxe est bien qu’on bute sur elle. Le faits, c’est d’abord ce qui fait que je n’ai pas raison par moi-même, cela de quoi je dois recevoir d’avoir raison ou d’avoir tort, cela qui m’autorisera à penser ceci plutôt que cela – et donc ce sans quoi je suis, au sens juridique, un incapable. La réflexion assume cette brutalité, d’autant plus flagrante qu’elle peut être énoncée par un autre : « ce que vous pensez ou rien, en droit, c’est pareil ! » C’est dire que la question du fait met en avant un réel dont on voit bien qu’il n’a pas simplement statut d’extériorité pour la pensée qui s’imagine autorisée d’elle-même, mais d’offense [1]! Et certes, nous l’admettrons quand, les faits étant avérés, nous invoquerons une croyance là où nous pensions pourtant avoir été sujet d’un savoir (« ah, vous avez raison : je croyais que… ») : nous avouerons la faute d’avoir involontairement opté pour l’imaginaire quand la question était celle de la réalité.

On revient alors au paradigme des choses : serait réaliste celui qui, même ne s’agissant pas de choses (on vient de citer des idéalités), conserve l’approche qui vaut pour les choses. Les choses, on constate qu’elles sont là, tandis que les idées, les concepts, les images, il faut les produire dans sa tête – la différence étant en somme celle de ce qui est objectif et de ce qui est subjectif. Sauf que si le donné est toujours construit et le construit forcément donné, ainsi que l’enseigne la plus plate des réflexions, on ne voit plus comment cette distinction pourrait être autre chose qu’une naïveté, un point de vue d’enfant ! Dès lors faut-il mettre en question cette identification, par le mot, de l’attitude réaliste à l’adoption du modèle des choses : l’injonction de traiter, par exemple, les faits sociaux comme des choses revient bien à dire que les faits sociaux, et donc peut-être les faits en généralne sont pas des choses…

Un fait n’est pas une sorte de chose

Qu’il pleuve ce matin est un fait, et c’est ce que nous voulons comprendre. Il faut donc cerner la question, autrement dit ne pas se tromper d’objet. Et l’objet de l’interrogation, précisément, est le fait qu’il pleuve, non pas la pluie. L’opposition est très concrète : c’est la pluie qui arrose le jardin, pas le fait qu’il pleuve. Car la pluie n’est pas un fait ; ce qui est un fait, c’est qu’il pleuve. De même cette lampe n’est pas un fait ; les faits, c’est qu’elle existe, qu’elle soit posée sur la table, qu’elle ait un abat-jour bleu, etc. Inversement qu’il pleuve ou que la lampe ait un abat-jour bleu, etc., ne constitue pas autant de choses, ni même de sortes de choses, parce que le concept qu’on s’en formera ne sera pas la constitution d’une essence unique mais de plusieurs (par exemple : lampe, abat-jour, couleur bleue, relation d’appartenance) dont il faudra que nous maintenions réflexivement le lien, lequel devra ensuite donner lieu de notre part à une affirmation (un fait : que la lampe ait un abat-jour bleu). C’est qu’il n’y a rien à constater dans une chose, sauf, précisément, à vouloir mentionner un fait mais alors ce n’est plus de la chose qu’on parlera. Car même en allant au plus simple, je ne « constate » absolument pas cette lampe : ce que je constate, au moins, c’est qu’elle existe – et cela, c’est un fait, bien différent de la lampe elle-même (c’est un fait et non pas une lampe). Voudrais-je, à l’inverse, chosifier le fait (que la lampe existe, qu’elle soit posée sur la table, qu’elle ait un abat-jour bleu, etc.) c’est-à-dire m’en donner réflexivement le concept, que je n’y parviendrai jamais : je n’aurai qu’une idée (l’idée que la lampe existe, l’idée qu’elle est posée sur la table, l’idée qu’elle a un abat-jour bleu) ! Or qu’est-ce que le fait, sinon justement cela qui réduit à rien l’idée qu’on en a ? Et qu’est-ce que la notion du fait, sinon ici celle de cette réduction ?

Le fait que la lampe ait un abat-jour bleu, c’est ce qui réduit à rien la pensée que je puis avoir d’une lampe ayant un abat-jour bleu : je le croirais rouge ou vert ou je me représenterais la lampe comme dépourvue d’abat-jour que cela reviendrait exactement au même puisqu’on appelle précisément « fait » ce qui fait que le subjectif (la pensée, le savoir, l’idée, l’opinion, la croyance, le désir, la crainte, etc.) ne compte pas. Autrement dit, que la pensée soit ceci ou qu’elle soit cela, relativement au fait, ne fait aucune différence. Par contre l’assertion deviendrait absurde si on l’appliquait à une chose : que mon concept soit différent (stylo et non pas lampe) et cela change tout, car alors je parle d’une autre chose (je parle d’un stylo et non pas d’une lampe) ! La corrélation de la différence et de l’altérité définit la chose (pensée différente donc autre chose) alors que c’est leur disjonctionqui marque le fait pour la réflexion (pensée identique ou différente, cela revient au même). Dans la réflexion, cette disjonction est la marque de la transcendance propre du fait – qui n’est donc pas la même que la transcendance de la chose. Une chose n’est pas un fait, et un fait n’est pas une chose.

Transcendance sans reste

Appliquons ce que nous venons d’apprendre à la réalité du monde. Quand je considère une chose au sens large (cette lampe, la mondialisation de l’économie, etc.), j’identifie son être à une extériorité qui me permette d’en parler de diverses manières et d’accepter d’avance la possibilité d’autres discours à leur propos. Le trait essentiel de la chose est qu’elle transcende le point de vue qu’on a sur elle pour que, précisément, ce soit sur elle qu’on ait un point de vue. Ainsi puis-je voir cette table du dessus, mais aussi du dessous si je me penche, de profil si je m’éloigne, en parler d’un point de vue esthétique, d’un point de vue économique, et ainsi de suite. La chose relève ainsi d’une transcendance qu’on peut convenir d’appeler réelle pour signifier qu’elle reste extérieure aux points de vue qui s’exercent sur elle, et qui peuvent donc être indéfiniment renouvelés. Ainsi les mêmes choses peuvent constituer à travers le temps des objets pour des disciplines différentes. Sur une chose ou sur un événement (qui en ce sens est une sorte de chose) une infinité de points de vue peuvent s’exercer, forcément compatibles entre eux puisqu’ils sont autant de perspectives uniment offertes par cette chose. Dire qu’une chose est transcendante, c’est dire qu’elle est la même chose dans la diversité des perspectives qu’elle offre ou, si l’on préfère, c’est dire qu’elle est le sujet de cette diversité, laquelle est donc une – d’une unité qui est par conséquent non pas l’être (dont on peut plutôt concevoir la dispersion) mais l’étantité de la choses (le fait qu’elle soit un étant).

S’agissant des faits, il semble qu’on puisse utiliser la même notion de transcendance, puisqu’il est toujours possible de porter sur eux des jugements qu’on pourra ensuite rectifier, attestant par là qu’ils sont restés les mêmes quand nous changions d’attitude ou de points de vue. A peine est-il besoin de dire qu’ils peuvent s’entende de manière intersubjective, c’est-à-dire constituer l’objet commun d’une diversité d’interlocuteurs.

Or c’est exactement le contraire qui est vrai et pour une raison décisive qui est qu’un autre point de vue ne peut concerner qu’un autre fait – de sorte que c’est à avoir confondu d’avance et par principe les faits et les choses qu’on pourra ensuite essayer de se faire croire que les mêmes faits peuvent donner lieu à des points de vue différents. C’est que la perspective qui conditionne le fait ne peut pas être distinguée de sa réalité exhaustivement considérée : un fait social ou médical n’en est un que pour le sociologue ou le médecin, sujets à chaque fois définis par une perspective singulière exclusive. C’est d’autant plus évident que le domaine considéré est plus éloigné de l’expérience commune. Quand je dis que l’égalité des angles du triangle à deux droits est un fait, je ne fais rien d’autre que mentionner la perspective euclidienne – au sens où je ne mentionne absolument pas un fait qui serait donné (cette égalité) en indiquant par ailleurs le point de vue qui permet d’en prendre connaissance (la perspective euclidienne), et qui devrait alors être contingent. Non : le point de vue et le fait sont proprement constitutifs l’un de l’autre : que les angles du triangle soient égaux à deux droits n’est pas quelque chose sur quoi la géométrie euclidienne aurait un point de vue particulier, mais c’est cette géométrie même. La même illusion réflexive qui faire croire à la réalité substantielle des faits (ce seraient des sortes de choses métaphysiquement données auxquelles on aurait toujours mission de revenir) fait imaginer que des points de vue sont pris sur eux. Rien de plus faux : supprimez le point de vue qui est en même temps un savoir au sens d’une compétence (dans cet exemple la géométrie euclidienne), et il ne reste rien, absolument rien, de ce qu’on aurait voulu isoler et sur quoi on aurait pu envisager de faire porter d’autres points de vue : rien, pas même son idée (sans la géométrie euclidienne, l’idée que les angles du triangle soient égaux à deux droits n’a aucun sens) ! Par contre, vous pouvez distinguer le point de vue et la chose en mettant le point de vue entre parenthèses, il vous restera toujours la chose en soi et son idée – qui est alors celle du noumène.

Bien sûr, la détermination de cette chose et de son idée ne pourra se faire que dans l’énoncé d’un fait, par exemple scientifique, de sorte qu’on est renvoyé à la première nécessité. Mais sur le principe – et c’est ce que nous voulons indiquer ici – la différence est radicale : d’un côté il y a un reste et de l’autre il n’y en a pas. La chose est toujours quelque chose d’autre que la perspective qui s’exerce sur elle, et c’est ce qu’on exprime par les notions kantiennes de chose en soi et de noumène ; le fait n’est rien d’autre que cette même perspective.

D’où cette double conséquence, capitale pour notre enquête : 1) il n’y a pas de faits en soi alors même que leur notion est celle de ce qui s’impose à l’encontre de toute disposition subjective, et 2) le propre d’un fait est de ne pas être pensé alors même qu’il apparaît comme exhaustivement intelligible, au sens où il n’est rien d’autre que l’intelligence elle-même (le fait que les angles du triangle soient égaux à deux droits n’est pas l’objet de la géométrie euclidienne, mais cette géométrie même)C’est évidemment ce double paradoxe que nous devrons avoir résolu, puisque c’est en lui, concrètement, que réside l’énigme du fait.

Identité sans essence

On va retrouver la double impossibilité pour le fait d’exister en soi et d’être pensé quand on l’oppose à la chose non plus de l’extérieur, comme on vient de faire, mais de l’intérieur. Commençons par indiquer que la transcendance des choses n’est pas simplement l’extériorité à la représentation qu’elles partagent avec les faits : c’est avant tout leur extériorité à elles-mêmes, qu’on peut encore appeler transcendance interne. Rien là que de très évident : ce qui fait la chose, par exemple cette lampe qui est posée sur ma table en ce moment, c’est qu’elle soit une chose. La transcendance propre de la chose, autrement dit sa transcendance à elle-même et pas seulement à ma pensée, est donc son extériorité interne, si l’on désigne ainsi sa distinction relativement à une essence qui soit expressément la sienne. La structure fonctionne dans les deux sens : ma lampe n’est elle-même dans sa singularité qu’à être une lampe, mais d’autre part ce n’est pas une lampe qui est sur ma table mais bien ma lampe (celle-ci, liée à tel et tel souvenir, etc.). La chose a donc pour être sa transcendance interne entendue en même temps comme le rejet et l’implication de l’universel qui l’identifie. D’abord l’universalité : je vais au magasin acheter une lampe ; puis le rejet de cette universalité, qui va constituer une existence : ce n’est pas une lampe en général ni n’importe quelle lampe que je ramène, mais celle-ci ; enfin l’universel concret que nous actualisons en reconnaissant l’essence dans la singularité : c’est une belle lampe, vous ne trouvez pas ?

L’essence étant, comme dit Hegel, la « réflexion de l’être », il revient au même de remarquer cette structure ontologique et de dire, en langage de sujet, que l’aperception d’une chose est toujours déjà engagée sur le chemin  de la réflexion. Ce mouvement assure sa singularité (Kant ajouterait : par le biais du schématisme, mais peu importe ici), laquelle singularité n’est dès lors pas un statut inerte et positif mais une transcendance, celle d’être une chose et non pas une idéalité. La « réalité » au sens étroit d’être une chose est donc le rapport toujours déjà engagé de la singularité du « ceci » vers l’universalité réflexive de l’essence, de sorte qu’elle est en même temps la nécessité pour son sujet forcément singulier qu’il soit également universel. C’est moi qui vois ma lampe, mais je ne la vois qu’à reconnaître en elle une lampe, c’est-à-dire qu’à avoir sur cette universalité un point de vue qui soit littéralement celui de n’importe qui (le point de vue de la pure réflexion, celui pour qui il y a les nécessités objectives). Mon point de vue dépasse sa propre singularité quand je vois ce que n’importe qui verrait à ma place (une lampe), en même temps qu’il y revient (c’est cette lampe attachée à tel souvenir de ma vie), avant d’opérer pour lui-même un rétablissement où l’universel est maintenu à distance bien que sa nécessité ait été satisfaite (je suis content d’avoir une lampe si singulière).

Cela étant, c’est d’une lampe réelle que je parle, d’une chose et non de l’idée de lampe, signifiant ainsi que la nécessité de l’universel ne cessera jamais d’insister. Par exemple si la lampe tombe en panne : une lampe, ça doit produire de la lumière, or celle-ci n’en produit pas ! Et de toute façon la lampe reste en insuffisance relativement à sa propre universalité (c’est ce qu’on vient d’appeler l’insistance de cette dernière) puisqu’elle risque toujours de tomber en panne même quand elle fonctionne parfaitement. Dès lors reconnaîtra-t-on comme propre à la chose sa transcendance par rapport à son essence ou, si l’on préfère, son inégalité à celle-ci. Voilà par conséquent le propre de la chose : la nécessité toujours maintenue barrée qu’elle soit à la hauteur de sa propre nécessité, la chose ayant alors pour être son insuffisance ontologique. Rien n’est donc réel, au sens d’être une chose, qu’à être cerné d’une universalité qui est indistinctement sa vocation et son échec : l’étant est élancé depuis toujours vers l’universel qu’il est proprement, mais c’est en vain, à cause de cet universel même que le fini ne peut pas égaler parce que cet universel n’est que néant (forcément : si ma lampe s’égalait à l’universalité de son identité de lampe, il n’y aurait plus de lampe du tout). Pour nous, si l’on revient à ce dont l’essence était la réflexion, cela signifie que nous sommes à la fois l’être de tout, l’être en général (pas de différence, subjectivement parlant, entre ces deux vérités : « tout est », « je suis », ET l’inadéquation à cette nécessité (c’est vrai : je ne suis que moi)[2].

Or cette transcendance qu’on peut subjectiver comme une sorte de négociation de l’existence avec l’universel et qui fait la chose, elle ne concerne en rien le fait. Plus concrètement : je peux répondre à la question de savoir ce que c’est que la pluie, mais je ne peux pas définir le fait qu’il pleuve autrement qu’en m’y tenant : il pleut ce matin ; que puis-je vous dire d’autre ? Pas que je suis déjà engagé dans l’universalité de ma position réflexive, en tout cas, parce qu’alors ce n’est pas du fait qu’il pleut que je parlerais, mais seulement de la pluie (qui certes est une pluie). Prenez n’importe quelle chose et vous constaterez que vous êtes déjà en train de l’universaliser (cette lampe est une lampe) ; prenez n’importe quel fait (que l’abat-jour de cette lampe soit bleu) et vous constaterez au contraire que vous êtes cantonné à lui, qu’il n’est exemplaire de rien, qu’il ne participe d’aucune essence – que vous ne pouvez en somme jamais le dépasser vers une idéalité qui serait sa vérité en termes de savoir. Ainsi l’idée de lui donner comme existence son inadéquation à cet universel n’a pas de sens puisque le fait n’a pas d’existence (contrairement à ce qui vaut pour la chose, la suppression de la perspective est sans reste, en ce qui ne concerne). Cette alternative du rapport à l’universel (oui pour la chose, non pour le fait) est très concrète : la chose est déjà et encore sa propre universalité, de sorte qu’on ne se tient jamais à l’épreuve qu’on en fait parce qu’on était déjà auprès de son idée avant même de l’avoir rencontrée[3], ainsi que Platon l’a professé de diverses manières. Par contre le fait, lui, on s’y tient… On traduira cette opposition en disant qu’on a l’expérience de la chose, mais que l’on éprouve le fait (on obtient la notion d’épreuve en retirant l’idée de savoir à celle de l’expérience).

Du fait, et précisément parce que je m’y tiens à l’encontre de toute éventualité d’universalité c’est-à-dire de savoir, j’atteste la singularité. Ce n’est pas la même que celle de la chose, faite de son élan vers l’universel impossible (sa réalité serait l’anéantissement de la chose : la lampe en soi qui ne serait ni celle-ci ni celle-là) En référence au tout premier caractère du fait par là même expliqué on nous permettra de l’appeler une singularité butée pour signifier que le fait est essentiellement stupide : à l’instar de l’adolescent que ses parents essaient de raisonner, il réduit à du bruit les arguments les plus clairs, les raisons les plus précises, les indications les plus intelligentes (il attend juste qu’on cesse de parler pour se retrouver là où il n’a jamais cessé d’être : exactement au même point). La singularité du fait ne s’oppose pas à l’universalité en général, mais à l’élan inégal vers elle qui caractérise la chose : vers quelle universalité, par exemple, pourrait tendre le point de vue du géomètre qui constate l’égalité des angles du triangle à deux droits ? Ma lampe est une lampe, mais on ne peut rien avancer d’analogue en  ce qui concerne le fait que les angles du triangle soient égaux à deux droits : il en est ainsi, et voilà tout. Il n’y a donc pas de communauté d’essence entre les faits, alors que les choses se constituent expressément d’y appartenir (voici une lampe, et en voici une autre). Un fait n’apprend rien sur un autre fait, contrairement à ce qui se passe dans le domaine des choses (« ah oui : j’ai déjà eu une lampe comme celle-ci, je sais que l’interrupteur est fragile ») et a fortiori des idées qui s’engendrent entre elles. Mais on l’a dit : la mise entre parenthèses de la perspective ne laisse rien : pas même l’idée ! On a donc une singularité en quelque sorte pure : je vous parle de ce fait-ci (qu’il pleuve) et non pas de ce fait-là (que la somme des angles d’un triangle soit égale à deux droits), sans qu’on puisse les ranger dans une communauté de signification autrement que dans une réflexion qui les aurait échangés contre leur idée (l’idée d’un fait n’est pas un fait). C’est cette distinction de l’identité propre et de l’essence qui, en fin de compte, le constitue ontologiquement comme un fait et non pas comme une chose. Un fait a une identité mais pas d’essence.

Le fait n’est pas une chose, il n’est même pas quelque chose, car ce dont il ne reste même pas l’idée quand vous suspendez le savoir qui le concerne, on ne dira jamais que c’est quelque chose. Rien là que de très concret – et c’est précisément ce caractère d’être concret pour ce qui n’est rien (le comble du réalisme, en somme) qui constitue le problème que nous avons à résoudre : que le fait s’impose, qu’on bute sur lui, qu’il donne l’impression d’être aussi matériel et irréductible qu’un caillou, mais que d’autre part il ne s’agisse de rien quand on parle de lui. Car mentionner un fait n’est pas mentionner un fait : c’est seulement dire qu’il en est ainsi ou que c’est le cas ! D’ailleurs voyez vous-même : prenez le fait que la lampe est sur la table en ce moment et, pour l’examiner en tant que tel, faites abstraction de la lampe, de la table, et aussi de la relation idéale « être sur ». Que vous reste-t-il ? Rien. C’est-à-dire le fait lui-même  (ma lampe sur la table ? c’est en effet le cas) ! Nous le disons clairement : il en est ainsi et voilà tout. Cela signifie qu’il n’y a rien d’autre à considérer et que c’est bien là que gît l’énigme du fait. Reprenons l’indication qui est maintenant son énoncé : il n’y a pas de faits en soi, et un fait n’est jamais pensé (quand il l’est, c’est qu’on parle en réalité de l’idée de ce fait).

Un fait n’est pas un état de choses

Il semble pourtant possible de rendre consistance l’idée contradictoire d’une transcendance sans transcendant en considérant que le fait est tout simplement l’état de choses : ni la lampe ni la table, par exemple, mais la position de la lampe sur la table. Dans un état de choses on a bien affaire à cette irréductibilité au subjectif que réclame la notion, en même temps qu’on satisfait à la condition paradoxale qui vient d’être dégagée, à savoir que le fait ne soit rien (ôtez la lampe et ôtez la table, il ne restera rien de l’état de choses mentionné).

Hélas, cette solution si facile et si conforme à l’opinion commune (et aussi à celle de bien des dictionnaires) est tout simplement fausse, comme le montre n’importe quel exemple, dès lors qu’on est attentif à ne pas mélanger, dans la parole et donc dans la pensée, le fait avec l’idée du fait. Reprenons notre exemple : que la pluie soit une chose, et que le fait, ce soit qu’il pleuve. Eh bien l’état de choses, ce n’est ni ceci ni cela : dans cet exemple, c’est de l’eau en train de tomber du ciel. Quelle différence avec le fait qu’il pleuve, demandera-t-on ? celle-ci : de l’eau en train de tomber du ciel est l’objet d’une idée avec laquelle je peux jouer, que je peux affecter de tous les degrés de vraisemblance ou de probabilité, et que je peux combiner sur différents plans avec beaucoup d’autres – par exemple si je suis en train de rédiger un scénario de film (quel est le meilleur effet : que le ciel pleure avec les amants séparés, ou au contraire qu’un joyeux soleil montre l’indifférence du monde, accentuant par là même leur solitude ?) Certes, je puis par ailleurs définir la pluie par la mention de cet état de choses : de l’eau, le ciel, et leur rapport. Mais justement : c’est la pluie que je définirai alors, pas du tout le fait qu’il pleuve. Car la pluie aura été conçue et imaginée, alors que le fait qu’il pleuve, lui, donne lieu à une constatation. Il va de soi que cette distinction vaut dans tous les ordres, notamment idéaux : l’égalité des angles du triangle à deux droits est un état de choses, qu’il ne faut absolument pas confondre, en tant que tel, avec le fait que les angles dudit triangle soient égaux à deux droits !

Il est évident qu’entre le fait qu’il pleuve et l’état de choses constitué par de l’eau tombé du ciel, il n’y a pas de différence réelle : seulement une différence existentielle, puisque le premier terme vaut seulement comme détermination matérielle d’une idée que, par ailleurs – et c’est bien là toute notre question – le fait qu’il pleuve viendra éventuellement concrétiser. Tout fait est un état de choses, évidemment, mais l’inverse n’est pas vrai et c’est justement en cela que réside la difficulté dont on peut aussi bien dire qu’elle est celle de la spécificité de la constatation par rapport à toute autre forme d’aperception.

Pour nous, l’irréductibilité du fait à l’état de chose a une traduction concrète dont on peut donner indication en opposant le caractère plan de l’état de choses au caractère réflexivement abyssal du fait. C’est qu’un état de choses n’est pas son propre redoublement, parce que si vous dites que l’état de choses est un état de choses vous parlez en réalité d’un fait, c’est-à-dire justement de ce à quoi on entendait opposer l’état de choses. Celui-ci est en ce sens sa propre immédiateté, ne pouvant être réfléchi qu’à être constitué en fait de second degré. Mais le fait, lui, n’est de ce point de vue rien d’autre que sa propre infinité, puisqu’être un fait est encore un fait ou, si l’on préfère, puisque la factualité (le fait d’être un fait) est elle-même de nature factuelle ! C’est un fait que le fait est un fait, et ainsi de suite à l’infini. Notion abyssale, par conséquent, indéfiniment réflexive. Par contre l’eau en train de tomber du ciel, ne se redouble pas : c’est de l’eau en train de tomber, et voilà tout. Telle est, transposée en termes de structure, l’opposition de l’identité et de l’essence c’est-à-dire de l’impossibilité de ne pas se tenir au fait et de la nécessité de l’avoir toujours déjà dépassé.

Conclusion

Le fait n’est pas une sorte de chose et n’est même pas un état de choses. Un point de vue s’exerce sur le fait mais celui-ci ne survit pas à sa mise entre parenthèses, et l’état de choses en quoi il consiste n’est finalement que la détermination de l’idée, laquelle est très précisément ce que le fait se définit de récuser en premier. La notion qu’on a présentée comme la plus réaliste de toutes ne renvoie donc à rien, et c’est bien à le reconnaître qu’on peut commencer à poser la question du fait sans tomber dans les naïvetés d’un réalisme non critique. Car maintenant la question accède à sa véritable dimension qui est celle d’une critique du réalisme. Celle-ci passe par l’intelligence d’une notion qui soit celle d’une butée du subjectif au sens large et donc, au sens éminent, du savoir. Savoir ou pas, pour les faits, cela ne change rien. Et pourtant un savoir est une perspective et si vous le suspendez il ne reste rien dont il aurait été supposé être le savoir. La notion épuisée par son statut d’être la plus réaliste de toutes est donc celle d’une contradiction entre l’impossibilité que le savoir compte et l’impossibilité qu’il y ait jamais autre chose que le savoir. Et c’est à la résoudre qu’on mènera ce que nous venons d’appeler une critique du réalisme.

La question n’est donc pas celle de dénoncer l’illusion que serait la croyance aux faits. Outre son manque de dignité (le relativisme est l’idiosyncrasie des « derniers hommes » : ceux qui « clignent de l’œil » en signe qu’ils ne sont plus dupes de rien), la posture qui consiste à montrer que le donné est en réalité du construit et que le naturel est en réalité de l’historique méconnaît son propre statut, qui est de recouvrir l’illusion dénoncée par cela même qui est dénoncé comme illusoire (c’est un fait que le donné n’est que du construit, que le naturel n’est que de l’historique) – en un mot à mentir en toute sincérité. Donné ou construit, naturel ou historique : la question n’est pas là mais dans le droit qu’on a, d’une manière générale, d’affirmer et pas simplement de dire.

Car là est l’enjeu de l’interrogation sur le fait et donc, pour nous, le chemin de la critique du réalisme. Voici son indication dans sa plus grande clarté : on peut dire tout ce qu’on veut mais on ne peut pas affirmer n’importe quoi.

Trouver pourquoi, c’est non seulement avoir répondu avec exactitude à la question de savoir ce que c’est qu’un fait, mais c’est avoir assuré le réalisme du discours contre le ressentiment de ceux qui, tout contents de pouvoir dénoncer, « oublient » par là même que la question du réalisme n’est pas du tout celle d’un réel substantiellement donné et qui attendrait dans les limbes de la réalité d’être dévoilé par nos dispositifs de connaissance, mais uniquement celle d’une responsabilité. Car dire n’importe quoi, c’est être irresponsable.

La question du réalisme n’est donc pas celle d’une subsistance métaphysique à quoi il faudrait croire, mais uniquement celle de distinguer entre la responsabilité et l’irresponsabilité. Cela, on ne pouvait l’avancer qu’à la condition d’avoir commencé par écarter l’illusion métaphysique, précisément, celle qui consiste à ramener la question du réalisme à celle de la généralisation du modèle de la chose ou de l’état de choses.

[1] D’un point de vue généalogique, il ne serait pas absurde de faire équivaloir l’idée d’être réel et celle d’être offensant, ce qui ne l’est pas laissant la subjectivité à l’illusion qu’elle est sur soi sa propre autorité.

[2] Réflexive avant même de l’être, la conscience peut donc posséder la chose en réalisant sa structure et la sienne comme la même. Cela permet la connaissance, par opposition au savoir qui est au contraire l’entreprise de son évitement.

[3] Forcément : je ne puis voir cette lampe qu’à reconnaître en elle une lampe, autrement dit l’universel.