Qu’est-ce qu’un fait ?

Je vois ordinairement que les hommes, aux faits qu’on leur propose, s’amusent plus volontiers à en chercher la raison qu’à en chercher la vérité. Montaigne

Que ne dit-il le vrai sur le vrai ?

Lacan (un rêve)

On dit qu’ils sont têtus pour signifier que, agréables ou pénibles, favorables ou désespérants, simples ou complexes, évidents ou énigmatiques, les faits s’imposent. On n’y peut rien : il faut en tenir compte, « faire avec » comme on dit. La notion du fait est en ce sens la notion réaliste par excellence, celle de l’irréductibilité du réel à quelque forme de subjectivité qui soit, et d’abord au savoir. On peut ignorer que la tour Eiffel se trouve à Paris ou ne pas comprendre que la sommes des angles d’un triangle est égale à deux droits, que cela n’en constitue pas moins des faits, irrécusables et incontestables. « Pensez, croyez, déduisez ce que vous voulez, que cela ne changera rien : les faits sont là ! ».

Les faits s’opposent non seulement aux désirs ou aux souhaits, mais encore aux imaginations, aux idées, aux connaissances et même aux concepts. Bien sûr. Mais qui peut admettre le fait géométrique de l’égalité des angles du triangle à deux droits, sinon un sujet qui soit géomètre, même à l’échelle très modeste d’un écolier ? Un géomètre, c’est quelqu’un qui établit de tels faits. Car aux faits, dont la notion offre dans un premier temps le parangon du donné en général, il appartient essentiellement qu’on ait à les établir. Et il le faut parce qu’ un fait qui n’est pas établi, disons par une enquête ou plus généralement par une réflexion (qui n’a pas forcément besoin d’être explicitée comme quand je constate qu’il pleut), n’en est tout simplement pas un ! Parfois on n’y arrive pas, notamment dans la démarche scientifique ou dans les affaires de la police. On en reste alors à une impression, une idée, une hypothèse, une conviction, une éventualité, tout ce qu’on voudra, mais en tout cas pas à un fait. Parfois, à propos du même état de choses, on n’y arrive d’un point de vue mais pas d’un autre, avérant par là qu’un fait n’est pas plus un état de choses qu’il n’est une chose (car une chose, on n’a pas à l’avérer : elle est, ou elle n’est pas[1]). On peut ainsi avoir la preuve qu’une personne est l’agent d’un crime, mais des raisons juridiques (la personne a déjà été jugée et acquittée pour les même faits, ou toute autre raison qu’on voudra supposer) interdiraient au juge de lui en attribuer la responsabilité : objectivement on pourra savoir que X a tué Y, mais juridiquement sa culpabilité, dont par ailleurs personne ne doute et dont on peut même imaginer que l’individu se vante, ne sera pas un fait parce qu’on n’aura pas pu l’établir, ou qu’on n’aura pas eu le droit de l’établir, voire de mentionner le fait qu’on l’a établie. Tout est là, et pourtant il n’y a rien : le fait n’est pas constitué donc il n’y a pas de fait, bien que les choses et les états de choses soient communément admis. Ainsi la question du fait serait celle de la nécessité d’établir ce qui se définit très précisément de n’avoir pas besoin d’être établi.

Une énigme

La question du fait n’est pas celle d’une mesure qu’on devrait trouver entre ces nécessités notionnelles que sont la donation pure d’une part et l’établissement d’autre part, par exemple en répartissant des pourcentages dont on pourrait même admettre qu’ils varient selon les circonstances, encore moins celle d’un juste milieu auquel il faudrait se tenir (les faits seraient à moitié donnés et à moitié constitués !) Non : le propre du fait réside en même temps et sous le même rapport dans la nécessité d’être absolument et totalement donné (s’il ne l’est que partiellement, seule cette partie pourra être dite factuelle, le reste étant par exemple hypothétique), et d’être absolument établi dans des procédures particulières (le droit pénal, la géométrie, etc.) dont la détermination implique qu’elle en soit la constitution (on n’établit pas la culpabilité d’un accusé comme on établit l’égalité des angles d’un triangle à deux droits).

C’est qu’un fait est forcément tel ou tel fait, un fait de telle ou telle nature, relevant par là même d’un savoir plus ou moins commun dont la notion est donc inhérente à celle du fait lui-même. Ne pas partager le savoir et être aveugle au fait constaté par autrui, c’est la même chose : le spécialiste prendra acte de faits qui peuvent être massifs là où le profane n’aura rien aperçu. En quoi on pose que là où il n’y a pas de savoir, c’est-à-dire d’horizon de possibilité pour de telles déterminations, il n’y a pas de fait. Pour le profane, il n’y a tout simplement rien à voir. Et c’est toujours une surprise pour le spécialiste de constater que les faits les plus flagrants ne sont aperçus que par lui et leur indication, purement déclarative dans son esprit, assimilée à une opinion, un jugement de valeur, un avis partisan. Le même état de choses est un fait pour tel savoir, et n’en est pas un pour tel autre savoir dont il peut également relever : le médecin peut par exemple être aveugle à la réalité financière du traitement qu’il prescrit et le comptable à sa nécessité thérapeutique. Et l’exemple précédent montre que le savoir constitue non pas la mesure mais bien la réalité du fait : celui dont la Justice ne sait pas ou n’a pas à savoir qu’il est coupable, eh bien, il est tout simplement innocent. On synthétisera ce premier apport en disant que la nature du fait, c’est d’être su.

Qu’il appartienne essentiellement au fait d’être su parce qu’il est toujours un fait de telle ou telle nature, on l’exprime en disant qu’il est constitué du savoir dont il relève. Cette égalité des angles du triangle à deux droits, par exemple, est constituée de part en part de géométrie, autrement dit de savoir : c’est un fait géométrique, et ainsi de suite pour tous les exemples qu’on voudra prendre. Mais il faut aller plus loin et reconnaître la non transcendance du fait sur le savoir qui l’établit comme un fait, précisément, c’est-à-dire comme quelque chose qui lui soit pourtant irréductible de manière expresse. Par exemple : qu’on le sache ou qu’on l’ignore, c’est un fait que l’électron change de niveau d’énergie lors de l’émission du photon dont la masse est pourtant nulle. S’agit-il là d’autre chose que de physique quantique ?  Et qu’est-ce que l’égalité des angles du triangle à deux droits, sinon la géométrie euclidienne et elle seule, ponctuellement réalisée ? Cela vaut aussi pour les faits les plus ordinaires : comment pourriez-vous dire qu’il pleut si vous ne trouviez pas votre concept de la pluie effectué dans l’atmosphère de ce matin ? Tel est donc le paradoxe du fait : cela qui se spécifie de son indifférence au savoir n’est rien d’autre que du savoir appréhendé comme réel ! On voit alors ce que la notion peut avoir de problématique : elle commence par être la récusation la plus radicale du savoir (les faits seuls comptent et nullement le savoir qu’on en a) pour se reprendre ensuite dans la réflexion et apparaître comme l’identification la plus radicale de l’objet au savoir dont il est l’objet – l’objet n’étant plus rien d’autre que le réel de ce savoir…

Un autre paradoxe s’ensuit. S’il n’était que constitué par le savoir, le fait devrait alors être identique à sa propre nécessité. Or c’est exactement le contraire qui est vrai : le propre du fait est d’être contingent et donc de s’opposer à la pensée telle que l’a priori de la représentation la définit, à savoir l’établissement ou la reconnaissance des nécessités. Et qu’il appartienne à la pensée de devoir se soumettre au fait qui lui résiste à cause de son opacité (précisément : elle a pour tâche d’en être la pensée) même quand il ne le fait pas c’est-à-dire même quand elle en est la claire intelligence (précisément : ça ne compte pas !), c’est ce qui renvoie à la contingence du fait quand tout le travail de la pensée est d’établir des nécessités.

La contingence ne se dit que dans la proposition, jamais dans le concept dont la notion renvoie seulement à la chose. Ce stylo n’est pas un fait, par exemple ; mais ce qui en est un, c’est qu’il soit posé en ce moment sur ma table. La proposition « il y a actuellement un stylo sur ma table » énonce un fait. Est-ce à dire que le fait se réduit au noyau de signification que pose un certain énoncé ? Admettre cela, c’est non seulement tomber dans l’idéalisme le plus naïf au sens où les faits auraient la pensée pour lieu naturel et surtout exclusif, mais c’est surtout se contredire, au sens où la pensée se donne à elle-même mission de penser ce qu’elle n’est pas et ce par quoi elle est précédée, au moins en droit. Et le préalable du discours qui l’énonce, eh bien justement, cela s’appelle un fait !

Le fait est donné, au sens où il ne dépend de personne et au sens où sa notion est expressément celle de l’indifférence au savoir, à la volonté, à la représentation et en un mot à tout ce qui est « subjectif » ; mais il est constitué au sens où tout ce qu’on peut mentionner à son propos est composé non pas d’existence, comme il le faudrait pour qu’on pût simplement parler de « donné », mais de perception, de savoir, de compétence, de souvenirs, bref de « subjectivité ». Tel est le fait, absolument donné et totalement construit, originellement extérieur au savoir et exhaustivement constitué par lui.

Par quoi on indique sa notion comme celle d’une énigme, dont on peut donner formulation en disant qu’à son propos l’opposition du donné et du constitué est en même temps indépassable et toujours déjà dépassée.

Le mot de l’énigme

Au philosophe, il appartient de donner le mot des énigmes (en quoi c’est plutôt sous le patronage d’Œdipe que de Socrate qu’il travaille), la philosophie proprement dite consistant à construire cette donation. Apportons alors le mot dont le manque est proprement la constitution en énigme de la question du fait, réservant la production de son concept pour la suite de notre réflexion. Voici :

Ce qui a pour définition d’être constitutivement indifférent au savoir que nous en produisons alors même que la réflexion montrera qu’il en est exhaustivement constitué, c’est le vrai.

Rien là qui n’aille pour ainsi dire de soi, ainsi qu’il convient quand on donne le mot d’une énigme. Dire par exemple qu’il y a un stylo sur ma table, cela revient exactement à dire qu’il est vrai qu’il y a un stylo sur ma table. Il semble qu’on en puisse définir le fait comme le référent de la proposition vraie. Tous les exemples qu’on peut prendre ne confirment-ils pas l’évidence de cette conclusion ? Le lecteur sera pourtant choqué : le vrai dont on vient d’introduire la notion, ce serait la proposition, alors ? Pourtant tout le monde s’accorde à à considérer que le premier caractère du fait est son indifférence à ce qu’on en dit, ce qu’on en pense, ce qu’on en représente, et donc ici à la proposition qui le concerne, dont il ne lui importe dès lors aucunement qu’elle soit vraie ou qu’elle soit fausse. . S’il y a une énigme du fait, ce n’est donc pas en étudiant le discours tenu sur lui qu’on la résoudra, puisque c’est très exactement en cette exclusivité qu’elle consiste !

Cette solution, qui s’appuie sur une évidence et qu’on rencontre sous des plumes apparemment autorisées, n’est pas seulement contradictoire avec le problème auquel elle prétend s’appliquer, elle n’est pas seulement malhonnête (on avait promis de parler du fait, or elle concerne le discours sur le fait), elle est surtout absurde. Car enfin comment saurait-on qu’une proposition est vraie, si on ne s’était pas d’abord référé aux faits ? A moins qu’on ne fasse de la vérité une qualité que certaines propositions possèderaient et dont les autres seraient dépourvues, le fait s’en trouvant par là même constitué : on distinguerait une proposition vraie d’une proposition fausse comme on distingue un objet vert d’un objet rouge – le référent de la proposition « vraie » étant alors dénommé « fait ». Comme on le voit, il suffit d’expliciter ce qu’elle présuppose pour en voir la sottise, et donc pour abandonner la définition du fait comme référent de la proposition vraie. Non que cette formule soit fausse, comme on va voir tout de suite, mais elle peut seulement indiquer un rapport dont l’éventuelle universalité n’implique en rien qu’il dise la chose même (un peu comme on le ferait en prétendant définir le triangle comme « cette figure dont la somme des angles est égale à deux droits »).

Qu’avait-on oublié, à se laisser fasciner par cette soi-disant définition ? Tout simplement ceci : la question du fait n’a jamais été celle de la vérité de la proposition qui l’énonce, mais bien celle de sa vérité propre. Car enfin si je dis « il y a un stylo sur ma table », comment pourrais-je sortir, sans coup de force intellectuel (autrement dit sans malhonnêteté) de l’ordre du langage, dont c’est très précisément la notion du fait d’y être étranger ? Peut-être cette proposition est-elle vraie ; mais ce qui est sûr, c’est qu’elle ne l’est pas par soi puisqu’il suffit que je déplace mon stylo pour qu’elle devienne fausse, la proposition étant toujours la même. Rien de plus absurde, par conséquent, que l’idée de la vérité ou de la fausseté comme qualités de certaines propositions – l’idée d’en faire un rapport notamment de « correspondance » ne l’étant d’ailleurs pas moins (comment saurais-je qu’une représentation correspond à la réalité, sinon en m’en faisant une représentation à laquelle je comparerais la première, sans que cela nous ait avancés à rien ?)

Tout à l’heure, ai-je dit que la proposition « il y a un stylo sur ma table » était vraie ? Pas du tout ! J’ai dit qu’il était vrai qu’il y avait un stylo sur ma table. C’est tout autre chose : je ne parlais pas du discours sur le fait, mais du fait lui-même. Qu’il y ait un stylo sur ma table, c’est cela qui est vrai – quoi qu’on en dise par ailleurs. Et cela, c’est le fait. C’est donc bien lui, et lui seul, que concerne la vérité dans la question que nous posons. Et si une proposition qui l’énonce pourra ensuite être vraie (celle-ci : « il y a un stylo sur ma table »), c’est parce que le fait qu’elle énoncera sera vrai et pas du tout pour une autre raison !

L’énigme du fait, donc, c’est d’être le vrai.

A priorité ou a posteriorité du vrai ?

Qu’ensuite la réflexion établisse cette vérité comme étant un effet de savoir, c’est une autre question – et qui reste ouverte. D’une part en effet il est évident que la désignation du fait comme le vrai ne peut avoir lieu que depuis l’a priori d’un savoir : si je pose comme étant le vrai ce fait qu’il y a un stylo sur ma table, c’est bien que je sais qu’il en est ainsi, que je parle depuis ce savoir, mais que je le fais selon la transparence habituelle du savoir (qui deviendra une opacité dès qu’il sera réfléchi). Autrement dit, nous parlons toujours depuis la nécessité a priori que le savoir que nous effectuons sans le savoir (au sens de sans nous en faire la réflexion) soit savoir de quelque chose dès lors identifié au vrai (et le vrai, c’est ce fait). Mais cette transparence, précisément, est bien d’une certaine manière la reconnaissance d’une vérité transcendant le savoir, pour qu’il en soit précisément le savoir ! En ce sens le vrai est premier sur la conscience qu’on en prend.

Le tourniquet réflexif de la transparence et de l’opacité, et qui se reproduit autant de fois qu’on le voudra (c’est dans la transparence que je constate l’opacité du savoir, et cette constatation manifeste l’habituel fonctionnement du savoir), ce tourniquet, donc, obligera à s’interroger sur le caractère originaire du vrai. Y a-t-il une donation première du vrai en tant que tel, ou alors n’y a-t-il jamais que des effets de savoir auxquels la structure même du savoir nécessite que nous soyons d’abord aveugles ?

Avant de donner la réponse, il faut en tout cas souligner la nécessité pour la réflexion d’admettre que le vrai est un effet du savoir. Et certes, si la nature du fait est d’être su, alors il a le savoir pour vérité et renvoie par conséquent au caractère premier de celui-ci. Le fait donc est un effet du savoir, comme le prouve la perspicacité du spécialiste qui voit des faits partout et la parfaite cécité du profane qui n’en voit nulle part – quel que soit le domaine considéré (combien de gens qui vous disent, par exemple, que la philosophie ne parle de rien et qu’il suffit de vivre !). Mais d’un autre côté, il est tout aussi évident que tout savoir est savoir de quelque chose et non pas de rien, sous peine de n’être pas savoir du tout, de sorte qu’on se retrouve considérer le savoir non pas comme production mais comme reconnaissance du fait !

Telle est en effet la réponse programmatique à la question de l’a priorité ou de l’a posteriorité du fait : l’alternative qu’elle constitue impose d’admettre que la question du fait n’est absolument pas celle de sa constatation mais celle de sa reconnaissance. Insistons sur ce paradoxe : le fait s’oppose au droit comme ce que l’on constate s’oppose à ce qu’on reconnaît, et pourtant la réflexion oblige à considérer qu’il y a une reconnaissance du fait, puisqu’elle en fait l’objet du savoir, que le savoir est téléonomique au sens où il se constitue de viser le vrai comme vrai, et qu’en conséquence la réflexion qui le dénonce comme un effet de savoir l’a en réalité admis comme étant depuis toujours le vrai lui-même !

Pour la suite de notre enquête, nous sommes donc autorisés à considérer le fait tantôt comme un effet du savoir (à mesure que ma compétence augmente dans un domaine, les faits surgissent autour de moi), tantôt comme le vrai lui-même par rapport à quoi le savoir révèle son essentielle vanité (que j’étudie ou que je reste ignorant, cela ne changera rien aux faits !). Toute la question sera seulement de ne pas confondre les ordres de discours : se tient-on dans la position réflexive, auquel cas l’objet sera l’aspect objectif du savoir considéré comme cause (car il y a aussi un effet subjectif : la compétence que l’on acquiert en étudiant), ou se tient-on dans la double possibilité 1) de l’a priori de transparence qui est l’actualité du savoir, ou 2) de la réflexion sur la réflexion qui nous fera dénoncer comme un effet de second degré la conception du fait comme effet ?

Bien entendu, ramener la question de la vérité au tourniquet de la constitution et de la transcendance n’est qu’un moment dont on sait d’avance qu’il sera dépassé, puisque cette démarche elle-même relève de l’alternative de la vérité et de la fausseté que dès lors on doit reconnaître comme toujours plus originelle non seulement que ce qui relève d’elle mais encore qu’elle-même. Telle sera donc, si l’on peut dire, la vraie question de la vérité, qui ne peut pas être celle de sa réalité telle que la réflexion la constitue (cette réalité est alors le savoir) mais bien de sa vérité, dont la réflexion qu’elle est toujours déjà pour soi (car la notion de vérité est expressément réflexive) devra déjà et encore relever !

Vers la définition

Le vrai, précisément, il y a à le dire – et alors nos discours seront vrais, si c’est bien lui, tel qu’il est, que nous disons. Le vrai est donc toujours antérieur au discours, lequel tiendra de lui d’être vrai ou faux. Antérieur signifie indépendant. Et c’est bien ce que tout discours dit de lui-même implicitement : afin d’être un discours vrai, c’est le vrai lui-même qu’il vise (et que souvent il manque). Le vrai n’est aucunement le contenu du discours (l’idée d’un stylo sur une table qui serait à moi n’est comme telle ni vraie ni fausse) mais ce qu’il vise – la vérité étant non pas sa qualité mais sa téléonomie, et donc éventuellement son échec.

La parole dans sa téléonomie et dans le danger de son échec, on peut en réfléchir la notion en parlant de savoir. Dire ce qui est comme étant ou ce qui n’est pas comme n’étant pas, c’est savoir ; alors que dire ce qui est comme n’étant pas ou ce qui n’est pas comme étant, c’est ne pas savoir. Cette remarque inspirée d’Aristote noue d’emblée le savoir, le fait, et la vérité. Pour nous, l’essentiel est le nœud à trois termes que cela constitue.

Dire le faux est en effet l’échec de la parole, quand bien même ce dire aurait été intentionnel : aucun fait n’aura été mentionné et donc on n’aura, au sens littéral, non pas parlé pour ne rien dire (par exemple on a parlé pour dire un mensonge) mais parlé de rien. On a dit que la nature du fait était d’être su, qu’il est donc l’objet du savoir en tant que savoir réel, mais qu’il l’est antérieurement au savoir qui, précisément, le vise. Mais il lui est antérieur comme son objet : le fait, c’est bien cela que vise le savoir ! Du fait on peut donc dire opératoirement qu’il est l’objet du savoir mais sans le savoir et souligner que cette définition est aussi bien celle du vrai. C’est que tout savoir est forcément savoir d’un fait et qu’il n’y a jamais de savoir que du vrai, puisque le savoir de ce qui n’est pas vrai n’est pas du tout savoir mais seulement apparence ou illusion de savoir. L’épreuve en est familière à chacun : quand on découvre la fausseté de ce qu’on pensait, on admet qu’on croyait savoir mais qu’on ne savait pas. Il n’y a donc pas de savoir du faux, sinon en second degré (on peut étudier comme tels des erreurs ou des mensonges), parce qu’il ne serait savoir d’aucun fait et donc pas savoir du tout. Un savoir cesse d’en être un quand on découvre que ses affirmations n’énoncent aucun fait d’aucune sorte[2]. Ainsi sommes-nous clairement autorisés, bien sûr dans le cadre des a priori de la représentation, à identifier le vrai au fait.

S’il est équivalent de dire qu’il n’y a de savoir que du vrai et qu’il n’y a de savoir que du fait, alors la question du fait n’est pas de mettre au jour on ne sait quel « en soi » extérieur à toute pensée et dont on ne pourrait par là même rien dire, mais de comprendre à quelle condition réelle on est autorisé à dire ce qu’on dit, à penser ce qu’on pense – par exemple que la neige est blanche, qu’il pleut ce matin, que César a été assassiné dans le Sénat, que je n’aurais plus d’argent si je dépensais la somme qui me reste. Car enfin la question du fait est claire, à propos de tout cela : en est-il ainsi, en fût-il ainsi, en serait-il ainsi, oui ou non ? Si la réponse est oui, alors on est dans la vérité quand on le dit, et on est dans la fausseté si la réponse est non. L’interrogation ne supporte que cette alternative, car toute autre porterait sur des idées dont c’est expressément la notion du fait de récuser la pertinence, la question d’une idée en soi n’étant jamais qu’elle soit vraie ou qu’elle soit fausse (il faudrait l’affirmer ou la nier pour qu’il en fût ainsi).

Dès lors disons-nous que le fait, dont par ailleurs la nature est à la fois d’être su et de renvoyer le savoir à vanité, est ce qui cause un discours comme vrai et non pas comme faux ou comme insignifiant. Si c’est un fait qu’il y a en ce moment un stylo sur ma table, alors la proposition qui le dit est vraie – et cette même proposition, à laquelle on n’aura pas changé un seul mot, sera fausse dans l’hypothèse inverse. C’est par le fait, et par lui seulement, que les énoncés vrais sont vrais. En ce sens on reconnaîtra dans le fait la cause de la vérité.

La cause de la vérité n’est pas son sujet comme on aurait pu le penser à la suite de Hegel (un tel sujet aurait la vérité comme être ou comme devenir propre), précisément parce que l’alternative de la vérité et de la fausseté ne le concerne pas : ce sont les propositions (les jugements, les énoncés, les pensées, ou les représentations en général) qui, de par son effet, seront vraies ou seront fausses. Autrement dit c’est de l’extérieur que le fait cause une proposition comme vraie ou fausse, faisant dès lors de la vérité son effet mais pas du tout son affaire.

Définir le fait

Représentativement parlant, le fait est le vrai c’est-à-dire cela dont la vérité est la        nature. Par là même il n’en est pas le sujet : la vérité n’est ni son être (les faits se moquent bien de la vérité ou de la fausseté de ce qu’on dit ou pense), ni son expression (les propositions vraies peuvent représenter ou évoquer les faits, jamais les exprimer) ni moins encore sa responsabilité (on ne voit pas en quoi le fait qu’un stylo soit sur ma table pourrait être responsable de quoi que ce soit). La cause de la vérité a la vérité pour nature, et en même temps elle lui est parfaitement étrangère. A propos du savoir, nous avions appris quelque chose d’analogue : que le fait a le savoir pour nature (on a reconnu qu’il avait pour nature d’être su) et que le propre d’un fait était précisément d’être indifférent au savoir (qu’on sache ou qu’on ignore un fait, cela ne le concerne d’aucune manière et c’est bien en quoi il est un fait). Est-ce à dire que le savoir et la vérité seraient la même chose ? Non, bien sûr. Mais pas pour la raison qu’on attendrait et qui consisterait à rappeler qu’il y a des savoirs faux – ce qui est faux, tout savoir ne l’étant jamais que du vrai. Mais pour une autre raison : le savoir, si satisfaisant qu’il soit en lui-même, il faut encore qu’un sujet en fasse son affaire, autrement dit prenne sur lui qu’il soit vrai.

On s’étonnera : n’est-ce pas le fait dont il traite qui va causer le savoir comme vrai, quelle que soit par ailleurs notre opinion ou nos désirs à ce sujet (il y a des vérités dont on préférerait qu’elles n’en fussent point) ? Qu’est-ce qu’un sujet alors vient faire ici ?

Eh bien ceci qu’il va pallier, par sa prise de responsabilité, à l’indifférence qui définit le fait relativement à la vérité qu’il cause et au savoir qu’il détermine ! Car au fait, dont la vérité n’est pas l’affaire, rien n’est assurément imputable et d’abord pas la vérité… Si donc on parle de vérité, c’est qu’une autre instance que le fait a pris sur lui non pas de faire qu’il soit le vrai (on vient de le voir : il l’est !) mais de le reconnaître. Cela change tout, car ce qui n’est pas reconnu peut bien être réel, évidemment, il ne peut pas être vrai même s’il l’est (il faudrait dire alors qu’il est à la fois réel et réfléchi comme réel – ce qui est tout autre chose). On constate le réel mais on reconnaît le vrai. Et si l’on reconnaît le fait alors que le propre d’un fait est de se laisser constater, c’est qu’on l’a déjà identifié au vrai dans l’acte même où on l’a reconnu, ainsi qu’on a raison de le faire. Et certes, la reconnaissance ne produit pas ce sur quoi elle porte, puisque précisément elle en est la reconnaissance ; mais elle lui donne ce qu’on pourrait appeler sa causalité de droit, pour l’opposer à l’inerte causalité de fait qui organise les choses. S’agissant de la vérité et non de la réalité, c’est en effet d’une causalité de droit qu’il s’agit…

La causalité de droit, cela s’appelle tout simplement l’autorité. Autoriser, c’est rendre légitime. Ce qu’on appelle un savoir vrai, c’est donc en réalité un savoir légitime c’est-à-dire constitué par une autorité qui soit celle du vrai.

Le propre du fait est qu’il fasse autorité. Rien de moins contestable : il décide de la vérité ou de la fausseté des propositions, de la réalité ou de l’apparence des savoirs. Impossible en ce sens de manquer la nature du fait, qui est… le droit ! Mais bien sûr il ne fait autorité (c’est-à-dire n’est un fait) qu’à la condition d’avoir été identifié au vrai dans sa reconnaissance comme assurément nous avons appris qu’il était légitime de le faire. Or son autorité, comme toute autorité de quelque domaine que ce soit, n’en est une que si elle est reconnue : celle que personne ne reconnaît peut bien être un pouvoir ou une puissance, elle ne sera rien comme autorité. Le lieu naturel du fait, en tant qu’autorité c’est-à-dire en tant qu’il a le droit pour nature, est donc sa reconnaissance – et c’est de cela qu’il s’agit dans sa prise en compte. Le lieu de la vérité du vrai n’est donc aucunement le savoir qu’on peut produire à son propos, ni moins encore la proposition qui énoncerait le fait qu’il constitue, c’est sa reconnaissance.

Mais il faut la définir. Reconnaître en général, c’est prendre sur soi qu’il en soit ainsi, en faire son affaire. Reconnaître une autorité, c’est prendre sur soi qu’elle en est une – faire son affaire qu’elle en soit une. N’était cette distinction qui change tout sans rien modifier, le savoir et la vérité seraient la même chose : le vrai est cause étrangère de celle-ci comme le fait est cause étrangère de celui-là, et ils ne font qu’un. Car le vrai et le fait, en fait, c’est exactement la même chose. En droit, non, puisqu’on constate le fait alors qu’on reconnaît le vrai – la reconnaissance du fait étant alors déjà son institution comme ce vrai que de toute façon il est déjà puisque c’est seulement de lui qu’il y a savoir et qu’il n’y a de savoir que du vrai.

A la fin de notre premier examen, nous étions en possession de deux définitions provisoires : d’une part, le fait est l’objet du savoir sans le savoir et d’autre part il est la cause extérieure de la vérité en tant que vérité. Du savoir à la vérité il y a non pas une différence (puisque le vrai et le fait sont la même chose) mais une distinction (puisque l’un est reconnu et que l’autre est constaté). La nature du fait, en tant qu’il est le vrai, est par conséquent cette distinction même. Les deux définitions peuvent maintenant être assumées dans une autre qui les fonde et dont ce travail était la promesse : le fait est le réel de la distinction du savoir et de la vérité.

Conclusion

La question du fait, quand on a compris qu’elle était aussi bien celle du vrai, c’est que la vérité ait une cause, et que cette cause le soit en renvoyant à vanité le savoir dont elle est pourtant exhaustivement constituée. Autrement dit la question du fait se situe dans une interrogation dont le cadre est constitué par celle de l’irréductibilité de la vérité au savoir ou, si l’on préfère, par celle de leur distinction. Par ce terme, on indique ici qu’il n’y a pas de vérité sans savoir, mais il n’y a de vérité que là où le savoir ne compte pas.  Eh bien cette distinction, quand on la considère non pas comme une nécessité logique et juridique (l’interdiction de rabattre la vérité sur le savoir, dont elle ne diffère pourtant pas), mais dans son réel, c’est le fait. En somme tout fait se ramène à un seul qui est la distinction du savoir et de la vérité – et c’est d’elle que nous faisons à chaque fois l’épreuve dans la confrontation au fait.  

[1] Mais on peut bien sûr avérer le fait qu’elle est ou le fait qu’elle n’est pas.

[2] Par exemple que la conjonction de la lune et de Neptune cause des gains à la loterie ou provoque la rencontre de l’âme sœur n’est pas un fait qu’on puisse établir – ce que l’on traduit en disant que l’astrologie n’est pas un savoir, n’étant ainsi savoir de rien. Cela vaut évidemment de l’angélologie, la démonologie et de toutes sortes d’autres savoirs aussi indifférents que celui-ci à l’établissement des faits. Cela dit une personne qui étudie ces disciplines pendant de nombreuses années sera savante, par la force des choses. Etant réel, son savoir sera nécessairement vrai. Mais bien sûr les faits qui le rendront vrai ne sont pas les mêmes que ceux qui le rendent illusoire : il est par exemple vrai (c’est donc un fait) qu’un chérubin n’est pas la même chose qu’un séraphin en angélologie. On peut être très savant en angélologie ou en démonologie, et donc avoir raison et non pas tort à propos de questions relevant de ces disciplines, alors que l’idée d’être savant sur les anges ou sur les démons est aujourd’hui ridicule. Soyons donc attentifs, comme d’habitude, à ne pas mélanger les niveaux de langage : le discours sur l’objet n’est pas le discours sur le discours sur l’objet – chacun étant à son niveau, c’est-à-dire là où se pose la question de l’établissement des faits, dans l’alternative de la réalité ou de l’illusion de savoir, et donc finalement dans celle de la vérité et de la fausseté.