Qu’est-ce qu’une personne ?

Introduction

On appelle humain ce vivant dont l’existence a basculé du fait au droit. Non seulement rien de notre vie n’échappe à la norme, mais l’existence elle-même apparaît comme un bien dont le prix, parfois exorbitant, interdit qu’on la confonde avec le seul fait que nous existions – fait que la simple douleur occasionnée par une piqûre d’épingle devrait alors suffire, remarque Malebranche, à nous faire récuser. Et puis la possibilité que nous sommes proprement d’engager notre vie, de la risquer et même de la donner en institue forcément l’essence dans un ordre qui, pour toujours à décider qu’il soit, s’entend comme exclusivement juridique : si nous ne vivons qu’à avoir des raisons de vivre, même éventuellement inavouables, c’est bien que nous avons raison de vivre et que nous aurions tort de ne pas tenter de surmonter les désagréments ou les difficultés qui peuvent se présenter, du moins tant qu’ils ne contredisent pas dans leur détermination ou leur intensité cette essence aussi normative que mystérieusement énigmatique de la vie à laquelle nous nous référons toujours pour, précisément, avoir raison de vivre encore… Plus originelle que notre existence elle-même parce que celle-ci s’y trouve axiologiquement soumise dans la possibilité qu’un jour ” la vie ne vaille plus la peine d’être vécue ” se trouve donc une sorte de savoir de la vie, de vérité première sur l’existence, où se décide finalement que nous ayons raison ou tort de vivre, c’est-à-dire que nous vivions ou que nous mourrions – jusqu’à ce qu’éventuellement le prix finisse par être trop élevé. Autrement dit, ce ne sont pas les discours éventuellement sublimes que je puis me tenir sur la dignité qui font que la vie m’est pour le moment acceptable (Kant : quelles que soient les conditions qui me sont faites, je dois vivre car il serait absurde d’envisager que je puisse avoir raison de me soustraire aux obligations qui sont inhérentes à ma vie), mais c’est une certaine vérité que je ne connais pas mais qui pourra bien apparaître a contrario quand l’âge, la maladie ou un accident m’auront mis dans des conditions d’existence telles qu’aucune autre pensée ne me sera plus possible que ” vivre, ce n’est pas cela “.

Ainsi chacun sait-il sans erreur possible qu’il y a des moments où vivre est une lâcheté et d’autres où c’est un acte d’héroïsme, et aussi que cette certitude purement représentative n’enseigne rien de ce que nous ferons réellement quand d’aventure il s’agira de vivre lâchement ou héroïquement. Ce qu’on traduira en disant que l’être humain s’entend toujours d’un devoir originellement ordonné à une vérité interdisant à son existence d’apparaître comme le dernier degré de la complexité naturelle. Car le je dois, avec l’alternative d’avoir tort ou d’avoir raison qui lui est corrélative, n’est pas le simple repli d’une vie que sa complexité extrême structure en réflexion, mais c’est la nécessité pour cette vie qu’elle relève de la vérité avant de relever d’elle-même. En d’autres termes, ce n’est pas la réflexion même rationnelle qui rend l’existence proprement humaine parce qu’on pourrait encore n’y voir qu’une analogie naturelle en disant que l’homme agit dans sa sphère selon le devoir exactement comme les animaux agissent dans la leur selon l’instinct, mais c’est la vérité, en tant qu’elle n’est pas dans la vie mais que c’est la vie qui est en elle – puisqu’elle peut s’y voir condamner, au-delà de toute argumentation qui n’en serait encore qu’un moment.

Ainsi appartient-il à ce vivant particulier que l’évolution a produit tel qu’en lui la vie se décide au lieu de se passer, qu’il relève, jusque dans le fait même de son existence, d’un droit qu’il est évidemment seul à pouvoir appliquer mais dont il ne saurait, pour cette raison précisément qu’il en est justiciable, être lui-même le principe – car si je puis avoir raison ou tort c’est bien que je ne décide pas de la vérité. Si la personne s’oppose à l’individu comme le sujet de droit s’oppose au sujet de fait, l’intelligence de cette notion est celle de la vérité dont chacun doit depuis toujours s’être autorisé.

L’origine de la personne

Définir l’humanité par l’absolue essentialité du droit qu’on signifie en disant que l’homme ne vit qu’à avoir raison de vivre, ce n’est pas désigner un certain vivant comme exhaustivement constitué d’un ordre qu’on appelle symbolique, mais c’est considérer l’être humain comme une personne, notion qui est celle d’un sujet de droit et qui s’oppose à celle de l’individu, sujet de fait : non seulement on est humain à ce que l’individualité relève de ce droit que signifie pour nous la notion d’identité symbolique, mais encore la vie individuelle est précisément ce que la personne humaine se constitue de pouvoir récuser, au moins en droit (car en fait, il faut accorder à Schopenhauer que l’argument ” je pourrais mettre fin à mes jours tout de suite si je le voulais ” renvoie à une éventualité purement abstraite). La norme autrement dit ne doit pas s’entendre d’une manière anthropologique comme la modalité essentielle de la vie, parce qu’on n’y définirait que le fait humain, à savoir la nécessité qu’il y ait pour n’importe quoi des règles dont le système définit la culture particulière dont relève forcément n’importe quel individu appartenant à l’espèce des hommes, mais elle doit s’entendre de manière métaphysique comme la nécessité que la vie elle-même, tout entière et comme telle, soit acceptable, si c’est qu’elle soit personnelle avant d’être individuelle qui la fait humaine. Non naturelle en ce que l’existence n’est jamais pour celui qui la maîtrise dans son fait une inertie qu’il subit mais toujours un bien qu’il choisit – car la force des choses ne suffit pas à justifier que je sois vivant : c’est surtout que je veux (bien) l’être -, la vie s’inscrit comme humaine dans l’énigmatique nécessité pour chacun de ne vivre qu’à avoir raison, et non pas tort, de vivre. Comment l’ordre d’un tel droit peut-il se constituer ? Quelle est, autrement dit, l’origine de la personne?

Le domaine pur du droit où celle-ci trouve par principe à se définir, la philosophie héritière de Hegel nous enseigne qu’il faut le penser à partir de la reconnaissance : la thèse communément admise est que les personnes se constituent d’être reconnues, et d’autant plus concrètement qu’elles sont plus assurées de la réciprocité ; de sorte qu’en ce procès il faudrait voir la substitution de la personne humaine à l’individualité naturelle (ce qui présenterait en outre l’avantage de poser la question de la vie personnelle, qui nous intéresse, sur le terrain phénoménologique déjà bien exploré de l’intersubjectivité). Seulement, on oublierait l’essentiel à opérer une telle réduction, à savoir qu’il n’y a de reconnaissance possible que de quelqu’un qui est susceptible d’avoir raison, et qui n’est précisément quelqu’un – une personne – qu’à ce que cette possibilité de principe lui soit propre. La propriété, non pas surtout de la vérité dont il faut au contraire souligner qu’elle est extérieure à la vie puisqu’elle est décide, mais de la sanction (jusqu’à présent positive) dont cette vérité est le principe, cette propriété, donc, n’est pas constituée de la reconnaissance, qui la suppose bien au contraire : seul est en général susceptible d’être reconnu celui-là que la vérité sanctionne déjà, puisque c’est seulement depuis cette sanction qu’il peut être reconnu, et non pas simplement constaté. En effet : on constate l’existence de l’individu, mais on reconnaît celle de la personne ; et comme la reconnaissance s’oppose à la constatation comme le droit s’oppose au fait, il faut admettre que ce qu’on reconnaît est une réalité inséparable de sa propre juridicité. Concernant l’origine de la personne individuelle, on traduira cette nécessité en disant que ne peut être reconnu dans l’absolu de sa personnalité que celui dont la vie n’est pas un fait mais déjà un bien : la reconnaissance ne peut par définition porter que sur quelque chose dont la nature est déjà juridique. La reconnaissance ne constitue donc pas la juridicité du sujet, autrement dit son statut de personne, puisqu’elle l’a au contraire pour motif conditionnant.

Ce droit préalable dont la reconnaissance est précisément reconnaissance, on sait que Hegel la fait figurer dans le risque mortel qui seul peut manifester que la volonté est supérieure à l’être-là naturel – l’esclave se faisant non-personne de ne pas affronter la mort, c’est-à-dire d’en rester au moment subjectif de son humanité. Or cela, nous ne pouvons pas l’admettre, car à constituer la personnalité dans cette épreuve, nous commettrions l’erreur d’admettre naïvement l’équivalence de l’être et de la représentation. Ce qui se trouve établi de cette manière, en effet, c’est seulement que celui qui en apparaîtra (même à ses propres yeux) comme l’esclave ne s’est pas représenté comme humain. Il n’est en d’autres termes pas du tout établi qu’il ne soit pas humain, puisque rien n’autorise à identifier immédiatement l’être à la représentation, ou plus exactement que la reconnaissance permettant qu’on le fît ne vaudrait que dans le cas du maître, parce que ce cas est précisément celui de la représentation réalisée. On aperçoit ainsi que le risque mortel, où Hegel voyait l’origine du sujet dont le vouloir était le premier droit, n’est en réalité que la représentation, au sens théâtral, de la personnalité et non son institution que dés lors il faudra chercher ailleurs. L’essentiel n’y est en effet justement pas d’être une personne, mais de seulement (se) montrer qu’on en est une, c’est-à-dire en réalité de faire disparaître la personne sous sa représentation, comme la vie propre de l’acteur disparaît sous la phénoménalité du personnage imposée par le regard des spectateurs – laquelle phénoménalité suppose toujours bien ce que nous cherchons à comprendre, à savoir que l’acteur trouve la vie qui lui est faite encore assez bonne pour l’assumer. Cependant on ne niera pas que le domaine du droit effectif soit celui de la représentation, puisque c’est l’extériorité des vouloirs qui le constitue ; mais force est d’admettre qu’il relève d’une origine plus originelle que lui-même, si l’on peut dire, puisque la représentation dont il est l’ordre n’a de sens qu’à être celle d’une personne préalable.

Et puis on ne soulignera jamais assez les conséquences effroyables, d’ailleurs contenues dans la simple mention de l’esclavage, d’une conception du droit où la représentation et l’être seraient simplement identifiés. Car à ce compte-là, l’énorme majorité des humains qui préfère courber l’échine et se conformer plutôt que d’affirmer sa liberté échapperait à la personnalité, la liberté y restant en effet purement subjective, et donc “sans réalité”. Identifier la personnalité, c’est-à-dire l’humanité, à sa représentation est donc une thèse qui n’est pas seulement irrecevable pour la raison logique qu’elle ne vaut que pour la seule figure du maître consistant à identifier la vérité avec la représentation (seul est vraiment humain celui qui s’est représenté comme tel) -, mais qui l’est aussi pour la raison morale qu’elle revient à exclure de l’humain la majorité des hommes, ceux-là même qui sont encore et toujours humains d’avoir choisi de croire qu’on pouvait indéfiniment trouver des arrangements, et d’avoir eu tort de faire ce choix. Car seul un sujet de droit, une personne autrement dit, peut avoir tort – vraie raison qui montre l’antériorité ontologique de la personne sur une reconnaissance dont il est dès lors absolument impossible d’accepter qu’elle soit jamais conditionnelle.

Quant à la thèse selon laquelle la reconnaissance qu’on dit institutrice de la personne le serait précisément de n’être reconnaissance que de reconnaissance, dans la pure formalité de l’institution du droit comme tel, c’est une abstraction ou un coup de force, selon le point de vue qu’on prendra : abstraction parce que c’est ce qu’on peut formaliser en partant du fait qu’il y a des personnes ; et coup de force parce qu’à poser une telle origine on saute à pieds joints dans un domaine tout constitué, celui du droit, alors que c’est au contraire dans la nécessité qu’il se constitue toujours à nouveau que réside son essence. Car si la reconnaissance qui institue le droit n’est possible qu’à porter sur une légitimité préalable (sinon il peut bien y avoir quelque chose à constater, mais il n’y aura rien à reconnaître), cette essence n’est intelligible que comme le mouvement par lequel le droit se constitue de se précéder juridiquement lui-même (ce qu’on peut traduire simplement en disant qu’il n’y a jamais de droit que ce ne soit à bon droit).

Maîtrise originelle de l’humain.

Que celui qui prendra la figure de l’esclave soit de toute façon déjà, c’est-à-dire originellement, un sujet de droit, c’est ce qu’on ne saurait nier dans le moment même où l’on constate sa lâcheté. Qu’est-ce qu’un lâche, en effet, sinon un individu pour qui il est réellement vrai – quoi qu’il s’imagine – que rien ne vaut de mourir ? Réponse qui ne manifeste donc surtout pas la suprématie de l’être-là naturel sur l’humanité mais qui reste irrécusablement un rapport à la vérité, rapport en quoi consiste toute une conduite que pour cette raison il est impossible de ne pas reconnaître d’essence exclusivement juridique c’est-à-dire personnelle. La lâcheté en d’autres termes est totalement l’humanité elle-même, puisqu’on ne peut refuser la mise en cause de la vie qu’au nom d’une certaine vérité dont la vie relève avant toute représentation, une vérité qui comprenne originellement la vie et ne soit pas comprise en elle, et qui institue précisément la lâcheté comme une réponse, peut-être fausse dans notre représentation mais en tout cas réelle, à la question de la vérité de la vie. Or notre thèse est précisément qu’une telle réponse n’est possible que comme une confrontation originelle à la possibilité de mourir c’est-à-dire dans ce que le texte hégélien nous fait nommer une maîtrise.

On ne s’étonnera de nous voir définir la lâcheté comme une sorte de maîtrise qu’à confondre cette dernière avec la représentation qui peut, ou non, en être donnée, c’est-à-dire qu’à s’enfermer dans l’unilatéralité du critère de la reconnaissance dont nous venons de montrer l’absurdité. Est-ce donc qu’il y aurait une maîtrise sans manifestation, puisque la manifestation de la maîtrise telle qu’elle se trouve décrite par Hegel est récusée être la maîtrise elle-même? Bien sûr que non : la lâcheté elle-même est manifestation irrécusable de la vérité originelle qu’on vient de dire, c’est-à-dire de l’institution d’une certaine vie (de faiblesse ou d’humiliations) comme finalement acceptable, la vérité de la vie étant ce qu’elle est. Mais alors, répondra-t-on, si elle est acceptable, c’est qu’elle aurait pu être inacceptable ; et on ne voit pas dés lors comment la lâcheté pourrait être une sorte de maîtrise c’est-à-dire de confrontation à une mort préférée à la vie, puisqu’elle consiste précisément à tout accepter. Eh bien justement non : à s’enfermer dans l’idée représentative qu’on se fait habituellement de la maîtrise, on s’empêche de constater que celui qu’on appelle lâche l’est précisément à refuser cette vie que sanctionne la représentation positive, dans une préférence de la mort que celle-ci nous faisait croire exclusive à cette seule maîtrise qu’elle sanctionnait. Ainsi chacun de nous a entendu parler de ces gens qui ont tout de suite “baissé les bras” quand beaucoup de possibilités restaient objectivement exploitables, qui se sont rendus à l’ennemi quand la lutte ne faisait que commencer, qui se sont laissés conduire à l’abattoir comme des moutons quand une insurrection même hasardeuse eût pu les sauver (à échouer, elle n’eût de toute façon pas eu d’autre résultat que celui que leur renoncement rendait certain). Comment comprendre cela autrement que comme l’effectivité d’une vérité plus originelle que la vie qui s’en trouve ainsi décidée, une vérité par laquelle une vie qui n’est plus possible que dans la lutte et la force se trouve négativement sanctionnée (exactement comme dans le cas du courage elle l’aurait été à n’être plus possible que dans le renoncement et l’humiliation) ? Au principe même de la lâcheté comme à celui du courage le plus héroïque, on retrouve ainsi l’alternative de vivre et de mourir dont on ne peut nier qu’elle soit l’ordre même de la décision d’être humain ; et on la retrouve comme ce que l’humain qui existe a toujours-déjà rencontré et donc surmonté. Car cette alternative, ce n’est pas l’acte au terme duquel celui-là seul qui risque effectivement sa vie a réellement droit au titre de personne, parce qu’on y confondrait la vérité de l’humanité avec la représentation d’être humain, mais c’est le fait même qu’il vive puisque la vie, pour humiliante par exemple qu’elle lui soit, est encore un bien, une entité juridiquement constituée comme bonne. Qu’elle l’ait été comme mauvaise, et c’était le choix de la mort : le même chez le héros et chez le lâche, dont l’égale maîtrise – “plutôt la mort que cette vie-là” – ne diffère ainsi que par sa détermination. [ce passage a été repris dans Éthique et Vérité pp.23-26]

Si donc c’est que la vie ne soit pas le bien ultime qui fait la personne, ordonnée qu’elle doit être à un bien supérieur par principe impossible à représenter mais par quoi seulement les valeurs dont elle est l’effectuation sont elles-mêmes valables, alors c’est que la lâcheté est encore une forme de maîtrise: non seulement celui qui est lâche et qui accepte toutes les servitudes n’est pas moins humain que celui qui se représente dans la noblesse de les refuser, mais encore il relève de cette structure de noblesse dont la conduite effective du maître n’est que la représentation, puisque cette vie dont je peux m’imaginer que je ne la voudrais point, l’esclave la trouve réellement acceptable, c’est-à-dire positivement sanctionnée par la vérité dont il s’autorise forcément (celle, irreprésentable, par quoi sa vie est encore un bien) dès lors qu’il vit. Ainsi, même le dernier des lâches est originellement un Maître, au sens où Lévinas souligne que l’autre visage institue originellement mon existence en devoirs et non pas en droits (lesquels n’ont précisément qu’une réalité de représentation). En deçà de la représentation, l’humanité se révèle donc dans le caractère absolu et ainsi principiellement inaliénable de la personnalité du vaincu : humain, il est essentiellement digne, quand bien même c’est en indignité que s’épuise sa représentation, puisqu’on ne saurait choisir l’indignité que ce ne soit encore au nom d’une vérité à laquelle il vaut toujours mieux mourir que de renoncer – définition même de la noblesse. La maîtrise qu’il est donc impossible de ne pas reconnaître à tout être humain est ainsi l’objection qui balaie toute possibilité de discrimination entre les hommes quant à leur humanité, si monstrueuses ou aberrantes que puissent être leur conduites. Il n’y a pas de différence entre dénoncer l’identification de la vérité à la représentation, et souscrire à l’affirmation apparemment révoltante de Lévinas selon laquelle l’autre, quel qu’il soit, n’est possible que comme (mon) maître.

Impossible, donc, de jamais discuter l’humanité de quelqu’un, mais impossible aussi de jamais discuter cette vérité dont l’antériorité le fait précisément humain.

Certes, la représentation de la dignité est plus exaltante que celle de la soumission – mais voilà: celui qui se soumet et renie son humanité n’est pas moins digne ni moins humain que celui qui se révolte au nom de sa dignité d’homme, puisque c’est le caractère juridique du sujet qui fait la maîtrise c’est-à-dire la personne (d’être sanctionné par un critère dont l’horizon constitutif soit la préférence de la mort), et non la détermination de ce caractère. Qu’on n’objecte donc pas à la nécessité ainsi établie de toujours reconnaître n’importe quel homme comme absolument humain la pluralité des opinions qui imposerait à chacun de reconnaître seulement ceux dont la vérité antérieure donnerait lieu à ce type de représentation dont il se réclame (ainsi exclurait-on ceux qui n’appartiennent pas à notre culture particulière, sans que d’ailleurs on puisse jamais fixer de limite au refus de reconnaître, puisqu’à toujours particulariser il y a finalement autant de cultures que d’individus). Qu’on n’objecte pas non plus l’impossibilité dans laquelle nous sommes de ne pas juger inacceptables certaines vies dont d’autres humains s’accommodent pourtant, puisqu’il s’agit là seulement de l’exigence, purement tautologique dès lors qu’on se représente soi-même, de ne vivre qu’à condition que ce soit conformément à ce qu’on s’imagine de la vie, alors que l’essence de la vérité où la vie se juge réellement implique au contraire qu’elle échappe à toute possibilité de représentation. Assurément, je préférerais mourir plutôt que devoir vivre à la façon de certaines personnes : sénilité, maladies atrocement invalidantes, mais aussi ignorance et inculture, “esprit de sérieux”, bassesse et trivialité des préoccupations, indifférence à la souffrance des hommes et des bêtes, ou encore soumission à des traditions niant l’individu, à des croyances inhumaines, à la violence de l’exaltation communautaire, etc. Mais par là j’énumère seulement l’autre imaginaire que je m’imagine ne pas être. Car en vérité le fait irrécusable que je vive se décide ailleurs, comme peut-être un jour celui que je ne vive plus, ou que j’accepte malgré tout une existence ignoble. L’impossibilité de confondre la vérité avec la représentation est proprement l’impossibilité de récuser ce qu’on ne fait que se représenter.

C’est qu’à confondre la vérité avec la représentation, on se met dans l’impossibilité logique de se poser la question de la valeur des valeurs, dont nous apercevons qu’elle concerne quelqu’un dans son identité personnelle, dès lors qu’on ne prend plus cette identité pour la détermination du personnage. La noblesse ou la vilenie, pour nous en tenir aux valeurs expresses de la représentation, n’existent jamais en soi mais toujours à partir d’une vérité irreprésentable qui les sanctionne comme valeurs… valables. C’est un argument très réel des partisans de l’inégalité des humains en humanité de souligner que certaines cultures rendent absolument impossibles la réflexion, l’intériorité, ou même simplement l’esprit critique qui constituent pour nous la toute première condition d’un accomplissement individuel, quand ces cultures ne sont pas purement et simplement la négation de l’humanité de la personne (système de castes, considération de la femme comme un bien dont on dispose, mutilations de toutes sortes…) : des vies entières de conformisme naïf ou haineux, de superstition et de soumission à des idoles sanglantes paraissent à l’occidental cultivé d’aujourd’hui une inhumanité horrible à laquelle son époque lui offre la possibilité d’échapper, et dont il ne se considère à la limite pas tenu de reconnaître comme vraiment humains les représentants. Mais c’est qu’ils oublient que l’humain est précisément ce vivant qui évalue les valeurs, pour reprendre la formule nietzschéenne, au lieu de les subir vitalement comme le fait par exemple un animal en discernant une proie dans un autre animal. Car si c’est la vie qui est le critère des valeurs, ce ne peut être elle qui est le critère de la valeur des valeurs, puisque c’est précisément l’humanité d’accorder une valeur relative à la vie : elle n’est pas l’horizon irreprésentable de toute valeur, mais l’objet le plus global qui figure dans cet horizon, puisqu’on peut aussi bien la sauvegarder que la donner, y renoncer que la vouloir. L’essentiel n’est donc pas qu’il y ait une conduite noble et une conduite vile, mais que la noblesse comme la vilenie ne soient pas ultimes puisqu’elles ont elles-mêmes à être évaluées et que cette évaluation s’entend originellement comme une sanction positive autorisée d’une vérité toujours extérieure. Le courage ou la lâcheté, en tant que conduites réelles de personnes. humaines, sont irrécusablement des réponses à la question de la valeur de la vie.

L’humain est donc ce vivant pour lequel les valeurs sont conditionnées quant à valoir avant de faire valoir. Ce qu’on peut encore traduire par la définition suivante : l’humain est l’être pour qui la vérité est seule à compter, quand c’est malgré tout la vie qui importe. Plus simplement, la question de l’être humain entendu comme l’être personnel se confond avec celle du mécanisme juridique qu’on signifie en disant que les valeurs ont d’abord à valoir ou en disant que l’essence du droit, ordre de la personne comme telle, réside dans sa propre antériorité. L’analyse de la structure du droit révélera donc celle de la personne.

La double métaphore du droit.

A l’impossibilité qui vient d’être établie d’identifier l’humain à sa représentation, on opposera cependant la nécessité de ne pas réduire la personne à la pure subjectivité, une légitimité sans extériorité ne pouvant bien entendu pas en être une. Aussi ne nions-nous pas la nécessité du moment représentatif, mais seulement la conception absurde du droit qu’impose, à travers la théorie de la réciprocité des reconnaissances, son hypostase en origine absolue – et qui serait précisément qu’on identifie la personnalité c’est-à-dire l’humanité à la “représentabilité” (“respectabilité” n’est pas loin, comme on voit). Or le paradoxe ici, c’est que le ” réel “, dont la représentation est par définition toujours l’écart, doit être originellement juridique c’est-à-dire déjà constitué d’une irréductibilité elle-même juridique du droit au fait (à commencer par celui qu’il constituerait lui-même : c’est un fait qu’il y a le droit). Car c’est la personne, dont la réalité n’est envisageable qu’en droit, qui accède à la reconnaissance ; de sorte que si cette dernière institue le droit comme l’extériorité des volontés, elle le fait d’un droit plus originel qu’elle-même auquel elle se substitue pour le signifier : de sorte que ce n’est plus la maîtrise originelle de l’humain (que tout homme préfère toujours la mort à l’inacceptable) qui sera au principe des droits réels, mais bien sa reconnaissance par les autres ; ainsi le “droit naturel” est-il l’énoncé de tout ce qu’implique la reconnaissance, et l’interdiction de tout ce qui la contredit.

La métaphore est dès lors la structure de cette exclusion : substitution pour signifier la personne d’un signifiant à un autre, à savoir de sa reconnaissance à son existence déjà juridique (en tant qu’elle est à elle-même la preuve de son acceptabilité, puisque c’est personnellement qu’elle a lieu). Qu’il soit dans l’essence du droit de se précéder lui-même, c’est donc ce que la nécessité pour la reconnaissance de ne jamais porter que sur du déjà légitime, elle qui en est positivement l’institution, contraint à désigner sous le terme de “métaphore juridique”. En ce sens, la personne effective n’est jamais que métaphorique sans qu’aucun fait premier puisse jamais être supposé (à commencer par celui du droit, qui ne serait comme tel qu’un fait parmi d’autres).

L’essence métaphorique du droit et donc de la réalité personnelle, on peut très facilement la mettre en évidence au moyen d’un exemple banal. Imaginons une revendication quelconque, disons salariale. Si le travailleur revendique, ce n’est pas au nom de son désir de gagner plus d’argent qui ne relèverait que du fait et impliquerait seulement l’engagement d’une épreuve de force, mais c’est au nom d’une légitimité qu’il aperçoit forcément comme telle, d’un droit à gagner plus qui lui paraît être le sien sans qu’il ait jamais eu à en décider, et dont pour cette raison précisément il est impossible qu’il n’exige pas la reconnaissance institutrice d’objectivité. Elle ne viendra pas nécessairement, mais cela restera sans incidence aucune sur la légitimité de la revendication elle-même. Or cette reconnaissance, si elle advient, c’est elle qui va rendre signifiante la revendication (on signe une nouvelle convention salariale) en la convertissant en sa propre représentation (dans une discussion ultérieure, le travailleur pourra arguer de la convention signée). Et la corrélation de la reconnaissance et de la représentation où l’employeur verra seulement la légitimité a posteriori de la demande (“vous avez raison de citer ce chiffre, puisque c’est celui qui a été convenu”), nous devons bien constater qu’elle s’identifie au passage de la légitimité première “sous la barre de la signification” : refoulée de l’ordre social qui se constitue précisément de son absence (c’est la convention signée qu’il faut respecter, non la légitimité dont elle est la reconnaissance), elle n’en continuera pas moins de travailler par en dessous des situations où elle pourra faire retour (par exemple la hausse des prix pourra conduire à ce qu’on dénonce comme inique l’accord où le droit était pourtant clairement signifié). On voit bien là non seulement que la vérité ne peut pas s’identifier à la représentation (ou plus exactement que leur identification est un effet exclusivement idéologique, que dans notre exemple on pourrait appeler, en manière de clin d’œil lacanien et en pensant à Marx découvrant “la forclusion de la plus-value” au principe du discours capitaliste, la “métaphore patronale”), mais encore qu’il n’y a de droit possible que par l’impossibilité de dire une légitimité première : une prétention peut être légitime, elle ne sera pas entendue si elle n’est pas légale, précisément parce que la légalité se constitue de signifier la légitimité. Et ce mécanisme de substitution par lequel c’est un signifiant (dans l’exemple, la convention) qui se substitue à une vérité propre ainsi rendue impossible à dire, c’est ce qu’on peut aussi bien indiquer dans le cadre d’une interrogation sur la personne en disant qu’il s’agit de passer d’une légitimité qu’on est à une légitimité qu’on a, puisque ce n’est pas la maîtrise originelle qui s’effectue en droits réels mais la reconnaissance : ce n’est pas la légitimité antérieure à la reconnaissance de la revendication qui la rend signifiante, mais sa légalité postérieure. Ainsi le droit n’advient-il qu’à se scinder de sa propre antériorité : ce n’est pas par la légitimité qu’elle sanctionnait que la convention salariale de notre exemple est signifiante, mais par l’ensemble des autres règlements et conventions qui forme le droit du travail. Cette métaphore où la légalité se constitue de rendre la légitimité impossible à dire, c’est ce que nous appellerons le premier niveau (pour nous et non pas en soi) de la constitution du droit. [ce passage a été repris dans Éthique et Vérité, pp. 50-51]

Si la reconnaissance où se motivent les droits réels interdit que la légitimité originelle puisse être signalée, celle-ci, qu’on vient de décrire comme préférence de la mort à l’inacceptable, interdit à son tour que le critère par quoi ce dernier est précisément tel puisse lui-même être énoncé. C’est-à-dire que la reconnaissance installant le sujet à se représenter dans le droit, est à son tour la métaphore d’une personnalité dont la représentation qu’elle est de son propre devoir vivre (représentation qui est le motif de l’exigence de reconnaissance) métaphorise la raison qu’elle a de vivre : celle-ci ne s’entend pas selon l’indication qu’on pourrait donner du critère par lequel vivre serait valable, mais par la certitude cogitative, dès lors définitivement coupée de sa justification, qu’on a, pour le moment encore, raison et non pas tort de vivre. Ecartée par la constitution de la réalité personnelle autrement dit par la reconnaissance dont le cogito est la répétition pour soi, la maîtrise originelle, qui est la noblesse ou encore l’humanité de l’humain, est à son tour l’écart de son critère (qui concerne la vie comme telle et par conséquent ne peut figurer en aucun moment de celle-ci) et donc – à cause de ce caractère second – sa forclusion : impossible de jamais énoncer ce que signifie qu’on ait raison de vivre, précisément parce que c’est cela qui est reconnu dans l’institution de la personne réelle et que celle-ci est déjà le refoulement de notre humanité de principe (seul ce qui est légal peut être signifié). Les droits dont on jouit positivement et dont la reconnaissance de ceux qu’on reconnaît est le principe – et ils ne peuvent reconnaître qu’une personne humaine, c’est-à-dire un sujet constitué de l’irreprésentabilité de sa raison de vivre – sont ainsi formellement intelligibles dans la légitimité qui les définit selon la métaphore au carré de cette vérité originelle doublement perdue, par laquelle seulement nous sommes humains : le refoulement de la personne en sa représentation pour la positivité du droit est lui-même la métaphore de la vérité originelle dont l’irreprésentabilité assure la représentation de soi, dans le cogito de la vie qui se continue d’être personnelle. Originel à la personne comme celle-ci l’est à son droit, il faut donc poser à travers une double “métaphore” où se conditionne toute légitimité ce qu’on nommera énigmatiquement un principe originel de légitimité, que le sujet personnel peut encore moins se représenter quand il continue de vivre que le sujet psychologique ne peut se représenter ce qu’il cherche vraiment dans tout ce qu’il désire.

Le droit dont la personne effective est le sujet apparaît ainsi procéder d’une légitimité plus originelle que celle qui se trouve au principe de la reconnaissance, parce que cette légitimité (la maîtrise originelle) en est elle-même la métaphore : il y a une nécessité, dès lors forcément absolue, dont la vie humaine accède à la reconnaissance d’être précisément la métaphore, et qui est celle de la raison de vivre. C’est-à-dire que le caractère légitime de la vie, dont le fait même de vivre est chez l’homme l’irrécusable témoignage, révèle que le principe originel dont la personne humaine réelle est l’effectuation (au sens où la légalité effectue la légitimité), que ce principe, donc, a lui-même pour essence paradoxale d’être absolument légitime. Il est quelque chose dont on peut dire que “la vie” est, comme valable, le signifiant métaphorique et ainsi son critère, puisque ce que la métaphore signifie est le critère de sa pertinence. Ainsi apercevons-nous que tout droit (“naturel” ou positif) procède d’une légitimité originelle qui est la préférence de la mort qu’on vient d’exposer, mais que cette légitimité procède elle-même en dernière instance de l’absolue nécessité de ce que la vie a à être métaphoriquement. Aucun droit n’est par conséquent jamais possible qu’il ne se fonde, selon la double métaphore qui structure ainsi la personne, sur l’absolue nécessité de ce à quoi la vie se rapporte nécessairement pour être personnelle, c’est-à-dire valable. Ce critère dont la nécessité dès lors métaphysique apparaît ainsi comme l’origine de tout droit possible, nous l’appréhendons pour le moment par son absolue antériorité, qu’il convient donc d’expliciter.

L’antériorité absolue.

La raison – par opposition à l’éventuel tort – de vivre, c’est la raison qu’il y ait la vie, c’est-à-dire que la vie soit valable. En cela consiste donc la notion de valeur des valeurs, pour définir l’humain toujours antérieur à sa représentation. Or si l’on ne vit qu’à trouver la vie valable, c’est qu’elle relève d’une vérité plus originelle qu’elle-même et par quoi seulement une essentialité positive ou éventuellement négative peut lui être reconnue, une essentialité dont le principe reste irreprésentable, puisque toute représentation est encore un moment de la vie alors que c’est la vie elle-même et comme telle qui s’en trouve sanctionnée. Pour cette dernière raison, nous comprenons que le principe de toute légitimité n’était pas refoulé au sens où la légitimité d’une revendication peut l’être par la légalité qui signifie le droit – bien qu’on puisse comparer, à cause du redoublement de la structure métaphorique, l’être humain que les circonstances amènent à dire “la vie, ce n’est pas ça” avec la personne qui s’insurge contre l’ordre légal parce que “le droit, ce n’est pas ça” – mais il est forclos. L’antériorité dont relève l’origine de toute légitimité et par conséquent de tout droit possible est donc en quelque sorte absolue, et c’est pourquoi il faut parler de forclusion.

La vie qui comprend tout ce qui vaut a elle-même à être valable. L’antériorité du critère se confond par conséquent avec la nécessité pour tout ce que la vie comprend de relever d’une valeur qui soit non pas celle que la vie lui impose en tant qu’elle en est la compréhension, mais qui soit la valeur dont cette valeur relève elle-même : si je sais ce que valent vraiment les valeurs qui font la réalité de la vie, c’est la vérité ultime de celle-là que je possède (la sagesse, idéalement, est la juste estimation non pas des choses, mais des valeurs). Ainsi la valeur des valeurs apparaît-elle comme l’absolument antérieure: il y a toujours des valeurs, et elles interdisent que leur valeur soit seulement interrogée, puisqu’elles ne valent pas par quelque chose qui vaudrait absolument (le principe absolument légitime dont on vient de parler, et dont la mention est toujours énigmatique), mais les unes par les autres (autrement dit: la vie est “sérieuse”). Cependant on peut dire encore que l’absolument antérieur, qui est ce que les valeurs de toutes les choses constituent à chaque fois comme impossible, est aussi bien l’être. Car la vie se confond précisément avec l’impossibilité pour l’étant de s’entendre selon son être, puisqu’elle est, dans sa positivité, l’identité toujours-déjà effective de cet étant à la valeur dont elle est la définition – autrement dit parce qu’elle est l’identification de l’être de cet étant à la compréhension qu’elle en est nécessairement. Par exemple, tel animal pour tel autre vaut seulement comme proie et nullement comme étant (on ne peut pas dire que son être propre consiste à se faire dévorer ; or dans la vie de son prédateur, il ne peut consister qu’en cela). La collusion de l’être et de la valeur dont la vie, où chaque chose vaut et signifie relativement aux autres choses qui sont ses raisons d’être dans le monde d’un certain vivant, est l’ordre de définition, on peut donc la nommer indifféremment forclusion de l’êtreparce que ce n’est jamais par son être propre que l’étant est mais toujours par les autres et dans l’horizon d’une certaine ipséité du vivant, et forclusion de la valeur des valeurs parce que cette constitution réciproque des choses, en identifiant leur être à l’essentialité qu’elles sont les unes pour les autres, exclut que soit jamais possible un point d’ancrage axiologiquement absolu ou fixe, à partir duquel les valeurs pourraient positivement valoir. Comme si l’être était en toute dernière instance la valeur des valeurs, c’est-à-dire le critère de la vie… Car comment les valeurs pourraient-elles se voir estimées, sinon précisément par l’essentielle vérité (pour l’étant : son être) dont elles sont structurellement la forclusion ? Ainsi la compréhension exacte de l’être d’une entité quelconque, en admettant qu’elle soit possible, constituerait le critère de la valeur qui le représente.

Mais le sens que la vie impose à toute chose en tant qu’elle en est la compréhension, est comme tel toujours le bon, si elle-même est valable comme vie, c’est-à-dire si elle est la vie d’un vivant qui a raison de vivre !

Il faudrait donc considérer non pas tel ou tel étant particulier selon son être, mais les choses de la vie selon ce qu’il faudrait dès lors nommer l’être en général et par quoi c’est la vie, réciprocité des valeurs en fonction du vivant, qui pourrait elle-même être valable. Ainsi comprenons-nous que cet être dont la vie est littéralement l’impossibilité ne doit pas s’entendre selon la détermination de l’étant qui, dans la vie, en serait le sujet (l’étant est “cela qui est”): il n’y a de détermination que par les raisons déterminantes et celles-ci sont encore et toujours des moments de la vie, c’est-à-dire de la forclusion de l’être. Ce qu’on justifiera logiquement à rappeler que la déterminité, en tant qu’elle relève de raisons déterminantes, est strictement corrélative de la valeur qui est le degré d’essentialité de quelque chose relativement à ses raisons d’être qui sont les raisons déterminantes – relevant comme telles de la compréhension c’est-à-dire encore de la vie. Sauf donc à confondre ce que tout notre problème est de concevoir comme séparé c’est-à-dire l’antériorité de la vérité sur la vie ou encore de l’être sur le monde, on retiendra que la forclusion de l’être en quoi nous pouvons dire que consiste, à parler négativement, toujours la vie, le concerne en général, et qu’il n’y a aucune possibilité de dire qu’elle concernerait l’être de tel ou tel étant particulier. Or l’être en général, ce n’est pas l’être de quelque chose qui devrait s’entendre à partir d’autre chose (on peut aussi bien dire que c’est l’être de tout, hors de quoi il n’y a rien) ; de sorte qu’il nous paraît, d’un point de vue strictement terminologique, plus exact d’en remplacer la notion par celle de l’existence – puisqu’on nomme ainsi l’être de ce qui est en soi au lieu de se perdre dans des expressions dont il serait l’intelligibilité propre (à strictement parler, cette table existe, mais pas la loi de la gravitation, qui est l’intelligibilité propre d’un ensemble de phénomènes), autrement dit l’être dans l’intransitivité de sa position. Ainsi devons-nous plutôt dire que c’est l’existence en général qui se trouve constitutivement forclose par la vie. L’impossibilité de la vérité que la vie est proprement, on peut donc dire qu’il faut la penser comme l’impossibilité qu’en elle où tout vaut toujours par autre chose il aille jamais de l’existence en général – laquelle serait donc le critère de la vie.

C’est ce que révèle en effet l’essentielle possibilité qui définit l’humain de récuser son existence plus encore que sa vie, ou plus précisément de récuser sa vie en tant qu’elle est son existence. Car ce n’est pas du tout le même de refuser la vie, et de se supprimer (bien qu’évidemment le premier comportement finisse par donner le résultat du second).

Refuser la vie, c’est refuser quelque chose, c’est-à-dire demander autre chose (ainsi les anorexiques meurent de faim à refuser les substituts de l’amour), tandis que se supprimer, c’est se rapporter non pas à tel ou tel objet même total dont on ne veut pas (et notre vie peut bien être un objet total: par exemple ce que nos parents ont désiré ou au contraire ce à quoi ils se sont résignés), mais à l’être en tant qu’être selon quoi seulement la vie et la réflexion qui la prend pour objet peuvent tout uniment être récusées. Comprendre que refuser la vie et se supprimer ne sont pas le même, c’est donc se libérer de l’apparence selon laquelle la vie serait l’horizon ultime de tout – et c’est commencer à entrevoir que la vie puisse paradoxalement relever d’un horizon essentiellement autre que celui qu’elle est pour toute chose : horizon par lequel une valeur sera possible non pas seulement pour les choses comprises, mais pour leur compréhension elle-même, horizon dès lors absolument antérieur et dont on ne peut plus nier qu’il soit celui de l’existence.

L’existence comme critère.

Contrairement à ce qu’il en est des simples vivants pour qui la vie est l’impossibilité même de l’être, le vivant en qui se pose la question de la valeur de la vie est celui pour qui l’existence en général n’est possible qu’à être récurremment (c’est-à-dire depuis la question de la valeur des valeurs et dans son essentielle antériorité) reconnue comme originellement différée de ce qui vaut – différance (celle de l’existence en général d’une part, et des choses dans leur sens strictement mondain d’autre part) dont on peut dire ainsi qu’elle est proprement institutrice de l’humain. La vie, où l’étant ne se définit jamais par l’être mais par les autres étants dont la réciprocité constitutive s’ordonne de l’unité pulsionnelle du vivant, s’entendra donc, à travers la question apparemment aberrante de sa valeur, selon la nécessité qu’en elle et comme telle l’existence en général soit pour ainsi dire plus ou moins bien représentée, au sens exact de la métaphore qui institue la légalité comme le signifiant plus ou moins acceptable et un jour absolument inacceptable du droit (à la place de la légitimité). Non pas qu’on soit susceptible d’avoir plus ou moins raison selon le degré d’arraisonnement de l’être en valeur que les nécessités de la vie imposeraient (par exemple: l’éléphant serait plus capable de vérité envers la gazelle que le lion, n’y apercevant pas une proie) puisque c’est l’essence même de la vie de forclore la vérité ; mais que la vie comme valeur de tout soit elle-même la métaphore de l’être de tout – de la vérité, autrement dit. A peine ajoutera-t-on qu’on n’a jamais raison ou tort (ici de vivre) que relativement à cette vérité que la vie, pour la seule raison qu’elle en est la métaphore, identifie à l’existence.

La vie en quoi tout fait toujours sens par autre chose et pour le vivant, il faut donc l’entendre comme l’impossibilité que soit jamais effectif ce qu’il en est vraiment de l’existence en général. Ce qu’on traduira en termes de vérité en disant qu’il est impossible que la consistance de l’être figure jamais dans la vie : mondainement, la question de savoir en quoi consiste l’existence en général, c’est-à-dire en quoi cela consiste, d’être, pour l’étant toujours aliéné qu’il est originellement aux valeurs auxquelles la vie l’identifie, n’a aucun sens – précisément parce qu’elle concerne la vérité originelle dont le sens mondain ne se constitue que d’être la forclusion. Que tout soit toujours par autre chose et finalement pour le vivant, c’est donc ce que nous comprenons à la fois comme la forclusion de l’être (car on appelle étant cela que son être propre suffit à définir,) et comme le manque où toute valeur s’ordonne nécessairement à la consistance de l’être, puisque la forclusion de celui-ci est littéralement le même que la réciprocité mondaine, et qu’on ne saurait l’identifier à la valeur des valeurs qu’à condition qu’il y ait une réponse non pas à la question (qui ne renvoie comme telle qu’à un nouveau savoir) mais à l’énigme de savoir en quoi il consiste.

C’est donc la consistance de l’être ou de l’existence en général, dont la valeur est la forclusion, qui constitue le critère de la vie… Et bien sûr le refus de vivre, dont la possibilité essentielle définit l’humain, est celui de mener une vie inconsistante. A parler positivement, nous dirons qu’on est humain à cela que le monde (conditionnement réciproque des choses dans l’horizon d’ipséité d’un vivant qu’il est lui-même) n’est pas pour l’homme l’ordre du sens mais bien au contraire l’ordre du non-sens, puisqu’il n’y a de sens mondain c’est-à-dire de valeurs qu’à ce que la structure “monde” en soit comme forclusion de l’être (c’est-à-dire de la vérité : en quoi, finalement, consiste que tout soi), littéralement l’inconsistance.

Ce que tout être humain refuse absolument, c’est donc une vie qui serait simplement mondaine, c’est-à-dire, pour ce qui est de l’existence en général, absolument inconsistante.

On objectera que la plupart des humains se conduisent dans leur environnement d’une manière exactement analogue à celle des animaux naturels dans le leur : leur vie se passe à assurer leur satisfaction autant que les circonstances qui les ballottent le permettent; et pour être plus précis on ne peut nier que certains humains aient des existences de bêtes de somme entièrement résignées, ou que d’autres aient des comportements de loups ou de chacals. Et certes, que le renard mange les poules n’est pas une figure du mal mais le simple fait qu’il soit un renard. Seulement, pour ignobles qu’ils soient, ce sont toujours des comportements humains, et le même argument qui révélait la dignité irrécusable de l’esclave révèle celle du bandit. Autrement dit s’il y a des humains dont les conduites sont tellement analogues à celles de certains animaux, c’est que pour eux, en deçà de toute possibilité de représentation, il faut les avoir, en vérité ! Eux non plus ne veulent pas d’une vie qui ne signifie rien, c’est-à-dire qui ne soit pas sanctionnée par une instance impossible à cerner ailleurs que dans son manque et que, pour cette raison, nous sommes autorisés à nommer vérité. Personne ne veut d’une vie qui ne représente rien c’est-à-dire qui ne soit pas comme vie, c’est-à-dire comme métaphore, la signification du vrai comme tel.

Car si l’être en général consiste par exemple en l’inertie, tout effort est non seulement une vanité mais un tort (donc, humainement, une impossibilité) ; et quoi qu’on puisse se représenter on ne vit jamais qu’à avoir raison de se soumettre et d’être humilié, et même à préférer la mort à la simple éventualité de la lutte, parce qu’alors la vie ne signifierait plus rien (de la vérité) ! Et si à l’inverse l’être et le non-sens des antagonismes sont le même (pas d’action sans réaction, d’affirmation sans négation, de gain d’un côté sans perte de l’autre, etc., ce que la vie figure notamment comme loi de la jungle) alors ce sont les requins de la finance qui sont dans la vérité et, en son nom comme tout être humain, ils préféreraient mourir plutôt que de devoir mener la vie, disons d’un philosophe.

On le voit, si ignoble que puisse être une existence, c’est toujours celle d’un être humain, c’est-à-dire comme sens mondain une effectuation de la consistance de l’existence en général, irreprésentable comme telle mais présente comme la nécessité sur laquelle aucun être humain ne transige jamais que la vie en soit la signification. Car c’est quand sa vie ne signifie plus rien qu’aucun être humain, si indigne ou lâche qu’il soit, ne peut plus accepter de vivre.

La consistance de l’existence est donc à la fois ce que la vie où tout se représente d’autre chose rend principiellement impossible, et le critère dont la préférence de la mort témoigne irrécusablement qu’elle relève toujours.

Le paradoxe de cette consistance de l’existence que nous mettons effectivement à contribution à chaque instant dès lors que nous continuons de vivre, est, répétons-le, qu’elle exclut par principe la forme représentative tout en devant nécessairement se trouver comme telle dans une vie qui en est pourtant l’impossibilité. Car enfin, c’est bien toujours dans la vie que se prend la décision de vivre ou parfois de mourir… La question de la raison de vivre, qui n’est donc pas celle d’un savoir sur l’existence en général qu’on aurait pu nous communiquer – et chaque enfant sait qu’un discours commençant solennellement par “Dans la vie… ” est seulement susceptible de trivialité, de conformisme et de bêtise -, apparaît donc comme celle de la possibilité qu’à la vie de comprendre l’absolument antérieur à quoi elle s’ordonne nécessairement, c’est-à-dire comme celle de la possibilité que nous ayons d’avoir rencontré l’existence dans sa véritable consistance, alors même que la vie en est la forclusion et par là l’institution en vérité.

Or cette compréhension ou encore cette rencontre toujours-déjà faite en quoi il faut voir l’effectivité du critère (que la vie ne soit vivable qu’à être valable) et par conséquent l’origine métaphysique de l’humanité, elle nous est pour l’instant encore inaccessible dans sa possibilité parce que l’identification qu’elle suppose d’une entité forcément particulière (si la vie doit la comprendre) à l’existence en général en tant qu’elle ” consiste “, paraît interdite par le savoir que nous avons de la “différence ontologique” : l’être n’est pas l’étant, et rien ne paraît pouvoir être l’existence, surtout en général.

Et pourtant, il faut bien d’un autre côté que cette identification soit effective puisque la vie qui est l’ordre où tout signifie mondainement est réellement valable, de par une sanction qui a forcément lieu en elle. Car si nous sommes humains de ce qu’en nous la vérité prime absolument sur la vie, c’est un fait irrécusable que celle-ci est matériellement première, de sorte que notre humanité n’est possible qu’à ce que nous ayons été, comme on dit si justement, “tout retournés” (en allemand, c’est la notion de Kehre, telle que le cheminement heideggerien en impose désormais la compréhension, qu’il faudrait employer) par l’existence en général en quelque sorte effectuée sous les espèces de quelque chose – quelque chose qui subvertirait la vie au titre de la vérité qui la rend humaine, de même que dans le lapsus le sujet de l’énonciation subvertit l’énoncé qui le constitue pourtant comme impossible.

C’est ce que signifie l’idée de l’existence comme critère : que quelque chose qui soit l’existence elle-même dans sa consistance déchire la vie (soit présent en elle comme irrécusablement autre et ainsi absolument vrai) pour s’en constituer-révéler par le retournement (la Kehre) la vérité toujours antérieure, et ainsi la faire toujours-déjà sanctionnée, c’est-à-dire humaine…

La métaphore de l’existence et le sens de la vie.

Si nous ne sommes pas encore en mesure d’exposer métaphysiquement cette compréhension par la vie de l’existence à laquelle elle s’ordonne absolument (car c’est bien toujours et seulement de vivre et de mourir qu’il s’agit…), nous pouvons néanmoins indiquer que la vie se constitue comme humaine à être l’existence en général, au sens exact de cette métaphore par laquelle la légalité se substitue à une légitimité qui la gouverne pourtant à l’autoriser, et par laquelle elle se trouvera finalement récusée : la valeur de l’étant est la forclusion métaphorique de son être, en tant qu’elle est la substitution de la vie à son existence pour en être l’origine transcendantale (ce n’est plus d’être que l’étant est, mais de la réciprocité des moments de la vie, c’est-à-dire du retour du sujet à lui-même).

Qu’on vive seulement à avoir raison de vivre, c’est par conséquent ce qu’on indiquera encore en soulignant qu’on vit toujours à métaphoriser l’existence, en tant qu’elle consiste, en vie – le propre de la métaphore étant d’instituer en sujet sanctionnant cela dont elle est l’impossible énonciation. En ce sens, dire que la vie humaine est “une existence”, c’est énoncer qu’aucun moment n’en est jamais possible qu’il ne donne à voir en quoi, finalement, l’existence consiste. Non seulement toute vie humaine mais encore tout moment humain est donc une énigme, si l’on nous accorde pour cette dernière notion de la définir comme une interrogation dont la réponse se trouve dans la seule manière dont elle est signifiée, et qui porte toujours sur la vérité de l’existence en général.

Ainsi la vérité ultime des choses n’est pas ce que l’on nomme le sens de la vie, puisque la vie n’est pas l’existence, ou plus exactement qu’elle l’est métaphoriquement. Le sens de la vie, c’est une production spécifique, et non pas une conformité à une vérité qu’il faudrait supposer préalable (et qui comme telle serait simplement un non sens : un fait métaphysique, aussi inerte et stupide à son niveau qu’un fait géologique au sien).

C’est qu’on ne doit pas oublier l’essentiel de la métaphore, qui est d’être une création de sens et non une simple manière de signifier.

Si donc on reconnaît l’essentialité de cette certaine consistance de l’existence en disant qu’une vie est inacceptable à ne plus pouvoir la signifier (ce qu’aucun être humain ne peut accepter, c’est une vie qui ne signifierait plus rien – plus rien de la vérité, forcément), on en reconnaîtra d’une autre manière l’inessentialité en ce que la vie qui la forclôt est précisément la vie propre et non pas l’existence en général. C’est qu’en effet la même vérité ne se comprendra (ne se réalisera) pas de la même façon dans des vies différentes, puisque l’unité actuelle du vivant et de son milieu qui en sera forcément la compréhension – unité en quoi consiste à proprement parler la vie – se détermine d’abord des caractères essentiels de celui-ci : époque, situation sociale et familiale, bien sûr, mais aussi lieu de vie ou même à la limite déterminations corporelles, en un mot tout ce qui contribue à la constitution de1′”être au monde”, à ce monde que la vérité est précisément reconstruite par nous de sanctionner positivement (la vie n’est pas simplement réelle : elle est valable). Si donc aucun être humain ne veut d’une vie qui ne signifierait pas finalement en quoi consiste l’existence en général (n’accepte de vivre en dehors de l’énigme, autrement dit – à présenter ainsi notre interprétation du mythe d’Œdipe), c’est parce que le sens par principe absolument unique que présente nécessairement sa vie serait sans légitimité (il n’aurait pas raison de vivre).

Nous apercevons ainsi que la personne humaine n’est pas seulement définie par la maîtrise originelle dont le fait même de son existence est l’irrécusable attestation, mais qu’elle l’est encore par l’absolue dignité de tout ce qui fait concrètement sa vie, si ignoble que ce puisse être parfois à se le représenter, puisque la détermination concrète est celle de la métaphore que la vie (en tant qu’elle est “une existence”) est toujours, et par conséquent du sens que celle-ci en revêt – sens forcément légitime puisque réel, en tant qu’humain: toujours-déjà sanctionné. La dignité constitutive de la personne, autrement dit, ne se divise pas à donner lieu à une reconnaissance abstraite qui ne serait pas en même temps celle de sa réalité concrète. Tout doit être respecté dans l’individu humain, et une vie abominable et violente est encore, puisqu’elle est effectivement menée, légitime. Cette légitimité atroce de certaines existences, c’est la réalité métaphysique du mal. Et on ne peut la nier qu’au prix de ne pas reconnaître l’humanité des hommes.

On appelle ” psychanalyse de droit ” l’élucidation de cette nécessité.

Le statut juridique de l’existence.

Puisque c’est la dimension qu’on peut dire ainsi exclusivement et totalement juridique qui fait l’humain, on reconnaîtra que le sens de la vie n’est possible dans son essentielle légitimité que parce que l’existence en général, dont la vie qu’il s’agit toujours d’accepter ou de refuser est la forclusion, est elle-même originellement juridique. Il ne se contredirait en effet à y voir le pur fait qu’en général il y ait quelque chose et non pas rien, d’abord parce qu’aucune consistance n’en serait pensable, et ensuite parce qu’on réduirait le critère de la vie à un fait de second degré en constatant qu’il y a la culture, dont la forclusion qu’elle est toujours de la nature en ferait paradoxalement le dernier moment (point de vue des sciences humaines, nommément de Lévi-Strauss). Or nous savons que la vie n’est anthropologique qu’à être d’abord métaphysique, puisque c’est la supposition qu’on a originellement raison de vivre qui permet qu’on vivre de telle ou telle manière.

Mais il faut aller plus loin: si nous avons (pour le moment…) raison de vivre, c’est par définition qu’il faut vivre. Pourquoi?

Car nous ne vivons ni par plaisir, comme le démontre l’exemple de la piqûre d’épingle, ni même par un devoir qui ne vaut jamais, Kant l’a parfaitement établi, que pour le sujet de la représentation. Ce qui nous fait vivre, c’est donc une certaine nécessité qui est absolument antérieure à toute représentation que nous pouvons nous faire, et que d’ailleurs nous signifions expressément comme telle en disant qu’il faut bien vivre. Or l’antériorité absolue, c’est celle de l’être – ou plus exactement de l’existence en général. Si donc la vie et la nécessité de vivre sont le même, il faudrait alors le comprendre métaphoriquement, c’est-à-dire à partir de la thèse proprement métaphysique de l’être comme nécessité absolue (” il faut bien vivre ” serait la signification humaine, donc métaphorique, de l’aséité, par exemple)… Mais cette dernière expression n’est-elle pas déjà une contradiction dans les termes?

Ce qui est en cause, c’est l’être entendu non pas comme le fait absolument premier que tout suppose toujours, mais en subversion à cette indication pourtant irrécusable la nécessité qu’il y ait l’étant et non pas plutôt rien, nécessité dont le falloir vivre serait alors l’indication forclusive. Autrement dit, il faut que l’être, dont la vie comme falloir vivre est la forclusion, soit légitimité originelle pour l’étant en général !

Cette nécessité qui est donc à proprement parler le statut juridique de l’existence, nous n’en apercevons pas la matérialité (il y a une consistance originelle de l’existence; oui, mais laquelle?), puisque nous n’avons pas encore déterminé quelle mystérieuse entité, faisant irruption (sur le mode d’y être aberrant) dans la vie comme le sujet de l’énonciation fait irruption parfois dans l’énoncé qu’il gouverne, peut l’avoir pour essence. Par contre nous sommes en mesure d’en indiquer la formalité : celle de la “preuve ontologique”, qui n’est pas un savoir sur l’étant mais l’identité de sa mention et de sa reconnaissance – notion de droit, soulignons-le – en tant qu’étant. C’est en effet la définition même de l’étant qu’il soit (on ne confondra évidemment pas l’étantité et la réalité appelée par Kant dynamique, comme le montre qu’un dragon ou un cercle, par exemples, ne soient pas rien), et donc l’impossibilité effective qu’il ne soit pas, même s’il se limite à la seule affirmation de l’étant, laquelle n’est en effet pas rien, irrécusablement. Dans le cas (unique) de la preuve ontologique la constatation et la reconnaissance sont donc le même, ou plus exactement c’est cette identité, en tant que structure juridiquement incontestable du fait irrécusable, que l’on nomme “preuve ontologique”.

Forclusion de l’être, la vie où rien n’est que par autre chose dans l’ipséité d’un sujet à quoi tout doit faire retour, est donc finalement forclusion de la preuve ontologique ! La question de l’existence entendue comme celle du critère trouve donc une nouvelle formulation : y a-t-il dans la vie quelque chose dont la preuve ontologique soit la structure propre ?

Le sujet originel du droit.

L’existence à quoi la vie est humaine de s’ordonner ne peut s’entendre comme telle que dans une effraction de la vie : qu’en celle-ci il y ait quelque chose qui se révèle d’abord à récuser l’extériorité des nécessités mondaines telle que la vie en est l’institution, à savoir que toute chose soit l’expression d’autre chose, et corrélativement que rien ne soit possible qu’à être référé à un sujet auquel son sens est finalement de faire retour. Une entité répondant à cette exigence, dont la notion d’aséité est la formulation positive, aurait en effet pour vérité non pas d’être ceci ou cela puisque toute détermination est effectuation de raisons déterminantes, mais d’exister – hors de toute éventualité compréhensive, c’est-à-dire en extériorité à tout savoir (le savoir existe toujours, bien sûr, mais il ne compte plus). Concevons en effet que l’effraction de l’existence dans la vie, si elle est possible, est nécessairement identique à la mise entre parenthèse de toute valeur, puisque c’est précisément l’identification de l’étant à sa valeur mondaine qui fait la forclusion de son être (nous avons cité l’exemple de la proie qui est bien pour un animal tout l’être, dès lors doublement perdu, d’un autre animal). Une entité qui serait absolument sujet se reconnaîtrait donc à ce que pour elle rien ne vaudrait, et à ce que pour tout elle ne vaudrait rien. Or c’est cette propriété de l’être, dont la mention est seulement le rappel du caractère métaphorique de la vie dans sa relation à l’existence, qui rend possible que quelque chose existe en propre là où rien n’est jamais que par autre chose. En quoi c’est un sujet dès lors vrai qui se trouve reconnu: une entité qui est ainsi, en deçà de toute réalité mondaine, l’existence et par laquelle, d’après tout ce qui précède, nous serions effectivement humains.

Si quelque chose apparaît qui ne vale essentiellement rien pour tout (c’est-à-dire qui soit incompréhensible dans le circuit de l’ipséité mondaine – en un mot: qui soit gratuit) et pour quoi tout ne vale essentiellement rien, alors cette entité pourra bien avoir été produite comme un moment de la vie, elle en sera l’absolue subversion : les raisons dont elle procédera en fait seront nulles en droit. Ce qu’on traduira plus simplement en disant que son inscription dans la vie, pour irrécusable qu’elle soit, sera essentiellement vaine par opposition à ce qui sera dès lors absolument essentiel : qu’elle existe. L’essentialité de l’existence, c’est que l’existence soit essence, si cette essentialité est absolue comme le signifie négativement la vanité des raisons d’être c’est-à-dire des raisons déterminantes. En effet, la vanité se définit non pas comme l’identité mais comme l’équivalence, pour quelque chose (tout ce qui rendrait compte de l’entité considérée), de l’être et du non-être. Rencontrons-nous réellement de telles entités, puisque c’est ainsi qu’il faut concevoir l’effectivité mondaine de ce qui a la preuve ontologique pour structure (en quoi c’est le moment crucial de la désignation de notre propre origine en tant qu’humains que nous abordons… )?

A cette question il est on ne peut plus facile de répondre, puisque son énoncé est une définition: celle de l’œuvre. En vérité, une autre réponse vaut également : la personne d’autrui, et plus précisément la seconde personne, qui existe (celle qu’on rencontre), par opposition à la troisième qu’on se représente (celle dont on parle). Car de la personne aussi, ce qui compte, c’est qu’elle existe, quoi qu’il en soit d’elle par ailleurs. Mais si la rencontre de quelqu’un est un arrachement aux nécessités que nous sommes toujours finalement pour nous-mêmes (et donc si sa mention est une réponse satisfaisante à la question que nous nous posons ici), la question de la vérité dans sa ” consistance ” (savoir en quoi cela consiste, d’être vrai, pour l’étant) n’y trouverait qu’un détour inutile, puisque c’est seulement comme personne, sujet de droit, donc sujet autorisé par le vrai que dès lors il n’est pas, que l’autre peut être rencontré. Il convient donc que nous limitions la réponse à celle de l’étant dont l’être ne soit pas simplement constaté mais encore reconnu, de l’étant que dès lors on dira vrai et pas simplement réel, et dont on pourra concevoir ensuite que la personne qui l’aura rencontré s’autorisera. Et cet étant, dans sa corrélation au génie (avoir raison non pas quant aux choses mais quant à la vérité elle-même), c’est l’œuvre.

Une œuvre en effet, c’est exactement le contraire d’une expression, comme un créateur est exactement le contraire d’un auteur, ou le génie celui du talent, parce que c’est la vanité des raisons dont on ne peut nier qu’elle procède effectivement qui la révèle d’abord. Personne ne niera par exemple qu’un roman de Balzac soit l’expression de sa psychologie personnelle, de sa vie, de son époque, etc., puisqu’il fut écrit par un homme réel dans une société réelle ; mais à poser cette lapalissade on y voit seulement, au même titre que dans n’importe quel autre vestige de la même époque, un document psychologique, biographique, sociologique, etc. alors qu’en un roman c’est seulement la littérature qui est en question, puisque précisément c’est un roman. On éprouve a contrario cette vérité avec les livres, films, tableaux, etc. qui “ont vieilli”. Car il arrive un moment où l’on ne peut plus y voir autre chose que le témoignage d’une époque révolue (pensons aux peintres pompiers du second Empire, pour en rester à des exemples évidents), c’est-à-dire un document : aperception de la médiocrité, dont on comprend bien qu’elle définit l’œuvre a contrario, puisqu’elle est de n’être pas son propre sujet, autrement dit pour une entité quelconque d’être comme n’importe quoi un moment du monde. C’est donc seulement dans la mesure où ces raisons d’être qui sont aussi bien les raisons de la détermination, ne comptent pas, que l’œuvre peut apparaître en tant qu’œuvre : dans l’essentialité finalement absolue de son existence. Et une œuvre, c’est en effet une chose dont il y a à se réjouir qu’elle existe – une chose qu’on aime dès qu’on la reconnaît, si c’est bien l’exclusivité de l’être qui définit l’amour. (On n’aime pas ceux qu’on aime à cause de leurs qualités, et on les aime malgré leurs défauts: c’est d’exister que nous leur rendons grâce; et, pour reprendre la définition de Spinoza, je dirai que je suis joyeux à l’idée que tel petit tableau, pourtant aperçu fugitivement dans le musée d’une ville lointaine où il est très improbable que je retourne jamais, existe.)

Seulement l’existence ainsi présenfifiée ne saurait, si elle est bien le critère que nous cherchons c’est-à-dire le véritable sujet non pas de l’homme mais de l’humain, rester indéterminée : cette existence qui se révèle comme existence dans la vanité de raisons pourtant irrécusables, elle consiste bien en une certaine essence : “Littérature” pour les Illusions perdues, ou “Peinture” pour la Joconde, etc. Ce qui ne signifie surtout pas que telle ou telle de ces œuvres ait à être pensée à partir de la littérature ou de la peinture, parce que cela reviendrait à la nier comme œuvre pour en faire un moment particulier de ce véritable essentiel que serait alors l’histoire de l’art, mais ce qui signifie au contraire que la Littérature ou la Peinture sont ce qu’elle invente absolument : à comprendre une œuvre, on aperçoit qu’elle est l’institution même, dans son absolue originalité, de l’essence dont elle relève, c’est-à-dire qu’elle est à elle-même l’ordre absolument suffisant de sa légitimité. Autrement dit l’œuvre n’est pas du monde parce qu’elle est seule au principe de sa propre constitution : le peintre a par exemple constaté que le tableau demandait une touche de rouge à tel endroit, etc. (mais au peintre médiocre, c’est-à-dire à celui qui demande à la peinture de l’exprimer – nous parlons donc déjà d’un bon peintre, un mauvais s’exprimant simplement au moyen de la peinture – , aucun tableau n’a jamais rien demandé). Ainsi, rien de l’œuvre ne peut en être dit par celui que la représentation sociale oblige à se reconnaître pour son auteur (celui dont elle serait l’expression), qui ne relève de sa réalité mondaine, c’est-à-dire précisément de ce qu’elle se constitue en œuvre de réduire à vanité : “un metteur en scène, tout comme un écrivain, un peintre ou un musicien ne peut réellement parler avec un minimum de compétence que de l’aspect artisanal de son travail” ; et tout ce qu’il en pourrait dire, à s’en prendre pour le sujet ne serait jamais que “des bêtises approximatives”, dit Fellini (Le Monde, Jeudi 24 décembre 1987, p. 13). Car c’est l’œuvre qui est le sujet de la création : essentiellement par soi, et inessentiellement par un autre, cet autre étant l’ensemble de ses raisons déterminantes (l’auteur réel, et le monde réel qu’il assume en travaillant). Or cela dont les raisons déterminantes sont absolument inessentielles, c’est bien une entité qu’on ne peut concevoir autrement que comme sa propre existence. Dans l’œuvre autrement dit, l’essentiel en fin de compte n’est pas sa détermination ni, corrélativement, l’importance culturelle qu’elle peut revêtir, mais bien qu’elle existe. Le témoignage du créateur sur sa propre étrangeté aura donc pour envers l’impossibilité du spectateur à comprendre que l’œuvre ait pu ne pas être.

Sujet absolument originel de toute légitimité possible parce qu’elle a la consistance de la preuve ontologique pour nature, l’œuvre institue de son essentielle exemplarité (elle qui, vraiment, est) tout étant d’une vérité dans laquelle il faut bien voir, puisque l’inessentialité absolue des raisons déterminantes est celle de la détermination c’est-à-dire l’essentialité absolue de l’existence qui est proprement la sienne, la consistance de l’existence en général.

L’intelligence d’une œuvre comme œuvre se traduit donc nécessairement par un bouleversement de la vie, une sorte de nouvelle naissance dont l’irrécusable aperception est un étonnement devant la vie dont cette consistance est désormais, et comme celle de l’existence de toute chose, la sanction : comment est-il possible que les choses aient pu exister auparavant, puisque l’existence ne consistait en rien ?…

Pluralité du sujet.

Sujet originel de toute légitimité possible et par conséquent de l’humanité de chaque homme, l’œuvre, par quoi il n’y a donc de sujet qu’à en être ordonné, est la preuve ontologique en personne, dans sa consistance à chaque fois définitive et absolue. Et pourtant il est objectivement vrai que les œuvres sont multiples – ce qui contredit bien évidemment l’absoluité consistante que nous sommes amenés à reconnaître, enfin et définitivement, à telle œuvre dont l’exemplarité proprement métaphysique est le sens, et donc aussi la nécessité, de son unicité. Il faut même aller plus loin dans l’indication de cette pluralité et préciser que par œuvre nous entendons la structure ontologique elle-même (pour l’étant : d’être) comme chose, et non pas surtout une classe de choses. On aurait donc tort, malgré l’orientation des exemples que nous avons utilisés, de cantonner la compréhension de cette notion dans le seul domaine de l’art ou de l’esthétique – à moins précisément de prendre ce dernier terme en son sens le plus littéral, comme on va voir.

Car non seulement il y a des œuvres qui ne relèvent pas de l’art (la Relativité, l’hégélianisme, le Christianisme, etc.) et qui n’en sont pas moins des œuvres parce qu’à définir originellement le domaine de leur pertinence elles sont leur propre condition d’intelligibilité, mais encore il y a des actes qui répondent à cette dernière définition et qui sont donc essentiellement antérieurs, au sens où l’existence dont ils sont alors l’essence l’est toujours chez les hommes : ce sont les “gestes”, c’est-à-dire les exploits des héros, mais aussi, en jouant sur le genre du mot français au sens du numen, ce geste du bras que faisaient les dieux grecs et qui scellait le destin des hommes. Un héros, c’est en effet quelqu’un qui se trouve seulement défini par une certaine action dont la suffisance réduit à vanité tant les tenants que les aboutissants (les raisons déterminantes donc la déterminité mondaine, mais pas là consistance puisque l’existence ainsi essentialisée et donc universalisée l’a été par elle ), quelqu’un qui se trouve ainsi littéralement sorti de la vie où tout vaut toujours par autre chose et où rien n’est désintéressé, à la fois au-dessus et en-deçà d’elle parce qu’il en invente le sens en effectuant l’existence comme une certaine consistance dont son geste est dès lors l’inscription irrécusable, à partir de quoi désormais on aura raison ou tort de faire ce qu’on fait.

Remarquons que cela est aussi vrai pour l’atrocité : les tortionnaires et ceux qui déportent ont ouvert la voie à une humanité abominable; et si nous avons été sur la lune avec Armstrong ou pensé l’univers avec Einstein, nous avons aussi massacré les hommes et bafoué l’esprit avec les nazis. Non pas que nous l’ayons forcément fait, mais en ce sens que de tels actes dont l’énormité interdit qu’aucune explication en soit jamais recevable, instituent par cela même une horrible légitimité. Nous l’avons dit, on n’y échappe pas : le mal existe; il est que des consistances abominables de l’existence en général (existence que ce qui fait défaillir toute explication a nécessairement pour essence, avons-nous vu) soient vérités sanctionnantes pour des atrocités dès lors légitimes. Car le mal, précisons encore, n’est pas qu’il y ait en fait des gens méchants (ce qui ne serait qu’un malheur explicable par différents déterminismes mondains et non la réalité du mal), mais c’est par exemple que l’existence soit en toute dernière instance absolument implacable, et que la corrélation métaphorique de cette nécessité avec l’abomination tortionnaire en soit humaine c’est-à-dire légitime. En effet : un nazi, pour garder le même exemple, n’est pas quelqu’un qui aurait commis une erreur sur ce que c’est vraiment que vivre. En d’autres termes, on ne comprend la possibilité du mal en tant que sa notion est seulement possible en droit qu’à y voir un choix dont le caractère humain atteste paradoxalement de la légitimité, un choix originellement sanctionné d’une certaine consistance, disons implacable ou sauvage, de l’existence irrécusable comme telle. Le choix de torturer ou d’humilier n’est humainement possible qu’à ce qu’on y ait raison (qu’on le ramène à une aliénation sociale ou politique, à des pulsions destructrices, à une structure perverse ou à d’autres explications également mondaines, et c’est du malheur qu’on parle : pas du mal). C’est donc seulement du point de vue de la représentation qu’une condamnation en est à la fois possible et nécessaire, mais métaphysiquement – et c’est précisément cela, l’atrocité qui le constitue comme le mal et non pas comme un simple moment du monde – il y a quelque part une légitimité absolue des pires abominations… Cette consistance de l’existence en général qu’on doit forcément supposer pour comprendre l’irrécusable humanité de certaines actions, elle est l’essence d’œuvres où d’actes qu’en ce sens il faut bien qualifier de diaboliques.

On pourrait encore parler, pour en terminer avec cette question du sujet absolument antérieur, des héros de faits divers – et à la limite de ces sujets de représentations qui valent pour eux-mêmes: ainsi Emma Bovary institue-t-elle la vie non pas comme une certaine activité d’écriture (cela, c’est l’œuvre de Flaubert qui le fait), mais comme impossibilité irréductible; ainsi encore les souliers usagés, examinés par Heidegger dans ce tableau dont il n’a rien vu (car il s’y agit toujours et seulement de la définition de la peinture, puisque c’est un tableau), et qui sont bien les sujets d’une existence toute de pesanteur difficultueuse, à par de laquelle seulement la vie du paysan peut avoir son sens. Ajoutera-t-on encore que de ce point de vue les mythes valent pour des œuvres, et qu’il y a toutes sortes de mythes…

On aperçoit donc le paradoxe : chaque œuvre est absolue, définitive et totale, parce qu’en elle il s’agit de la vérité. Et pourtant il y a plusieurs œuvres. Dans un premier moment, on reconnaît bien sûr le caractère réflexif de cette pluralité: si tel film de Fellini est la première des œuvres (les autres n’ont existé que pour la préparer, et les suivantes sont inutiles, puisque désormais tout est dit…) et donc l’invention même de l’existence, je puis bien forcer mon intelligence, qui s’appuiera pour nier l’évidence sur une mémoire que je ne reconnaîtrai pas, à prononcer que d’autres œuvres sont aussi des œuvres. Mais il nous semble qu’une pluralité bien plus réelle dans son essentielle impossibilité est envisageable: celle-là même dont témoigne la diversité des institutions de l’existence (et par conséquent, pour chacun, de la légitimité de sa vie), telle qu’on peut la reconnaître dans l’impossibilité d’unifier ce que nous vivons, nous qui ne nous reconnaissons pas dans la plupart de nos actions. D’où cette question apparemment aberrante : l’existence en général serait-elle donc plurielle?

L’existence en général ou la vérité, nous le savons, il faut la concevoir selon la ” consistance ” dont l’œuvre est l’irrécusable établissement; de sorte que si l’œuvre est multiple autrement que d’une manière réflexive c’est-à-dire conceptuelle – et malgré le caractère contradictoire de l’idée, il semble bien que ce soit le cas – nous devons poser que l’existence en général est plurielle… En nommant “essence” cette consistance (en quoi l’être (esse ) consiste), nous posons donc une pluralité des essences qu’il serait alors absurde de prétendre unifier. Et pourtant ce dernier refus est contradictoire, puisque l’existence en général (car il est bien entendu que nous ne mentionnons pas ceci ou cela comme existant) est UNE par principe, tautologiquement. En effet, et c’est précisément la thèse dont l’absolue nécessité nous est apparue. Mais si ce principe-là était plusieurs?…

L’existence en général serait toujours une, sauf que nous devrions en admettre la pluralité… de sorte que pour chaque individu humain il faudrait employer la notion de vie au pluriel : chacun serait plusieurs vies, c’est-à-dire qu’à partir d’œuvres multiples mais à chaque fois absolument unique (s), une certaine métaphore, sa vie avec son sens irréductiblement propre, en serait comme parallèlement la signification sanctionnée. La thèse paraît folle, j’en conviens, mais elle est simplement la reconnaissance que dans le monde il n’y a pas qu’une seule œuvre.

Folle pourquoi? sinon parce que nous avons l’habitude, à force de confondre la vérité et donc l’être avec la représentation, de concevoir l’existence en général à partir de l’unité de notre cogitation, et implicitement sa consistance à partir de ce que Sartre nomme notre “projet existentiel”? Mais c’est une pétition de principe, puisqu’il n’y a pour chacun de projet unique possible (sa vie, au singulier) que par l’unicité de l’existence en général dont ce projet est l’assomption. Entre une pétition de principe et la nécessité de nier que toutes les autres œuvres soient des œuvres, il faut choisir. Contre l’unicité actuelle de ma réflexion, je pose qu’en moi il y a des vies parce que je vis à partir d’une pluralité d’œuvres qui fait que ces vies sont des sens, que nous nommerons en référence à Leibniz des “incompossibles”. Et puisque cela conditionne la possibilité vitale de tout, nous dirons que ces sens (la métaphore de la consistance dont chaque œuvre qui m’a fait humain est à chaque fois l’origine) relèvent essentiellement de l’esthétique, au sens littéral annoncé plus haut. Car si je vois, c’est que des choses – pas n’importe lesquelles – se sont révélées pour instituer l’existence en général à chaque fois comme une certaine et définitive visibilité, et par conséquent ma vie que chacune autorisait comme une certaine vision (en cela donc, et réflexivement : je ne vois pas, mais j’ai des “visions”- car à vivre de Picasso, je ne renie pas Van Gogh; et pourtant ils s’excluent, puisque l’existence en général en quoi tel ou tel tableau consiste, c’est l’absolu) ; et si j’entends, c’est que d’autres œuvres n’étaient faites que pour instituer à chaque fois d’une certaine audibilité l’existence en général, etc… Et qui nierait de toute façon qu’il y ait des pans entiers de notre vie (mais s’ils sont entiers, alors ce sont bien des vies…) qui soient façonnés par des œuvres que nous n’avons d’ailleurs pas nécessairement approchées ?

Nous récuserons donc la notion habituelle d’un sujet humain qui devrait être absolument un parce que l’origine de ce sujet, dans l’exclusivité qui la définit, est néanmoins toujours plurielle (si Sartre m’apprend à penser, mais aussi Lacan, c’est Beethoven mais aussi Bach qui m’apprend à écouter, etc.). Non pas donc que nous niions que ces vies ne se réfléchissent dans l’unité de la vie individuelle, mais nous nions réflexivement que pour chaque être humain la vie individuelle ait un seul sens, parce que s’il n’y a de vie que par l’UN dont nous avons reconnu le sujet (l’un n’est pas mais toute vie est qu’il y ait de l’UN), il ne peut pas y avoir, à cause de la pluralité indéniable de ce sujet, une unité personnelle totale : c’est tout dans l’homme qui est personnel, et la maîtrise absolue qui définit l’humain est aussi bien absolue et totale dans tel ou tel moment de la vie que dans tel autre qui lui est juridiquement exclusif : dans le même individu, celui qui parle n’est par exemple pas nécessairement le même que celui qui écoute, ni celui qui est doux celui qui est brutal, ni celui qui est intelligence celui qui est sot (on pourrait même montrer qu’il y a des existences de bêtise possibles chez les gens les plus ouverts), mais il est à chaque fois, dans 1′”incompossibilité”, engagé dans une relation de droit à l’existence : des attitudes éventuellement contradictoires ont une légitimité qui s’assure à chaque fois absolument et donc exclusivement dans l’existence, puisqu’à chaque fois. elles sont humaines.

Conclusion

On ne peut concevoir la personne qu’à reconnaître l’antériorité de la vérité sur la vie parce que celle-ci doit s’en autoriser (elle n’est humaine qu’à être valable et pas simplement réelle), et qu’à reconnaître l’antériorité de la vérité sur elle-même (que la vérité ne soit pas un dernier fait métaphysique, qui resterait comme tel stupide et inerte, dont rien ne pourrait dès lors s’autoriser).

On appelle ” génie ” l’antériorité de la vérité sur elle-même : la nécessité qu’elle soit vraiment (par opposition à réellement) la vérité, autrement dit l’impossibilité qu’on en ait jamais fini avec l’œuvre, dès lors qu’elle en est une. Définir la personne comme sujet de droit, c’est la définir à partir de la vérité et donc, à cause de l’antériorité à soi qui la définit, à partir du génie.

Subjectivement parlant, le génie est une notion éthique : elle ne concerne pas un ” don ” qu’on pourrait imputer à une Nature impersonnelle et aveugle et qui dédouanerait chacun de sa responsabilité (on ne serait pas plus responsable d’être ou non ” doué ” qu’on est responsable de la couleur de ses yeux ou de sa peau), mais au contraire c’est le refus d’avoir cédé sur le fait qu’on est singulièrement soi-même – et pas n’importe qui (un représentant anonyme de l’humanité en général : celui que n’importe qui aurait été à notre place) que nous reconnaissons au principe des œuvres et qui se trouve impliqué dans la reconnaissance que nous éprouvons malgré nous envers leurs auteurs (alors que l’idée de gratitude envers un individu caractérisé par une aptitude naturelle rare est absurde, même si cette aptitude se révèle utile aux autres). Les ” créateurs ” nous donnent ce que nous ne savions pas manquer : la vérité (pour nous à chaque fois partielle) dont nous pourrons dès lors nous autoriser, c’est-à-dire le lieu où notre parole (ou au contraire notre démission dans la conformité aux impératifs communs) peut être vraiment la nôtre. C’est de cette éventualité seule que la personne se définit.

On appelle humanité cet ensemble de vivants dont quelques-uns font que tous les autres ont raison de vivre.