Cours du 29 avril 05

Qu’est-ce qu’une plainte ? (3)

La plainte est le discours de la souffrance comme telle, et c’est depuis la contradiction insistante de la vérité et de la vie que celle-ci doit être comprise. La plainte porte donc sur cette contradiction – plus essentielle ici que l’insistance, qu’on trouve aussi dans le cas de la douleur (insistance de l’existence contre la vie). Toute plainte porte alors sur la contradiction de la vérité et de la vie et peut donc s’entendre à partir d’un regret : que la vie ne soit pas vraie. Voilà de quoi on se plaint originellement, indépendamment de l’insistance proprement dite qui se traduit subjectivement par la nécessité qu’on endure la souffrance.

Dit de la souffrance : « la vie sans la vérité n’est pas vraiment la vie »

Si c’est toujours d’être coupé de la vérité qui insiste en nous qu’on se plaint, on se plaint à la fois d’être étranger à soi-même et de mener une vie non vraie. Il appartient ainsi à la plainte de dire, sans le savoir, qu’on a la vérité et non la vie pour patrie, si l’on peut s’exprimer de manière aussi romantique. Disons-le plus rigoureusement : la réponse que la vie donne à la question que nous sommes pour nous-même est par principe un malentendu, et c’est de cela qu’on se plaint.  Et certes, la vie répond toujours dans l’a priori du bien : elle identifie la question du sujet à celle de son bien, et c’est le même de vouloir et de vouloir le bien – qu’on l’entende de manière relative (l’agréable ou l’utile) ou de manière absolue (ce qui s’impose moralement). Or sa souffrance est pour un sujet la fausseté insistante de cette réponse : la vérité du sujet n’est pas son bien, ni le bien, alors même qu’il lui est impossible de ne pas traiter sa propre question autrement que dans des significations qui en soient plus ou moins directement les implications. Voilà de quoi on souffre, originellement : on fait d’une manière ou d’une autre pour le mieux (être paresseux ou travailleur, lâche ou courageux, sont des manières de servir son bien), or ce n’est pas de cela qu’il s’agit pour le sujet en tant que sujet. Et certes, il ne peut, lui, vouloir que comme sujet de la représentation, puisque c’est l’effectivité du sujet de la représentation qu’on appelle volonté ! Seulement la question du sujet n’est pas celle d’être sujet de la représentation :  c’est celle d’être sujet pour le statut de sujet ou, si l’on préfère, d’être responsable d’occuper la condition d’être responsable, avant tout ce qui pourrait par ailleurs lui être imputé. Voilà en quoi il n’y a pas de solution. Car tout au plus pourrait-on vouloir son bien de manière paradoxale en se disant qu’il ne faut pas vouloir son bien – ce qui aurait simplement pour effet d’habiller de mauvaise foi l’impossibilité subjective originelle qui ordonne chacun d’être d’abordsujet de son propre statut de sujet (qu’être sujet ne soit pas un état mais déjà une responsabilité).

Se voulant lui-même et par conséquent voulant son bien (ou le bien au sens où la morale assume la formalité pure de la volonté comme telle), le sujet s’accomplit donc en exclusivité à la vérité qui le causerait comme vrai sujet. Sujet accompli et vrai sujet sont donc en exclusivité l’un à l’autre : la question du bien, même idéalement menée à terme, est radicalement étrangère à la question du vrai, puisque la première est l’affaire du sujet alors qu’il appartient au vrai, comme vrai, qu’il soit à lui-même sa propre affaire (la définition du vrai, c’est qu’il soit sujet de la vérité – par laquelle, dès lors, il est vrai). A chercher son bien, même son bien de sujet qu’on pourrait imaginer identique à quelque « authenticité », le sujet se trahit donc lui-même, puisque c’est l’incidence du vrai qui l’a fait sujet et qu’il n’est pas sa propre origine. Dans la plainte, on dit cette trahison qui est souffrance parce qu’elle est butée sur une impossibilité : on ne peut faire que pour le mieux et ce n’est pas ça. La vraie vie est ailleurs, en somme : hors de soi. Mais alors elle ne peut être vécue comme vie propre. Le sujet est donc pris dans l’alternative de vivre ou de ne pas vivre, le premier terme renvoyant à la trahison et le second à l’étrangeté. Je formule la difficulté en disant que le propre de son affaire, c’est qu’elle ne soit pas son affaire. Voilà exactement ce que dit la souffrance : la vie sans la vérité n’est pas vraiment la vie. Et la vie bonne, qui viendrait à la place de la vraie vie comme le sujet commun vient, dans la réflexion, à la place du sujet distingué, est une trahison.

Toute plainte dit un autre malentendu : d’une part elle est demande d’aide et par conséquent inscription de son sujet dans l’horizon de son bien, mais d’autre part elle dit que cette inscription est mensongère et que la question n’est pas du tout là.

En mettant l’accent sur la demande d’aide impliquée dans la plainte, on peut dire qu’elle trouve son premier paradigme, celui dont elle est en même temps la contradiction, dans la formule du Caligula de Camus : les hommes meurent et ne son pas heureux. Eh bien c’est à reconnaître la fausseté radicale de ce paradigme qu’on peut seulement entreprendre de penser la plainte, et donc la souffrance telle qu’elle se dit.

La question que le sujet est pour soi est celle de son bien, puisqu’il n’y a pas d’autre but pour un sujet que d’être sujet, et que l’ordre du bien est celui de cette nécessité. Or si le sujet est pour soi ce qui compte (mais justement : le vrai sujet n’est pas pour soi mais sans soi), cela signifie que pour lui rien ne compte : tout importe plus ou moins, d’une manière positive ou négative, et c’est par lui qu’est ce qui est. En ce sens le statut de sujet est exclusif de l’éventualité même qu’il y ait du vrai, si l’on nomme « vrai » cela qui compte en tant qu’il compte. Or il y a du vrai puisque l’effet sujet est indéniable et que le vrai se reconnaît précisément à ce qu’il produise du sujet, selon le nouage du « toujours le même  » et du « désormais un autre », autrement dit selon la marquePointer un effet de sujet ou pointer une causalité du vrai, c’est la même chose – faute de quoi on ne parlerait pas d’un sujet mais uniquement d’un individu (la vérité est donc la  cause de cette distinction, au double sens du mot cause). En d’autres termes : le sujet a été compté puisqu’il est sujet. De sorte que la notion même de sujet, entendue comme ce qui compte en face de tout le reste – les objets – qui se trouverait compté par lui, est identique à sa propre fausseté. On a compris que si le sujet souffre, c’est parce qu’il est faux : il ne peut pas ne pas se poser comme ce qui compte, or cela même atteste qu’il est originellement compté. Tout sujet souffre ainsi d’être fait de trahison – ce qui n’est pas simplement trahir – au sens où elle est la manière dont il assume forcément sa responsabilité d’être sujet : prétendre compter. Le sujet souffre donc d’être (seulement) un sujet prétendu, c’est-à-dire d’être en quelque sorte identique à son cantonnement dans son propre retrait. La souffrance, bien sûr, c’est qu’il en soit responsable, puisqu’être sujet n’est pas sa condition mais son affaire. D’où ce que j’avançais : être sujet, c’est souffrir de n’être pas vraiment sujet, d’en être absolument responsable et de ne pourtant pas pouvoir faire autrement.

Et certes, la vie d’un homme est bien la réponse qu’il a effectivement donnée à la question qu’il était pour lui-même, celle de ce que c’est qu’être sujet. Eh bien cette réponse est toujours manquée, et le sujet souffre de ce qu’il ne soit jamais sans le savoir.

Parce qu’il n’est sujet que par une marque qui l’a distingué à jamais du vivant individuel qu’il est par ailleurs, il faut dire le sujet constitutivement étranger à la question de ce qui le fait sujet. C’est d’être fait de cette étrangeté qu’il souffre : il n’est sujet de sa vie qu’à ce qu’elle ne soit pas sa vérité. Souffrir de sa propre étrangeté véritative, dès lors qu’on ne parle de sujet qu’à ce que la réalité importe et la vérité compte, ou souffrir d’être marqué, dès lors que la marque a toujours déjà distingué le sujet du simple individu qu’il aurait été par ailleurs, c’est la même chose : il s’agit toujours de dire que le sujet n’a pas pour vérité ce qu’il a pour réalité et que, comme sujet, il en est absolument responsable. Le sujet n’est jamais à sa propre hauteur, il a toujours déjà trahi la promesse qui a ouvert son temps comme temps subjectif et il lui a toujours été impossible de différer de cette trahison.

Etre sujet est l’affaire du sujet. On pourrait dire que cette affaire est trop lourde, et ce ne serait pas faux. Mais l’étrangeté radicale et surtout définitive du sujet à sa cause oblige à reconnaître qu’elle est faite d’impossibilité et, pour le dire clairement, d’inhumanité. Car être marqué est une manière de barrer localement la possibilité humaine, qui est celle de se retrouver dans la condition de ses semblables. Là où il est marqué, celui qui l’est apparaît aux autres et à lui-même comme foncièrement inhumain. Et comment l’inhumanité pourrait-elle jamais être l’affaire d’un humain ? Comment, en d’autres termes, aurait-il jamais pu vouloir tenir sa propre promesse ? Bref, la question de la souffrance peut se dire ainsi : être sujet est pour chacun sa propre affaire, et son affaire n’est pas son affaire – ni d’ailleurs celle des autres qui ne le reconnaissent qu’autant qu’ils se méprennent sur lui c’est-à-dire sur son inhumanité.

Que l’affaire du sujet ne soit pas son affaire, et que sa souffrance tienne constitutivement à cela (l’idée qu’on puisse être sujet sans en souffrir n’a aucun sens), c’est ce que peut traduire la notion d’existence, quand on l’oppose à celle de la vie. Rien de moins humain que l’existence, dont la notion récuse d’avance toute idée de constitution, et par conséquent, pour nous qui opposons ici la nécessité pour soi du sujet à l’étrangeté radicale et définitive de son affaire, toute idée de destitution de la vérité du vrai (car c’est la définition même de l’objet qu’il tienne sa vérité du sujet, autrement dit que ce qu’on lui reconnaîtra comme vérité lui soit à jamais impropre). Si l’on admet ainsi pour le sujet qu’on parle d’existence par opposition à vivre, alors on admet pour l’objet qu’on parle de vérité par opposition à être constitué. C’est finalement de ne pas exister que, comme sujet, on est toujours déjà fondé de se plaindre. Ou, si l’on préfère, on est fondé de se plaindre de ce qu’il n’y ait pas de vérité autour de soi mais seulement un horizon d’expérience. A quoi nul ne pourrait objecter qu’il y a malgré tout du vrai (des œuvres, des réalités de la nature) parce qu’il mentionnerait alors une possibilité, celle d’une expérience différente, dont la simple notion est exclusive de l’idée de vérité. Je le répète : le vrai, on n’en fait pas l’expérience mais l’épreuve. Et comme le propre de l’épreuve est qu’on y reste, autrement dit qu’on en sorte comme étant désormais un autre, il est évident que rien de décisif, rien dont on ait à faire l’épreuve comme celle de l’acte de son propre nouage, n’a la possibilité de figurer dans notre horizon. Je maintiens donc : on se plaint de ce qu’il n’y ait pas de vérité et on se plaint de ne pas exister – les deux ne faisant qu’un.

La notion d’existence dit cette unité, contre la vie. Mais bien sûr, c’est encore et toujours de la vie qu’il s’agit, sauf qu’on pourrait alors concilier (et surtout pas réconcilier !) qu’un sujet vive et qu’il soit produit comme sujet par un certain effet qui soit un effet de vérité. En un temps déjà lointain, j’avais repris cette idée d’existence qui m’avait été soufflée par la fameuse réplique de Louis Jouvet dans Hôtel du Nord« Ma vie n’est pas une existence ». La formule signifierait alors : il n’y a pas de vérité dans ma vie ; et une vie sans vérité n’est pas la vie d’un sujet mais seulement d’un individu. On retrouve alors le principe de la plainte : c’est toujours de ne pas être sujet qu’on se plaint, en somme de ne pas « exister », si c’est bien d’être causé par le vrai, c’est-à-dire marqué, que le sujet advient comme tel. Or je le demande : qu’est-ce donc finalement que cette « existence », sinon une vie qui répondrait, comme vie, à la promesse que nous sommes depuis toujours, pour les autres et pour nous-mêmes ?

Illusion bien entendu : si la question du sujet est bien celle de la vérité, alors cela signifie qu’on n’est vraiment sujet qu’à ce que notre affaire (la vérité) ne soit pas notre affaire (et certes, la vérité ne peut être que l’affaire du vrai lui-même). Voilà de quoi nous souffrons : notre question est celle de la vérité, et la vérité est trop notre affaire pour qu’elle soit  notre affaire. Pour le dire en langage métaphysique, la plainte déplore avant tout l’exclusivité de la pensée et de l’être. Et certes, si c’est seulement sans soi qu’on pense, alors ce qui causerait notre vie à être vraie nous est à jamais étranger.

On a donc le choix entre servir l’idéal commun la vie bonne tel qu’il se particularise dans la situation qui est la nôtre, ce qui est simplement se trahir soi-même, et ne pas vivre vraiment. Il y a en effet de quoi se plaindre.

Je vous remercie de votre attention.