Cours du 14 septembre 1998

La philosophie se définit toujours par opposition au savoir. Les philosophes appartiennent à l’ensemble des penseurs, qu’on ne peut pas assimiler à l’ensemble des savants. La philosophie est du coté de la pensée ; et comme la pensée s’entend à l’encontre du savoir, la question de la philosophie est avant tout celle de son rapport à ce savoir. C’est cette question que je vais essayer de développer dans les premiers cours.

On commence par étiqueter ce problème en parlant d’extériorité au savoir. Cela signifie d’abord qu’on ne pense qu’à ne pas répéter ce qu’on savait, et ensuite qu’on ne pense que sans le savoir. On ne pense qu’à la condition de ne pas savoir sur le moment qu’on pense, mais de s’en apercevoir après coup. Le critère de la pensée est donc la surprise. Si on veut penser, on y arrive tout simplement pas, ainsi que vous pouvez le vérifier immédiatement. Essayez voir un peu de penser, là, tout de suite… Vous voyez bien : c’est impossible. Autrement dit : on ne pense que sans soi-même. Quand on revient à soi, on s’aperçoit que, le temps de notre absence, on a pensé. La pensée est cette absence elle-même, en tant qu’elle sera réfléchie depuis le savoir qu’elle aura produit et qu’on appellera une idée. Je me surprend a avoir eu une idée, et non pas à être en train de penser. Cette surprise, entendue comme acte de conscience, est la seule réalité subjective de la pensée. Si on est là, on ne pense tout simplement pas ; Ne pas confondre évidemment la pensée et la représentation. Ainsi je puis bien dire que je pense à mon chien en ce moment, vous voyez bien que le mot ” pensée ” n’est pas employé dans le sens où il l’est quand je dis que Platon est un penseur. L’extériorité au savoir qui définit la pensée implique donc qu’on ne puisse pas vouloir penser, que le sujet volontaire et le sujet pensant s’entendent en exclusivité l’un de l’autre.

Question : je n’ai pas bien compris ce qu’est l’après-coup.

Dans ce que je disais, c’est le fait de ne se rendre compte de rien, aperçu depuis un fait qui vous fait réaliser qu’il vient de se passer quelque chose. Après coup, cela signifie que sur le moment la reconnaissance est tout simplement impossible, et que cette reconnaissance adviendra à l’occasion de quelque chose de nouveau, par quoi la chose précédente va pour la première fois apparaître.

La question que je dois aborder est celle de la différence entre le savoir et la pensée. Votre question me force à préciser que la différence entre le savoir et la pensée est une différence d’ordre temporel. Par exemple, quand vous savez quelque chose, vous pouvez me l’expliquer, notamment en faisant une démonstration au tableau. Or si vous faites une telle démonstration devant nous, chacun en déduira qu’avant de venir devant la classe vous saviez déjà ce que vous nous avez indiqué. Le savoir précède, il est préalable à son expression, dans cet exemple. Dans les autres matières que la philosophie, l’enseignant sait d’avance ce qu’il va enseigner. En quoi il ne peut pas s’agir de penser. Soit dit entre parenthèses, vous voyez bien qu’un enseignant de philosophie qui s’en tiendrait à des cours sur les auteurs nierait tout simplement le caractère philosophique de l’enseignement qu’il doit assurer devant vous. Deleuze dit à peu près qu’un professeur digne de ce nom ne fait cours que sur ce qu’il ne sait pas. Cela ne signifie pas qu’il s’en tient à son ignorance, mais bien au contraire que l’enseignement de la philosophie, contrairement à tous les autres (sauf ceux des arts plastiques), est affaire de pensée.

Question : on dit ce qu’on pense, non ?

Il faut distinguer le savoir qu’on transmet, les informations qu’on communique (par exemple je peux vous donner les dates des principaux auteurs) et la pensée qui ne relève ni de l’un ni de l’autre, puisqu’elle est constitution après coup, et malgré lui, de celui qui parle par ce qu’il ne savait pas qu’il allait dire.

Je reprends sur la distinction d’ordre temporel. Quand des pensées se forment en nous, nous sommes absents, et quand nous revenons à nous-mêmes, nous avons quelque fois un sentiment d’illumination (” ce n’est pas mal, ça ” !) : on en prend conscience non pas avant ni même pendant qu’on l’écrit mais au moment où l’on termine la phrase, quand l’ensemble de la chaîne signifiante se rassemble dans la ponctuation, qui est en même temps le lieu de la production du signifié, c’est-à-dire de ce qu’il y avait à comprendre. La pensée est dans la ponctuation, par conséquent. D’ailleurs quand vous lisez un texte, allez tout de suite à sa ponctuation. C’est un conseil que je vous donne. Vous verrez, il vaut la peine d’être suivi.

On ne pense que pour autant que l’on est absent à soi-même. Le temps que l’on pense, on n’est pas là : quand l’idée se forme, on n’y est jamais. De toute façon ce que je raconte là est trivial. Prenez simplement ceci : penser, c’est avoir des idées. Or tout le monde sait bien qu’une idée, ça surgit en nous. Pendant qu’elle se fabriquait, on n’était pas là, puisqu’on la trouve brusquement (” il vient de me venir un idée “). C’est cette absence qui est la pensée. Si l’on est présent à soi, on ne peut pas penser, et on n’aura jamais d’idée. Il y a des gens qui ont peur de perdre la maîtrise d’eux-mêmes (certains névrosés obsessionnels). Eh bien, on peut dire que ces gens là n’ont jamais eu la moindre idée, justement parce qu’ils s’agrippent de toutes leurs forces à la conscience qu’ils ont d’exister. Si donc une idée me vient, je la constaterai comme une bulle qui vient à la surface d’un étang, mais sa formation m’aura échappé.

Question : on est inconscient, alors ?

Inconscient au sens d’être dans le coma ? Non, pas du tout. On est absent. Votre absence est la condition de votre pensée, c’est tout ce que je dis. Et tout cela vous le savez parfaitement, à ceci près que vous ne savez peut-être pas que vous le savez…

Donc l’idée qu’il faut déduire de toute cela, est que la pensée n’est pas quelque chose de subjectif. Penser, cela ne consiste pas à s’exprimer, même d’une manière mentale. Si une idée me vient – et quand on fait de la philosophie, c’est nécessaire, sinon on enseigne seulement les idées des autres et c’est plutôt misérable – je la trouve au moment où je finis de la dire. Moi, pendant qu’elle se produisait, je faisais tout autre chose : mon esprit était accaparé par d’autres significations. Comme on peut appeler ” pensée ” la production même de l’idée, on est donc forcé d’admettre que la présence à soi et la pensée sont incompatibles.

Question : l’acte de penser n’est pas le fait de la personne ?

Je suis très impressionné par la justesse de votre formule, qui renvoie à la notion d’acte et non pas, comme on aurait pu le craindre, à celle d’activité ou d’action ou pire, à celle d’expression. En effet, la pensée est un acte. Et c’est notamment en explorant cette idée à travers l’opposition de l’acte et de l’action que l’on pourrait se poser la question de ce qui est en cause, dans la pensée…Et ce qui est en cause dans la pensée, tout le monde sait que cela s’appelle la vérité. En tout cas je remarque que la différence entre l’acte et l’action, vous l’avez faite quasiment sans le savoir. La différence est évidente déjà à un premier niveau, mais qui lui aussi sera exploré : une action, on y est, alors qu’un acte, on n’y est pas. Voilà ce que vous avez pensé.

Question : la pensée n’est pas subjective ?

Vous voyez bien que si la pensée était subjective, elle ne pourrait jamais être vraie, jamais. Et donc si la pensée était subjective, l’idée d’avoir raison ou tort n’aurait aucun sens et surtout n’importe quelle pensée vaudrait n’importe quelle autre. Or quand nous pensons, nous pensons selon la question de la vérité. La différence entre avoir raison et se tromper suppose ce préalable, qui est donc exclusif de tout caractère subjectif que l’on pourrait reconnaître à la pensée. Cela dit, subjectif c’est une chose ; personnel en est une autre. La Critique de la Raison pure contient une multitude d’idées (d’ailleurs un grand philosophe se reconnaît à ce que ses textes renferment plusieurs idées par ligne, comme on le verra en étudiant les textes dont je vous ai donné les références – les gens ” normaux ” n’en ayant au maximum que deux ou trois dans toute leur vie). Or tant d’idées, aucun être humain ne peut en avoir la conception subjective. Et puis je vous ferai remarquer que si les idées de Kant étaient ” subjectives “, les étudier serait une sottise, puisque n’importe qui a aussi des ” pensées subjectives “. Une idée subjective n’a aucun intérêt pour personne, même pas pour le sujet lui-même. Or la pensée, en tant qu’elle est axée sur la question de la vérité, ne peut pas être subjective. Mais peut-être qu’elle est nécessairement personnelle…. Par exemple, le criticisme est la pensée de Kant. Ce n’est pas la ” pensée subjective ” de Monsieur Emmanuel Kant, qui n’intéresse absolument personne même pas lui, c’est celle qui rend signifiante sa signature. La pensée ne peut pas être subjective mais elle est nécessairement personnelle, et c’est uniquement comme telle qu’elle peut compter. La philosophie a en effet pour critère uniquement cela : des idées qui comptent. Je vous renvoie à l’opposition entre la pensée qui compte et les savoirs qui importent.

Question : qu’en est-il de la différence entre les idées vraies et les idées fausses ?

Attention. Quand vous faites cette différence, je vous fais remarquer que vous réintroduisez subrepticement la confusion entre le savoir et la vérité. Car ce que vous semblez nommer une idée vraie, c’est une idée sur laquelle on peut tabler, sur laquelle on ne revient pas, et qui nous fait voir un aspect de la réalité telle qu’il est. Par exemple si je dis que la terre est plate, c’est faux par rapport au savoir astronomique désormais à notre disposition.

Or si la philosophie est extériorité au savoir, c’est-à-dire si elle est un mode de la pensée (mais tous les penseurs ne sont pas des philosophes : non seulement les artistes sont des penseurs, mais encore il y a des personnages de romans qui sont des penseurs, et parfois des penseurs de grand format…), vous voyez bien que cette distinction, telle que vous la présentez, n’a plus aucune possibilité d’être pertinente. Car par rapport à quoi pourriez-vous juger vraie ou fausse une idée, sinon par rapport à ce que vous savez par ailleurs ? En oubliant cette mention du ” par ailleurs ” sur quoi nous reviendrons, vous rangerez les idées dans le savoir. Autrement dit vous ferez la confusion, que mon enseignement est notamment destiné à rendre impossible, entre une idée et un jugement. En douce, sans vous en rendre compte, vous voulez que la vérité soit une qualité du jugement. Or en vous situant ainsi sur le terrain du savoir, vous aurez tout simplement abandonné le terrain de la pensée !

Question : quel est le critère ? Car j’imagine que toutes les idées ne se valent pas.

En effet. Eh bien je vais vous donner la solution de cette difficulté. C’est simple : en philosophie, il y a des idées qui comptent, et puis il y a des idées qui ne comptent pas. C’est tout. Un grand livre, comme celui que j’ai sur ce bureau, contient des idées qui comptent. Par exemple pour Kant : le fait de constituer ce qui apparaît, non pas dans son existence bien sûr mais dans les conditions de son apparaître. Voilà une idée qui compte. Pour Platon : le fait de considérer que les prétentions des sophistes à dire n’importe quoi doivent buter sur une nécessité intrinsèque à la réalité de ce qui est en question, voilà une autre idée qui compte. Et ainsi de suite, je peux vous en citer cinquante (mais pas tellement plus, à vrai dire !).

L’autre jour votre camarade, à propos de la différence entre ce qui importe et ce qui compte, a dit que ce qui comptait pour elle, c’était d’être la fille de ses parents. J’ai trouvé cet exemple excellent. Et vous voyez bien qu’avec cela, la question de la vérité ou de la fausseté ne se pose pas ! (elle est forcément la fille de ses parents, même si l’on peut imaginer des situations rocambolesques où ceux-ci seraient d’autres personnes que celles qu’elle imagine). Et j’ai indiqué, en accord avec elle, que si cela comptait pour elle, c’était parce que ce jugement ne répondait pas à la question qu’elle était pour elle-même, mais au contraire permettait de la poser. Car après avoir dit cette évidence, elle s’est rendue compte qu’elle venait juste de formuler une énigme, la sienne (qu’est-ce que la filiation, qu’en est-il du féminin, le féminin doit-il s’entendre relativement à la question de la filiation, et puis plus concrètement, qu’est-ce qu’être la fille de cet homme-ci et de cette femme-là ?). Je lui ai donc fait remarquer qu’elle possédait le critère : cette énigme qu’elle est pour soi (elle ne sait pas ce que cela veut dire, d’être la fille de ses parents). En découvrant le caractère énigmatique de ce qu’elle vient de dire, elle est un peu moins étrangère à elle-même, c’est-à-dire à son absence. Le temps qu’elle saisisse la dimension énigmatique de son discours, elle s’est rencontrée elle-même comme absence de savoir, comme question sans fond, abyssale. Voilà la pensée.

Vous me demandiez quelle différence il y a entre une idée qui compte et une idée qui ne compte pas, après que je vous aie expliqué que la différence entre une idée vraie et une idée fausse ne valait que dans l’ordre du savoir, et non pas de la pensée. Eh bien vous avez la réponse : une idée qui compte, c’est une idée qui vous confronte à l’énigme que vous êtes pour vous-même.

Compter, cela peut donc s’entendre relativement à chacun (ses parents à lui, par exemple) mais aussi relativement à sa propre humanité. Et alors c’est la philosophie. La philosophie, c’est le savoir qui compte, pour nous autres qui avons en charge notre propre humanité – je dis bien savoir, puisque les pensées des philosophes, nous pouvons en prendre connaissance.

Question : on ne comprend pas.

Il faut que je prenne un exemple. Je vais essayer d’en trouver un aussi évident et simple que celui qui a été proposé par votre camarade. Comme je n’ai pas trop d’imagination, je vais l’emprunter à un philosophe, Merleau-Ponty. N’ayez pas peur, je vais prendre le plus trivial qu’on puisse concevoir (en philosophie plus un exemple est trivial, meilleur il est – l’essentiel étant de ne pas être soi-même trivial). Donc je prends cette question : pouvez-vous me donner l’heure ? Question banale, qui renvoie à l’organisation du lycée (par exemple j’ai oublié ma montre et j’ai besoin de savoir si j’ai le temps de commencer un nouveau développement avant que la sonnerie ne retentisse) et plus généralement au monde que nous partageons (la communauté, le fait d’être partagé, est un des premiers traits du monde comme tel). Vous vous rendez bien compte que cette question, vous ne pouvez l’écouter qu’à la condition de ne pas l’entendre. Car qu’est-ce que le temps ? Vous le savez forcément, si vous me donnez l’heure ! Et surtout : qu’est-ce que le temps pour que quelque chose comme sa mesure soit possible ? Et soit possible ainsi plutôt qu’autrement ? Là vous avez un gouffre qui s’ouvre littéralement sous vos pieds. Il en serait de même si je vous avais demandé où est le bureau du conseiller d’éducation : j’aurais bien dû supposer en vous une idée de l’espace, auquel vous prenez bien soin de ne pas penser dans la vie courante, mais qui est littéralement un gouffre. Ce gouffre, c’est la question philosophique du temps, ou celle de l’espace, bref d’une certaine manière celle de votre existence. Car vous voyez bien que cela parle de vous, qui êtes en ce moment situés quelque part entre votre naissance et votre mort, qui avez tel âge, qui suivez des horaires, et qui êtes en ce moment au deuxième étage du Lycée Faidherbe, lui-même situé à Lille, etc… Eh bien voilà à chaque fois une question qui compte. Celle de savoir quelle heure il est tout de suite ou de savoir où se trouve l bureau du conseiller d’éducation est certes très importante (par exemple pour la première je ne ferai pas cours de la même manière s’il me reste deux heures ou cinq minutes et pour la seconde je ne prendrai pas une heure à le trouver quand je devrai m’y rendre) mais elle ne compte absolument pas. Nous humains, vivants, mortels, utilisateurs des choses, etc., nous trouvons l’énigme que nous sommes pour nous-mêmes dans la profondeur sans fond de ces questions. Les questions philosophiques, elles sont toutes comme ça : elles comptent, mais elles n’ont pas d’importance. Voilà la pensée : ce gouffre. On ne s’en remet jamais, d’avoir pensé, c’est-à-dire d’avoir entrevu en soi, même pendant une fraction de seconde, les questions qui comptent… Ce que je suis en train de dire, vous l’oublierez, peut-être même avant c soir. Mais le fait que de telles questions aient été posées, cela vous marquera, et à jamais. Vous serez toujours les mêmes, oui, mais seulement ” par ailleurs ” : s’il s’agit de pensée dans le travail que nous allons faire ensemble cette année, alors il est impossible que vous n’en restiez pas marqués. Et c’est la marque, autrement dit le fait que ce cours aura compté (car ce qui compte nous marque, alors que ce qui importe nous enrichit) qui en décidera. Par quoi je réponds plus concrètement à la question du critère, qui avait été posée. Quelque chose de vrai, c’est quelque chose qui marque. Et la marque est le critère de la vérité. C’est ma réponse.

Ceux qui étaient sur les champs des batailles napoléoniennes, toute proportions gardées (quand même !), ils ont vu la mort, l’épouvante, le courage et la lâcheté, mais aussi la folie et la grandeur. Est-ce que cela ne constitue pas autant de manière de dire les limites de la condition humaine ? Eh bien, à notre niveau, est-ce que par exemple interroger le temps et l’espace selon la possibilité philosophique des questions triviales que nous posons tous les jours, est-ce que cela aussi ne renvoie pas à de telles limites ? Et c’est seulement comme gouffre et comme effroi que la question de la limite de l’humain peut advenir à nous… C’est vrai des batailles de Napoléon, et c’est vrai des questions philosophiques, qu’on ne se remet jamais d’avoir rencontrées… Et comme ceux qui ont combattu et qui n’en sont jamais revenus, même quand ils ont eu la chance de survivre, celui qui a rencontré la pensée, dans un cours ou dans un livre, n’en reviendra jamais. Un séisme comparable : le monde qui allait de soi comme le fond des choses est désormais en question comme tel. On ne se remet jamais d’un cours de philosophie, puisqu’on saura que derrière la plus banale des questions, un gouffre reste ouvert.

Vous voyez bien que si je vous explique par exemple que Kant a déduit la table des catégories de la table des jugements, le monde gardera son évidence. Enseigner la philosophie, c’est autre chose : quelque chose d’effrayant et de décisif, comme vous commencez à le pressentir.

Donc vous voyez que le critère n’est pas pensable en termes de degrés, mais en termes de tout ou rien. Alors qu’une réalité peut être plus ou moins importante, ce qui compte ne compte pas plus ou moins : ça compte, ou ça ne compte pas. Mais parmi les choses qui ne comptent pas (et qui ne peuvent donc pas appartenir à la pensée) il y a des choses très importantes. Mais le critère de l’importance, c’est le monde comme lieu commun.

Question : ce qui compte, c’est ce qui nous transforme ?

Non, c’est exactement le contraire. Si vous êtes transformé, vous êtes toujours le même, éventuellement sous une autre forme. Tandis que ce qui compte, quand vous l’avez rencontré, et au lieu précis de cette rencontre, vous êtes désormais quelqu’un d’autre. Mais par ailleurs c’est toujours vous. Les savoirs que vous possédez (par exemple vous savez jouer du piano ou vous parlez anglais), c’est ce qui importe. C’est le contraire de la philosophie, qui est un savoir sans importance. Si ce que je dis est de la philosophie, cela n’a aucune importance (en tout cas moins que de connaître la table des catégorie chez Kant). Or si vous avez aperçu le monde comme une surface sur un gouffre infini, alors vous êtes à jamais quelqu’un d’autre. Par ailleurs vous êtes la même : dans le domaine des importance, des enrichissements, bref, dans le domaine de ce qui ne compte pas.

Quand on cesse de confondre la pensée avec le savoir, vous voyez donc que le critère n’est pas le dévoilement adéquat d’une réalité préalable. La réalité est-elle comme je vous le dis ? Cela m’est parfaitement égal : je ne suis pas professeur de réalité, mais de philosophie. Entre parenthèses, vous voyez bien qu’une telle affirmation serait absurde de la part d’un enseignant de physique ou de géographie ! La seule question est de savoir si ce que nous faisons ici est de la philosophie, et donc de savoir si cela compte, ou si cela ne compte pas. Quand vous lisez par exemple Platon (et ce sont certes les philosophes eux-mêmes qu’il faut prendre en modèle quand il s’agit pour nous de philosopher !), ce n’est sûrement pas pour connaître le monde. Ce n’est pas le monde qui compte, parce qu’alors l’état actuel des connaissance est préférable à ce qu’il était un y a une si grande quantité de siècles ! Non : ce n’est pas le monde, c’est la pensée. Et tant qu’il y aura des humains, sauf si l’on tombe dans la barbarie dont Marx envisageait toujours la possibilité, on lira Platon, alors qu’il faudrait se limiter aux savants d’aujourd’hui si la réalité était en cause dans ce qu’il dit. Mais ce n’est pas la réalité, c’est la vérité. Et si la réalité est l’affaire du savoir, la vérité est l’affaire de la pensée. (retenez cette formule, qui résume l’essentiel).

La question de la vérité en philosophie sera donc en filigrane du cours de cette année. Et j’annonce aux anciens qui ont la gentillesse de me suivre depuis si longtemps que désormais la question se posera selon un autre vocable, celui de la marque : une idée sera dite vraie quand ce sera une idée par laquelle nous resterons marqués, une idée dont on ne se remet pas, une idée dont on ne revient pas. Voilà ce que c’est que la vérité en philosophie, du point de vue du cours de cette année.

La question de la vérité sera donc posée à partir de cette impossibilité de se remettre de quelque chose. Par exemple il appartient à la vérité de la France qu’on ne se remettre pas de la Révolution. Et l’on peut imaginer que si un jour la France s’est remise de la Révolution, eh bien c’est qu’il ne s’agira plus du tout de la France, qu’elle ne sera plus constituée selon cette histoire dont nous sommes faits et que nous faisons tous à notre niveau. Ainsi vous voyez bien que si je veux interroger ma vérité en tant que français, il faut que je trouve la marque, parmi beaucoup d’autres, que la révolution a laissée en moi : celle qui empêche que je me reconnaisse, celle qui fait que je suis localement absent – puisque la marque atteste qu’on n’est jamais revenu… Autre exemple : chacun ici est marqué par Hitler : personne d’entre nous ne se remettra jamais du fait que cet homme ait existé, de sorte que la réalité de Hitler est pour chacun de nous une certaine absence, une certaine impossibilité d’être soi, un morceau de mort. Là il y a de la vérité, dans cette mort dont on ne sortira jamais, bien que par ailleurs on continue à vivre.

Eh bien la boucle est bouclée : si la marque est la vérité et si elle est en même temps le lieu de notre absence (être marqué, c’est n’être pas revenu d’une réalité que ” par ailleurs ” on assume), et si vous avez accordé que la pensée était axée toujours sur la question de la vérité, alors vous reconnaissez qu’on ne pense que là où l’on manque, qu’au lieu de notre absence, c’est-à-dire là où nous sommes marqués. Voilà le principe de mon enseignement pour toute cette année : que ne pense que là où l’on n’est pas, à la marque…

Question : pourriez-vous reprendre l’opposition du savoir et de la pensée d’un autre point de vue ?

Je vais le faire en opposant la psychanalyse à la médecine. En analyse, vous parlez et vous dites littéralement n’importe quoi. L’analyste le dit expressément, quand vous indiquez qu’aujourd’hui vous n’avez rien de particulier à lui dire : ” dites n’importe quoi, ce sera très bien “. On ne dira donc pas ce qu’on avait à dire, ce qu’on savait avoir à dire. Mais, en trébuchant par exemple sur un mot, l’analyste va nous arrêter. Lui-même, et contrairement à nous, n’écoutait pas : il ne sait pas ce que nous voulions dire, et n’en a que faire. Car c’est ce que nous avons dit qui compte. On a donc ici une conjonction de la pensée qui se confond avec son écoute, en tant qu’elle ignore délibérément ce que nous avions à dire, et la vérité qui est une ratée de notre discours. Là on voit très bien que la vérité et la pensée sont en extériorité au savoir. Et je compléterai encore en vous faisant remarquer que quand vous allez chez le médecin, ce n’est pas le médecin que vous allez voir mais la médecine. Chez l’analyste aussi, vous me direz. Oui. Mais cette illusion tombera et c’est cette chute elle-même (en langage technique ” destitution du sujet supposé savoir “) qui marque véritablement le moment où l’analyse devient pour vous un acte. Ce moment est impossible avec la médecine : quand vous vous apercevez que votre médecin est extérieur à la médecine, vous en déduisez légitimement que c’est un ignorant et, si vous tenez à votre santé, vous consultez un de ses confrères. Le médecin n’a de sens que par son savoir, alors que l’analyste que par sa pensée (laquelle suppose cette destitution). Si mon médecin pense, j’aurai sûrement plaisir à discuter avec lui, mais j’irai me faire soigner ailleurs ! Ainsi le médecin est l’homme du savoir parce qu’il écoute ce que nous avons à lui dire (notre plainte), alors que l’analyste est l’homme de la pensée parce qu’il entend non pas ce que nous avons à lui dire (des idées, des choses à comprendre) mais ce que nous disons (des signifiants). Soit vous écoutez, soit vous entendez. Cette exclusivité est la même que celle qu’il y a entre le pensée et le savoir.

Je reviens à la philosophie. Sa définition réside dans cette contradiction de la vérité et du savoir quand on l’a située dans l’ordre des concepts. Elle n’a rien à voir avec une définition de l’être humain, qui en tant que telle est forcément du côté de la négation et même de l’extermination : quelle que soit la définition de l’humain que vous allez produire, il y aura toujours des gens qui seront en dehors (par exemple les fous si l’homme se définit par la raison, les comateux si l’homme se définit par la conscience, etc.). Définir l’humain, est simplement chercher ceux qui n’ont pas le droit d’exister. Vous voyez donc que la question de la philosophie ne peut pas se trouver là et que, notamment, sa question n’est pas celle de l’accomplissement humain. La question de la philosophie n’est jamais celle de la sagesse, par conséquent. Cette question est morte avec les philosophes de l’Antiquité, période où l’on pouvait considérer que le commun était humainement moins accompli que le philosophe qui accomplir l’humain en le définissant. La philosophie n’a pas le monopole de la vérité, ou alors elle l’a à la condition que la vérité soit le concept. Or cette définition, ainsi que Hegel le souligne, est inséparable de la réflexion ; de sorte qu’elle actualise seulement l’impensé de la réflexion, renvoyant à la non vérité les figures non réflexives de l’humanité (par exemple l’immense majorité des humains qui ne se demande jamais en quoi cela consiste d’être humain). Le fait même de réfléchir m’installe dans une certaine définition de l’être humain et la sagesse est l’accomplissement de cet impensé. Autrement dit la notion de sagesse n’est rien d’autre qu’une pétition de principe. En quoi vous découvrez que le philosophie n’est pas quelqu’un qui réfléchit – dès lors qu’on prend bien soin de ne pas confondre réfléchir (revoir ce qu’on vient de dire) et penser (s’absenter). Penser et réfléchir sont donc absolument exclusifs, puisque la réflexion renvoie à un sujet qui gouverne et que la pensée, exactement comme le rêve (et d’ailleurs c’est le rêve qui est le parangon de la pensée), est une nécessité à laquelle le sujet est littéralement absent. Cette nécessité de la pensée, on peut la nommer de différentes manières, mais la plus simple est de dire que c’est le génie. En ce sens tout le monde pense, et pas simplement les penseurs et les artistes. Et si tout un chacun ne peut pas être qualifié de ” génie “, c’est simplement parce que nous cédons pour la plupart sur la distinction entre ce qui importe et ce qui compte. Le génie (c’est-à-dire la pensée telle qu’elle existe aussi bien dans le rêve que dans les œuvres de la culture et dans la philosophie) c’est ne pas trahir sont propre statut de rêveur absent du rêve et donc, si la question du rêve est bien celle de notre vérité, celle de ne jamais identifier ce qui compte et qui est toujours énigmatique, à ce qui importe et qui est toujours trivial.

Donc si la vérité ne s’entend qu’à l’encontre du savoir, alors on voit bien que c’est à chaque fois dans cette contradiction du savoir et de la pensée, autrement dit dans l’acte, que se trouve la vérité. Le travail du philosophe n’est pas de définir l’humain, c’est à chaque fois de produire un acte philosophique. Un texte ou même un cours peuvent répondre à cette nécessité. J’espère que ce sera le cas cette année avec vous.

Je vous remercie de votre attention.

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