Cours du 31 mai 02

 

Réel de l’autorité : le refoulé de la métaphysique

J’ai dit la semaine dernière que l’autorité ne s’entendait jamais que selon la marque. Les gens marqués, ils imposent le respect et, dès lors (même si nous essayons réflexivement de nous convaincre du contraire), ils font autorité. D’autre part, c’est seulement là où nous sommes marqués qu’il pourra s’avérer ultérieurement que nous ayons fait autorité. L’autorité ne se fait jamais au présent, et la marque est aussi une aberration de temporalité. L’impossibilité de la présence est le réel de l’autorité, au sens où la marque est une aberration qui ne peut donc pas avoir été possible (ni voulue) quand tout ce que nous appréhendons dans la présence nous apparaît réaliser un possible préalable, et aussi au sens où elle exclut la présence au sens absolu du mot, puisque là où il y a marque, rien de la chose marquée ne se trouve plus là : le lieu de la marque est toujours un peu comme un no man’s land sur la chose, sur le corps, dans l’âme. On n’est un auteur qu’en un lieu d’intimité, là où la pensée s’ordonne au vrai, qui nous soit absolument étranger parce qu’il est impossible qu’on se trouve là comme sujet quand c’est le vrai qui décide. Morceau d’absence dans la chose marquée ou morceau de mort dans le sujet pensant, le réel de l’autorité est donc toujours une inquiétante étrangeté, dans les choses et en soi-même, qu’il faut donc entendre dans son caractère partiel.

La corrélation de l’inquiétude et de la partialité est essentielle à la reconnaissance de l’autorité, qu’il faut dès lors expressément penser à l’encontre de la nécessité structurelle de la métaphysique, où l’étant est toujours déjà inscrit dans un horizon mondain réflexivement finalisé. Le monde est forcément mon monde, celui-où tout importe plus ou moins mais où je suis seul à compter, monde où tout respect est par conséquent impossible puisque respecter consiste précisément à reconnaître, devant ce qui est sujet de sa propre vérité, qu’on ne compte pas.

L’autorité, qui semblait inhérente à la métaphysique parce que celle-ci est toujours une pensée de l’ordre, est en réalité incompatible avec elle, parce qu’on appelle métaphysique l’inscription a priori de l’étant dans l’ordre des raisons, et qu’il n’y a précisément d’autorité que là où les raisons de la reconnaître ne comptent pas.

Or l’homme est par excellence l’animal métaphysique : la réflexivité qui définit la vie (c’est le même d’être vivant et d’être axiologiquement concerné par le fait de l’être) l’enferme dans la nécessité de rassembler tout ce qu’il comprend et dès lors d’être seul à compter. La vie et l’autorité sont par conséquent en exclusivité réciproque, et c’est bien le même, culturellement, d’une part de chanter la vie (ouvrir l’école sur la vie, etc.) et de nier qu’il y ait jamais d’autorité (toutes les pratiques et toutes les cultures se valent), et d’autre part de haïr jusqu’à la notion même de vérité qu’on remplacera par celle d’authenticité.

Si donc on accorde à Nietzsche et Heidegger que le nihilisme n’est pas autre chose que la métaphysique dans son accomplissement, on se trouve bien contraint de reconnaître l’autorité, et donc la vérité dans sa ” causation véritative “, si l’on peut dire, comme le refoulé radical de la métaphysique et par conséquent aussi de la subjectivité – structurellement métaphysique, puisque sa réflexivité a toujours déjà institué un sujet comme la seule occurrence qui ait jamais la possibilité juridique de compter.

Poser la question du réel de l’autorité, c’est donc s’interroger sur le refoulé originel de la métaphysique. Ce qui ne peut évidemment se faire qu’en interrogeant cette dernière là où elle trouve expressément à s’inaugurer.

 

L’ordre métaphysique est celui de l’auto-affectation, dont on nomme ” respect ” la récusation éthique

La métaphysique ordonne l’étant à sa propre totalité. Non qu’on puisse totaliser ce qui est (l’instance totalisatrice reste par définition extérieure) mais parce qu’il n’y a, métaphysiquement parlant, d’être que dans une reconnaissance qui soit en quelque sorte la décision sensible d’un étant, dès lors sujet de tout. La doctrine kantienne du temps développe cette nécessité mais on peut rappeler, plus simplement, que l’adage phénoménologique posant que ” tout ce qui est, est pour moi ” pose par là même l’instance subjectale comme celle d’un comptage en quelque sorte transcendantal. La notion métaphysique de la totalité de l’étant n’est pas celle d’une totalisation effective, évidemment, mais celle de cette affirmation : n’a droit au titre d’étant que cela dont je reconnais (dont je veux bien reconnaître) qu’il est.

Si la nécessité transcendantale est identique à une sorte de ” bon vouloir ” définissant l’auto-affectation, cela signifie qu’elle est l’impossibilité subjective que soit jamais reconnue une autre légitimité que la légitimité réflexive. Kant est parfaitement clair : ce qui ne répond pas à la nécessité que je suis pour moi-même n’est tout simplement rien (quand bien même je devrais le mentionner à travers le mot latin ens qui signifie précisément étant !). C’est ce que j’indiquais déjà en déterminant statutairement l’expérience comme ” la plus servile des notions “, si je peux citer ma propre formule. Rien n’est vrai, il n’y a que la réalité à laquelle j’ai depuis toujours donné mon assentiment. On connaît l’implication pratique de cette thèse qui est la nôtre quand nous réfléchissons : le respect est le principe de mon existence pratique, à ceci près qu’il n’est respect d’absolument rien ni de personne, puisque d’une part on ne doit respecter que des êtres humains et d’autre part que les respecter consiste à respecter en eux l’humanité à laquelle ils participent (une de mes représentations, forcément, et même ma représentation de moi-même en tant que je réfléchis) c’est-à-dire à ne pas les respecter.

Tel est le prix de la pensée métaphysique comme pensée de ” tout ” – ce dernier terme désignant non pas quelque collection rassemblée depuis Sirius mais la nécessité réflexive elle-même : qu’il y ait une pensée possible de tout, par là même admis à la réalité (on appellera ” tout ” le champ même de l’expérience).

Or nous, nous savons qu’il n’y a de respect que là où la réalité ne compte pas, et que le mépris est a contrario suscité par des actes qui établissent au contraire que la réalité est tout. Tout respect est respect de l’autorité, éminemment celle du vrai qui ordonne notre disposition quand par ailleurs celle-ci décide de tout. Qu’on en reste à ce ” par ailleurs ” et l’on s’installe dans le nihilisme, dans la vie indéfiniment satisfaite d’elle-même des ” derniers hommes ” qui ont en effet tué ” Dieu ” en n’étant plus dupe d’aucune autorité (quand ils en parlent, c’est toujours ” en clignant de l’œil “). Le nihilisme, dans le paradoxe de son concept, il faut donc l’entendre comme l’ordre de tout : le ” rien ” règne quand tout est vraiment tout.

L’autorité renvoie donc à l’impossibilité que tout soit tout !

Et certes, on se contredirait en posant que tout n’est pas tout, c’est-à-dire en affirmant qu’il y a quelque chose d’autre. Vous voyez où je veux en venir : là où l’affirmation de la différence est un surcroît de nihilisme parce qu’elle assurerait enfin le tout d’être vraiment tout (il comprendrait même ce qui le conteste et s’y assurerait par là même), celle de la distinction le renvoie à son essentielle servilité, car dans le même mouvement où l’on donne raison à la nécessité transcendantale de constituer le tout comme tel, on reconnaît une autorité qui la récuse mais contre laquelle elle ne trouvera jamais rien à redire. Voyez-vous même : il n’y a pas de différence au tout, dans ce que j’ai reconnu, puisque l’œuvre, paradigmatiquement, est l’expression de son sujet. Sauf évidemment que ce sujet n’est un auteur qu’à ce que cette ” vérité ” ne compte pas ! Assurons le nihilisme dans l’exactitude des savoirs, et reconnaissons par là même l’autorité du vrai. Ne contestons pas que l’auteur soit le sujet (au double sens, forcément) de son œuvre ni même que sa réalité s’en trouve épuisée (car il ne s’agit pas de trouver une différence entre l’auteur et le sujet !), mais gardons par devers nous la reconnaissance de sa hauteur si je puis dire, la reconnaissance que nous ne comptons pas quand nous le lisons ou le commentons.

Je maintiens : d’un point de vue métaphysique, on appelle ” respect ” l’impossibilité elle-même impossible que tout soit tout.

Je propose donc la définition suivante : on appelle auteur celui qui empêche que tout soit tout.

Et je la poursuis : empêcher que tout soit tout, cela s’appelle marquer.

 

Le symptôme de la métaphysique

En reconnaissant que la vérité doit s’entendre non seulement contre le savoir mais aussi contre l’exactitude qui est l’interdiction de la métaphore, nous reconnaissons que la résolution du paradoxe de l’autorité (” qu’est-ce qu’un auteur ? “, ” qu’est-ce qui fait que la loi oblige ? “, etc.) passe forcément par l’unification théorique de deux problématiques : celle de la métaphore, acte réel sans avoir été possible autrement dit acte subjectif sans subjectivité, et celle de la marque, dont je viens de préciser la compréhension.

Que la métaphore soit l’acte du sujet en première personne, c’est encore ce qu’on peut indiquer en disant qu’elle est ce qui compte dans l’énoncé (sinon il serait au mieux exact, et donc exclusif de toute vérité) et en disant qu’il est impossible d’apprendre à faire des métaphores. C’est de la même nécessité qu’il s’agit : celle qu’on doit rassembler sous le vocable de génie.

La métaphore n’est pas une manière de signifier, je l’ai dit souvent. C’est seulement pour la réflexion, scandalisée que quelqu’un ait osé n’être pas n’importe qui en s’autorisant de lui-même et non pas de sa place ou de son savoir, que la métaphore apparaît comme un procès de signification au moyen d’une comparaison implicite. En soi, la métaphore est une pure folie, exclusive de toute signification : elle est seulement la marque du sujet qui, s’autorisant de soi c’est-à-dire de sa propre impossibilité, empêche donc que tout soit tout. Dans la métaphore, je reconnais qu’un sujet a parlé, et c’est seulement ” par ailleurs ” que je vais essayer de réduire cette audace énonciative en m’efforçant de comprendre quelque chose, comme s’il n’appartenait pas au langage de pouvoir signifier conceptuellement toutes les nuances (par exemple celle du courage très particulier de Bayard).

La métaphore elle-même est la marque, dans le discours. La folie pure en quoi elle consiste concrètement, on admettra sans peine qu’elle interdise au raisonnable (notamment basé sur l’analogie et la comparaison) d’être tout !

Rappelons la transitivité inhérente à la notion de marque. Marquer, ce n’est pas laisser des traces, nous le savons (n’importe qui laisse des traces de n’importe quoi), parce que les traces répondent à la question de ce que l’on est alors que la question de la marque renvoie au contraire à celle de qui l’on est, dès lors qu’elle s’entend en extériorité à toutes les raisons qui pourraient la rendre intelligibles parce que, ce faisant, elles en feraient une trace. Les gens qui nous ont marqués l’ont fait non pas d’être comme ceci ou comme cela : ils l’on fait seulement d’avoir été eux-mêmes – de l’avoir été vraiment (par exemple Bayard était vraiment lui-même quand il combattait). Celui qui parle métaphoriquement est le sujet marqué (localement fou, si l’on préfère) et la métaphore est la marque apposée par lui à sa parole dès lors exclusive de toute exactitude et par là même déjà vraie. Car l’impossibilité que tout soit tout quand rien ne vient réellement l’empêcher, je dis que c’est la distinction et par conséquent l’institution de la vérité : la faille de la métaphore à quoi la métaphysique est parfaitement aveugle, dès lors que tout le monde sait bien que, par ” métaphore “, c’est une sorte de comparaison ou d’analogie qu’on entend.

En termes négatifs, on peut tout à fait identifier le vrai en disant qu’il est ce à quoi la métaphysique sera toujours aveugle – à la condition, bien sûr, d’avoir rappelé qu’elle est statutairement savoir possible de tout.

Métaphysiquement parlant la question de la vérité est celle du savoir, et celle du savoir est finalement celle de l’exactitude : qu’il ne soit surtout pas métaphorique. Voilà pourquoi je parle de refoulement et non pas, comme on aurait pu imaginer après ce que je viens de dire, de forclusion. (Pour faire une analogie avec la psychanalyse, je dirai que la métaphysique est névrose et non pas psychose.) Je conserve donc l’idée de l’autorité comme le refoulé de la métaphysique, ce qui en suppose évidemment la reconnaissance. Et certes, la notion d’expérience qui est celle de l’interdiction absolue du respect (ce qu’on a observé, une fois le savoir extrait, on le met à la poubelle) est bien malgré tout l’impératif d’un respect : de même que l’universitaire interdit la pensée en réitérant toujours la même injonction qui valorise malgré tout la pensée (” tenez-vous en au texte ! “), de même le tenant de l’expérience n’interdit le respect des choses et des êtres qu’à faire de l’objet l’instance décisive de son travail, puisque c’est lui qui validera telle hypothèse et invalidera telle autre.

Dans cette duplicité proprement symptomatique de la métaphysique (c’est au nom de l’auteur que l’universitaire interdit toute pensée, c’est au nom du réel validant que le tenant de l’expérience interdit tout respect), nous reconnaissons un mouvement dont on peut dire qu’il est celui du vrai, reconnaissable à son effet c’est-à-dire ici à l’impossibilité que tout soit tout. Car enfin, l’universitaire comme le tenant de l’expérience entendent bien que tout soit tout, puisqu’ils ont depuis toujours décidé que le savoir seul compterait et qu’il y a potentiellement un savoir de tout ; et en même temps l’universitaire bute sur le nom sacralisé de l’auteur – lequel nom n’enseigne rien, ne veut rien dire – exactement comme le tenant de l’expérience bute sur l’autorité du réel. Symptôme, donc, au sens très précis où l’on nomme ainsi le frontière du savoir et de la vérité. (J’y reviendrai, bien sûr.)

Je conclus donc ce paragraphe en disant qu’est vrai, dès lors que le vrai se reconnaît à son effet qui est précisément un effet de vérité (le savoir ne compte pas et l’exactitude est un mensonge), cela qui fait symptôme.

Le réel de l’autorité, c’est par conséquent qu’à chaque fois elle fasse symptôme.

La prochaine fois, je poursuivrai mon interrogation de la métaphysique en l’interrogeant là où elle se pose elle-même comme telle, dans sa ” question originelle “. Gageons que la folie métaphorique n’y sera pas sans effet.

Je vous remercie de votre attention.