Cours du 1er février 2002

 

S’autoriser de soi : promettre, valider, entendre

De l’auteur importe tout ce qu’on voudra, mais le nom est seul à compter. L’auteur n’est donc pas le scripteur, bien que par ailleurs il n’en diffère pas. Il ne faudrait dès lors pas l’imaginer plus ” profond ” ou plus ” authentique “, puisqu’on oppose seulement un nom qui ne veut rien dire et qui cause le vrai comme tel à une réalité aussi riche qu’on voudra et qui en ferait sa représentation. Autrement dit la question de la vérité n’a rien à voir avec la question de l’authenticité – au contraire, serais-je même tenté de dire, l’authenticité paraissant plutôt un gage de non vérité, à cause de l’illusion impliquée dans cette notion qu’on pourrait revenir enfin à la chose elle-même, celle en deçà de quoi il n’y aurait plus à remonter. Tout est toujours déjà sa propre exposition et par conséquent rien n’est jamais authentique. Mais il y a du vrai, qu’il ne faut dès lors pas confondre avec l’authentique : le marqué, autrement dit le distingué de ce dont par ailleurs il ne diffère pas, on ne peut pas le ramener à la chose ” elle-même “. Le refus de toute problématique de l’authenticité me paraît en ce sens inhérent à toute interrogation sur la vérité : ce n’est pas de la chose absolument première qu’il est question (ne serait-ce que parce que la primauté est un effet de la secondarité !), mais uniquement de ce nom identique à sa propre impossibilité, celui que j’ai appelé ” secret ” et qui ne diffère pas de celui qui reste disponible. L’auteur est le sujet défini par l’impossibilité de son nom, l’impossibilité en quelque sorte ” actée “. Cela, nous le savons depuis longtemps.

Identique à son propre nom contre sa réalité et donc aussi contre son authenticité (on n’a notamment que faire de sa sincérité ni du fait qu’il ait ou non vécu ce dont il parle), l’auteur peut être identifié au sujet de la promesse qui est vraiment lui-même (la réalité ne compte pas, donc la vérité n’en est pas le savoir), par opposition au sujet de l’engagement qui est toujours un ” en tant que “. La promesse, précisément, c’est que la réalité ne compte pas, non seulement dans son énonciation mais aussi dans son énoncé : ce que je promets, contre toute réalité, c’est que la réalité ne comptera pas. Et la suppression de la réalité, s’agissant d’un sujet, ne fait qu’un avec la position de son nom dès lors propre (par opposition au nom de famille ou nom impropre et disponible). Il revient au même de définir l’auteur par l’impossibilité de son nom et le faire sujet d’une promesse, puisqu’il n’y a précisément d’auteur que par la position d’un nom envers et contre tout, et que cette position est formellement l’acte de la promesse. Je le dis autrement : être auteur, c’est n’avoir pas cédé sur la promesse. Quelle promesse ? Nous avons déjà compris que c’était la promesse du nom, dans son essentielle impossibilité. On appellera donc ” œuvre ” une chose qui soit telle que le nom y soit promu précisément comme impossible. Ma thèse, en identifiant l’auteur au sujet de la promesse, est par conséquent de ramener l’œuvre à la ” nature ” : d’elle la seule chose qui compte est qu’elle soit, et cette exclusivité ne s’entend qu’à ce que cet être soit impossiblement nommé (par distinction du fondé dont l’être est nécessairement nommé – puisque l’auteur n’est pas pour son œuvre une sorte de cause).

Si donc on appelle auteur celui qui n’a pas cédé sur la promesse dont la suffisance de son nom à constituer l’œuvre indique le caractère originel, alors cela signifie que, là où nous nous trouvons, la question de l’auteur est d’une part celle de cette promesse que chacun est originellement de lui-même, et d’autre part celle de sa tenue. Car nul n’est sans savoir qu’un auteur est quelqu’un qui a tenu la promesse que chacun lisait en lui quand il est venu au monde.

C’est cela, à mon avis, qu’on doit appeler ” s’autoriser de soi ” – s’auteuriser.

Or si l’auteur est le sujet de la promesse, la question de l’auteur devient celle de savoir de quoi la promesse était la promesse. Car enfin, promettre contre toute réalité que la réalité ne comptera pas, c’est décider d’instaurer le vrai. Ce vrai, quelle en est donc la nature, si elle relève non pas d’une qualité ontologique particulière mais uniquement d’une décision ? Et si l’on accorde au vrai qu’il ait pour nature la ” nature “, il faut que nous la pensions à l’encontre de toute nécessité, puisque la nécessité renvoie aux raisons et que les raisons excluent absolument la décision (on décide uniquement là où il n’y a pas de raisons, sinon on parle d’un choix et pas d’une décision). La promesse s’entend donc en exclusivité de toute réflexion qu’on en pourrait faire : si la ” nature ” est nomination originelle distinguée, cela signifie à la fois que les notions d’œuvre et d’authenticité sont exclusives puisque la référence à un auteur qui serait la cause de l’œuvre est précisément ce à l’encontre de quoi la question de l’auteur peut seulement être posée, et que la distinction qui définit l’œuvre n’est pas une différence dont on pourrait prendre acte pour dire ce qui est une œuvre et ce qui n’en est pas une.

D’où l’idée capitale que j’avais avancée l’autre jour : on ne constate pas qu’une œuvre en est une, pas plus qu’on ne le déduit : on le décide.

Nous arrivons ainsi à comprendre l’ ” autorité ” comme l’impossibilité même d’être l’autorité, dès lors que l’auteur est le sujet de la promesse, celui qui s’entend précisément à l’encontre de toute réalité à commencer par la sienne propre. Dans l’autorité, il n’y a que le nom qui compte, dans son essentielle inconsistance – puisqu’au sens strict il ne saurait être, même en tant que nom, la ” cause ” de quoi que ce soit.

 

Contingence et inconsistance peuvent seules permettre le vrai

On peut sans difficulté nommer ” distinction ” l’identification de quelqu’un à son nom, car le nom est ce qui s’entend à l’encontre de la nécessité, ainsi qu’on le voit dans la promesse : on ne promet qu’à n’avoir pas de raisons de le faire (pour l’engagement, on en a forcément) parce que la promesse est précisément que les raisons qu’on aurait pu avoir de la poser (et qui auraient justifié et expliqué un engagement) ne comptent pas. L’essence de la promesse réside par conséquent dans sa contingence et le sujet de la responsabilité, celui qui a promis, l’est par conséquent d’être lui-même originellement contingent : non seulement la promesse est contingente, mais le sujet de la promesse l’est aussi rétrospectivement. Qu’on le déduise en effet de la promesse en posant que toute promesse est forcément le fait de quelqu’un et l’on convertit subrepticement la promesse en engagement, puisqu’on en ferait son expression. L’auteur est donc identique à sa propre contingence, bien que par ailleurs il soit aussi déterminé et nécessité que n’importe qui. En quoi je rapporte sa distinction à son existence, comme la notion exige originellement qu’on le fasse (la distinction n’est pas une qualité qu’on ajouterait à quelqu’un qui existe déjà, mais elle est son existence même, précisément comme telle).

D’autre part celui qui donne sa parole le fait à l’encontre de toute éventualité que la réalité vienne la contredire, à commencer par ” la meilleure des excuses ” qui n’en est ainsi jamais vraiment une. La mort en est réellement une, certes et assurément la meilleure de toutes celles qu’on peut imaginer, mais quand même, s’agissant de l’autorité : pas vraiment. Et c’est de cette distinction qu’on s’ ” autorise “, autrement dit qu’on est un auteur, puisqu’elle a pour effet que le nom compte seul. Et c’est bien la définition de l’auteur qu’on donne là : ce sujet dont, à l’encontre de tout autre, seul le nom compte. Ce que j’ai appelé ” la meilleure des excuses ” est précisément ce qui installe le nom, et donc la vérité, dans son essentielle inconsistance, c’est-à-dire dans l’impossibilité qu’il soit un moment spécifique de la réalité, dans l’impossibilité qu’il soit une sorte de cause à laquelle nous n’aurions pas encore pensé. Le nom ne cause pas plus la vérité que les morts ne tiennent leur parole. Pas plus, certes en réalité, mais pas moins en vérité… Voilà l’auteur : celui dont ne reste que le nom ramené à la double nécessité de sa contingence et de son inconsistance. En quoi on aperçoit bien que la vérité qui en procèdera est étrangère à toute indication en terme de fondation.

 

L’autorité, c’est l’inconsistance de la causation de la vérité, et par conséquent c’est la nécessité que la contingence soit, dans le vrai, ce qui compte. Le vrai est ce qui compte, mais en lui c’est la contingence qui compte quand on en réfléchit la notion. Par là je rappelle ce que nous savons déjà de la causation de vérité comme distinction de la question du fondement (qui est celle du ” nom de l’être ” et non pas des ” natures “).

Qu’on trouve une cause à la vérité autre que le pur nom qui ne dit rien et ne veut rien dire (et n’est donc une ” cause ” que par commodité analogique), et l’on en fait un type de réalité, aussi particulier qu’on voudra (la vérité serait une sorte de réalité). Or tout le monde le sait : une œuvre est simplement un ensemble unifié par un nom propre – et en aucun cas la totalité des expressions d’un même individu. C’est pourquoi le nom de l’auteur n’est pas du tout le nom de l’individu qu’il est par ailleurs, parce qu’il faut exclure entre le nom et l’œuvre tout rapport de nécessité. Le nom, au contraire, atteste de la contingence de l’œuvre non pas dans sa réalité (on peut toujours établir a posteriori qu’elle réalise le ” conditionnement ” de celui qui l’a produite) mais dans sa vérité, c’est-à-dire dans l’impossibilité que cette réalité soit ce qui compte. Il n’y a rien d’autre que cette impossibilité quand on parle de vérité, et c’est bien pourquoi on parle de vérité. Le nom établit cette impossibilité comme propre, et par là même il est propre : distingué de l’habituelle impropriété. On appelle œuvre le réel de cette distinction entre réalité et vérité, en tant qu’il est contingent et ne s’articule en aucun discours suivi c’est-à-dire déductif. Ce qui revient donc à dire que la consistance de la vérité est la propriété du nom, lequel n’est jamais un moment d’une vérité qu’un discours forcément métaphysique pourrait ensuite reprendre. Pour s’exprimer trivialement, c’est un peu comme si l’œuvre s’adressait au métaphysicien toujours occupé à la penser (puisqu’il ne peut pas ne pas y reconnaître le vrai) en lui disant ” cause toujours… “.

Une première indication de l’” objet ” de la promesse originelle est ainsi donnée : on aurait promis que le nom, toujours celui d’un autre (chacun de nous s’appelle comme n’importe qui se serait appelé à sa place et cet anonymat est corrélatif de la nomination d’un père qui n’est lui-même que sa propre impropriété), soit vraiment le nôtre.

Autrement dit la contingence serait le premier ” objet ” de la promesse : ce qu’on aurait originellement promis, c’est de ne pas céder sur notre contingence, de ne pas devenir un ” en tant que ” (par exemple inscrire son nom ” en tant que ” fils). Et certes, il appartient à la définition de la promesse qu’elle relève de l’éthique, puisque sa notion s’entend expressément à l’encontre de toute éventualité que la réalité compte jamais, à commencer bien sûr par celle d’une relation qui rendrait compte du nom.

C’est à la contingence du nom que se réfère la nécessité qu’il soit décidé et non pas constaté (réel) ni déduit (nécessaire) qu’une œuvre, qu’il suffit à causer, en est bien une.

La distinction est absolument capitale non seulement pour la question de l’auteur mais pour l’ensemble de la problématique de la vérité. Plus précisément ici, elle fait apercevoir la contradiction qu’il y aurait à vouloir justifier l’autorité, à vouloir lui reconnaître une consistance qui induirait forcément la confusion de la réalité et de la vérité (comme on le ferait par exemple en définissant le génie comme un très grand talent). En quoi je rappelle simplement que cette notion relève du ” spirituel “, et par conséquent aussi celle de l’œuvre.

C’est la raison pour laquelle il est impossible de vouloir faire une œuvre : on peut seulement en avoir fait une, si elle produit un effet qui soit lui-même de nature spirituelle c’est-à-dire n’impliquant aucune différence (notamment de qualité : une œuvre n’est pas forcément un meilleur livre ou un meilleur tableau qu’un autre) mais une distinction. Là où la distinction est donnée, l’expérience (donc les estimations, les comparaisons) est impossible comme est impossible la déduction : il faut décider.

On a donc produit une œuvre quand on met les autres en position d’avoir à décider que c’est une œuvre, parce que cette position est l’effet de vérité lui-même. Pour le dire banalement : l’œuvre est à la fois incontestable et indécidable, puisqu’on appelle habituellement ainsi quelque chose qui donnerait les raisons de la position qu’il susciterait. Dire qu’on décide qu’une œuvre en est une revient donc à rappeler que la notion d’œuvre ne correspond à aucune expérience, mais seulement à une épreuve – et donc, réflexivement, à un respectqui s’est imposé.

En quoi nous retrouvons le respect (par opposition à l’estime) comme moment subjectif de la reconnaissance du vrai, puisque le paradoxe du respect est qu’il ait toujours lieu sans raison. L’estime en exige, mais pas le respect qui est précisément le sentiment que la réalité (et donc les raisons qu’on aurait pu avoir de respecter !) ne compte pas. Or il n’y a de respect que de l’autorité, laquelle ne l’est donc qu’à exclure qu’on puisse jamais établir qu’elle l’est

Après Pascal qui souligne l’impossibilité d’exhiber les principes autrement dit l’impossibilité d’établir que l’autorité soit fondée, Kant rappelle cette évidence que l’instauration du droit n’est pas elle-même de nature juridique, et qu’en conséquence le meilleur droit est toujours appuyé sur une force, une violence première dont il est dès lors impossible d’admettre la légitimité. Car si tout droit est originellement une violence (ce qui va de soi, puisqu’il a dû être instauré et qu’il n’a pas pu l’être juridiquement), cela signifie qu’aucun droit n’est réellement un droit. Voilà exactement ce que j’appelle une problématique de la distinction. Car justement : la question du droit n’est pas celle de sa réalité mais celle de sa légitimité, autrement dit de son impossibilité, puisqu’il n’y a de droit qu’à bon droit – et donc qu’en impossible antériorité à soi. Cela implique la nécessité dans laquelle nous sommes d’instaurer le droit chaque fois que nous l’appliquons ou, ce qui revient au même, chaque fois que nous nous y soumettons, précisément parce que nous n’avons jamais de raison de le faire (les raisons pragmatiques ne pourraient concerner que les règles du jeu social, et aucunement le droit comme tel). Il n’y a de droit qu’à bon droit, or rien ne précède par définition le commencement, de sorte qu’en réalité aucun droit n’est jamais un droit. C’est au pied du mur de cet argument que nous nous trouvons constamment, et j’appelle ” responsabilité ” la nécessité dans laquelle nous nous trouvons de décider ou bien qu’il y a du droit, ou bien qu’il n’y en a pas. Telle est, quant à la dimension toujours problématique de sa reconnaissance (on ne peut pas constater, il faut décider) le statut de l’autorité, donc de l’auteur puisque l’antériorité du droit à lui-même, c’est le génie entendu comme inconsistance de la vérité.

La responsabilité de la reconnaissance est celle dont j’ai traité récemment sous le nom d’effet de vérité. Rien ne précède le légitime, et c’est de ce rien qu’il s’agit quand on parle d’une œuvre : s’entendra-t-il en termes de vérité auquel cas on parlera du vrai, ou bien en termes de réalité auquel cas on parlera d’expression ? Question d’éthique, par conséquent : notre reconnaissance sera-t-elle une reconnaissance c’est-à-dire une distinction, ou seulement une constatation c’est-à-dire une trivialité ? Je parle d’éthique parce qu’il s’agit de décider : tout se joue dans l’impossibilité qu’il y ait des raisons ou, si l’on préfère, dans l’impossibilité que l’une s’impose à l’autre puisque le fait et le droit forment ensemble un tourniquet réflexif. Voilà en quel sens l’auteur nous met au pied du mur : allons-nous céder à la trivialité objectivement impliquée dans l’impossibilité qu’il y ait une différence, ou maintenir une distinction là où il n’y a aucune raison de le faire ?

Bref, on a toujours les auteurs qu’on mérite et l’on appelle dès lors ” auteur ” un responsable qui l’est d’abord de notre responsabilité.

Celui qui n’a pas été reconnu comme auteur ne peut donc s’en prendre qu’à lui – parce que la reconnaissance de l’œuvre n’est pas imposée au public par une qualité éminente que celui-ci aurait pu constater et sur quoi l’auteur pourrait appuyer sa prétention à la reconnaissance, mais parce que le public a dû, hors de toutes les raisons, au premier rang desquelles la qualité objectives, en assumer la décision. J’appelle ” auteur ” celui qui prend la responsabilité de cette responsabilité. Comme le public a les auteurs qu’il mérite, l’auteur a le public aussi qu’il mérite. Contingence et inconsistance, donc.

 

Qu’est-ce que valider ?

L’effet de l’autorité s’appelle la validation quand on en pose la question dans l’ordre de la production. Ce qu’on attribue à un auteur, par opposition à ce qui viendrait d’un simple scripteur, c’est quelque chose qui se distinguera d’avoir été validé. En quel sens exactement ?

Je commencerai par proposer une réponse analogique à cette question en disant qu’il appartient au vrai de ne pas différer du faux mais de s’en distinguer, comme dans l’exemple paradigmatique du faux billet : aucune différence avec un vrai, sauf que c’est un faux. Un faux, c’est simplement un billet qui dont la fabrication n’a pas été validée par un ensemble de procédures qui ne sont pas matérielles (on admet que le faussaire les a toutes accomplies) mais juridiques. Le billet est un faux pour la seule raison qu’il n’est pas autorisé. Mais que la production du faussaire soit ensuite officiellement intégrée à la monnaie par l’autorité compétente, et les faux billets deviennent instantanément des vrais : la représentation devient la chose même ! On appelle ” validation ” cet effet, et ” autorité ” le statut de sujet attaché à un tel acte. Comme la réalité de sa production ne compte pas (c’est son nom qui fait l’œuvre et non pas son talent ni son savoir) on peut dire que l’auteur n’est rien d’autre qu’une instance de validation.

Valider ne s’entend jamais d’une expérience, mais toujours d’une épreuve (exemple des diplômes, etc.). Cela signifie que celui qui valide le fait d’être un sujet marqué et donc marquant (la société est par exemple marquée par le système scolaire, qui est lui-même marqué par la nécessité qu’elle se reproduise : il ne peut la marquer que depuis sa propre marque – bien que par ailleurs il lui importe hautement).

On appelle auteur celui qui produit quelque chose dont la reconnaissance ait la vérité, c’est-à-dire la distinction de soi, pour effet. Et cela ne peut se comprendre qu’à définit l’œuvre comme étonnante – si l’on oppose l’étonnement qui renvoie à la vérité à la surprise qui renvoie simplement au savoir (celui qui est surpris ne l’aurait pas été s’il avait su, alors que celui qui est étonné, par exemple en constatant qu’un lapin sort d’un chapeau dont on lui avait bien montré qu’il était vide, reconnaît l’impensable de la vérité).

Et certes, quoi de plus étonnant que l’autorité, dès lors qu’elle n’est rien et qu’on ne peut jamais en établir le bien-fondé (ce qui de toute façon repousserait simplement la question d’un cran) ? Quoi de plus étonnant que la procédure de validation qui produit tellement d’effet et qui ne consiste pourtant en rien ? La notion de l’auteur est donc celle du sujet étonnant.

La notion de distinction est paradigmatiquement étonnante : tout s’y joue, et pourtant il n’y a pas de différence. L’opposition de la vérité à la réalité est par conséquent au principe de l’étonnement qui en est, subjectivement, la différance. La question de l’autorité est par conséquent celle de la production étonnante.

J’énonce cette vérité de la manière la plus simple et la plus traditionnelle : la question de l’auteur est aussi celle de la création, dont la définition pour ainsi dire tautologique est ” faire être à partir de rien “, par opposition à la fabrication qui consiste à ” faire être à partir de quelque chose ” et à l’expression qui consiste à ” faire être à partir de soi “. Rien de plus étonnant que la création. Mais étonnante aussi est la distinction du vrai et du réel – le vrai advenant là où, comme vérité, il n’y avait assurément rien et où il n’y a toujours rien, puisqu’il faut décider qu’il y a de la vérité. L’auteur est bien créateur mais, dans la réciprocité éthique dont je viens de parler, il l’est de vérité c’est-à-dire concrètement de responsabilité. Valider produit cela comme effet.

La ” vraie ” responsabilité ne concerne pas simplement l’étant dont l’être est nommé, puisque cette définition est celle du fondé autrement dit du rationnel, mais elle concerne la distinction de cette nomination. Opposées au rationnel (le fondé comme tel), il faut considérer les natures : la question de la vérité se joue dans cette opposition, puisque la notion de vérité s’entend expressément à l’encontre de celle du savoir et que tout savoir l’est de la nécessité.

Autrement dit, il faut définir l’acte de validation comme l’acte de production inconsistante des ” natures “.

Réfléchissons un peu sur l’idée de validation. Valider n’est pas simplement confirmer : c’est en même temps confirmer et signer. Impossible par conséquent de séparer l’assurance de l’être (confirmer, c’est assurer d’être ce qui était déjà) d’une signature qui n’ajoute absolument rien, sinon qu’elle légitime en marquant. Signer, c’est apposer sa marque sur quelque chose dont on dira dès lors qu’elle est vraie. Par exemple un chèque non signé n’est qu’un bout de papier (cela dit, ce bout de papier ne laisse pas d’être réellement un chèque) et la signature en fait vraiment un chèque. Ce n’est donc pas dans sa détermination que la chose est concernée par la validation mais bien dans son être. Et cet être, dès lors que valider est aussi un acte de signatureest nommé.

Car signer ne consiste pas à inscrire son nom comme un signifiant, mais comme une marque.

En effet : on n’écrit pas sa signature, on l’appose. Toute signature fait donc advenir du marqué, c’est-à-dire du vrai (il n’y a pas de différence mais une distinction entre ce qui est marqué et ce qui ne l’est pas). Mais d’autre part, il n’en reste pas moins que celui qui signe, et en tant qu’il signe, inscrit son nom. Donc le signé est bien du nominativement distingué : sa distinction en fait le vrai, mais par un nom propre adjectivé, ou plus exactement ici rendu adverbe. C’est ” balzaciennement “, si l’on peut dire, que Rastignac conquiert Paris et l’on peut dire en ce sens que son ambition est ” vraie “. Je préciserai donc la notion d’impossibilité en disant que la question de la marque s’entend comme celle du devenir-adverbe du nom.

Or de quoi s’agit-il, ici, sinon les ” natures ” – celles qui sont la consistance de la philosophie (par exemple les Idées sont de nature platonicienne, l’impératif catégorique est de nature kantienne, etc.) comme réflexion étonnée de la vérité ? D’où la définition que je viens d’avancer et que je redis : valider, c’est produire comme ” nature “, au sens très particulier que ce terme est amené à avoir dans la problématique de la vérité.

 

Nous savons reconnaître une telle production : elle concerne ce qui donne à méditer, par opposition à ce qui donne à réfléchir. Les personnages de Tolstoï – et même Hegel ! – disent par exemple l’effet de vérité que la simple apparition de Napoléon produisait. Par méditation, c’est donc la reprise réflexive de la vérité comme telle, c’est-à-dire comme opposée au savoir, qu’on entend.

L’effet de vérité, on peut tout simplement le nommer ” autorité “. Qu’est-ce en effet que l’autorité, sinon ce qui valide ? Et qu’est-ce que valider, sinon produire le vrai là où il n’y avait que du réel ?

Un chef militaire (réalité) défile sous les fenêtres d’un philosophe, qui reconnaît là ” l’Esprit à cheval ” (vérité). Voilà un exemple très concret de validation, dont on aperçoit clairement qu’elle est constitution en vérité et non pas en réalité d’une ” nature “, ici la ” nature ” hégélienne de Napoléon. Or la question de cette nature est bien la question de l’auteur, puisqu’il revient exactement au même de dire cela de l’empereur et de dire que son apparition a été validée par le philosophe, lequel advient par là même à sa propre vérité puisqu’il n’y a pas de différence entre constater que l’Esprit est sur un cheval, et être Hegel – par opposition à être n’importe quel autre spectateur du défilé, dont le philosophe est ainsi distingué !

La validation est donc indistinctement la production du vrai comme tel et, parce que cette production est forcément celle d’une ” nature “, celle de la vérité de celui qui valide, donc aussi sa capacité de valider : son autorité – son statut d’auteur.

Voilà l’autorité : l’impossibilité que ce dont on parle ne soit pas originellement d’une ” nature ” que le nom propre peut seul qualifier. Et l’autorité ne peut pas être ramenée à un cercle, puisque c’est d’une nomination ontologique et non pas d’une détermination qu’il est question là. L’hégélianisme n’est pas une détermination de l’Esprit, mais bien sa ” nature “. Ne faisons pas comme si l’autorité était possible, alors que c’est le nom qui fait l’œuvre et que ce nom n’est rien d’autre que sa propre impossibilité.

 

Validant ce qui lui ” parle “, l’auteur est sujet de la méditation

La distinction de la vérité est, réflexivement, celle de la question quoi à la question qui. La seconde est identique à sa contingence, alors que la première l’est à sa nécessité. Dès lors reconnaissons-nous que la contingence est toujours celle du nom propre, par là même vraie raison des œuvres, qui sont d’abord leur propre contingence (elles ne sont pas des expressions) et leur propre inconsistance (on ne constate pas mais on décide qu’elles sont des œuvres).

Ce qui revient tout banalement à dire qu’on reconnaît subjectivement l’œuvre à ceci qu’elle impose la méditation, en s’imposant d’elle-même. Car on ne médite pas sur le nécessaire, qui n’est pas énigmatique puisqu’il est imposé par notre raison. (A moins bien sûr qu’on en réfléchisse la nécessité, auquel cas on y reconnaîtra la forme suprême de la contingence.) Or qu’est-ce que le contingent, sinon le nécessaire distingué ? Car enfin, le contingent n’est pas l’aléatoire, ni l’absurde : c’est quelque chose qui n’est nécessaire que par ailleurs, là où il est réel mais non pas là où il est vrai. La vérité s’entend en effet à l’encontre du savoir, et par conséquent à l’encontre de la nécessité dont il est la reconnaissance – mais non pas en contrariété avec elle, puisque la vérité n’est pas une autre chose que le savoir, à quoi celui-ci devrait faire place, mais l’impossibilité éthique (c’est toute la question d’être auteur) que le savoir compte jamais.

Mais cette distinction, dont la méditation est la reconnaissance réfléchie (autrement dit : c’est le même d’inspirer le respect et d’ouvrir à la méditation), il faut bien l’entendre originellement : dans l’irréductibilité par ailleurs impossible de la question qui à la question quoi. L’auteur, dont on peut dire qu’il subjective cette distinction (en quoi consiste donc sa distinction propre), ne se reconnaît donc lui-même que ” distinctement “, si l’on peut dire. Je m’explique en reprenant l’exemple précédent : si l’on dit qu’il fallait être Hegel pour apercevoir ” l’Esprit à cheval “, cela signifie aussi que l’apparition de Napoléon était quelque chose qui lui parlait en vérité, c’est-à-dire qui répondait pour lui à la question de savoir qui il était – par opposition à celle de savoir ce qu’il était. Autrement dit Hegel ne voit pas Napoléon ” en tant que ” spectateur du défilé ou même en tant que professeur d’université apte à saisir la portée générale des événements singuliers, non : sa vision est vraie parce qu’elle est ” hégélienne ” et qu’il est Hegel autrement dit pour la seule raison qu’il est lui-même en vérité, dans la contingence de son existence et dans l’inconsistance de la réponse que cela constitue.

Ce qu’il nous rapporte de ce spectacle, c’est la validation qu’il en opère. Valider, viens-je de dire, c’est à la fois confirmer et signer. Est-ce que la formule qu’il utilise à ce moment n’est pas sa signature ? Mais apposée sur quoi ? Je réponds : sur l’apparition même de Napoléon. L’empereur est, à cet instant, apparu ” hégéliennement ” !

Eh bien je dis que cela constitue le secret de la méditation : méditer c’est écouter son nom secret, et ce nom est le dit de ce qui apparaît dès lors adverbialement. La formule célèbre que je viens de rapporter nous donne la méditation de Hegel sur ce qu’il venait de voir, et qui était un apparaître ” hégélien “. On ne médite jamais que sur le secret de son propre nom comme nom propre de l’être (par opposition au nom commun qui est celui de la raison d’être, de ce au nom de quoi les fondés sont, et sont ce qu’ils sont).

Bref, toute méditation porte en réalité sur la ” nature ” des choses : on ne médite pas sur ce qui ne nous dit rien et qui pourra dès lors se réfléchir en savoir, mais uniquement sur ce qui n’est pas sans nous dire quelque chose – ce nom secret des ” natures ” (et donc, réflexivement, de la philosophie) dont l’impossibilité nous constitue comme sujet personnel (réponse à la question qui).

Or je le demande : est-ce que cette position n’est pas celle de l’auteur ? Car enfin, qu’est-ce qu’un auteur sinon justement celui qui entend son propre nom là où n’importe qui n’entendrait que l’universalité du savoir ?

Je dis la même chose autrement : celui qui a décidé de n’être pas sourd à son nom secret que lui disent les choses marquantes, celui-là est un auteur.

Si vous m’accordez cela, vous m’accordez que l’on peut nommer ” auteur ” le sujet de la méditation comme tel – c’est-à-dire par opposition au sujet universel de la réflexion. D’où ma thèse de l’universalité principielle de la notion d’auteur : quiconque est capable de méditation est structurellement un auteur – sauf bien sûr à se trahir ensuite lui-même en se mettant à penser ” normalement ” c’est-à-dire dans le déni de la distinction, pourtant éprouvée de manière expresse, de la méditation et de la réflexion.

J’espère que nous avons progressé, et que nous nous approchons ainsi du terme de notre enquête sur la notion d’auteur. Ce terme, il est facile d’en déduire le principe : si la vérité n’est la vérité qu’en vérité et non pas en réalité, la question à laquelle il nous reste à répondre est de savoir de quoi l’auteur est vraiment l’auteur.

Je vous remercie de votre attention.