Savoir du fait et pensée de l’événement

L’opposition du fait et de l’événement n’est pas ontologique, puisque la même réalité peut être un fait et un événement selon l’échelle à laquelle on la considère, selon le savoir qu’on mobilise pour en prendre acte, et aussi selon le degré de généralité auquel on a décidé de se placer. C’est par exemple un fait que les gros poissons mangent les petits, mais c’est un événement que celui-ci soit mangé par celui-là.

Le fait relève du savoir, qui en a toujours déjà établi l’essentielle normalité, tandis que l’événement en est la subversion. En ce sens l’événement relève de la condition négative de la vérité : que le savoir ne compte pas. Le fait, au contraire, semble barrer d’avance cette condition : s’il est le su, alors en lui c’est le savoir qui compte. Et il compte précisément parce qu’il identifie le fait au vrai : tout savoir est savoir de quelque chose dont il revient au même de dire que c’est un fait ou de dire que c’est quelque chose de vrai.

On se trouve donc devant une opposition à propos du vrai, qui fait apparaître la question philosophique du vrai : ou bien on reprend la notion de vérité que le propre du savoir est de constituer et alors on identifie tout simplement le vrai au fait, quel qu’il soit ; ou bien on le situe en extériorité au savoir et alors la vérité a toujours quelque chose d’événementiel. C’est dire qu’en opposant le fait à l’événement, on se donne le moyen de reprendre à nouveaux frais la question de la vérité, dont on ne peut pas décider arbitrairement qu’elle n’est pas celle du savoir, puisque le propre du savoir, dans lequel nous nous mouvons toujours dès que nous réfléchissons, est de prétendre que si. En un mot, ce que nous devons construire en opposant le fait et l’événement, c’est la possibilité d’une sortie ultérieure des a priori du savoir qui ne soit pas arbitraire.

La structure et son autre

Le fait ne se donne pas simplement à constater stupidement mais à comprendre, puisque le propre du savoir est de l’identifier au vrai quand il se désigne lui-même comme étant forcément savoir de quelque chose et donc vraiment savoir. Le fait, de ce point de vue, est donc à la fois le donné et le compris : immédiatement le donné et téléonomiquement le compris – la notion réflexive du vrai rassemblant cette double signification.

Comprendre, c’est toujours avérer une normalité, et il n’y a par définition de normalité que par la structure. C’est dire que l’idée de normalité n’a aucun sens quand on parle d’un événement, auquel il appartient d’avérer que le savoir cesse de valoir. Rien de plus évident, d’un point de vue phénoménologique : la réalité subjective du savoir est l’anticipation et c’est précisément de n’avoir pas été anticipé qu’un événement en est un. Un fait est toujours quelque chose de normal si l’on peut s’exprimer ainsi, même quand il est étonnant c’est-à-dire quand il est par ailleurs de nature événementielle (un rayon de soleil qui troue les nuages pendant une averse, par exemple). Un événement ne l’est jamais au sens où c’est d’abord de n’être pas possible qu’il s’impose comme réel – et non pas, comme dans le cas du fait, l’inverse (la pluie de ce matin s’offre à ma représentation comme réalisation la possibilité qu’il pleuve). Tout événement est donc constitué de sa propre impossibilité au sens où il n’en est un qu’à n’avoir pas été possible, alors qu’on ne peut réfléchir un fait sans le penser à partir d’une possibilité rétrospectivement constituée comme préalable : nul n’aurait pu prévoir Mai 68 puisque la pensée était à ce moment là celle des « trente glorieuses », mais quiconque aurait regardé le ciel hier soir aurait annoncé qu’il pouvait pleuvoir ce matin.

Le fait relève de la structure alors que l’événement lui est extérieur, à elle et à toute autre, puisqu’il ne peut être réfléchi que comme le changement de structure. Par définition celle-ci n’en impliquait pas la possibilité, ni d’ailleurs la suivante. Si l’on reprend l’exemple de la Révolution française, on dira qu’elle est impensable pour un sujet (au double sens) de l’ancien régime, comme d’ailleurs elle est impensable pour un républicain (puisque c’est le respect des lois qu’il s’est données à lui-même qui définit le citoyen) : elle est le passage du premier à la seconde, n’étant précisément un événement que de cette double inintelligibilité. L’événement est incompréhensible, parce que comprendre consiste à faire fonctionner la structure. Cela signifie donc que son intelligence est une invention, par opposition à celle du fait qui est une application.

Dire que le fait s’oppose à l’événement en ce qu’il relève de la structure, c’est dire qu’il a pour nature d’être su, autrement dit qu’il relève idéalement d’un point de vue qui embrasserait tous les moments de la structure : le point de vue d’un Dieu omniscient qui comprendrait tout d’un seul coup d’œil. Les faits les moins vraisemblables relèvent de cette condition qui est celle de toujours supposer un savoir qui en soit d’avance la résolution et donc un sujet divin, c’est-à-dire instantané ou encore éternel, de ce savoir. Pas de différence en effet entre se demander si Brutus n’était pas sur la planète Mars au moment de la mort de César et supposer  un Dieu pour posséder déjà et depuis toujours la réponse à cette question, si fantaisiste qu’elle soit par ailleurs. Voilà le fait, si surprenant qu’il ait pu être : quelque chose dont je ne puis éviter de supposer qu’un Dieu omniscient aurait depuis toujours eu la connaissance.

Le propre de l’événement est de renvoyer à rien l’hypothèse d’un Dieu omniscient pour qui tout serait en quelque sorte normal d’avance. Le fait est donc toujours théologique alors que l’événement est toujours athée. L’expression « religion des faits », pour désigner la bêtise positiviste c’est-à-dire le refus de reconnaître que le savoir n’égale jamais la vérité (ou encore, selon la définition que Deleuze donne de la bêtise, la volonté de confondre le singulier avec l’ordinaire), est donc un pléonasme.

Désinvolture de savoir et responsabilité de penser

Dieu connaît d’avance tous les faits, et pour lui il n’y a pas d’événement. La nature du fait est en ce sens d’être su, par opposition à celle de l’événement qui est de surprendre le savoir, de le récuser et donc de transférer la question de la vérité du domaine du savoir idéalement instantané (le point de vue de Dieu) à celui de la responsabilité subjective. Car ce dont le savoir (ou Dieu) ne répond pas, il faut bien que le sujet en réponde, puisque précisément il en est le sujet ! Car il n’y a pas d’événement en soi, justement : en soi (c’est-à-dire du point de vue de Dieu) il n’y a que des faits. Et s’il y a des événements, alors c’est bien l’affaire d’un sujet… Raison pour laquelle on n’est sujet que là où il y a des événements (par exemple une idée, qui est un événement de pensée). Dès lors l’opposition du fait et de l’événement doit être pensée, à partir de la destitution du savoir qui excusait tout en le ramenant à la structure, comme naissance du sujet à lui-même (c’est par exemple d’avoir des idées qu’on advient à être sujet).

Ce transfert du savoir à l’existence ou encore de Dieu (ou de la structure, en tant qu’elle pourrait être embrassée d’un seul coup d’œil) à la singularité d’être en question pour soi se fait nécessairement dans la réflexion. Et certes quand on ne sait pas, on réfléchit. Inversement, quand on sait, le savoir fonctionne au sens où l’on s’en fait le vecteur, le véhicule. L’essentialité du savoir ou, si l’on préfère, l’anonymat du sujet  (on ne soigne qu’à être n’importe quel médecin, on n’enseigne qu’à être n’importe quel professeur, etc.), se traduit donc par le jugement qu’on appelle déterminant. L’essence subjective du jugement déterminant est donc la désinvolture : certes on est sujet parce que c’est un fait qu’on est un humain et pas un caillou et qu’il faut bien que le savoir soit subjectivement mis en acte en attendant que les machines soient suffisamment perfectionnées, mais ce n’est pas notre affaire. Par désinvolture on entend en effet de n’avoir pas sa propre responsabilité d’être sujet pour affaire. En un mot : le propre du jugement déterminant est qu’il soit l’acte de n’importe qui (c’est le jugement de compétence). Inversement, la responsabilité du sujet que l’inanité du savoir a mis au pied de son propre mur, se traduit par le jugement que, depuis Kant, on appelle « réfléchissant ». L’essence subjective du jugement réfléchissant est la prise de responsabilité : indistinctement celle pour l’objet de n’être pas n’importe quoi et pour soi de n’être pas n’importe qui.  Dans le jugement déterminant, on est excusé d’avance par le savoir : si le jugement s’avère faux, c’est que le savoir était insuffisant. Par contre, le sujet du jugement réfléchissant l’est le sujet d’une décision, celle qui consiste à avoir reconnu que ce qui est arrivé n’était pas n’importe quoi bien qu’il ne relevât d’aucun concept.

Pour dire la même chose en langage subjectif, on opposera l’innocence de la constatation du fait à la responsabilité de la reconnaissance de l’événement : c’est la même chose pour moi de dire qu’il pleut ce matin et de sous entendre que je n’y suis pour rien – comme c’est la même chose pour moi de parler de la Révolution et d’y apercevoir la question politique que je suis pour moi-même autrement dit ma propre responsabilité de sujet politique, devenue par là même mon affaire. Un événement, même lointain, est donc une mise en demeure d’être sujet de la pensée. Celle-ci s’oppose au savoir, essentiellement désinvolte : ce n’est pas ma faute si les choses sont ce qu’elles sont et les explications ce qu’elles doivent être. L’événement au contraire a lieu exactement là où le savoir manque c’est-à-dire là où on ne pourra pas se défiler en arguant d’une nécessité qui ne fait qu’un avec le caractère irrécusable et incontestable du fait (« que voulez-vous : les faits sont ce qu’ils sont et nous n’y pouvons rien ») – là où, en somme, on sera mis au pied de son propre mur. Si quelqu’un parle de la Révolution française et que nous ne sommes pas satisfaits de ce qu’il en dit, c’est bien de lui comme sujet ayant pris la représentable de l’objet et donc de lui-même que nous aurons pointé la responsabilité…

La traduction de cette opposition en termes de sujets est évidente. Pour étudier un événement en tant que tel autrement dit dans son irréductibilité au fait, je dois me référer non pas à la connaissance d’un savant, mais à la pensée d’un auteur. Par auteur, on entend en effet le sujet pour qui être sujet est sa propre affaire – par opposition au sujet dont la « subjectité » est un fait c’est-à-dire dont le savoir est toujours l’excuse (car ces deux raisons n’en sont qu’une). Je peux bien avoir des connaissances prises dans une encyclopédie sur le renversement de la monarchie par le peuple, mais si c’est la Révolution française qui m’intéresse il va d’abord falloir que je me décide à lire Kant plutôt que Burke, Marx plutôt que Joseph de Maistre ou l’inverse ! Pour les faits, on choisit le professeur le plus savant (ce qu’idéalement les procédures académiques ont pour charge de révéler), mais pour les événements on décide de l’auteur le plus parlant. C’est que le propre d’un fait est d’imposer silence (« que voulez-vous : nous savons qu’il en est ainsi et qu’il ne sert donc à rien d’épiloguer ») alors que le propre d’un événement au contraire est de faire parler – autrement dit de rendre sujet en donnant à celui que le savoir manquant à mis au pied de son propre mur la responsabilité de la vérité.

Ainsi appartient-il à un fait qu’on le comprenne anonymement en le ramenant à une normalité universellement légitimable c’est-à-dire à un ordre des raisons, alors qu’il appartient à l’événement qu’on le pense en en forgeant le concept dont la nature sera constituée d’un nom propre adjectivé.

Telle est en effet la marque de la pensée : si la question est toujours celle, pour un sujet, de son advenir de sujet, autrement dit celle de la possibilité de sa signature, alors il n’y a de pensée que constituée de celle-ci. Considérez tous les penseurs que vous voudrez et vous aurez autant d’illustrations de cette vérité : l’Idée est platonicienne, l’opposition de la puissance et de l’acte est aristotélicienne, etc., jusqu’à la différence ontologique heideggérienne, la liberté sartrienne, l’altérité lévinassienne, le sujet lacanien, la déconstruction dérridéenne et d’autres encore moins connus. En quoi c’est toujours à des événements de pensée qu’il est implicitement fait référence (l’intelligence d’un auteur consistant précisément à montrer en quoi ces termes désignent bien des événements et pas du tout des faits). Ce dont le concept manque et dont il n’y a dès lors pas à connaître, on il y a à cependant prendre sur soi que ce ne soit pas n’importe quoi. Cette prise de représentable qui se fait très exactement là où la question n’est plus de connaître, cela s’appelle la pensée.

L’opposition du fait et de l’événement est donc claire pour la réflexion : d’un côté l’anonymat du savoir, de l’autre le nom propre adjectivé ; d’un côté l’explication à partir des principes universels et des règles de la discipline concernée, de l’autre la pensée comme invention de concept à propos d’un objet qui avait laissé en arrière le savoir (qui se trouvait donc là où le mot manquait) mais dont c’est le même de dire que c’est bien un objet et de dire qu’il a été constitué comme par un sujet qui ne s’est pas défilé devant sa responsabilité d‘être sujet.

On reconnaît là l’opposition kantienne (encore un exemple de la même nécessité…) du jugement déterminant et du jugement réfléchissant – le premier renvoyant forcément à « l’instant de voir » et donc à un Dieu auquel on devrait idéalement pouvoir s’égaler (il faudrait tout savoir pour que notre explication fût vraiment complète), le second résolvant par l’invention le paradoxe que l’objet ne soit pas rien alors même qu’il ne remplit pas la condition d’être quelque chose. L’idée du nom propre adjectivé n’est rien d’autre que celle de cette invention : le jugement réfléchissant est un acte de constitution d’objet dont il n’y ait à reconnaître que l’auteur, puisqu’il se fait forcément sans le savoir et donc en dehors de la déterminité dont celui-ci est l’imposition. Prendre sur soi que ce qui ne relève pas du concept soit un objet pour la subjectivité, tel est bien le jugement réfléchissant. La différence entre le jugement déterminant et le jugement réfléchissant est donc identique, subjectivement parlant, à la différence qu’il y a entre le savoir d’un sujet désinvolte quant à sa propre question qui est toujours celle d’être sujet et la pensée d’un sujet qui, de prendre sur soi cette même question, doit dès lors être désigné comme un auteur.

On peut également parler de liberté : toute connaissance est théologique autrement dit servile parce que l’idéal est toujours de ramener son point de vue à celui de Dieu ; inversement toute pensée est athée autrement dit libre, parce que là où le savoir ne vaut plus, on prend sur soi que l’objet soit un objet, précisément – et donc qu’on soit un sujet.

Etre un sujet était un fait, c’est alors un événement. Tel est en fin de compte le sens de l’opposition du fait et de l’événement, donc aussi la vérité de l’opposition du jugement déterminant et du jugement réfléchissant.

Conclusion

Au savoir il appartient donc de définir un vrai, le fait, dont l’envers subjectif soit l’anonymat et par conséquent la désinvolture, et même temps qu’il nous laisse reconnaître comme sa limite extérieur ce qu’il manque, l’événement, et dont l’envers subjectif est alors la prise de responsabilité pour un sujet non seulement de son objet mais encore de lui-même quant à ce qu’il soit sujet. Le lecteur du journal constate que le peuple français renverse la monarchie (il y a toutes sortes de faits dans la vie des peuples, notamment des changements de régimes plus ou moins violents) alors que Kant ou Hegel pensent la Révolution, laquelle devient alors expressément de nature kantienne ou de nature hégélienne, ce qu’elle apparaîtra avoir été depuis toujours. Telle est alors la vérité, y compris désormais pour le savoir : que la question d’être sujet qui est la question du sujet soit celle de la vérité de l’objet. Si la Révolution est kantienne ou hégélienne, alors les personnes ainsi nommées sont des auteurs : l’objet se constitue comme vrai et pas simplement comme réel de relever de leur « autorité ». Autrement, il n’est que réel : relevant de leur savoir qui est celui de n’importe qui – du sujet quelconque indifférent à la question qu’il est pour lui-même, et qui est toujours celle d’être sujet et non pas objet de sa condition de sujet (qu’être sujet cesse d’être une question métaphysique pour devenir une éthique).